EMMANUEL MARTINEAU « SUR ‘LE POUSSAH' »,1975
EMMANUEL MARTINEAU « SUR LE POUSSAH« ,1975
[LES NOTES DE CE TEXTE SE TROUVENT DANS SA RÉÉDITION – MALÉVITCH, ÉCRITS 1, PARIS, ALLIA, 2015, p.645-676]
“Le problème existentiel de l’image ne peut plus se laisser écarter.” J.-P. Sartre, L’Imaginaire, 1940, conclusion, sect. 1.
I
La langue de Malévitch étant rocailleuse, et suggérant aux différents traducteurs différentes méthodes de restitution […], il est clair que le lecteur français attentif, désormais en possession de trois états de nombreux textes, sera enfin en mesure, sauf accident, d’extraire d’eux par comparaison un sens univoque ; qu’il se trouvera un peu dans la situation de saint Augustin exé- gète aux prises avec différentes traductions de la parole divine, et pourra partager, semble-t-il, l’optimisme du grand docteur qui concluait en ces termes leur examen comparé :
Quae quidem res plus adjuvit intelligentiam quam impedivit, si modo legentes non sint neglentes : “Cette circonstance – la diversité des traductions – a été plus favorable que défavorable à l’intelligence de l’Écriture, pourvu que le lecteur ne refusât point de lire”
Puisque nous-mêmes sommes ici en face de textes sinon sacrés, du moins inspirés, […] nous voudrions consacrer quelques brèves remarques en choisissant […]un exemple précis – celui de Poussah –, plutôt qu’en dégageant <des> divers textes, disparates par l’occasion, la date et la forme, des principes dont l’appréciation supposerait acquis ce qui est encore loin de l’être: d’une part l’exégèse approfondie de Dieu n’est pas détrôné (dont le Poussah est le prolongement), avec, en particulier, la recherche des motifs patristiques que cette œuvre recèle très probablement, d’autre part la publication critique de tous les écrits posthumes (la grande œuvre intitulée Mir kak bespredmietnost) et leur topographie d’ensemble.
Nous venons de parler du lecteur attentif : mais il convient avant toute chose de souligner combien l’espèce en est rare, au moins dès qu’il s’agit de Malévitch. Deux ans après la publication du premier tome de V. et J.-Cl. Marcadé , sept ans après celle des Essays, on entend encore couramment douter de la cohérence, que dis-je, du caractère “sensé” de la parole malévitchienne. Ce qui signifie simplement que, l’obstacle linguistique une fois levé par la traduction, un obstacle herméneutique, autant dire philosophiephique ou spirituel, subsiste, différent du premier mais peut-être encore plus malaisé à surmonter. Une répugnance, pour ne pas dire une “résistance”, se laisse observer devant une parole qui ne vient point s’insérer dans les cadres traditionnels de ce que l’on appelle “écrits d’artistes”. S’y ajoutent naturellement la méfiance inspirée par ce qui est russe, toujours suspect de théosophie, de “mysticisme” ou, en général, d’irrationalisme, et aussi l’influence délétère de la pseudo-herméneutique contemporaine, qui prêche des maximes plutôt contradictoires : on réclame d’un côté que la littérature veuille dire quelque chose (c’est par l’exemple le Sartre de Qu’est-ce que la littérature ?), tandis que de l’autre on dénonce le mythe du contenu pour brandir le signifiant. Or, entre la nostalgie du signifié et la rage du signifiant, non seulement le sens se perd, mais aussi, qui pis est, le sens du sens s’émousse – et avec lui le goût de la parole, à laquelle on préfère tantôt le vieux “message” (si possible politique) , tantôt le nouveau langage-écriture (si possible psychanalytique). Au confluent de ces feux croisés, dure et solitaire est la condition de celui qui a simplement – si l’on nous passe cet archaïsme – quelque chose à dire.
Or, qu’a à dire Malévitch? La vérité de l’être (et non point l’essence de l’étant) comme in-objectivité ; l’ineffabilité divine et la purification possible du rapport de l’homme au divin ; les conditions d’un communisme supérieur à l’“humanisme” du jeune Marx ; surtout: la liberté propre au Rien, d’un Rien où il faut que l’homme apprenne lui aussi à prendre son libre envol : rien de moins.
En d’autres termes: l’affaire de la pensée suprématiste, c’est exactement ce que la phénoménologie heideggérienne portera
plus tard à la parole. Et le plus étonnant est qu’en résumant ainsi l’enseignement du peintre, nous n’avons rien ajouté à ses propres énoncés, rien orné ni enjolivé: en dépit d’une formation philosophique probablement sommaire, en tout cas autodidactique, malgré son ignorance des conditions historiques propices à l’éclosion de la méditation de Heidegger, Malévitch, faisant le plus avec le moins, trouve en dix ans de réflexion solitaire le nom propre de la question “suprême”: le “Rien libéré”. Performance de grand penseur “sans le savoir”? Trouvaille heureuse? Il n’y en a point dans la domaine de la pensée. Courage plutôt et, comme dit Heidegger des Grecs, “passion de la vérité” assez ardente pour déplacer les montagnes de l’inculture (technico-philosophique), du climat idéologique, de l’avant-gardisme à courte vue, etc. Car ni la révolution, ni les fruits du renouveau russe – futurisme, formalisme, alogisme, etc. – n’expliquent la doctrine de Malévitch, de la même façon que Cézanne, le cubisme, le futurisme, etc., éclairent tout de sa peinture, sauf justement l’essentiel : la radicalité exceptionnelle de l’abstraction vers laquelle elle se porte entre 1913 et 1915 .
Voilà en gros pour les dimensions philosophiques – et humaines – des écrits malévitchiens. Elles sont imposantes. Mais, demandera peut-être le lecteur ingénu d’un document comme le Poussah, quelles proportions ont ces quatre petites pages de polémique avec des perspectives doctrinales aussi vertigineuses? Et l’échantillon choisi ne risque-t-il pas de trop peu prouver?
Sans affirmer que le Poussah soit un texte de l’ampleur de Dieu n’est pas détrôné, nous voudrions montrer, afin d’exorciser une fois pour toutes le soupçon d’incohérence dont nous avons parlé, combien est rigoureuse l’inapparente dialectique qui en constitue l’armature.
“Poussah: jouet d’enfant qui consiste dans un buste de carton représentant un magot, et porté par une demi-sphère de pierre, qui, ramenant toujours le centre de gravité en bas, le balance longtemps, quand on le pousse” (Littré)
– et l’empêche de rester “détrôné”. Car le poussah, sauf respect, c’est Dieu.
Mais quel Dieu ? C’est la question préalable, c’est la question ultime que pose notre texte. Pour la résoudre, il faut se rappeler deux mots
de Nietzsche, c’est-à-dire du penseur qui a tracé le champ à l’intérieur duquel se meut le Poussah. Le premier mot, au §125 du Gai savoir, est évidemment “Dieu est mort”, et le second :
“La réfutation de Dieu : – à proprement parler, seul le dieu moral est réfuté”,
ou encore:
“Vous appelez ça une auto-décomposition de Dieu : mais ce n’est qu’une mue: -il dépouille sa peau morale! Et vous le retrouverez bientôt, par-delà bien et mal.”
Le dieu qui est mort, c’est celui de la morale et de la théologie. Or, fait capital, Malévitch ne nous parle ici que de ce Dieu assassiné par l’homme insurgé, et non pas de l’“autre” Dieu, non pas de celui qui est vivant, non détrôné. S’il n’existe aucune contradiction grossière et littérale entre le traité de 1920 et l’appendice de 1923, c’est tout simplement que l’un et l’autre ne nous entretiennent pas du même Dieu. Mais alors, en quoi le Poussah demeure-t-il un post-scriptum ?
C’est l’occasion du texte, la réfutation des attaques d’Issakov, qui explique le décalage. En effet, Malévitch a devant lui ce qu’il appelle des révolutionnaires socialistes. Ces gens-là veulent briser les vieilles idoles, tuer Dieu, mais en même temps, ils ressuscitent Dieu en édifiant de nouvelles images. Soit : ils se contredisent, et Malévitch se gausse de vulgaires arroseurs arrosés. Sans doute, mais si la portée de son intervention se réduisait à cette critique de demi-habile, on ne voit point ce qui la distinguerait d’un exercice journalistique. Constater une incohérence n’est d’aucun profit, c’est même à la portée de toute droite, donc de tout le monde.
Il faut donc mesurer quel supplément positif, dans ce texte, vient s’ajouter à une critique d’aspect banal et ludique. Ce supplément est métaphysique. La méprise des révolutionnaires socialistes s’enracine dans une situation “historiale”, c’est-à-dire une situation où sont en jeu le rapport de l’homme à l’étant en totalité et la détermination du concept métaphysique de “Dieu”.
De ce caractère délibérément métaphysique du texte, le deuxième alinéa vient fournir aussitôt le clair indice:
“Ils ne voient que des idoles installées sur des trônes, alors que sur les tréteaux de théâtre, non seulement ils ne les voient pas, mais ils confirment celles qui sont renversées.”
Cette image des tréteaux ne se borne pas à faire allusion au théâtre de l’époque; elle indique surtout que ce qui retient l’attention de Malévitch, c’est le lieu où se trouvent les idoles, ou Dieu, leur place. Une réflexion sur la place de Dieu au sein de l’étant en son entier est évidemment étrangère à la polémique religieuse, à l’apologétique, et elle ne l’est pas moins à la théologie positive : ne la prend en compte, cette place, que la réflexion métaphysique, selon laquelle Dieu – quoi qu’il en soit par ailleurs de lui – se définit comme place. (Le terme “place”, ici, n’équivalant naturellement pas au site où se tient le Dieu indétrôné et inobjectif, ce site que Malévitch, en 1920 , demandait au terme eckhartien “repos” de nommer.)
Sous le nom de Dieu, comme l’a montré Heidegger , la métaphysique pense la région supra-sensible en général, fins et mesures, idées et idéaux, “soleil” et “horizon”. Or, de ce rappel élémentaire mais indispensable découle le sens d’ensemble du Poussah. Face à une “critique de la religion” qui charrie une métaphysique inconsciente et se borne à attaquer les idoles sans penser leur place, n’a donc aucune chance de triompher d’elles, Malévitch répliquera en métaphysicien conscient. Il acceptera un registre qui n’est pas celui où il entendait jusqu’alors s’exprimer. Car il sait qu’au-dessus du discours métaphysique sur Dieu, il en est un plus haut, celui – pour faire court – de la théologie négative. Par cette dernière expression, nous n’entendons point une méthode de dialectique pré-donnée, que notre auteur aurait héritée des Cappadociens, de Denys, etc. Car la théologie négative dont il use, loin de se superposer à celle des Pères et de ne devoir même son inspiration et ses origines qu’au christianisme, répond chez Malévitch – comme chez Maître Eckhart – à une expérience autonome, et surtout positive, en tous cas prioritaire du Néant en tant que “révélé” (offenbaren, disait Heidegger en 1929).Théologie du néantir (Vernichten) plutôt que de la négation, elle n’est point négative parce que théologique (parce qu’occupée du Dieu “transcendant” de l’Écriture), mais à l’inverse elle rencontre Dieu comme l’un des habitants (certes privilégié) d’un Rien qui lui est préalablement “apparu”, mieux qui s’est d’abord manifesté à lui ontologiquement, phénoménologiquement, en tant que lieu inobjectif. Un tel lieu, bien entendu, ne se confond nullement avec la région supra-sensible de la métaphysique, mais son exploration, sa découverte n’en sont pas moins indépendantes de la “révélation” historique du Dieu qui habite in luce inaccessibili, et que “l’homme n’a jamais vu”. Non qu’entre cette révélation-ci et la manifestation du Rien dont nous avons parlé le débat ne se doive ouvrir, pour le grand profit des études malévitchiennes, mais aussi des études eckhartiennes et de bien d’autres, non que l’assonance soit fortuite entre les formules que l’une et l’autre inspirent, mais il n’est de possible débat, Heidegger nous l’a souvent dit, que là où préalablement l’effort de la pensée a été de ne point réduire les dénivellations, les spécificités, et de laisser s’ouvrir, entre ce qui un jour entrera peut-être en dialogue, l’abîme le plus profond.
Bref, Dieu n’est pas détrôné, ouvrage du dernier et du plus intempestif des Pères, n’avait rien non plus de métaphysique, et c’est pourquoi ce traité avait été mal compris, et confondu avec un vulgaire retour de flamme religieuse et réactionnaire. Pour défendre le traité, Malévitch transpose métaphysiquement son propos sur Dieu autant que faire se peut, et consent à parler un instant la langue en laquelle on lui cherche querelle. Il va répondre en dialecticien. Ainsi s’explique que le Poussah, postérieur par l’occasion à Dieu n’est pas détrôné, lui soit en réalité propédeutique. Il se situera sur le terrain classique de la critique feuerbachienne et marxienne de la religion, à cette différence près qu’il ne récuse celle-ci que pour mieux répondre ensuite à la parole de Nietzsche :
“Et combien de dieux sont encore possibles !”,
et non pour renouveler de l’antique l’anthropothéïsme feuerbachien et l’humanisme des Manuscrits de 1844. Cet appendice, sans doute, est pré-nietzschéen, mais il l’est à dessein et stratégiquement, alors que Dieu n’est pas détrôné, inversement, s’avançait résolument au-delà de la problématique de Nietzsche et de toute théïologie métaphysique.
Pour plus de clarté, traçons un tableau des différents types de paroles sur Dieu ou le divin qu’il est urgent de ne plus confondre, sous peine de méconnaître la portée des textes en méconnaissant d’abord l’ordre au sein duquel ils se meuvent :
(1) Critique vulgaire (révolutionnaire) de la religion : les “révolutionnaires socialistes”.
(2) Critique feuerbacho-marxienne de la religion.
(3) Théïologie métaphysique.
(4) Théologie “dogmatique”.
(5) Théologie spirituelle au sens large, patristique entre autres,
incluant la théologie négative classique.
(6) Théologie apophatique du Dieu inobjectif, présupposant,
outre un accès expérimental à la vie positive du Rien, une remise en question “phénoménologique” – ou aphanologique – de la signification de l’apophase comme telle : cette dernière parole sur Dieu culmine naturellement dans la nomination du retrait du divin (Dieu n’est pas détrôné, § 12), motif où entrent en écho imperceptible la parole de Malévitch, la parole de Hölderlin, et la parole ultime de Nietzsche .
D’un mot : tandis que Dieu n’est pas détrôné escaladait vaillamment le cinquième et le sixième des niveaux distingués, c’est aux trois premiers que le Poussah condescend à séjourner.
Cela dit, nos quatre petites pages sortent de leur inapparence de pamphlet de circonstance. Une fine dialectique s’y laisse discerner, et ce à partir du cinquième alinéa:
“Il devient maintenant évident que, si l’on déboulonne Dieu du ciel, il tombera sur la terre.”
À cette phrase énigmatique, malgré ou à cause de l’“évidence” métaphysique dont elle s’autorise, vient répondre la fin de l’article :
“S’il (Issakov) les faisait partir (les dieux) de la terre, ce serait une autre histoire, mais la situation serait pour lui , là encore, sans issue : les ayant fait partir de la terre, ils s’envoleront au ciel.”
Y a t-il là-dedans plus que de bons mots, ou même mauvais ? Que s’est il passé entre les deux phrases ? Soit à montrer quelle logique stricte s’est développée de l’une à l’autre.
II
Une double logique, en vérité, puisque le Poussah exhibe, selon la profondeur avec laquelle on l’aborde, deux couches d’argumentation superposées, ou plutôt concentriques. Le texte, sur le tremplin, d’une démonstration obvie, formelle, conforme au bon sens le plus rassis, donne son élan à une méditation de plus grand style sur la vie divine, objet même du traité antérieur et du legs manuscrit des années .
Bon sens, mais bon sens dialectique. Cette dialectique, certes, nul ne la trouvera ici qui prête l’oreille au travail du négatif, au rythme de la scission, de l’aliénation, de l’Aufhebung… Point de Hegelei dans ce modeste opuscule, mais de la dialectique quand même : une dialectique antimarxienne, donc marxienne par le champ où elle se déploie, ainsi que le suggère, au milieu du texte, un fait aussi rare que palpable : Malévitch cite Marx, et se réfère au marxisme de Marx, et non pas, comme c’est toujours le cas ailleurs, au “marxisme” ou au “socialisme” tout court. Singulière citation assurément, mais qui n’a point attendu Issakov, puisque ce dernier n’a fait lui-même que la prélever au dernier paragraphe de Dieu n’est pas détrôné. On lisait là des choses bien difficiles, si embrouillées que la confrontation des trois traductions existantes pourrait inciter le lecteur à désespérer, et réduire à néant l’optimisme auquel nous venons de l’inviter. Le début du paragraphe étant assez clair, donnons aussitôt le passage litigieux, et d’abord en anglais :
“Therefore nothing influences me and “nothing” as an entity, determines my consciousness, for all is stimulus as a single state without any attributes that have a name in everyday language.” (Essays t. 1, p. 188.)
Mme Robel, dans son recueil, substitue :
“C’est la raison pour laquelle le “rien” n’agit pas sur moi, le “rien”, en tant qu’être ne détermine pas ma conscience, car tout
est excitation comprise comme l’état unique, dépouillé de tous les attributs que cite le langage de la communauté.” (p. 327)
tandis que M. Marcadé, un an avant, avait proposé :
“C’est pourquoi le rien ne m’influence pas, et “le rien” en tant qu’être ne détermine pas ma conscience, car tout est excitation en tant qu’état unique sans aucune sorte d’attributs, nommés par la langue de la vie de tous les jours.” (t. 1, p.147
Si la confrontation vaut la peine, c’est parce que l’anglais, surtout chez le philosophe, crée une fâcheuse tentation, et inspire un faux enthousiasme : cette langue ne pouvant distinguer entre rien et rien ne, et Malévitch usant de guillemets dans le second membre de la phrase (les premiers guillemets de Mme Robel ne sont pas dans le texte), on forme l’impression, en lisant les Essays, que Malévitch attribue une influence positive (ce qui est peut- être d’ailleurs vrai doctrinalement) au Rien lui-même. Rien ne m’influence, semble dire la première traduction, et (seul) le Rien, en tant qu’entité (le Rien “positif”) détermine ma conscience. Quelle thèse alléchante pour celui qui, comme nous, a la faiblesse d’attribuer à Malévitch une spiritualité d’anéantissement! Hélas, le peintre n’en dit pas tant, et il faut ici multiplier les précautions. Que dit-il ? Ce que lui font effectivement dire les deux autres versions , mais moyennant quelques gloses sans lesquelles ces versions lues telles quelles demeureraient – et nous ne leur reprochons pas – quasi inintelligibles. L’auteur nie résolument une proposition marxienne qu’il n’est pas besoin d’être érudit pour identifier, puisque ce n’est rien d’autre que la fameuse phrase de l’avant-propos à la Critique de l’Économie politique de :
Es ist nicht das Bewusstsein der Menschen, dass ihr Sein, sondern umgekehrt ihr gesellschaftliches Sein, dass ihr Bewusstsein bestimmt : “Ce n’est pas la conscience, l’être-conscient, des hommes qui détermine leur être, mais leur être social qui détermine leur être-conscient”.
Marx parle ici, que cela plaise ou non, de l’être, et Malévitch a bien voulu s’en
aviser. Or, en quoi conteste-t-il celle thèse sur l’être et la pensée ? M. Marcadé a accepté de m’aider à fixer comme suit la pensée du peintre : il faut abandonner entité, et admettre que le mot “être” (c’est le mot le plus courant en russe pour dire l’être, sur la racine * bhu), tel que l’emploie Malévitch, réplique rigoureusement au Sein marxien: d’où une stricte différenciation des deux coordonnées du début de la phrase, au premier aspect redondantes : a) “le rien ne m’influence pas” signifie que, étant donné que l’excitation est un rien , elle ne saurait ipso facto être quelque chose d’influent, de causal, d’efficient, de déterminant : jusqu’ici la phrase n’est pas polémique, et conclut simplement ce qui la précède ; b) la polémique anti-marxienne intervient après le et: cet être (social) que vous invoquez comme déterminant, dit Malévitch, moi je l’appelle un “rien”; donc il n’y a aucun “être”, et surtout pas celui-là, qui soit en mesure de déterminer mon être-conscient. En somme: le premier rien de la phrase, sans guillemets, désigne l’excitation, qui n’agit pas, même si – mais la langue de Malévitch réserve de ces surprises – la ligne précédente a parlé, cum grano salis, d’action de l’excitation ; quant au second rien, celui qu’encadrent des guillemets, c’est le vrai nom – polémique – de l’être selon Marx, c’est-à-dire de l’être en tant que social.
On voudra bien nous pardonner de nous étendre aussi complaisamment sur deux lignes déjà trois fois traduites, et qui plus est deux fois correctement, mais il nous semble que l’expression “en tant qu’être” ne pouvait se dispenser de quelques explications. D’une part, même si nous avons dû renoncer à parler d’un influxus du rien, ou au moins à l’extraire directement de la phrase, son interprétation plus poussée nous autorise à persister à l’y détecter indirectement, puisque l’excitation s’y offre bel et bien comme un rien, et comme un rien éminemment positif. D’autre part, sous peine de considérer comme un hors-d’œuvre l’ontologie malévitchienne, il était du plus haut intérêt de constater son opposition radicale, littérale et définitive avec celle de Marx.
Définitive, vraiment ? Mais si, précisément, par trop de littéralité crue, dissimulait une disparate plus fondamentale?
Laissons ici la question ouverte, non sans la libeller comme suit : lorsqu’une pensée “antimarxienne” de caractère non-métaphysique déclare son opposition à une thèse marxienne métaphysique, l’alternative primaire du “pour ou contre Marx” reste-t-elle bien éclairante? Et le propos d’une pensée non-métaphysique, au XXe siècle, plutôt que de nier les “positions” de la métaphysique ne consiste-t-il pas bien plutôt à ouvrir le champ de l’intérieur duquel seulement ces position, loin d’être évacuées, sont en mesure de trouver pour la première fois leur vérité supérieure ? Bref, peut-être que Malévitch, loin de réfuter Marx ou – qui pis est – de tenter de l’intégrer et de le “dépasser”, coopère à créer les conditions d’un dialogue fécond avec le marxisme? Il y coopère certes, dira-t-on, naïvement et comme à son insu? Mais le fait-il pour cela moins décidément ?
Quoi qu’il en soit, Issakov n’hésite point : “éructations idéologiques”, “instabilité idéologique”, perte de “flair”, tels sont les maux qui ont fondu sur Malévitch aux alentour de 1920. Lui répondre, entrer en controverse ontologique ? C’est évidemment exclu ? Pour disputer d’ontologie, il faut sinon dominer son champ, du moins s’accorder sur ses dimensions, le percevoir comme un champ dont la présence ne va point de soi. Sérieux philosophique et polémique journalistique étant donc tous deux rendus impossibles, l’un par la rudesse de l’accusateur, l’autre par le bon goût de l’accusé, ce dernier choisira la voie moyenne d’une dialectique, au sens ancien et noble du terme: lorsque l’on ne peut parler ad rem et que l’on s’interdit de répliquer ad hominem, il n’est pas qu’une ressource celle d’aller, si j’ose dire, ad verba, et d’ébranler ironiquement les énoncés de l’adversaire, les lieux communs sur lesquels il s’appuie et dont il se nourrit. Marxienne par le champ, comme on dit, la dialectique de notre texte sera socratique par la forme. Elle va s’employer à solliciter des topoi marxistes en les livrant à eux-mêmes: exhibant leur errance sans dénoncer leur fausseté, elle les abandonnera à leur propre mouvement jusqu’à ce que, d’eux-mêmes, ils se renversent.
“Il devient maintenant évident que, si l’on déboulonne Dieu du ciel, il tombera sur la terre.”
La phrase n’a d’abord que l’allure d’un constat, et l’évidence nommée par elle paraît purement descriptive: la Russie rénovée persiste à se “revêtir” de la “forme des images des Apollons”. Mais la phrase garde aussi sa tonalité monologique : ce qui devient maintenant évident à l’extérieur, se dit Malévitch à lui-même, ne l’était pas moins auparavant, philosophiquement. L’arriération artistique de la révolution apporte une confirmation expérimentale de plus à cette vérité plus ancienne, éternelle, que toute tentative de déboulonnage des dieux est toujours une méprise. Pourquoi? Parce que l’on s’impose alors, au lieu de se libérer à bon compte de l’illusion religieuse, la charge infiniment plus lourde de devoir déboulonner ensuite leur dépouille: l’image. Critiquer les dieux était d’une simplicité enfantine : ils n’étaient guère, expliquait-on, que des images, moyennant la définition subséquente de l’image comme illusion, fantasme, projection, ou comme on voudra dire. Mais une fois l’image rapatriée, vidée de ses prétentions anagogiques, réduite au statut de pure configuration (Gebild, comme dit Rilke), elle se met contre toute attente à faire question comme telle pour la première fois. La dénonciation de l’image comme mirage n’a fait que rapprocher le mirage de nous, et une critique qui niait être dupe lorsqu’il était au ciel se perd en lui dès qu’il gît sur la terre: le mirage n’est vraiment mirage qu’à partir du moment où l’image, n’étant plus vécue comme image, sombre dans l’“évidence” et va de soi. Bref, la critique des images a conduit à capituler devant l’image. Car l’image – et c’est ici le philosophe Malévitch qui tire la leçon de l’aventure –, ce n’est seulement les images, les effigies des vieilles divinités, les cuisses des Apollons tant abhorrés par Malévitch, tant de beaux blocs de marbre gaspillés, mais c’est aussi et surtout une région intentionnellement bien délimitée, de l’étant et un mode de celui-ci. La survie de l’eidôlon comme imago pose une énigme que la mort des idoles n’a fait qu’aiguiser.
Le monde des dieux était coextensif au monde des images. En balayant le premier, en le déboulonnant de sa place pour le jeter à
terre, on s’est retrouvé face à place avec le second comme problème. Car “dieux” et “images”, ces deux mots sont des synonymes, et ce qui vaut des uns vaut des autres, notamment la dernière phrase :
“S’il les faisait partir (les dieux) de la terre, la situation serait pour lui, là encore, sans issue: les ayant fait partir de la terre, ils s’envoleront au ciel”,
phrase qui, transposée des dieux aux images, signifie : il y a une transcendance irréductible de l’image en tant qu’intentionnelle qui, quelle que soit la place où on veut loger cette image, terre ou ciel, provoque irrémédiablement son maintien dans un certain en face, dans le lieu de l’image. Chassée de la terre, l’image miroitera de nouveau au ciel ; chassée du ciel, l’image persiste et trouve même une vitalité nouvelle, elle submerge le monde moderne. La critique de la religion, faute de prendre au sérieux le problème de l’image, a eu cet effet inattendu : contraindre l’homme à assumer la spécificité phénoménologique de ce que Husserl, avant Malévitch, a isolé sous le nom de “conscience d’image”. Si “les dieux” ne sont que fantasmagorie, la phantasia elle-même est une réalité indétrônable. La caducité du contenu a mis à nu l’irréductibilité du mode.
Mais n’allons pas trop loin dans cette voie, puisque Malévitch lui-même, réservant cette problématique, fait mine de négliger son propre concept de l’image pour épouser stratégiquement le concept adverse. Il décrit et ironise. Pour ce faire, son premier soin sera de fixer d’abord l’aspect sous lequel l’image indestructible sévit dans un monde qui, au lieu de la découvrir comme telle en sa transcendance, la prend désormais comme allant de soi. L’image, sous sa plume, garde encore ici un sens restrictif, celui de forme. Forme, c’est en effet le nom qu’a repris l’image dans la modernité:
“L’image, n’est-il pas vrai, c’est une certaine forme dans laquelle est mise en forme la matière”
L’image informe cette matière comme “l’âme et le corps”, entendons (probablement), comme l’âme, en bonne métaphysique d’École, informe le corps. Or la forme, Issakov y tient: selon lui,
interprète Malévitch,
“l’existence est mise en forme par l’artiste”,
de sorte que le peintre n’a aucune peine à ironiser:
“Les images (entendons : les formes) existent (selon vous) “dans la poussière idéaliste”” (…) “Pourquoi donc alors Issakov me reproche-t-il (de façon pas tout à fait exacte) d’affirmer le droit de l’artiste à mettre en forme l’existence et non le contraire?”
Faut-il comprendre qu’accusateur et accusé ont enfin trouvé un point d’unanimité ? Nullement, comme le prouve la parenthèse que nous venons de souligner, et qui suffit déjà à nous faire pressentir que l’interprétation de l’art comme “mise en forme” ne saurait satisfaire Malévitch comme elle satisfait Issakov. Pourquoi donc? Sans doute parce que cette fonctionnarisation de l’image dans le rôle de la forme, chargée d’informer le matériau qu’est l’être comme social, constitue le manquement le plus grave qui se puisse concevoir à la tâche à l’instant délimitée: faire face à l’image comme “corrélat” de la vie de l’homme moderne. Et ce qui trouble ici Malévitch, c’est le fait que la forme, plus que tout autre étant, fasse éminemment l’objet de cette fonctionnarisation. Que l’information soit le produit par excellence, c’est sans doute devenu, au soir du XXe siècle, un truisme sociologique, quoiqu’encore impensé. Mais Malévitch, à la date où il parle, est prophète : il saisit sur le vif l’avènement de la forme au rôle d’information, et surtout il s’interroge l’un des premiers sur le privilège qui échoit à ce concept à l’intérieur de la mise en service générale de l’étant. Pourquoi l’organisation de l’existence prolétarienne implique-t- elle avant tout sa “mise en forme”? Et quel pire péril pour l’art, dont c’est ici la vraie mort? Autant de questions qui, dans une optique heideggérienne, ne sauraient être adéquatement déployées que sur le fond de la question plus générale de l’essence de la technique. Mais si Malévitch l’aborde autrement , il ne la vit pas moins profondément : attentif au destin du Bild menacé de réquisition informationnelle, il nous rappelle que la perte de contrôle du monde passe aussi par la perte de conscience d’image.
D’où le sens de la parenthèse, que l’on peut ainsi développer : si l’attribution à Malévitch par Issakov d’une doctrine de la nécessité d’une production de formes est inexacte, c’est parce que la forme, chez Malévitch, se refusera justement à devenir informante. Si elle s’y résignait, elle ne serait, comme il est maintenant clair, que la retombée technique de l’ancienne image, enrôlée pour la construction du Weltbild prolétarien. Nous sommes d’accord , dit Malévitch, Issakov et moi, sur le fait de l’inéluctabilité de la forme, mais un tel fait, dans sa pensée et dans la mienne, se charge d’une signification exactement opposée : Issakov souscrit à son insu à une nécessité purement métaphysique, celle de la production massive de formes informantes et illustrantes, qui, au cours du siècle, deviendront informationnelles, puis informatiques. Moi, au contraire, je respecte une spécificité intentionnelle de l’image dont la puissance de la forme n’est que l’avant-plan; je sais que l’homme, en tant qu’existant, est en rapport fondamental à un “imaginaire” qu’aucune critique de l’idéologie ne peut évacuer, et je tente justement de débarrasser cet imaginaire des images pour la hausser, comme on va voir aussitôt, à la dignité de l’iconique, du Bild véritable.
Bref, à une même nécessité historiale – le caractère incontournable d’une relation de l’homme à la sphère du Bild – viennent répondre deux attitudes contradictoires: chez l’adversaire, la soumission, vécue comme triomphe, à l’invasion technique des formes, prétendument vidées de leurs prestiges idéologiques : chez Malévitch, une tentative de renverser le sens de cette nécessité tout en la respectant : l’image se révélant un existential fondamental, efforçons-nous de méditer l’impossibilité positive de la “détrôner”, et, au lieu de n’y voir que le signe d’un insuffisance “critique”, trouvons un rapport libre à cet indétrônable. Si nous y parvenons, peut-être alors que l’image ne sera plus asservissante, ou enlaidissante, mais anagogique : libératrice.
Ultime confirmation de ce refus malévitchien de la forme informante, qui écartera de nous, nous l’espérons du moins, le soupçon de “mettre” dans ces quatre pages ce qui n’y est pas – comme si la
recherche du non-dit d’un écrit malévitchien pouvait se contenter de toiser l’apparente pauvreté de ce qui s’y dit en avant-plan :
“D’ailleurs, je ne puis trouver dans ma brochure les mots : “et l’artiste créateur qui revêt d’une forme le chaos des émotions”, visiblement ce sont les paroles de S. Issakov.”
Comprenons, mon interprétation de l’art ne consiste point, en maintenant sa vocation “informante”, à lui assigner simplement un objet nouveau, qui serait l’émotion et non plus le réel social, mais au contraire à modifier sa vocation en lui interdisant d’informer quelque objet que ce soit ! L’émotion, loin d’attendre que l’on la vête d’une forme, est “élément formant”, selon l’expression des écrits pédagogiques de Malévitch, ce qui signifie tout sauf : élément formel. La présence, dans ce volume, d’un nouvel état du texte grandiose de Malévitch Sur la poésie peut momentanément nous dispenser d’aborder cette doctrine : l’opposition de la poésie formante et de la poésie informante qu’on trouve dès la première page de cet écrit capital suffira en tout cas à convaincre que le concept malévitchien de la forme n’est pas moins distant du formalisme que du productivisme d’Issakov.
III
Mais quel rapport peut-il bien exister entre cette dispute de mots sur la forme et l’image et la critique de Marx par Malévitch ? C’est la question même de l’unité du Poussah.
Et d’abord, résumons-nous. Il nous est apparu deux choses essentielles :
1. Le problème de l’existence ou de la non-existence des dieux n’intéresse pas Malévitch. Ce qui importe à ses yeux, c’est que le rapport de l’homme aux idoles (nous ne parlons pas ici, comme il a été dit, du Dieu non objectif), a toujours été rapport à l’image, ce que ni Feuerbach, ni Marx n’ont aperçu, occupés qu’ils étaient
uniquement par le contenu anthropologique du dogme (Feuerbach) ou par le processus de l’aliénation (Marx). Or, le peintre assiste à un pompeux déboulonnage des dieux et constate : cette opération ne fait que confirmer le caractère inexpugnable de l’image en tant que corrélat “intentionnel” de la vie humaine.
“Dieu, comme image, n’est pas détrôné”,
dit le texte, ce qui signifie : l’image détrônée comme Dieu n’est pas détrônée (ni détrônable) comme image. Autant dire que l’irréductibilité de l’image donne comme un avant-goût de celle du vrai Dieu, du Dieu-repos du traité de 1920. Ajoutons bien sûr que ce mot “intentionnel” vient de nous et non pas de Malévitch : si nous le risquons, c’est fort de la conviction (conquise ailleurs) que Malévitch, même s’il ne parle point le langage de Husserl, a atteint la notion d’inobjectivité au fil d’une méditation de type phénoménologique plus vulgairement appelée “peinture”.
2. Loin d’être découvert comme un existential riche d’enseignements cachés, le Bildbewusstein, le rapport à l’image, également le peintre-penseur, n’est point assumé par la modernité. Au contraire, il se perd, s’exténue. Le besoin des images est confondu avec une simple nécessité sociale. La production en série des formes n’est justifiée que par l’obligation d’”informer” la masse et d’illustrer sa nouvelle existence. En ce sens la révolution, comme toute l’humanité occidentale quoi qu’il lui arrive politiquement, est “idéaliste”, il n’y a pas moyen de faire autrement: le matérialisme, n’étant nullement un monisme ontique de la matière, inclut, en tant que pensée technique, un rapport à l’idée (idéa) devenue Gestalt, configuration, modèle, module, schème, schéma, structure, forme, etc., le tout produit en quantité suffisante. Bref, la poussière idéaliste continue à tourbillonner à la surface de la terre. C’est l’atmosphère qui nous préserve, en Occident, du feu solaire, mais aussi qui nous sépare, comme un “abat-jour”, du vaste espace où le vrai Dieu habite.
En somme l’image indétrônable, chance de l’homme, est devenue, comme forme, sa prison. En quel sens elle pourrait redevenir une chance, seule la phénoménologie (et la théorie spirituelle) de
l’expérience iconique, bien sûr, pourrait nous l’indiquer. Affirmer ou nier que cette phénoménologie “se trouve” dans les écrits de Malévitch n’est d’ailleurs pas une question de constat littéraire, mais d’interprétation du non-dit de ces écrits.
Mais Marx dans tout cela ? L’être et l’être-conscient, et la détermination de l’une par l’autre ? Même si, apparemment, Malévitch les a un peu oubliés, et nous aussi à sa suite, il prétend pourtant ne pas s’en être éloigné tant que cela, puisqu’il demande ex abrupto au huitième alinéa:
“Est-ce que la conscience détermine l’existence ou l’existence la conscience, est-ce que la poule vient de l’œuf ou l’œuf de la poule? Est-ce que l’existence existe en dehors de la conscience ou la conscience en dehors de l’existence? Qu’en pensez-vous, camarade Issakov?”
On sera peut-être tenté de régler la question du sens de ces lignes en n’y découvrant que de la plaisanterie. Et de fait, elles ne contiendraient rien de plus si Malévitch n’y avouait qu’une ignorance négative : si la conscience détermine l’être ou l’être la conscience, je n’en sais rien, je n’en ai cure et cela n’a pas en soi d’intérêt. Mais le style dialectique adopté par le peintre nous laisse aisément soupçonner que le sens de sa question est tout différent. Ce qu’il semble dire, c’est ceci : dans la perspective ontologique plus vaste que la problématique de l’image vient d’ouvrir, l’alternative sommaire de la détermination de l’être par la conscience ou de la conscience par l’être n’a plus d’intérêt. Cet intérêt qu’elle pouvait avoir, elle l’a perdu. La question marxienne, par conséquent, n’est nullement évacuée quant au contenu, mais c’est plutôt la façon de questionner du “marxisme” qui se trouve désormais frappée d’inanité. L’être, la conscience, Malévitch ne dit point que ce soient des mots vides, et que l’ontologie, en tant que préoccupation, soit un leurre. Il dit au contraire, si nous daignons prêter l’oreille au contexte général de sa question, que celui qui a pris acte du caractère indétrônable de l’image comme mode ontique est peut-être mieux armé pour faire
face à “l’alternative” marxienne. C’est ce qui nous reste à montrer, en lisant pour cela la phrase la plus importante du Poussah, négligée à dessein jusqu’ici, celle qui forme le noyau vivant d’une dialectique dont les moments plus haut examinés demeuraient périphériques :
“L’âme vole vers Dieu à partir précisément de l’image ici-bas pour aller vers la Réalité au ciel. De la sorte, la religion va plus loin que S. Issakov, elle ne fait que tenir ici-bas l’homme devant l’image et, après la mort, “l’âme”, comme essence, va non pas vers l’image, mais vers la “Réalité”.”
Sous prétexte de se défendre, décidément, Malévitch aggrave son cas : il n’est d’aucune affirmation, dans son texte, qui menace autant que celle-ci d’attirer sur lui le grief d’endurcissement idéologique, de récidive religieuse. Si la religion va plus loin qu’Issakov, n’est-ce pas elle que Malévitch dresse désespérément contre le socialisme ? Et quel moyen plus singulier, plus incohérent, apparemment, pour exorciser l’emprise des images terrestres, du nuage de poussière idéaliste, que de revenir au point de départ, et de refaire droit aux images sacrées? Le Poussah prétend-il donc remettre en question l’apport de la “critique de la religion”? Serait-ce un écrit réactionnaire? Surtout qu’il y a bien pis:
1. Non seulement l’idée qu’exprime ici Malévitch est traditionnelle, mais elle est même canonique. Car notre dernier extrait est une quasi-citation des décisions du VIIe concile œcuménique, contre les iconoclastes (deuxième concile de Nicée, en 787) :
“D’autant plus souvent (le Seigneur, la Mère de Dieu, les anges, les saints…) sont vus grâce à la figuration iconique, et d’autant plus ceux qui contemplent ces images sont élevés à la mémoire et au désir des prototypes, tendent à les aimer et à les honorer de leur vénération, non pas cependant de la véritable latrie conforme à notre foi, laquelle ne doit revenir qu’à la nature divine, etc.” (cf. Enchiridion symbolorum, no 302 .)
2. Si la forme était récusée par Malévitch (lorsqu’il reproduisait l’argumentation matérialiste) sous prétexte qu’elle se surajoutait de l’extérieur, d’en haut, à la réalité matérielle, à l’être social et ainsi lui juxtaposait un monde idéaliste” quoique terrestre, n’est-il pas aberrant qu’il lui oppose maintenant une image dont il avoue en même temps qu’elle n’est qu’une étape transitoire (une “ressemblance”) vers la Réalité spirituelle? Forme et image paraissant partager l’une comme l’autre la même condition de secondarité déchue par rapport à une réalité, matérielle ou spirituelle, qu’importe, l’on s’étonne que la seconde puisse être dressée contre la première. “Vêtement” idéal d’une réalité matérielle, telle est la forme, “vêtement” matériel d’une Réalité spirituelle, telle est l’icône. Dans un cas comme dans l’autre, le décalage ne persiste-t-il pas entre le modèle et la “mise en forme”?
À ce scrupule tout formel, il est aisé d’objecter deux choses: d’une part, Malévitch n’invoque ici l’exemple de l’icône qu’à titre d’antithèse purement dialectique. Il ne prétend nulle part que le rapport icône-réalité spirituelle lui paraisse normatif en tant que l’icône est une ressemblance, et la ressemblance d’un certain “objet” privilégié. Ce n’est pas en tant qu’image de quelque chose que l’icône l’intéresse, tout de même qu’il n’oppose point la dignité du prototype religieux à la bassesse d’autres prototypes. Il ne s’agit visiblement pas dans son esprit d’opposer un prototype à un autre. D’autre part, à ses yeux, le “commun” décalage de l’icône et de la forme par rapport à leur prototype revêt, ici et là, une signification distincte, et c’est même là, pensons-nous, que réside le nerf de sa lapidaire et énigmatique démonstration.
En effet, souligne Malévitch, tandis que l’imagerie matérialiste, malgré son caractère prétendument terrestre, immanent, illutratif, iconographique, n’arrive pas à se dépasser elle-même vers la réalité matérielle qu’elle voudrait exprimer, où elle voudrait s’anéantir, mais devient une nouvelle réalité idéaliste (éviction de la réalité par l’information en tant que nouvelle couche), l’icône, à l’inverse, sait s’effacer, s’abaisser, s’anéantir devant et au profit de son prototype, dont le caractère religieux, dans l’optique présente,
n’a pas grande importance. Bref, le mouvement psychagogique a bien lieu avec l’icône, alors qu’avec la forme informante s’installe la tautologie de l’information pour l’in-formation, exemple privilégié de “volonté de volonté”, comme dira Heidegger quelques années plus tard. La ressemblance “formelle” du réel devient le double du réel, et même le réel par excellence. On voulait célébrer la production, l’on ne fait qu’alimenter la consommation des formes. L’icône, en revanche, qui intéresse plus Malévitch en tant qu’image qu’en tant que chrétienne, possède au moins ce mérite qu’elle se sait comme forme inadéquate à un contenu “transcendant à toute image”, et qu’elle sait faire office de chemin vers ce contenu, au lieu de s’imposer comme sédiment imperméable entre l’homme et la Réalité.
Forme, contenu, ectype et prototype, n’ayons pas peur de ces mots, même s’il est aujourd’hui de mode de les stigmatiser. Oui, l’icône se sait dépendante d’une “Réalité” et Malévitch ne songe pas à le lui reprocher. Car ce dualisme de la ressemblance et du prototype n’est pas un mal en soi. Ce n’en devient un que lorsque, comme on vient de le dire, les formes, se solidifiant en région nouvelle, doublent l’être social au lieu d’y conduire, restaurent sur la terre la scission d’un monde sensible et d’un monde intelli- gible – d’un monde de la “grossière production matérielle” et d’un monde de la laide production formelle. Alors, comme dit Novalis, là où il n’y a plus de dieux, règnent les fantômes, entendons les phantasmata.
Peut-être maintenant commençons-nous à comprendre en quel sens Malévitch peut se permettre sa question abrupte à Issakov sur l’être et la conscience, sans compromettre pour autant l’unité de son propos. Que l’œuf sorte de la poule, que la poule sorte de l’œuf, que l’être soit déterminé par la conscience ou la conscience par l’être (social), l’essentiel, veut dire Malévitch, est que l’on part ici et là d’une dualité ; il y a l’être et la conscience, il y a d’un côté le noein, de l’autre côté l’einai, ou bien, en transposant, il y a d’un côté le réel et de l’autre côté les formes qui l’informent, tout en étant régies par lui en tant qu’elles l’imitent de façon
“réaliste”. Dualisme du réel et de la forme, dualisme de l’être et de la pensée, c’est après comme avant l’ennemi métaphysique et artistique sur lequel Malévitch concentre son attention et ses assauts. Le poussah, le nuage de poussière qui s’envole au moindre souffle et reprend de la hauteur, signifiait tout à l’heure positivement l’incontournabilité de la corrélation de l’existence humaine à l’image, il signifie maintenant négativement cet entêtement à placer la conscience au dessus de l’être qui la détermine. Or Malévitch, et nous accédons ici au cœur de sa doctrine, Malévitch veut que cesse cette thèse spontanée de la conscience comme distincte de l’être. Le suprématisme, ou l’Abstraction, ce n’est rien d’autre que l’entreprise, profondément apparentée sur ce point à la phénoménologie heideggerienne, pour faire faire résolument à la conscience (et à l’œuvre) sa sortie dans l’être, pour la conduire à sa perte dans l’être. “Briser l’abat-jour bleu”, cela n’a pas d’autre sens que remonter l’icône au prototype. En vérité, la tâche n’est d’ailleurs plus de remonter vers quoi que ce soit, ni de descendre vers l’être en tant que social, car il n’y a plus l’être (l’étant) matériel ou spirituel, il n’y a plus que l’être (en sa vérité) in-objectif, vers quoi il faut percer. Or si ce “prototype” d’un nouveau genre ne peut plus être appelé un modèle, pour la bonne raison que ce n’est plus un objet, cela n’entraîne point l’impossibilité, ni la superfluité d’“icônes” d’un nouveau genre : les icônes suprématistes, abstraites. Celles-ci, loin de fournir à la conscience la pâture de formes qui lui refléteraient sa condition sociale, ne s’adressant plus en l’homme qu’à la pure existence, la pure extériorité : d’un mot – mal famé – à la liberté.
Car ce que nous appelions (en songeant à Husserl, et aussi à ses continuateurs, tel Sartre et Fink) l’irréductabilité de la conscience d’image doit avant tout être interprété comme un rapport existentiel de l’homme au vrai transcendant. Non certes au “transcendant” des dieux objectifs, des idoles, légitimement brisé par la révolution. Mais au transcendant qu’est l’être lui-même comme lieu de repos d’un nouveau Dieu, celui que le crépuscule des idoles non seulement laisse indétrôné au sens négatif, mais
révèle aussi comme positivement indétrônable. “Si nous vainquons Dieu, dit Malévitch, nous deviendrons nous-mêmes dieux”. Puisse ce malheur nous épargner ! – tel est le sous-entendu de cette phrase redoutable. Devenir nous-mêmes des dieux, c’est nous nourrir de la terrible illusion que le surhumain, la conscience de l’homme comme exploitant de la terre, a pris la place de Dieu. Mais écoutons à ce propos Heidegger:
“Morts sont tous les dieux : maintenant nous voulons que vive le surhomme” (Ainsi parlait Zarathoustra, fin de la première partie).
“Une pensée grossière, dit Heidegger, pourrait s’imaginer ici que, selon ce mot de Nietzsche, la seigneurie de l’étant passe de Dieu à l’homme, ou, pour le dire de façon plus grossière encore, que Nietzsche installe l’homme à la place de Dieu. Ceux qui raisonnent ainsi pensent décidément bien peu divinement au sujet de l’essence divine. Au grand jamais l’homme ne peut se placer à la place de Dieu, parce que l’essence de l’homme au grand jamais n’atteint le domaine essentiel (Wesensbereich) de Dieu. En revanche, il peut se produire quelque chose de bien plus inquiétant, mesuré à pareille impossibilité, quelque chose dont c’est à peine si nous avons commencé à percer le sens. La place qui, à penser métaphysiquement, échoit à Dieu en propre, c’est le lieu de l’effectuation et de l’entretien causal de l’étant comme créature. Ce lieu de Dieu peut rester vide. Au lieu de lui (statt seiner) peut s’ouvrir un autre lieu – lui répondant métaphysiquement –, qui n’est identique ni avec le domaine essentiel de Dieu ni avec celui de l’homme, un lieu avec lequel, toutefois, l’homme trouve une relation insigne. Loin que le surhomme puisse en quoi que ce soit prendre la place de Dieu, la place où pénètre le vouloir du surhomme est un autre domaine, le domaine d’une autre fondation de l’étant en son être autre. Entre-temps, cet être autre de l’étant est devenu – et cela signifie le commencement de la métaphysique moderne – la subjectivité.”
Ce passage de Heidegger, bien plus précisément que nous n’avons ici le temps de le montrer, fait écho à Malévitch. Et surtout
par la distinction qu’il institue entre quatre lieux : le lieu essentiel du divin, en d’autres termes le repos suressentiel du Dieu malévitchien ; ensuite le lieu du Dieu-cause suprême de la théologie rationnelle ; ensuite le lieu de l’homme. Or, souligne Heidegger, aucun de ces trois lieux ne se confond avec celui du surhomme, qui, bien que “répondant métaphysiquement” au second, est d’une absolue nouveauté.
Or, il n’est rien dans ces lignes que Malévitch ne “sache”, et c’est pourquoi elles peuvent nous servir après coup de révélateur providentiel de sa propre pensée. Passons sur la différence des deux premiers lieux, plus que familière au peintre-penseur. Toute sa méditation, dans le Poussah, se consacre au troisième et au quatrième, au lieu de l’homme et au lieu du surhomme “révolutionnaire”. Et ce sur quoi il met l’accent, c’est sur la nécessité, pour ce surhomme, de trouver un lieu qui, justement, ne se confonde pas avec le lieu du Dieu métaphysique : en d’autres termes, sur la nécessité vitale, pour cette nouvelle figure de l’homme, d’accéder – puisqu’il ne peut plus et ne doit plus faire autrement que d’y accéder – ; à l’“autre domaine d’une autre fondation de l’étant dans son être autre”. Loin d’opposer la religion à l’avènement du surhumain, dans un geste de nostalgie et de timidité, Malévitch redoute donc que le surhomme ne reste inférieur à lui-même ! Qu’il ne soit qu’une caricature, qu’une singerie du Dieu-économe de la tradition. Qu’il reste, comme dit Nietzsche de Zarathoustra, “un vieil athée”.
Ainsi la relation au Dieu indétrôné ou in-objectif n’est pas proposée par Malévitch contre l’avènement du surhumain, mais est conçue par lui comme la plus extrême plénitude de cet avènement. Comme le Dionysos de Nietzsche, ce Dieu à venir n’est digne que d’une humanité qui aura préalablement dépassé sa prétention “idéaliste” à mettre en forme sa propre existence en tant que sociale. Ce qui ne signifie d’ailleurs nullement – et ici la difficulté atteint peut-être son comble – que la “foi” inobjective de Malévitch se puisse, comme celle de Nietzsche, accommoder de la volonté de puissance. Bien au contraire, elle requiert, comme dit Suprematismus (c’est-à-dire
les écrits posthumes, encore inédits en russe) la “liberté comme non-volonté” (Willenlosigkeit)
L’analogie Nietzsche-Malévitch, par conséquent, réclame un sérieux correctif: d’une part, Malévitch assume comme Nietzsche le surhumain, et c’est en l’assumant que, comme Nietzsche encore, il apparaît comme un “philosophe passionnément en quête de Dieu”. Mais d’autre part, la figure nietzschéenne du surhumain n’est pas celle qui, aux yeux de Malévitch, peut passer pour la figure définitive, “suprême” de l’homme. Bien au-delà de la volonté de puissance, il y a, secret encore réservé, une autre liberté, celle de s’élancer extatiquement vers l’être, ou mieux encore vers le Rien, lui-même “libéré”. D’où cette deuxième thèse, sur laquelle nous n’aurons point à revenir : le lieu du surhumain, que Nietzsche nomme “la terre” sans la penser thématiquement comme “autre domaine”, ce lieu reçoit de Malévitch, comme de Heidegger, le nom de l’être lui-même. Là où Nietzche laisse le surhomme sans monde, et laisse indécis son rapport nouveau au divin, Malévitch parvient à élaborer une pensée de la mondanéité du surhomme, et à y inclure une nouvelle figure de Dieu.
En voilà assez, pensons-nous, pour persuader le lecteur qui voudra bien aborder les textes ici traduits hors de tout préjugé sur leur prétendue “situation historique”, que la spiritualité qui les anime, d’une part existe (ne trouve-t-on pas dans Sur la poésie une théorie développée du sacrement !), d’autre part engage résolument la pensée au-delà des perspectives nietzschéennes. Or, comment nommer un tel au-delà, sinon “phénoménologie”? Comment se refuser à la révélation que le suprématisme est une pensée trans- métaphysique ? Comment enfin résister à la tentation d’un nouveau
rapport à Dieu, que phénoménologie et suprématisme, en dialogue silencieux et inconscient, conspirent avec la même ardeur à nous proposer comme le seul accomplissement possible de la surhumanité que nous sommes, du moins lorsque nous acceptons que la “domination de la terre” n’en épuise pas la grandeur et les possibilités ?
*
1. La conscience d’image est à la fois résidu et annonce du rapport à un monde ; 2. la structure d’autoanéantissement de l’image, loin de la frapper d’évanescence, de la réduire à un signe sans épaisseur, constitue l’essentiel de sa dignité ; 3. il n’est de véritable image que l’icône d’un prototype in-objectif ; 4. il n’est d’in-objectif que l’être (ou le Rien), et un Dieu-Rien dont les chrétiens ont su quelque chose, depuis Grégoire de Nysse jusqu’au fameux Deo non competit esse de Maître Eckhart; 5. le surhumain, s’il ne fait la sortie (extasis) vers ce Rien et vers ce Dieu, se condamne à l’impiété, pis encore, à l’infra-humanité qui ravage bêtement la terre et demande à l’art de célébrer le ravage par la hideur d’une “mise en forme” universelle ; 6. ce n’est plus une conscience, chez le surhomme malévitchien, qui est en rapport à l’être, ce n’est même plus une pensée, c’est une liberté ou encore, pour reprendre un mot de Heidegger toujours incompris, une ek-sistence.
Voilà, croyons-nous, le non-dit du Poussah. Libre évidemment à nos herméneutes de prétendre que nous prenons nos désirs spéculatifs pour des réalités textuelles, et de rabaisser l’opuscule considéré au rang de document intéressant sur les “problèmes” de l’art et de la politique au cours de la révolution russe. Libre à l’historicisme, et à la maniaquerie politisée, de refuser de voir de la pensée là où il n’y aurait selon elle que des “querelles de Weltanschauungen”. Mais libre à nous également de ne point répondre à ce type d’objections, et même de les tenir d’avance pour nulles et non avenues, sans pour autant vouloir nous soustraire à une critique pensante. Une seule chose est certaine : quiconque nie la dignité, l’autonomie, la vitalité de la pensée, quiconque nie la liberté humaine n’entrera point dans Malévitch, et perdra tout au plus son temps à fouler les avenues,
d’ailleurs richement peuplées, de l’“avant-garde russe”. Mais l’avant-garde à laquelle appartient historialement Malévitch, c’est peut-être cette libre avancée – cette “libre suspension”, disaient les maîtres victorins au XIIe siècle – dans l’Ouvert, qui, laissant la balourdise des révolutions faire du sur place, se presse à la vitesse du météore vers un “nouveau commencement”.
IV
Cela dit, pourtant, le problème ne fait pour nous que commencer, spécialement en France. Car enfin, si nous nous sommes permis de compter une analyse radicale de “l’attitude imageante” (l’expression est de Sartre) au nombre des possibilités essentielles de la phénoménologie, et bien entendu d’elle seule, nous ne nous dissimulons pas combien la maigreur de la contribution jusqu’ici apportée par la phénoménologie réelle à cette immense question pourrait faire hésiter le lecteur à partager notre foi en cette inépuisable fécondité de l’analyse intentionnelle. Faute de la place nécessaire pour remonter ici jusqu’au Vergegenwärtigung und Bild de Fink (qui d’ailleurs ne fait qu’effleurer son sujet et se termine en queue de poisson) et même à Husserl, prenons au moins le temps d’un bref examen de conscience : en domaine français, quel terrain a-t-il été réellement conquis jusqu’ici dans l’exploration de l’imaginaire comme néomatique, et le bilan des conquêtes passées peut-il en laisser sérieusement espérer de nouvelles? Question d’autant plus pressante que le beau programme tracé en par la phrase de Sartre qui nous a servi d’épigraphe n’a point fort stimulé, il faut l’avouer, des énergies que mobilisait de plus en plus la folle prétention de pénétrer, grâce à la “philosophie de Freud”, comme l’appelle aimablement Merleau-Ponty, les fameuses “structures anthropologiques” de ce même imaginaire : de telle sorte que toute l’attention s’est reportée pendant un temps sur le bric-à-brac symbolique, jusqu’à ce que l’actuelle réaction antijungienne choisisse plutôt de noyer, chez les amateurs de psychologie raffinée, la
question de l’image dans celle, totalitaire et obsédante, du “fantasme”. Bref, tout se passe comme si, devant la négation sartrienne de l’inconscient, l’on avait pensé tout résoudre d’un seul coup en niant cette négation elle-même, et en substituant à la conscience d’image les images “de” l’inconscient.
Mais quoi qu’il en soit de la valeur douteuse de cette substitution, que s’était-il réellement passé en pays phénoménologique ? Et surtout : pourquoi le premier travail moderne sur l’imaginaire, celui de Sartre précisément, devait-il être le dernier? Pourquoi, dès que posée, la question “existentielle” devait-elle retomber dans l’oubli ?
Manifestement, cela s’explique par le fait que ladite question, à peine soulevée par Sartre lui-même, avait été plutôt traitée dans son livre que véritablement déployée. Elle avait reçu réponse sans que l’on parvînt à savoir exactement à quoi la réponse était donnée. Pour le dire encore mieux: traiter cette question, pour Sartre, cela signifiait seulement expliquer la fonction existentielle d’un imaginaire dont la spécificité avait certes été conquise par de remarquables analyses, mais non sans que, simultanément, cet imaginaire se trouvât frappé de secondarité. Étant entendu que l’imaginaire est une conscience originale, mais, si l’on ose dire, dérivée – originale mais non originaire -, à quoi cette conscience sert-elle? Quel rôle joue-t-elle dans une existence qui l’inclut, mais ne saurait reposer sur elle ? Voilà ce qui était demandé ; la question résultait donc de la réponse au lieu de la réclamer, ainsi que l’a parfaitement vu Merleau-Ponty :
“L’imaginaire. Il est pour Sartre négation de la négation, un ordre où la néantisation s’applique à elle-même, et par-là vaut comme position d’être quoiqu’elle n’en soit absolument pas l’équivalent, et que la moindre parcelle d’être vrai, transcendant, réduise aussitôt l’imaginaire.
Ceci suppose donc une analyse bipartite: perception comme observation, tissu rigoureux, sans aucun “jour”, lieu de la néantisation simple ou immédiate –
l’imaginaire comme lieu de la négation de soi.
L’être et l’imaginaire sont pour Sartre des “objets”, des “étants”” .
À défaut, comme on va le voir, d’être exhaustive, et même de toucher le défaut principal de L’imaginaire, cette critique n’en garde pas moins une précision remarquable. Car rien n’est plus vrai : la perception fournissait à Sartre une constant référence naturelle, jamais remise en question en sa primauté. Le comble de la perception était même atteint – cartésianisme rigoureux de Sartre – avec “l’intuition simple d’une pensée nue” (p.223), de sorte que perception empirique et perceptio d’objectivités pures pouvaient se liguer, dans le champ du “réel”, contre la grande fonction irréalisante de l’esprit, réduite à un statut ancillaire comme chez Descartes :
“D’une part la perception (empirique) pose l’existence de son objet, d’autre part, les concepts, le savoir posent l’existence des natures (essences universelles, constituées par des rapports)” (p.231),
tandis que l’imaginaire “présentificateur” (p.203) , créant par-là un véritable “danger” (p.225): le danger que la pensée, faute d’arriver à “maintenir la subordination des structures matérielles (imaginaires) aux structures idéales” (ibid.), ne “s’enlise” (p.229), ne se “laisse absorber par l’image comme l’eau dans le sable” (p.220); car l’image “porte en elle, nous avertissait Sartre, un pouvoir persuasif de mauvais aloi” (p.231).
Par suite l’image, comme dans la géométrie de Descartes, devait demeurer un outil, dont les pouvoirs ostensifs constituaient un mal nécessaire. La variation imaginaire des Ideen était oubliée. Tout le travail de Sartre, s’il se proposait bien de creuser, en balayant “l’illusion d’immanence” (p.345) de la psychologie, “l’extraordinaire différence qui sépare du réel l’objet en image” (p.280-281), d’établir que “l’image et la perception représentent les deux grandes attitudes irréductibles de la conscience” (p.231), et même “s’excluent m’une l’autre” (ibid.) aboutissait à rabaisser ce dont il voulait exhiber le caractère irréductible. N’en déplaise à Aristote et à Kant, jamais cités, il était exclu que l’imagination pût fonder la perception, quelle lui fût condition de possibilité, puisqu’elle le
contestait bien affectivement et magiquement. Sans doute, entre image et pensée, nous disait-on, il n’y a pas d’opposition, mais c’était “parce que l’une et l’autre se rapportent comme l’espèce au genre” (p.235) :
“je perçois toujours plus que ce que je ne vois” (p.232).
Mais il n’y aurait rien eu dans tout cela de bien grave, surtout dans la perspective malévitchienne qui est la nôtre, si Sartre, s’en tenant à sa problématique intentionnelle, n’en avait tiré – ce que semble ne pas apercevoir Merleau-Ponty – la conséquence transcendantale la plus funeste : le refus résolu de toute mondanéité de l’imaginaire. Or, que l’on ne s’y trompe pas: si la pensée de Malévitch ne parvient pas à exhiber, par-delà la notion “intentionnelle” d’inobjectivité comme analogon de l’irréalité sartrienne, la présence “sensible” d’un véritable monde sans objets, alors nous serions les premiers à radier sans appel Malévitch de la liste des penseurs essentiels. Mais s’il y parvient – si l’étude ultérieure de sa doctrine parvient à découvrir en elle cet apport explicitement formulé -, alors l’urgence de la présente digression n’en apparaîtra que mieux : la question fondamentale est de savoir si la phénoménologie, quels que soient ses résultats dans la défense de l’originalité de la thèse imageante, est consciente de la possibilité et de la nécessité de scruter l’image comme monde, ou encore, selon une expression déjà risquée, le lieu des images. Bref, si elle est capable et désireuse de nier – à son tour, mais bien différemment de la psychanalyse – la négation sartrienne que voici:
“Lorsque nous parlons du monde des objets irréels, nous employons pour plus de commodité une expression inexacte. Un monde est un tout lié, dans lequel chaque objet a sa place déterminée et entretient des rapports avec les autres objets. L’idée même de monde implique pour ses objets la double condition suivante : il faut qu’ils soient rigoureusement individués ; il faut qu’ils soient en équilibre avec un milieu. C’est pourquoi il n’y a pas de monde irréel parce qu’aucun objet irréel ne remplit cette double condition” (p.254).
Un “anti-monde” (p.261), tel est en effet le pseudo-monde des objets irréels aux yeux de Sartre. D’où question : cette conclusion peut-elle valoir comme normative pour toute phénoménologie possible de l’image, et dès lors le concept même de monde sans objets (entendons : sans objets “réels” au sens phénoménologique) s’oppose-t-il inexorablement au sérieux de l’analyse phénoménologique de la mondanéité ? Ou bien les limites étroites que Sartre impose au concept de monde sont-elles la seule cause de l’apparente incompatibilité qui s’installe ici entre phénoménologie et suprématisme ? Est-il certain que, comme dit encore Sartre, “l’irréel soit produit hors du monde” (p.358) , ou bien le monde lui-même ne pourrait-il se produire originairement dans l’irréel? Et si c’est cette dernière thèse qui est appelée à se confirmer, le “monde sans objets”, loin de s’offrir comme un autre monde, ne se révèlera-t-il pas comme une interprétation phénoménologiquement rigoureuse de la mondanéité de l’unique monde?
“Pour moi l’être et l’imaginaire sont des “éléments”, poursuit Merleau-Ponty dans le fragment cité, c’est-à-dire non pas des objets, mais des champs, êtres doux, non thétique, être avant l’être.”
Laissons à ces lignes le caractère énigmatique qu’elles garderont sans doute toujours. Merleau-Ponty était-il conscient de la possibilité de rétablir l’imaginaire en sa primauté, et ainsi de dépasser les données de ce que l’on a pu appeler l’École française de la perception ? Autant telle concession à Freud invite à en douter, ainsi que le caractère purement métaphorique du concept de “chair” et des analyses abstruses qui tentent de l’imposer, autant certains traits fugitifs, dans le Visible et l’invisible, paraissent relever le défi philosophique :
“Pour étudier l’insertion de toute dimensionnalité dans l’Être, étudier l’insertion de la profondeur dans la perception, et celle du langage dans le monde du silence. Montrer qu’il n’y a pas de variation eidétique sans parole ; le montrer à partir de l’imaginaire comme soutien de la variation eidétique, et de la parole comme
soutien de l’imaginaire”. (…) “Comprendre l’imaginaire par l’imaginaire du corps. Et donc non comme néantisation qui vaut pour observation mais comme la vraie Stiftung de l’être dont l’observation et le corps articulé sont variantes spéciales”.
L’imaginaire comme champ, comme dimension, comme élément : même si le corrélat perceptif n’a pas complètement disparu, même si le genre dont l’image est l’espèce n’a changé que de nom (ce n’est plus la “pensée”, mais le sentir au sens charnel du terme), le progrès n’en est pas moins incontestable : sous le nom de “sens sauvage”, il est clair que Merleau-Ponty ne se serait pas borné à quêter le Lebenswelt, mais qu’il aurait mis en évidence non seulement une inobjectivité universelle de l’étant comme sensible, mais encore le caractère essentiellement “dimensionnel” in-fini du monde sensible. Aussi bien considérons-nous qu’une étude actuelle de Malévitch, outre qu’elle peut manifester la vitalité de la phénoménologie comme protagoniste privilégié du suprématisme, sera amenée à recueillir également, dans l’activité philosophique en France, l’apport le plus précieux et le moins exploité : une affirmation de l’irréel comme “être avant l’être”.