Prince Sergueï Chtcherbatov
Abram ÉFROS, “Un homme à correctif – à la mémoire d’Ivan Abramovitch Morozov”, 1921
By Jean-Claude on Oct 10th, 2021
Abram ÉFROS[1]
“Un homme à correctif – à la mémoire d’Ivan Abramovitch Morozov”[2]
Valentin Sérov était, parmi les portraitistes russes, celui qui peignait le plus à sa guise. Ce qu’il représentait sur un portrait n’était presque jamais la personne telle qu’elle était en réalité. Il faisait très rarement la paix avec son modèle (pour cela il était nécessaire que s’élève en lui un attendrissement sincère) pour pouvoir le représenter avec tendresse avec une fidélité vivante; cela arrivait principalement quand il travaillait aux portraits d’enfants. Peut-être parce qu’ils sont de petits animaux, il les peignait avec la même sainte bienveillance que ses chevaux et ses chiens. Il aimait tyranniser l’homme adulte et il savait bien le faire. Sur le plan intérieur, on peut l’appeler le premier déformateur russe; il est le père spirituel de nos bourreaux d’aujourd’hui qui décalent avec une telle frénésie nos crânes, nos pommettes et nos nez à la gloire de la forme expressive. Son désir d’être peint par Sérov, le sujet le payait d’une représentation qui n’était pas la sienne. C’était lui-pas lui, auquel il était obligé de ressembler, car n’était-il pas connu que Sérov était un portraitiste remarquable? Au client souriant avec affectation et qui s’était empressé de manifester au maître irascible son émerveillement devant son portrait qui était lui et pas lui, Sérov se contentait de répondre par un aphorisme classique du déformateur : “Je suis très heureux que vous soyez si ressemblant à mon portrait!” Et il ne restait plus au modèle que la tâche d’être toute sa vie ressemblant à son illustre portrait.
Le portrait d’Ivan Abramovitch Morozov peint par Sérov a traité l’original de la même façon tyrannique : il a modelé Ivan Abramovitch dans une pâte totalement autre que celle qui lui avait été remise par la nature. Il l’a peint assez tardivement afin de ne pas avoir à le reconstruire, afin de le recouvrir d’une telle retouche sous laquelle il faudrait du temps pour bien voir le vrai Morozov. Le Morozov de Sérov est un Européen à la tenue stricte et très gandin, ayant la structure générale soit d’un député à la mode, soit d’un banquier frais émoulu, qui s’intéresse à l’art et qui achète, en suivant les prescriptions de souffleurs privés, les oeuvres du dernier cri, pour aussitôt les cacher selon les codes du bon ton.
“Ivan Abramovitch Morozov” (c’est ainsi que cela résonnait dans de larges cercles) – on considérait qu’il était “le devancier de Sergueï Ivanovitch Chtchoukine” dans le champ des derniers cris parisiens; comme l’accès à son hôtel particulier était difficile, sans comparaison avec les portes de la maison chtchoukinienne largement ouvertes aux invités et à ceux qui ne l’étaient pas, le caractère mystérieux morozovien semblait par là-même être confirmé de façon évidente dans la façon de voir sérovienne.
En entrant dans la collection morozovienne, on ressentait au début de la surprise, ensuite de la déception, puis une curiosité nouvelle, finalement une merveilleuse satisfaction devant une organisation humaine totalement autre, pas du tout sérovienne, n’ayant rien à voir avec Sérov, telle qu’elle se manifestait dans sa façon de collectionner. En premier, on découvrait comme une sorte d’Amérique que la moitié de la Collection Morozov était constituée par des oeuvres typiquement russes, d’artistes d’aujourd’hui, d’artistes vivants, d’artistes qui exposaient, que, selon tous les canons de la Russie, il était impossible de mettre à la même table avec l’aristocratie artistique parisienne. Secondement, on s’apercevait que non seulement il n’y avait pas de dernier cri dans la célèbre partie française, mais qu’il n’y avait pas de cri du tout, bien qu’ici fussent accrochés les mêmes maîtres français qui criaient d’une voix si stridente sur les murs de Sergueï Ivanovitch Chtchoukine.
La collection s’avérait être très paisible, les artistes s’avéraient être très paisibles. Ivan Abramovitch s’avérait être très paisible. Tout était sujet à être corrigé, tout faisait l’objet d’un correctif. Rien ne changeait, ne se renouvelait; les favoris chtchoukiniens demeuraient dans leurs mêmes qualités, leurs mêmes places, mais Morozov introduisait un petit changement, très subtil, dans leur aspect vraiment très condensé, vraiment très typé, vraiment très tranchant. Peut-être faut-il dire les choses ainsi : chez Chtchoukine, les célébrités parisiennes du pinceau apparaissaient toujours comme sur une scène théâtrale, totalement grimées et dans leur intensité; elles arrivaient chez Morozov plus paisiblement, plus intimement et de façon plus transparente. Dès qu’une nouvelle réputation commençait à peine de faire du tapage à Paris, Chtchoukine ramassait d’un large geste tout ce qu’il était possible de ramasser et l’emportait à Moscou, souriant de toutes ses dents quand un néophyte se métamorphosait rapidement à Paris en maître et que ses oeuvres se retrouvaient chez Chtchoukine, péréoulok Znamienski.
Au contraire, Morozov dénichait scrupuleusement et longtemps dans un nouvel artiste quelque chose qu’il était le seul à voir, ensuite il choisissait et, en choisissant, il introduisait toujours son propre très précieux “correctif”. J’aurais appelé cela “Un maître chtchoukinien avec le correctif de Morozov”, comme formule classique de l’activité néo-occidentale de nos collectionneurs.
Ce talent morozovien s’est manifesté de façon encore plus inattendue dans la partie russe de la collection. Ivan Abramovitch a commencé avec Aladjalov[3]– incroyable, avec Aladjalov! Il a acheté à ce dernier, il y a vingt ans, à l’exposition des Ambulants de 1901, un paysage automnal. Et il a terminé son activité de collectionneur avec Aladjalov. En 1918, il a trouvé chez lui quelque chose qui pouvait être montré dans le voisinage de Sérov, de Vroubel, de Lévitan, de Somov, de Korovine; il a, à nouveau, introduit dans notre typique négativisme général son correctif, de la même façon qu’il l’a fait, tranquillement et subtilement, à l’égard de tout ses artistes qu’il n’aimait pas – autant à l’égard de Vinogradov[4] que de Tourjanski[5] -, à l’égard de ceux qui n’étaient pas reconnus – à l’égard de Natalia Gontcharova comme à l’égard de Chagall (le premier achat russe de ce dernier a été fait par Morozov).
Cet “homme à correctif” marchait entouré de silence, alors que Chtchoukine marchait entouré de bruit. Le “député à la mode” de Sérov, si bien bâti, gandin, sur le portrait, invisiblement entouré de souffleurs et de conseillers, montrait dans les expositions sa grande silhouette légèrement avachie de façon personnelle et inattendue, jamais le jour des vernissages et des bousculades quand on pouvait voir le Tout-Moscou. Il venait un jour de la semaine et, seul, sans se presser, il commençait sa visite dans des pièces désertes. On l’accueillait et le laissait seul. Il faisait sa visite, je dirais “en zigzag”, il n’y avait aucun ordre visible, aucun systématisme, ni le long des cimaises, ni dans l’enfilade : il s’approchait, partait dans diverses directions, revenait sur ses pas, cheminait vers un nouveau coin, c’est ainsi que je l’ai observé à l’exposition du “Valet de carreau” en 1916[6], la dernière où sa silhouette est restée clairement dans ma mémoire.
Quand il réservait quelque tableau, les artistes et les zélateurs l’entouraient; il n’y avait aucune discussion; cela allait de soi que Morozov ait fait une affaire habituelle.
[1] Abram Éfros (1888-1954), critique d’art, littéraire, théâtral, poète et traducteur. A écrit sur les peintres-décorateurs du Théâtre de Chambre de Taïrov et dans son livre classique Profili[Profils, 1930] sur les peintres russes Sérov, Sourikov, Ostrooukhov, Alexandre Benois, Youone, Paviel Kouznetsov, Sapounov, Favorski, Chagall, Tchekhonine, Olga Rozanova, Narbout, Natan Altman, David Sterenberg. C’est lui qui, entre autre, a fait travailler Chagall au théâtre en 1920.
[2] “Tchéloviek s popravkoï”, dans revue Srédi kollektsionérov [Parmi les collectionneurs], 1921, N° 10, p. 1-4
[3] Manouïl Aladjalov (1862-1934), paysagiste arméno-russe, élève, entre autres, de Lévitan
[4] Sergueï Vinogradov (1869-1938), peintre réaliste russe ayant adopté un certain impressionnisme
[5] Léonard Tourjanski (1875-1945), peintre russe impressionniste
[6] La dernière exposition du “Valet de carreau” en 1916 à Moscou montra les courants avant-gardistes les plus radicaux, en particulier 59 toiles suprématistes de Malévitch. Chagall y montra 44 peintures peintes à Vitebsk.
Lettre d’Ivan Abramovitch Morozov au peintre et collectionneur Ilia Sémoniovitch Ostrooukhov, 1908
By Jean-Claude on Oct 10th, 2021
GRAND HÔTEL
12 Boulevard des Capucines
Le 11/24 septembre 1908
Très estimé Ilia Sémionovitch,
J’ai reçu hier votre lettre et aujourd’hui je suis allé chez Berville* et j’y ai acheté pour vous une chambre claire universelle* pour 95 francs; nous arriverons à Moscou le 30 septembre de l’ancien style et aussitôt arrivé, je vous enverrai cet appareil.
J’ai visité ici presque tous les marchands de tableaux. Chez Durand-Ruel* il n’y a presque rien de sérieux et c’est d’un ennui invraisemblable.
Chez Vollard* je négocie un grand paysage de Claude Monet*. Ce tableau est de la même dimension que le mien et bien qu’il soit moins intéressant, il a, malgré tout, de très grandes qualités.
Là-bas je négocie aussi un magnifique pastel de Degas et un merveilleux paysage de Cézanne.
Bientôt va s’ouvrir le Salon d’automne*; à ce que l’on dit, il y aura beaucoup de choses intéressantes.
Comme il est dommage que nous n’ayons pas réussi d’aucune façon à nous rencontrer à Paris et que votre séjour à l’étranger se soit terminé si rapidement.
Et le temps a été fantastique : il faisait chaud comme en été, ces derniers jours cela s’est rafraîchi.
Evdokiya Serguéïevna vous salue et vous demande de saluer Nadiejda Pétrovna. N’oubliez pas de le faire également de ma part.
Avec mon estime,
Ivan Morozov
Sergueï MAKOVSKI “Les artistes français dans la collection d’Ivan Abramovitch Morozov”, 1912
By Jean-Claude on Oct 9th, 2021
Sergueï MAKOVSKI
“Les artistes français dans la collection d’Ivan Abramovitch Morozov”[1]
Moscou peut vraiment s’enorgueillir de la “galerie française” d’Ivan Abramovitch Morozov dans son hôtel particulier de la rue Pretchistenka. Il n’y a pas beaucoup de telles collections non seulement en Russie mais également en Occident. Nous avons là un musée de la peinture infiniment précieux et nécessaire pour tous ceux qui s’y entendent en art.
Bien entendu, il s’agit d’un musée qui est le fruit d’un goût personnel, mais qui ne se désintéresse aucunement de tout souci muséal. Disons qu’il n’y a pas ici toute la peinture française, bien que toutes ces 25-30 dernières années il n’y ait pas eu beaucoup d’artistes notables; en revanche, sont représentés de façon raffinée tous ceux qui sont élus, aimés : les maîtres célébrés de la génération précédente – Monet, Renoir, Sisley, Pissaro, Degas, Van Gogh, Gauguin et leurs continuateurs et héritiers – Denis, Bonnard, Vuillard, Signac, Guérin, Marquet, Friesz, Valtat…jusqu’à Matisse et la jeunesse “fauve”, encline au cubisme.
L’impression générale est extraordinairement éclatante. Tous les élus sont représentés ici par des oeuvres exemplaires et je voudrais souligner que cette exemplarité est due au grand et totalement personnel mérite du collectionneur même. Ivan Abramovitch Morozov appartient au nombre des collectionneurs qui sont absolument indépendants, totalement parés contre toute influence d’autrui. Il ne reconnaît comme digne de sa galerie que ce qui lui plaît, ce qui répond à sa sensibilité et au regard qu’il porte sur les tâches de la peinture; si parfois il achète un tableau, pas tant parce qu’il en “est tombé amoureux”, que par le désir d’encourager un talent débutant, cela n’est jamais par snobisme ou à cause d’une bruyante renommée. Mais pour une grande part, c’est précisément cet “énamourement” du connaisseur que l’on sent dans le choix des oeuvres et surtout un goût sûr et une rare maîtrise de soi. Ivan Abramovitch Morozov sait vraiment (et ce savoir-faire est si précieux!) acquérir les travaux qui sont les plus éclatants et qui expriment le mieux l’art de l’auteur donné; il sait, s’il le faut, être patient comme personne, en guettant longtemps l’occasion d’acquérir le tableau sur lequel il a jeté son dévolu, attendant pendant des années le moment favorable, dans les ateliers des artistes et dans les boutiques des marchands de tableaux*[2], pour trouver la toile “indispensable”, le chef-d’oeuvre “manquant” du maître aimé… Je me souviens que lors d’une de mes premières visites de la galerie j’ai été étonné de remarquer, sur un mur occupé entièrement par des travaux de Cézanne, un espace laissé vide à son extrémité. “Cet endroit est destiné à un ‘Cézanne bleu ciel’ (c’est-à-dire à un paysage de la dernière époque du peintre), – m’expliqua Morozov, – depuis déjà longtemps j’en ai fait l’examen, mais je ne peux aucunement m’arrêter sur un choix”… L’espace cézannien est resté plus d’un an inoccupé et ce n’est que récemment qu’un nouveau magnifique paysage “bleu ciel”, choisi parmi des dizaines d’autres, trône aux côtés des autres élus.
Eh bien, ce “bon goût” conscient et systématique communique justement à la collection d’Ivan Abramovitch Morozov ce caractère de noble précision et intégrité qui manquent si souvent aux ensembles de tableaux contemporains, y compris aux musées publics.
D’ailleurs les musées, en particulier les musées de la France ne peuvent se vanter d’une abondance d’oeuvres avec les noms des maîtres que je viens d’énumérer, bien que ceux-ci expriment à n’en pas douter toute une époque de l’histoire de l’art, une époque plurivoque de lutte tendue de la peinture pour la peinture et pour le droit sacré du peintre d’être lui-même. C’est inconcevable, mais les musées ne peuvent toujours pas se résoudre à “reconnaître” Cézanne! Bientôt, quand seront définitivement vendues les collections de Pellerin[3] et de Vollard, pour juger de la création de l’illustre citoyen d’Aix, il faudra faire le voyage de Paris à Moscou… Mais que dis-je? Il n’y a pas que Cézanne qui est absent : dans les musées de la France on ne trouve pas les meilleures oeuvres de Manet et des premiers impressionnistes et le peu qui y est, ce sont presque toujours des donations occasionnelles de bienfaiteurs. De la sorte, tout ce qui met en lumière l’évolution authentique de l’art français, depuis les années 1860 jusqu’à nos jours, est dispersé dans des galeries privées. Parmi elles, il est incontestable que la collection d’Ivan Abramovitch Morozov occupe une des premières places.
Sont représentés le plus complétement les quatre grands maîtres de la nouvelle école française (ne serait-il pas plus juste de dire : de toute la peinture contemporaine?) – Monet, Renoir, Cézanne, Gauguin…
N’oublions pas qu’il n’y a pas si longtemps les tableaux des impressionnistes (et le terme même d’impressionnisme) paraissaient nouveaux, les “derniers cris” de la peinture et qu’en Russie le temps n’est pas si lointain où s’enthousiasmer pour la Meule de foin de Monet voulait dire découvrir le summum de l’audace et se retrouver dans les rangs des modernistes les plus fieffés! C’était hier…Eh bien, aujourd’hui, c’est-à-dire quelques dix années plus tard, l’impressionnisme non seulement ne se présente pas à nous comme étant de la dernière audace, mais ses apôtres ont déjà réussi à devenir des sortes de “classiques” et même les gardiens de l’art “d’État” ont cessé de s’indigner et, au contraire, opinent du chef approbativement… Et si cela ne s’est pas sensiblement reflété, comme je l’ai déjà dit, sur ces “eaux stagnantes” de l’art qui s’appellent les musées publics, dans le sens ne serait-ce que de l’acquisition tardive de chefs-d’oeuvre* notoires, malgré tout, la canonisation de l’impressionnisme est un fait accompli et, croyez-moi, le temps n’est pas éloigné où, à la suite de Manet, on intronisera solennellement au Louvre Monet et Renoir.
La peinture européenne doit une de ses principales victoires, la victoire du soleil, à ces deux maîtres de la plus grande importance qui continuent encore maintenant, au déclin de leur vie (ils ont plus de 70 ans), à travailler avec obstination. Quelle que soit la façon dont nous évaluons la peinture contemporaine par rapport aux maîtres anciens, nous devons reconnaître que la nature “en plein air”, la nature nimbée des palpitations de la lumière et des ombres bleues, ou bien plongée dans la demi-obscurité humide du soir, la nature vivante, authentique, dans ses atours printaniers verdoyants, dans les étincellements de l’été, dans le brouillard de l’automne ou dans la blanche parure de l’hiver, nous devons reconnaître que cette nature est devenu l’apanage des artistes de la seconde moitié du XIXe siècle et que, parmi ceux-ci, l’honneur des conquérants revient aux impressionnistes français.
Ils ont érigé en principe artistique l’impression immédiate reçue de la nature, ce qui auparavant se réduisait à “l’étude d’après nature”, soumise à un traitement “personnel” dans un atelier fermé; ils se sont tournés vers des procédés picturaux qui, s’ils avaient bien été trouvés par leurs prédécesseurs, n’étaient utilisés qu’extrêmement précautionneusement. Conquistadors de la lumière et des couleurs, ils sont sortis des ateliers à demi sombres pour aller dans les rues et les environs de Paris et ils se sont mis à peindre des études, mais des études qui le sont non pour “terminer” à partir d’elles des tableaux dans leurs ateliers, mais pour qu’elles soient achevées comme des tableaux.
D’où cela est-il venu? C’est l’exemple des paysagistes anglais et, bien entendu, l’influence des Japonais également. On a parlé de tout cela abondamment… Mais maintenant, alors que nous admirons Renoir ou Monet, il nous est au fond indifférent de savoir ce qui les a poussés à suivre une route inconnue et quels éléments accessoires sont entrés dans leur peinture. Nous savons que, malgré tout, celle-ci est demeurée purement française et a poussé dans toute la magnificence de son nouveau chromatisme sur le sol national, labouré et par les romantiques et par les Barbizoniens et par les réalistes, par les efforts de tous les maîtres géniaux de la contemporanéité dont s’enorgueillit la France – Delacroix, Géricault, Corot, Millet, Courbet.
La conquête ne s’est pas accomplie tout d’un coup. Renoir est passé peu à peu de sa “manière noire” (la tradition de Courbet) à des gammes plus claires et, bien que le soleil soit présent dans certains de ses paysages dès la fin des années 1860, ce n’est que dans les années 1870 qu’il s’empare de l’arc-en-ciel délicat de sa palette et que commencent à luire et à jaillir sur ses toiles des tons dorés et d’un bleu ciel vaporeux. C’est sa meilleure époque. Par la suite il devient plus pittoresque, plus éclatant, plus solaire, mais il perd d’une certaine façon sa saveur antérieure (surtout à la fin des années 1880) et devient plus inégal; quant aux oeuvres de la dernière période, saisissantes parfois par la puissance du modelé, elles pèchent déjà par un maniérisme sénile : d’où l’uniformité et la mièvrerie que l’on ne trouve pas du tout dans les tableaux de la meilleure époque du maître.
Le Monet de ses débuts rappelle aussi étonnamment Courbet; ses marines d’alors avec leurs lourdes vagues de malachite et les arbres vert sombre dardés par le soleil ont très peu à voir avec les fêtes d’air et de lumière que nous admirons sur ses toutes dernières toiles. Il a fallu de longues années de travail obstiné et de toutes sortes de franchissements d’obstacles avant qu’il devienne l’auteur de ses cycles aujourd’hui glorifiés : les “Meules”, la “Tamise”, les “Peupliers”, les “Falaises d’Étretat” et les “Cathédrales”. Et, au fur et à mesure de sa métamorphose d’un artiste des couleurs épaisses, “extrêmement pondéreuses” en un magicien des illuminations délicates, des reflets chatoyants brouillés, des palpitations et des brouillards aériens, avec quelle force changent sa technique, le choix des couleurs, le dessin, le rapport aux détails, le coup de pinceau même! Petit à petit disparaissent la netteté des contours et celle de la couleur, comme si couleurs et contours se pulvérisaient; c’est comme si la “décomposition des tons” (qui fonde l’école indépendante du “divisionnisme” avec Seurat et Signac) achevait ce culte du soleil et des instantanéités paysagères.
On sait que le voyage en Angleterre a eu pour Monet une grande importance. Ce n’est pas pour rien que Delacroix a été inspiré par les paysages de Constable. Et puis Sisley, Anglais d’origine, a de façon, semble-t-il, encore plus tenace établi ce lien entre la France et l’île des Britanniques. Subtil, extraordinairement harmonieux et cédant le pas à Monet dans la virtuosité de la technique et la largeur des projets, il confère à l’impressionnisme tout l’enchantement et toute l’élégance exceptionnelle de son âme sensible, plongeant dans une brillance aérienne la nature de l’Île-de-France.
Un autre compagnon de Monet, Pissaro, qui a commencé par imiter Corot et Millet et qui s’est soumis à l’influence successive de toute une série de maîtres, malgré une moindre originalité du talent, a également utilisé avec succès dans ses toujours poétiques vues de Fontainebleau et de Paris les découvertes de Monet et des pointillistes; sans lui, bien entendu, le tableau de l’évolution de la peinture impressionniste ne serait pas complet.
Degas aussi appartient, par tout un côté de sa création géniale, à l’impressionnisme; il n’est pas représenté jusqu’ici de façon suffisamment complète dans la galerie d’Ivan Abramovitch Morozov, il l’est par seulement un pastel et un dessin au crayon. C’est vrai que ces deux travaux sont superbes, tout à fait caractéristiques de ce maître par excellence*, dont les ébauches sont depuis longtemps estimées à prix d’or. Exceptionnel artiste! Fanatiquement isolé, méprisant la popularité, ayant atteint les sommets de la gloire comme malgré lui, il est resté toujours, jusqu’à son grand âge, le même dessinateur inspiré et infatigable qu’il était dans ses jeunes années. Il n’y a pas un seul jour de faiblesse durant sa longue vie créatrice! Et à la fin – que des triomphes du talent! Les derniers travaux de Degas sont peut-être même meilleurs que les précédents : la ligne est encore “plus synthétique”, le sens de l’observation encore plus aigu, le mouvement encore plus véridique et l’analyse plus profonde. Les travaux de la collection morozovienne se rattachent à sa dernière période. Les danseuses et Après le bain appartiennent au nombre des nombreuses études de Degas qui, par elles-mêmes (même si l’on ne prend pas en compte ses fascinants tableaux à l’huile et ses pastels), sont des modèles d’art insurpassables.
Il n’y a dans la collection que quatre travaux de Renoir, mais ils sont tous de premier ordre : La Femme à l’éventail, le Portrait de Madame Samary, en tant qu’échantillons de sa peinture de portraits; La tonnelle dans le jardin[4] et La Grenouillère* (lieu de baignade, île sur la Seine près de Paris), en tant que chefs-d’oeuvre de la peinture de paysages.
Monet n’est pas moins de premier ordre. Chez Ivan Abramovitch Morozov il y a deux paysages de l’illustre “peintre de l’eau” qui, je pense, n’existent nulle part ailleurs : Bord de rivière[5] et Coin de jardin à Montgeron. Dans ces travaux, sont combinés, dans une harmonie inoubliable, l’éclat de la technique, d’une grande dimension inhabituelle chez Monet, la profonde sonorité des couleurs et la poésie de la vérité. Le Boulevard des Capucines est également magnifique : c’est tout Paris fondant joyeusement dans les rayons du printemps, dans une lumière d’or et dans une ombre d’un azur transparent; cette gamme aux palpitations fondues des couleurs est si vraie qu’elle semble exprimer les milliers de bruits du brouhaha de la ville… À côté, une des “Meules” les plus réussies du maître et un exquis paysage londonien. Tout cela donne un ensemble* que pourrait envier n’importe quel musée.
Je m’empresse de passer à la partie la plus remarquable de la collection; aussi ne m’arrêterai-je pas à détailler les tableaux des “moindres dieux” de l’impressionnisme, Sisley et Pissarro; il me suffira de dire que le premier est représenté aussi bien que Monet et le second tout à fait suffisamment, si l’on prend en considération sa moindre importance et, dans une certaine mesure, son caractère imitatif. Je mentionnerai aussi, seulement en passant, les “impressionnistes” les plus récents ou, plus exactement, les continuateurs de l’impressionnisme, en fait, très différents de leurs premiers hérauts, les peintres Bonnard, Vuillard, Guérin, Signac, Cross, Marquet, Valtat, Friesz, Flandrin, Puy, Lebasque, Dufresne, Jourdain, Manguin etc. La majorité d’entre eux sont représentés par deux ou trois travaux. De la sorte, la galerie d’Ivan Abramovitch Morozov donne la possibilité de juger de toutes les ramifications de cet “arbre de l’art” que nous appelons la peinture française d’avant-garde [pérédovaya] et si quelques noms manquent (par exemple, Vallotton, Roussel, Piaud, Redon), cela est dû au goût personnel du collectionneur, avec lequel on compte volontiers, quand nous nous sommes convaincus de son raffinement.
Parmi les artistes que je viens de nommer, ce sont Bonnard, Marquet, Valtat et Friesz qui ont attiré l’attention d’Ivan Abramovitch Morozov. Et là on ne peut pas ne pas être conquis par “l’oeil” de celui-ci. En tout cas, moi personnellement je considère son choix comme profondément juste…
Bonnard est le plus parisien des Parisiens de la Troisième République, un remarquable peintre, bien que dessinateur négligent. Quelle superbe “cuisine” dans sa peinture et quel joyeux sentiment de la terre. Dans ses ingénieux intérieurs*, ses ardents paysages et ses décors muraux, il est partout peintre jusqu’au bout des ongles, ample, malicieux, contagieusement gaillard et indépendant, moins subtil que Vuillard qui le rappelle en beaucoup d’aspects, mais plus largement doué. Marquet est un excellent peintre de Paris qui n’est devenu connu que récemment, mais qui a trouvé tout de suite sa propre gamme colorée et son style. Ses “rues” et ses “quais”, fondant dans les brouillasses grises de la ville, sont des “impressions” très pensées et pleines de charme qui séduisent et par leur ton général et par la vigueur d’un dessin synthétique. Valtat est le paysagiste des vives oppositions, de l’eau brutalement éclairée et des silhouettes littorales lilas sombre. Enfin, Friesz est un artiste qui éloigne encore davantage l’impressionnisme du pittoresque réaliste, tout tendu qu’il est vers les généralisations du primitivisme, allant parfois jusqu’à l’imagerie [loubotchnost’], comme, par exemple, dans le paysage Neige à Munich de la collection Morozov… Mais ici nous nous sommes rapprochés du nom d’un maître sans lequel toute cette évolution post-impressionniste aurait été impossible et ce nom, c’est Cézanne.
Paul Cézanne! Il est tout entier ici, ce génial “raté”, ce bosseur obstiné jusqu’à l’illumination [vdokhnoviennost’], sincère jusqu’au tragique, amoureux de la liberté jusqu’au pédantisme, si longtemps incompris, moqué, universellement couronné après sa mort et malgré tout non déchiffré, – ce révolutionnaire de la peinture qui a fait renaître la vérité des hautes traditions picturales, cet artiste bourgeois solitaire qui a su donner un “grand style” à la quotidienneté provinciale des gens et des objets, ce profond contemplateur des surfaces colorées, des réflexes et des plans, cet ardent architecte des paysages provençaux, ce martyr maniaque et ce “chevalier jusqu’à la tombe” de son métier, de son art adoré, amoureux de la nature comme, peut-être, personne avant lui et qui, comme personne, a eu conscience de la limitation des moyens humains pour exprimer la beauté de celle-ci…
La collection d’Ivan Abramovitch Morozov donne une magnifique idée de l’activité créatrice épuisante de Cézanne. En admirant toute une série de ses toiles, toujours marquées avec éclat de sa personnalité exceptionnelle, mais si diverses (selon l’année de leur exécution), nous voyons avec quelle intransigeance et humilité oublieuse de soi il a travaillé toute sa vie, sincèrement convaincu que sa création n’était qu’une quête, qu’un matériau pour les réalisations futures d’autres artistes et fier, jusqu’à la fin de sa vie, de ce qu’il “continue de faire des succès”… Son “évolution” est vraiment un des événements les plus révélateurs de l’art de tout le XIXe siècle; dans la succession de ses “étapes” créatrices, on trouve une des plus hautes leçons de peinture, telle que léguée au jeune art du XXe siècle…
Cézanne, on le sait, s’est trouvé aussi au début sous l’influence de Courbet, une influence si visible que l’on peut presque prendre ses portraits et paysages du début (ceux des années 1860) pour des oeuvres de l’illustre auteur d’Un enterrement à Ornans. C’est le même franc naturalisme et surtout le même ton quelque peu “noir” et les épaisses ombres marron. Le tableau de la Collection Morozov portant le titre de La jeune fille au piano est un superbe échantillon de la période du jeune artiste. Peut-être même qu’il n’a jamais obtenu dans aucune toile du début une telle gamme impressionnante de tons froids, marron-noir et chauds, gris, perlés, un tel coloris dans l’unisson de la couleur, une telle profondeur dans la monotonie de la demi-obscurité colorée.
Le splendide intérieur* de la Collection Morozov est de beaucoup plus original, de beaucoup plus subtil que tous les travaux “de jeunesse” de Cézanne que j’ai vus et que même le Portrait d’Achille Emperaire (de la collection Pellerin à Paris). Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus simple dans sa composition et sa texture [faktoura], sans parler des couleurs et, en même temps, combien cette modeste oeuvre d’un artiste débutant est exquise et substantielle, combien elle est saturée d’art!
Un maître sans aucun doute et un maître, dès ses premiers pas, d’une géniale individualité. L’essence artistique de cette toile n’est pas dans les emprunts à Courbet ou, plus exactement, elle n’est pas dans le lien hérité de l’art de ce dernier. Il suffit d’un seul regard sur La jeune fille au piano pour que soient évidents les traits purement cézanniens. Une perspective originale, propre au seul Cézanne (avec une “courbure” caractéristique que l’artiste lui-même expliquait comme un défaut de la vision), une audacieuse accentuation au moyen de l’encerclement sombre des contours, d’où leur rudesse allant jusqu’à la schématisation, et de façon générale la linéarité, le caractère anguleux des délinéaments et je ne sais qu’elle netteté impulsive dans la répartition des plans colorés, tout cela, ce sont des procédés totalement nouveaux qui expriment la transmutation extraordinairement autonome que fait l’artiste de la “nature”, sa “manière de voir” franchement subjective.
Sa représentation est très réelle, mais absolument pas naturaliste comme chez Courbet. Non, c’est le réalisme d’un profond vécu intérieur, un réalisme presque fantastique, apparenté plutôt à Daumier… Mais Daumier est un romantique et un conteur; Cézanne est exclusivement un peintre pour lequel il n’existe en peinture rien d’autre que la peinture même et dont le fantastique est d’autant plus aigu, plus profond, plus élémentaire. Chez Cézanne, les objets eux-mêmes, les “morceaux de nature” eux-mêmes sont fantastiquement réels, sans aucun lien avec le contenu général du tableau et d’ailleurs peut-on parler de “contenu” pour les tableaux cézanniens? Il suffit de dire que l’âme de Cézanne s’est peut-être le mieux exprimée dans les tableaux sans aucun contenu, dans les natures mortes*. En représentant un nombre incalculable de fois les mêmes fruits et ce qui est dressé sur une table, en variant infiniment un seul et même thème, des pommes, des poires ou des pêches, qui tachent avec éclat la blancheur bleue d’une nappe plissée, libre de toute tâche compositionnelle, enivré par la soif inextinguible d'”imiter la nature”, il l’a abordée foncièrement; il a plongé un regard attentif dans ses visibilités, pourrait-on dire les plus simples, et s’est efforcé d’affermir par le pinceau pas tellement le caractère d’objet de la “nature morte” et pas tellement sa matérialité que pourrait-on dire la structure même des enchantements de cette matérialité…
Et, en ce sens, plus il avançait dans son travail, plus ses toiles (et les natures mortes et les paysages et les portraits) devenaient “abstraites” [otvletchonnyï] et moins matérielles étaient sur elles les formes et les couleurs, jusqu’à ce que l’expérience de l’itinéraire franchi ne l’emmène, à la fin de sa vie, à la très complexe théorie de “l’imitation de la nature” qui n’a plus rien à voir avec le naturalisme lourdaud et naïf de Courbet. Dans une de ses lettres à Émile Bernard, éditées il y a peu en russe[6], Cézanne expose très précisément cette théorie pleine de considérations tirées de la géométrie et de la physique. Il écrit :”Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon donnent l’étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or, la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface, d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l’air.”
Profondeur, air, ton azur : c’est à cette formule picturale qu’est parvenu progressivement Cézanne après avoir passé consciencieusement un certain temps à faire toutes les expériences de l’impressionnisme et avoir obtenu des résultats remarquables dans cette direction. Il me paraît aussi que, pour la foule, ce seront précisément ses paysages impressionnistes qui resteront les plus captivants. Leurs mérites sont incontestables et on ne saurait dire cela des derniers travaux de Cézanne qui ont l’air d’une série d’expériences davantage que de tableaux achevés.
Oui, l’impressionnisme, comme voie menant à la “dématérialisation” des objets, au réalisme de la vision intérieure de la nature, s’est emparé pendant un moment de Cézanne également, mais, ici aussi, son apport est plus grand que chez les autres, parce que ses aspirations allaient beaucoup plus loin que ce à quoi se sont arrêtés les impressionnistes. Combien plus rigoureux, plus sérieux, plus robustes paraissent les paysages cézanniens de cette époque (c’est-à-dire des années 1870-1880) si on les compare, par exemple, ne serait-ce qu’aux travaux de Pissarro qui ont beaucoup en commun.
La collection d’Ivan Abramovitch Morozov offre des exemplaires excellents de l’impressionnisme (le portrait inachevé de Mme Cézanne est un vrai chef-d’oeuvre*); mais ce sont les oeuvres de la dernière période qui demeurent malgré tout particulièrement séduisants : Le Jas de Bouffan*, La montagne Sainte Victoire et les toutes dernières acquisitions d’Ivan Abramovitch Morozov qui n’ont pas pu être reproduites car elles auraient trop perdu à l’impression.
Les non-initiés ne comprennent pas habituellement ces travaux; la foule les brocarde. Rien que pour cela on a envie de les aimer encore plus fortement. N’est-il pas vrai que ces paysages verts et azur, toutes ces vues des environs d’Aix où Cézanne a passé la plus grande partie de sa vie en ermite, c’est l’âme même de l’artiste qui a saisi dans la nature quelque chose que nous, habituellement, nous ne voyons pas en elle et dont nous pouvons seulement avoir le sentiment quand un génie nous le montre. Ici, l’impressionnisme – ce jeu aérien de couleurs – est surpassé définitivement; toute la matérialité et la beauté extérieure du monde sont estompés; en revanche, les plans picturaux sont mis en avant et les rapports spatiaux se sont approfondis de façon admirable. au premier abord, tous les travaux de Cézanne de ce type paraissent être des coulés et en effet entre elles il n’y a presque pas d’oeuvres que l’auteur lui-même aurait jugées achevées, mais il suffit de s’éloigner d’elles à une certaine distance et de plonger attentivement son regard sur elles pour sentir quelle sorte d'”inachèvement” c’est là : les couleurs sont posées en une fine couche, par endroits transparaît la toile, seuls trois quatre tons, aucune “composition” – une prairie verte, des arbres verts, des maisons rosâtres avec leurs toits de tuiles, un coin de ciel bleu, aucun effet de lumière, aucun panorama paysager…et l’oeil se noie dans l’espace représenté et l’on admire les rapports les plus subtils de couleurs et l’on respire de l’air translucide de la campagne et l’on est convaincu que chaque petit touche qui semble indécise et fortuite est posée de façon réfléchie et toute petite tache de couleur qui semble informe effectue sa destination dans la vision générale de la nature. Et dans cette vision apparaît vraiment le halo de nouveaux schémas, de nouvelles généralisations géométriques et l’on croit les réflexions de Cézanne sur les sphères, les cylindres et les cônes, sur les parallèles et les perpendiculaires et sur l’introduction “d’une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l’air”.
Et lorsque l’on comprendra le sérieux extraordinaire de cet art, combien nuls paraîtront les imitateurs de Cézanne, ces artistes naïfs qui ont décidé qu’il suffisait d’utiliser les procédés extérieurs du maître pour pouvoir atteindre la vérité picturale qu’il a caressée dans les tourments. Comme si Cézanne avait des procédés extérieurs!
Il est tout entier intérieur, dans la profondeur, sincère jusqu’au bout, toujours en quête, toujours insatisfait de son travail et s’y adonnant jusqu’à la grande vieillesse avec une ardeur juvénile, avec l’oubli de soi d’un ascète. La création de Cézanne est une haute leçon d’honnêteté et de conscience artistiques. Pas la moindre ombre de rouerie, de routine virtuose, aucune manière toute prête… Et tant pis pour ceux que ne savent pas cela et s’efforcent de contrefaire la magie cézannienne : qui aujourd’hui ne se couvre pas de son nom?
Mais il y avait et il y a des artistes chez lesquels l’art de Cézanne se fait sentir de façon profonde et salutaire, des artistes eux-mêmes suffisamment forts pour transmuer son influence sans dommage pour leur liberté.
Tel a été avant tout Gauguin, un nom souvent prononcé en Russie à côté du nom de Cézanne. Il n’est pas besoin de prouver, bien entendu, que cette agrégation des noms est un pur hasard. Malgré l’influence de Cézanne sur Gauguin à une certaine période de sa création, il y a entre eux, à proprement parler, non seulement très peu de commun, mais ils sont même dans une certaine mesure “aux antipodes” l’un de l’autre. Et Cézanne lui-même savait cela mieux que quiconque.
Dans les Souvenirs d’Émile Bernard sur lui nous trouvons une preuve évidente de cela. “Il me disait surtout beaucoup de mal de Gauguin, dont l’influence lui paraissait désastreuse”, dit-il dans ces Souvenirs[7]. “Gauguin aimait beaucoup votre peinture, lui dis-je, et il vous a beaucoup imité, – Eh bien! Il ne m’a pas compris, répondait-il furieusement; jamais je n’ai voulu et je n’accepterai jamais le manque de modelé ou de graduation; c’est un non-sens. Gauguin n’était pas peintre, il n’a fait que des images chinoises.”[8]
Si on enlève à ces paroles leur sens brutalement accusateur, il en restera en vérité une pensée juste. Gauguin négligeait vraiment l’élément de la forme et du modelé dans sa peinture qui était véritablement proche de l’art oriental. De même que les artistes de la Chine et du Japon, il était un décorateur né. La composition et la richesse des couleurs, l’ornementation de tapis qui emplit harmonieusement une certaine surface plane, la disposition sur cette surface des masses picturales, un principe purement décoratif, voilà ce qui était la tâche fondamentale de Gauguin, du moins dans sa dernière période, la plus productive, la période tahitienne.
Ce principe décoratif, on le sait, est à l’opposé du principe du modelé et de la forme colorés; sachant cela, nous n’allons pas, à l’instar de Cézanne, accuser le maître tahitien de non-sens…
Que l’on ne compare pas Gauguin, en tant que peintre, avec Cézanne! Il est un grand artiste et il y a dans son art de profonds sortilèges.
Inutile de dire que la Collection Morozov illustre magnifiquement l’art de Gauguin; en témoignent même les reproductions en noir et blanc de ce numéro, même si les couleurs constituent une grande part de la séduction de son art. Des couleurs que la peinture européenne ne connaissait pas depuis longtemps parce que tout au long des siècles elle est restée étrangère au décorativisme… Ce n’est pas pour rien que Gauguin a été attiré hors d’Europe, hors de la civilisation, de sa modération et de ses timides idéaux, vers les contrées exotiques barbares, vers le soleil de l’Océanie, vers le “Îles bienheureuses”, là où il y a la somptuosité éblouissante de la nature, où l’homme originel est magnifique, comme descendu d’une fresque d’un temple antique dans le royaume féérique des bois de palmiers, des colibris aux ailes d’arc-en-ciel, des émeraudes littorales, des cieux de saphir…
Mais nous savons que dans les tableaux de Gauguin il n’y a pas que du pittoresque décoratif de tapis; il y a dans ceux-ci une admirablement noble monumentalité de la composition et cela leur confère une rigueur méditative, je ne sais quelle nuance de religiosité, comme si, dans la tendre et majestueuse somptuosité des pastorales tahitiennes, l’artiste avait aperçu la vérité fatidique de l’amour et de la mort. Et est-ce que tous ces paysages avec des paons et des femmes aux poses tranquillement contemplatives, sur le fond de sables littoraux rosâtres et de feuillages tropicaux vert bleu, ce ne sont pas le conte mystérieux d’un artiste-philosophe parlant de l’Homme harmonieux, entouré du halo de la proximité de Dieu?
Dans la série des Gauguin de la Collection Morozov, défilent devant nous, l’un après l’autre, les tableaux de la vie tahitienne et on ne sait pas lequel d’entre eux rend le mieux sa majestueuse simplicité : les femmes près de l’idole du Grand Bouddha, les femmes cueillant des fruits, les femmes dans les prairies aux fleurs merveilleuses étrangement recourbées et des arbres étrangement branchus…Mais peut-être que, parmi tous les travaux de Gauguin dans cette collection, c’est la nature morte* Les perroquets , peinte en 1902, qui est la plus captivante par ses couleurs et la subtilité de la griffe. C’est une perle parmi les perles… Je voudrais aussi attirer l’attention sur un intérieur* du maître appelé Au café à Arles qui se rapporte à sa première époque. On y voit l’influence de l’illustre artiste, dont il ne me faut dire que quelques mots, même s’il mérite plus que quiconque notre enthousiasme et une étude détaillée, – l’influence de Van Gogh.
Je n’ai pas intentionnellement cité son nom aux côtés des maîtres de la peinture française contemporaine et je pense qu’il y a suffisamment de fondements à cela. Van Gogh non seulement a travaillé en France, mais il se considérait comme français par l’esprit (il signait même, comme on le sait, Vincent* afin que son prénom ne sonnât pas étranger), – et malgré tout il n’était pas français. Non seulement par son origine, ce qui finalement n’est pas si important que cela, mais par le caractère de sa peinture il est le fils de sa patrie. Toute son “approche de la nature” n’est pas française, bien qu’il ait passé toute sa vie dans le milieu des artistes de Paris, sa seconde patrie. Les racines de l’art vanghoguien sont positivement hollandaises ou plutôt flamandes. Voilà pourquoi son art se distingue d’une manière tranchée de l’art français : il est vraiment génial, d’une originalité stupéfiante sur le fond des réalisations coloristes et stylistiques françaises. Cet art est la puissance même, la passion même de l’audace picturale. Je doute qu’il y ait eu jamais un tempérament plus enflammé de peintre. En même temps, il est un réaliste de la race des Rubens et des Hals, et un visionnaire : il transfigurait la nature dans des mirages éblouissants et il y a quelque chose de démonique dans les tourbillons scintillants de ses couleurs, dans la torsion de ses contours, dans la distorsion monstrueuse des formes, dans la licence irréfrénée de sa fantaisie. On est presque pris d’anxiété devant certains paysages et scènes de genre de Van Gogh, certaines insolences de son coloris rebutent; il nous paraît parfois être daltonien, un artiste qui jette un regard sur le monde à travers des verres de couleur : mais est-ce que l’on peut ergoter avec un génie? Et regardez combien il est clair et harmonieux dans des études prises sur le vif comme Les huttes ou bien Auvers après la pluie. Combien d’air, de lumière, de mouvement et quelle immédiateté, on pourrait dire enfantine, du procédé représentateur! Il y a ici aussi un des tableaux les plus lugubres de notre temps, La promenade des prisonniers, avec l’irruption d’une expressivité maléfique, propre à la dernière période “insensée” de Van Gogh…
Il me reste encore à mentionner quelques magnifiques bronzes de Maillol qui font partie de la galerie morozovienne et l’ensemble* monumental qui y est rattaché, la salle blanche peinte par Maurice Denis… Ce cycle de panneaux décoratifs est le mythe de Psyché. Des tons vifs, lumineux; des harmonies joyeuses de rose et de bleu azur; une composition rigoureuse; des souvenirs du Quattrocento* italien; un ensemble bien bâti; l’incarnation du rêve d’une grande peinture contemporaine qui se fonde dans l’architecture par les efforts d’un seul maître, comme cela existait avant, dans les siècles du grand art*…
En embrassant d’un seul regard les trésors de cette remarquable collection (qui continue de s’enrichir chaque année), nous éprouvons le sentiment que, oui, c’est un monument culturel qui mérite une étude attentive et une large popularité. Qu’aillent dans la galerie d’Ivan Abramovitch Morozov les artistes et les historiens de l’art : devant eux s’ouvriront les meilleures pages de la peinture française de ces dernières décennies, une peinture qui éblouit par la sincérité et l’inspiration des recherches artistiques, une peinture profondément indépendante qui a été un haut exemple pour les novateurs de tous les pays, y compris pour les jeunes peintres russes qui ont appris à aimer les secrets solaires de la Beauté.
[1] Sergueï Makovski, “Frantsouzskiyé khoudojniki iz sobraniya I.A. Morozova”, Apollon, 1912, N° 3-4, p. 5-16
[2] Les mots ou les expressions affublés d’un astérisque sont en français dans l’original
[3] Auguste Pellerin était un riche industriel (1852-1929) qui possédait une grande collection de peinture française, en particulier des Manet et jusqu’à quatre-vingt Cézanne
[4] Il s’agit de Au jardin. Sous la tonnelle au Moulin de la Galette
[5] Il s’agit de la toile Étang à Montgeron
[6] Émile Bernard, Paul Cézanne (traduction du français de Piotr Kontchalovski), Moscou, 1912, p. 61
[7] Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cézanne et Lettres, Paris, 1921, p. 38
[8] Ibidem, p. 38-39
Sur Ivan Abramovitch Morozov
By Jean-Claude on Oct 8th, 2021
Extraits des mémoires du critique théâtral Youri Bakhrouchine (1896-1973), fils du célèbre collectionneur d’oeuvres théâtrales qui a donné son nom au célèbre Musée du théâtre Bakhrouchine à Moscou.
“Parmi les représentants du capitalisme moscovite, mon père n’avait qu’un seul ami proche, Ivan Abramovitch Morozov. Il était impossible d’être indifférent à ce gros sybarite rose. Une constante bienveillance et bonhommie pénétraient de part en part ce brave homme indolent […] Lorsque j’étais enfant, j’aimais beaucoup Ivan Abramovitch Morozov. Il ne me faisait jamais aucun cadeau, il ne me gâtait pas, mais dans sa manière de parler avec moi il y avait toujours une certaine camaraderie, mais pas de paternalisme, ce que j’appréciais beaucoup. Il venait chez nous lors des dîners d’invitation, et aussi tout simplement. Chaque fois, il examinait longuement la galerie de tableaux de mon père, faisait des remarques, se lançait dans des réflexions. Il était extraordinairement heureux que je fasse de la peinture et, chaque fois, s’intéressait à mes progrès.
– Moi, aussi, d’ailleurs, j’ai fait de la peinture, se souvenait-il : lorsque je terminais mes étude à l’université de Heidelberg, je prenais, chaque minute libre, ma boîte de couleurs et allais peindre des études dans les montagnes. Ce sont mes meilleurs souvenirs. Mais pour devenir un vrai peintre, il faut beaucoup, beaucoup travailler, consacrer toute sa vie à la peinture. Autrement, rien ne réussit. Il y aura un sens seulement quand tu regarderas tout dans la vie avec des yeux de peintre et cela n’est pas donné à tout le monde. Eh bien, cela ne m’a pas été donné et je dois m’enthousiasmer pour le travaux des autres et ne pas travailler moi-même. En art, le plus terrible, c’est la médiocrité. L’absence de talent est meilleure – au moins, elle ne trompe pas.
Et voilà qu’Ivan Abramovitch s’est rendu régulièrement à l’étranger et a acheté à Paris pour sa collection des toiles d’artistes français, concurrençant en cela l’autre Moscovite, Sergueï Ivanovitch Chtchoukine. En quelques années ces deux Moscovites ont transformé deux collections privées en resserre d’importance mondiale. Quand, à Paris, un touriste investigateur exprimait son mécontentement de voir que dans les musées de la capitale du monde les impressionnistes français étaient si mal représentés, il recevait cette réponse décontenancée :
– Que voulez-vous? Les meilleurs travaux de ces peintres se trouvent à Moscou chez Chtchoukine et Morozov. Nous sommes même obligés d’y envoyer nos artistes qui veulent se spécialiser dans l’impressionnisme! […]
Morozov aimait la vie et savait vivre. Ses tableaux ne l’ont pas transformé en chevalier avare[titre d’une petite tragédie de Pouchkine], il ne renonçait ni à la fréquentation des théâtres, ni à celle des stations balnéaires, ni à celle de ses connaissances, ni à celle des restaurants. De ce point de vue, le restaurant “Yar” a joué un rôle décisif dans sa vie.
Un jour, alors qu’il était au “Yar”, Morozov qui n’était plus tout jeune fit la connaissance d’une petite choriste du restaurant. La jeune fille, très jolie et résolue, produisit une impression inattendue sur ce célibataire endurci qui en avait vu d’autres. Commença tout d’abord un léger flirt, ensuite la cour et après un roman. Morozov dissimula soigneusement cette liaison, mais chaque jour il sentait de façon de plus en plus aiguë l’importance de cette jeune femme dans sa vie. Il désirait se confier, épancher son âme auprès de quelqu’un. C’est mon père sur qui tomba le choix de Morozov, car il connaissait la liaison de nombreuses années de son ami, et n’est-il pas vrai qu’il n’y a point de feu sans fumée! Mon père fut présenté à la jeune femme, Evdokiya Serguéïevna, alias Dossia, comme on l’appelait chez “Yar”. Des rencontres régulières commencèrent, Dossia plaisait chaque jour davantage à mon père – elle était modeste, ne cherchait pas à participer à des conversations sur des sujets où elle ne comprenait rien, elle était gaie et pleine de joie de vivre, il n’y avait en elle pas la moindre vulgarité. Mon père en parla à ma mère et ils décidèrent de faire le bonheur d’Ivan Abramovitch Morozov. Ma mère fit également la connaissance de Dossia; après l’approbation de ma mère, mon père commença à avoir de sérieuses conversations avec son ami et le persuada de formaliser sa relation et de donner son nom à Dossia. Morozov hésitait, non pas parce qu’il jugeait ce pas indigne de sa propre dignité, mais parce qu’il craignait de mettre Dossia dans une position pénible si soudain la société allait refuser de la recevoir dans son milieu et qu’ils deviennent des parias. Mon père n’était pas d’accord et confirma ses paroles par des preuves, en lui indiquant Ivan Voukoulovitch Morozov, marié à la ballerine Vorontsova, Mikhaïl Serguéïévitch Karzinkine qui avait choisi comme compagne de sa vie Yatchmiéniova dans ce même ballet, Alexandre Serguéïévitch Karzinkine, mari de la ballerine Adelina Juri – tous, ils ont vécu heureux et n’ont pas été l’objet d’ostracisme. Ivan Abramovitch, en suivant ce même chemin, mit en avant le troisième Karzinkine, Sergueï Serguéïévitch, qui avait une liaison de plusieurs années avec la ballerine Nékrassova. Mon père eut un contre-argument raisonnable en faisant remarquer que le cas de Sergueï Serguéïévitch était particulier, car il était le père d’une nombreuse famille et sa liaison avait lieu du vivant de sa propre femme. Ivan Abramovitch mit alors en avant une dernière considération : qu’on le veuille ou non il y a une grande différence entre une artiste du ballet impérial et une choriste du “Yar”; on a l’habitude de considérer avec raison les choristes du “Yar” comme de créatures gentilles, mais perdues. Contre ce dernier argument, mon père employa un dernier moyen – le point de vue de ma mère. Tôt ou tard, mais un beau jour, Ivan Morozov capitula et ses noces eurent lieu sans bruit superflu dans une petite église moscovite, après quoi les jeunes gens partirent pour l’étranger.
La moitié de l’affaire était faite, mais seulement la moitié – il restait encore le plus difficile, “lancer” Dossia dans le monde. Cette procédure se passa dans notre maison lors d’un dîner d’invitation spécial. La Moscou marchande mondaine accueillit la jeune Evdokiya Serguéïevna avec retenue, avec une méfiance manifeste, surveillant attentivement la façon dont elle mangeait, parlait et se tenait. Mais la jeune Morozova se tint si simplement, fit tout avec tant d’aisance, comme si toute sa vie elle n’avait eu commerce qu’avec une telle société. À la fin du repas, les coeurs les plus condescendants s’adoucirent et les jeunes gens reçurent plusieurs invitations. La bataille était gagnée. Et au bout de quelques années, Evdokiya Serguéïevna devint membre à part entière du grand monde moscovite et la seule chose qui lui resta attachée toute sa vie, c’est son nom de Dossia”.
(You. A. Bakhrouchine, Vospominaniya [Mémoires], p. 280-284)
Evdokiya Serguéïevna Morozova (née Kladovchtchkina, nom de scène Lozenbek) (1885-1951) est inhumée près de Paris. Sérov a fait son portrait en 1908, dont un critique a pu écrire : “C’est un vrai portrait, magnifique, mais, vraiment, aucune caricature n’aurait pu, selon moi, être plus méchant”.
Le philosophe russe Fiodor Stepun sur le salon philosophique de Margarita Kirillovna Morozova
By Jean-Claude on Oct 7th, 2021
Fiodor STEPUN[1]
Extrait des mémoires
Ce qui est arrivé et ce qui ne l’a pas été[2]
[…] Décrire authentiquement la Moscou “à la veille” <de la Première guerre mondiale>, cela veut dire écrire l’histoire de la culture russe. Sachant que toute mémoire est subjective, je persiste à croire en la relative objectivité de mes mémoires.
Chez Boris Zaïtsev[3], la Moscou d’avant la Première guerre mondiale – c’est une iconostase derrière la bleuité de l’encens; chez Andreï Biély – c’est une ménagerie “offerte” dans la méthode du sociologisme marxiste. Nous n’avons pas, nous les émigrés, à craindre les réévaluations de Biély, injustes sous tous les rapports, plus dangereux est le pouvoir dans sa suavité lyrique.
J’ai fait de plus près connaissance avec la Moscou philosophique et littéraire lors des séances de Philosophie religieuse <À la mémoire de Vladimir Soloviov> dans la maison de Margarita Kirillovna Morozova. Y présidait habituellement Grigori Alekséïévitch Ratchinski[4], avec sa coupe de cheveu lycéenne “à la castor”, un barine bavard de talent, “connaisseur” à la vaste érudition, mais de façon dilettante, des questions théologiques et philosophiques. La crainte de ses amis que “Ratchinski allât parler interminablement” a fait la gloire de Grigori Alekséïévitch comme président inchangeable : selon l’usage établi, le président ne devait faire que le discours final. Grigori Alekséïévitch prononçait toujours son résumé, réconciliateur par principe, avec le même enthousiasme, mais pas toujours avec le même talent. Il était très souvent vraiment brillant, mais parfois aussi fort imprécis. Cela dépendait de l’état de son système nerveux qu’il partait de temps à autre fortifier à la campagne. Des deux côtés de Ratchinski, à la longue table couverte d’un drap vert, étaient assis les membres du présidium. Combien est restés dans la mémoire leur apparence!
Voici le prince plébéïo-seigneurial, massif, corpulent Evguéni Nikolaïévitch Troubetskoï[5], confortable, lent, avec des yeux d’enfant et l’air torturé d’une pensée honnête sur un visage carré pas très expressif. À côté du prince, imperceptible au premier regard, Sergueï Nikolaïévitch Boulgakov, ressemblant, tant qu’une pensée n’illuminât ses yeux et qu’un pli d’affliction ne sillonnât son front, à un médecin de province ou à un instituteur de village; malgré cet aspect extérieur modeste, les interventions de Boulgakov se distinguaient par l’originalité et la profondeur de l’intelligence. Je pense que la contribution de ce penseur, qui est devenu par la suite prêtre, apparaîtra finalement, dans le trésor de la culture russe, comme plus important que beaucoup de ce qui a été écrit par ses contemporains. Mais on ne saurait parler en passant de Boulgakov-théologien, du Père Boulgakov. Ce thème sort des limites de mon récit. L’importance de Boulgakov de l’époque d’avant la Première guerre mondiale consistait essentiellement dans son évolution du marxisme à l’idéalisme et dans sa tentative de revisiter de façon chrétienne les fondements de l’économie politique. Sa Philosophie de l’économie et sa traduction du célèbre travail d’économie politique de Seipel, parurent en 1910[6]. Dans son recueil paru en 1914 Pensées sereines [Tikhiyé doumy][7] deux articles liés l’un à l’autre sont très intéressants: l’un sur Les démons de Dostoïevski et l’autre sur Picasso. Le lien entre les deux articles, c’est l’idée que Picasso représente la chair de la nature telle que la voyait vraisemblablement Stavroguine.
Une figure particulièrement visible à la table verte, c’était le compagnon philosophique de Boulgakov – Berdiaev. Les deux avaient commencé avec le marxisme, les deux avaient évolué vers l’idéalisme et les voilà tous les deux défendre l’idée slavophile de la culture chrétienne, voilà qu’ils construisent, chacun à sa manière, sur la base de Khomiakov, de Dostoïevski et de Soloviov, une philosophie chrétienne russe. Par son aspect extérieur, son tempérament et son style, Berdiaev est l’opposé total de Boulgakov. Il n’est pas seulement beau mais il est exceptionnellement décoratif. Dans les minutes où sa noble tête cesse de s’assombrir (Berdiaev souffre d’un tic nerveux) et où son visage apaisé s’éloigne dans le silence et le lointain de sa contemplation spirituelle, il rappelle involontairement les portraits coloristes passionnés et en même temps spirituellement raffinés du Titien. Dans les yeux brûlants de Nikolaï Alexandrovitch avec leur étincelle ironique d’or, dans sa chevelure sombre ondulante qui tombe presque jusqu’à ses épaules, dans toute la nature de son élégance, il y a quelque chose de roman. Par son aspect extérieur, il est plutôt un aristocrate européen qu’un barine russe. Il est plus facile de se représenter ses ancêtres plutôt comme des chevaliers, sortant fièrement par les portes d’un château médiéval, que des boyards traversant, courbés, le seuil de bas appartements. Berdiaev a de magnifiques mains, il aime les gants, peut-être en souvenir de la signification insultante qu’avait un gant jeté aux époques féodales.
Le tempérament de Berdiaev est combatif. Tous ses articles et ses livres sont des attaques. Il converse également avec Dieu comme s’il L’attaquait dans Sa forteresse céleste.
Pareillement à Tchaadaïev, qui a écrit qu’il se considérerait comme un fou si se trouvait dans sa tête plus qu’une seule pensée. Berdiaev est un parfait “monoïdéiste” (odnodoum). L’unique pensée qui le torturait déjà dans la Moscou d’avant la Première guerre mondiale et qui le torturera sur son lit de mort[8], c’est l’idée de la liberté. Changeant plusieurs fois ses points de vue théoriques et ses évaluations, Berdiaev n’a trahi ni son thème, ni son élan passionné : comme marxiste, il défendait la libération économique et sociale des masses, comme idéaliste – la liberté de la création spirituelle par rapport aux bases économiques et aux tendances idéologiques, comme chrétien il défend, chaque année de façon plus passionnée, la collaboration libre de l’homme avec Dieu et avec une impétuosité parfois inadmissible, il lutte contre les atteintes autoritaires du clergé à la liberté de l’esprit prophétique-philosophique du christianisme. À la fin du Moyen Âge, Nikolaï Alexandrovitch Berdiaev, malgré son christianisme, aurait pu finir sa vie sur un bûcher.
Dans le présidium de la Société de philosophie religieuse, il y avait Vladimir Frantsévitch Ern[9] qui mourut jeune. Ennemi irréconciliable de l’idéalisme allemand et en particulier du néo-kantisme, Ern, aussitôt que parut le premier numéro de Logos, est tombé sur nous avec son livre intitulé Le combat pour le Logos. Dans ce livre, comme dans ses interventions polémiques- critiques orales ou écrites contre nous, les tenants du Logos, Ern affirmait l’idée que nous, les apologistes d’une philosophie scientifique, détachés de la tradition chrétienne antique, nous n’avions pas le droit de troubler un terme sanctifié par l’Évangile, terme qui n’a pas perdu son sens pour l’homme orthodoxe.
Je pense que, dans sa polémique, Ern avait raison sur de nombreux rapports, bien qu’il fût quelque peu léger. Dans son esprit vivant, ardent, sincère, il y avait je ne sais quelle fâcheuse approximation.
Dans un fauteuil, près de la table verte et parfois au premier rang du public, était habituellement assise la maîtresse de maison et l’éditrice de “La voie”, la princesse Iélaguina[10] du XXe siècle, Margarita Kirillovna Morozova. Je ne puis pas dire que je connaissais de très près Margarita Kirillovna et cependant sa mémoire devient plus forte avec le temps. Peut-être parce que, me souvenant de ma dernière visite, avant mon expulsion de Russie, de cette femme remarquable qui n’a pas voulu émigrer, je sens involontairement que dans la Moscou soviétique est encore vivante ma Moscou à moi.
Il y a quelques années, ne me doutant pas que la fille cadette de Margarita Kirillovna vivait avec son mari à Berlin, je la remarquai parmi les auditeurs d’un exposé sur les théâtres de Moscou. Le jour suivant, je lui rendis visite. Au mur d’une vaste pièce il y avait une oeuvre de Tropinine. Sur le piano-forte de concert une ébauche de Léonide Pasternak représentant Nikisch[11] dirigeant, derrière le chef d’orchestre les colonnes et l’entresol de l’Assemblée de la noblesse, l’actuelle maison des soviets. À côté la photographie de Skriabine […] et encore quelques objets personnels moscovites, instants du passé, orphelins à Berlin.
Nous buvons le thé, parlons de tout à la fois : Maria Mikhaïlovna, qui rappelle sa mère par son visage et ses manières, parle davantage avec des soupirs, des interjections, des phrases interrogatives hachées, des hochements joyeux de tête :”eh oui, bien entendu…nous savons vous et moi…”. Nous remémorons notre Moscou. Il n’y a pas, grâce à Dieu, chez Maria Mikhaïlovna la moindre trace d’une “émigranterie” teigneuse. Elle sent que dans la Moscou soviétique subsiste malgré tout, même si elle est pécheresse, la Russie éternelle.
Les discussions avaient cours à Moscou sur le sérieux des quêtes spirituelles de Margarita Kirillovna, sur son intelligence et sur la question de savoir si à sa table verte elle comprenait la complexité des débats. J’admets qu’elle ne comprenait pas tout (sans une préparation philosophique spécifique, même l’homme le plus intelligent ne pouvait comprendre l’exposé de Yakovenko[12] « Sur le transcendantisme immanent, l’immanentisme transcendant et le dualisme en général »), mais je suis persuadé qu’elle comprenait tout le monde.
Éditrice de “La voie” slavophile-orthodoxe, elle avait à notre égard, nous les gens du Logos, une attentive sympathie. Je me souviens que j’ai réussi à provoquer sa sympathie pour nos intentions en lui indiquant que nous ne nions ni Dieu, ni le Christ, ni l’Orthodoxie, ni la tradition russe en philosophie, mais que nous exigeons que les philosophes cessent de philosopher “par les entrailles”, qu’ils comprennent que le “style russe“* des entrailles, aboli par Stanislavski sur la scène, doit disparaître aussi en philosophie, car il n’est pas possible de philosopher sans connaître la technique contemporaine de penser.
Ayant relié, comme je le crois, mes pensées aux opinions analogues entendues plus d’une fois de Biély qu’elle estimait beaucoup et d’autres novateurs symbolistes, elle se réconcilia pleinement avec nous aussi. Entre les “gens de La voie” et les “gens de Logos” s’établirent rapidement d’excellents rapports. Je ne le sais pas avec exactitude, mais je pense, que Margarita Kirillovna, qui réunissait en elle beaucoup de choses, a réconcilié plus d’une fois les uns avec les autres même ses ennemis personnels et idéologiques.
Un grand rôle a été joué par un orateur inspiré, aujourd’hui oublié de tous, Valentin Sventitski[13], pendant tout un temps où les séances de la Société Soloviov[14] n’étaient pas ouvertes chez Margarita Kirillovna, mais dans de grands auditoriums de la ville.
Les discours de Sventitski avaient un caractère non seulement d’un prêche, mais aussi d’une dénonciation prophétique. Il y avait en eux le caractère dune confession avec battement de sa coulpe et une pression volontaire, presqu’hypnotique sur ses auditeurs. Les femmes, d’ailleurs pas seulement les fétichistes de l’estrade qui n’étaient pas peu nombreuses à Moscou, mais même des jeunes filles tout à fait sérieuses, perdaient l’esprit devant Sventitski. Elle causèrent aussi sa perte. Je sais de la bouche de Ratchinski que des bruits parvinrent au présidium de la Société Soloviov, selon lesquels auraient lieu dans la maison de Sventitski on ne sait quelles confessions avec possiblement les rites de la secte des flagellants. On nomma une commission d’enquête et il fut décidé d’exclure Sventitski de la société.
Était-il vraiment le prédécesseur de Raspoutine ou non, pratiquait-il une fornication spirituelle ou bien une légende noire s’est-elle forgée autour de lui, je ne saurais le dire avec exactitude. Après l’exclusion de Sventitski de la Société de philosophie religieuse, je le perdis de vue. La lecture par la suite de sa grande nouvelle L’Antéchrist produisit sur moi l’impression d’une oeuvre non seulement intéressante, mais très sincère. Son drame, écrit plus tard, Le pasteur Relling, m’a paru beaucoup plus faible et artificielle, mais tout de même marquée par un talent original[15].
Boris Pétrovitch Vychéslavtsev[16], Privat-Dozent de l’Université de Moscou, qui a vécu à Paris et a travaillé au secrétariat de la Ligue Oecuménique de Genève, fut, parmi les philosophes moscovites, l’un des orateurs le plus brillants lors des débats.
Juriste et philosophe de formation, artiste-épicurien par sa sensibilité raffinée de la vie et un des vastes Européens qui naquirent et grandirent seulement en Russie, Boris Pétrovitch a développé sa pensée philosophique avec la même sensation joyeuse de sa vie qui se suffit à elle-même qu’avec la délectation des détails logiques qui sont propres plutôt à l’esprit latin qu’au russe. Lorsqu’il parlait, il tenait sa pensée, comme quelque fleur dialectique, dans sa main qu’il élevait en hauteur et, rejetant pétales après pétales, thèse après antithèse, il s’exclamait de temps à autre dans l’enthousiasme : “comprenez bien…appréciez bien.”
Le vaste public moscovite n’appréciait pas suffisamment Vychéslavtsev. Ardent et avide de vérité, réceptif à la prédication, ce public était peu sensible à l’art dialectique de Platon qui nourrissait la pensée de Vychéslavtsev. Parmi notre grand public il y avait des connaisseurs très sérieux et des appréciateurs des phénomènes les plus variés de la culture, de l’Apocalypse au ballet, mais il n’y avait pas beaucoup de connaisseurs sérieux de la philosophie parmi les philosophes professionnels; cela s’explique vraisemblablement par le niveau relativement bas de la philosophie scientifique russe. Il n’y a pas parmi les philosophes russes ni de Pouchkine, ni de Tolstoï, ni de Tiouttchev, ni de Moussorgski.
Je ne me souviens pas d’une seule séance à Moscou où ne soit pas intervenu Andreï Biély. Toutes les interventions de ce néfaste presque génie, dont il sera question plus loin, ouvrait devant les auditeurs un paysage biblique antique : ” La Terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux” : avec cela toute discussion devenait inévitablement chaotique.
L’hôtel particulier de Morozova dans le péréoulok Miortvy, sévère et simple, reconstruit par le talentueux Jeltovski[17], qui considérait Palladio comme le dernier grand architecte, était dans son aménagement un modèle rare de bon goût. Les tons doux de la garniture du mobilier, le bois de bouleau de Carélie du salon, la salle-à-manger oblongue, où étaient accrochées comme dans un musée de vieilles icônes, quelques tableaux de Vroubel et toute une série de tableaux de maîtres russes et étrangers, un magnifique bronze “Empire”, une surabondance de fleurs, – tout cela communiquait aux soirées qui réunissaient parfois jusqu’à cent personnes, une atmosphère tout à fait particulière de beauté, de spiritualité, de silence et de ce bien-être qui faisait involontairement oublier la menace révolutionnaire de 1905.
Me rappelant et décrivant non sans émotion la Moscou d’avant la guerre, les soirées morozoviennes, les conférences et les débats dans les rédactions et les éditions, je me demande involontairement : est-ce que je n’exagère pas l’importance de notre culture scientifique?
L’Allemagne d’avant 1933 était pleine de toutes sortes de cercles philosophiques, artistiques et politiques. Dans chaque ville plus ou moins importante il y avait des Sociétés Kant, Schopenhauer, Fichte, Goethe, Schiller, Kleist, Mozart, Wagner etc. etc. Pendant mes années d’émigration j’ai lu dans ces sociétés plus de trois-cents exposés.
[1] Fiodor Stepun (1884-1865) est un penseur, sociologue, critique littéraire et un écrivain russo-allemand, né à Moscou, baptisé protestant. Il appartient à l’école philosophique néo-kantienne badoise. Il fut un des fondateurs de la revue culturelle-philosophique russe Logos (1910-1914). En 1922, il fut expulsé de Russie par le pouvoir soviétique avec tout un groupe de personnalités du monde intellectuel et artistique.
[2] F. Stepun, Byvchéïé i niébyvchéïésia [ce livre a paru tout d’abord en 1947 en langue allemande sous le titre Vergangenes und Unvergängliches]
[3] Boris Zaïtsev (1881-1972), écrivain et dramaturge russe.
[4] Grigori Ratchinski (1859-1939), philosophe religieux, traducteur de l’allemand et du français.
[5] Le prince Evguéni Troubetskoï (1863-1920) est un philosophe et homme public, un des fondateurs de la Société de philosophie religieuse À la mémoire de Vladimir Soloviov de Moscou, fait connaissance en 1905 de Margarita Morozova, avec laquelle il entretiendra une “liaison illégitime”, qui financera les éditions philosophiques “La voie” où publiera la fine fleur de la philosophie religieuse russe.
[6] Le livre de Sergueï Boulgakov, Filossofiya khoziaïstva [La philosophie de l’économie] parut en réalité à Moscou en 1912 (Boulgakov soutint sa thèse de doctorat avec cette publication). La préface et la traduction en russe par Boulgakov du livre du Père catholique autrichien Ignaz Seipel (futur chancelier d’Autriche dans les années 1920), Les points de vue économico-éthiques des Pères de l’Église [Die wissenschaftlichen Lehren der Kirchenväter, 1907], parurent en 1913.
[7] Ce recueil, qui réunissait des articles parus entre 1911 et 1915 (dont le célèbre “Cadavre de la beauté” sur Picasso), fut publié en réalité en 1918.
[8] Berdiaev meurt en 1948 (les mémoires de Stepun ont été tout d’abord publiés en 1947 en allemand sous le titre Vergangenes und Unvergängliches) [NdT]
[9] Vladimir Ern (1882-1917), penseur né dans une famille allemande russifiée, un des fondateurs de la Société de philosophie religieuse de Moscou. Il collabora à la revue de philosophie religieuse Novyï Pout’ (La nouvelle voie, 1902-1904] financée par Margarita Kirillovna Morozova.
[10] Аvdotia Pétrovna Iélaguina (1789-1877), appartenait par sa famille Iouchkov et ses deux maris Vassili Kiréïévski (père du philosophe Ivan et de l’ethnographe Piotr Kiréïevski) et Alexeï Iélaguine à la très bonne noblesse de la région d’Oriol, mais n’était pas titrée, comme l’écrit Stepun. Avdotia Iélaguina a participé à la vie intellectuelle, scientifique, littéraire des années 1820-1840 à Moscou, a tenu un salon fréquenté, parmi beaucoup d’autres, par Pouchkine, Viazemski, Joukovski, Tchaadaïev, Gogol, Herzen… Dans l’encyclopédie russe Brockhaus et Efron on peut lire :'” Iélaguina n’était pas écrivaine, mais elle a participé dans le mouvement et l’évolution de la littérature russe et de la pensée russe bien plus que beaucoup d’écrivains professionnels. En elle dominaient par dessus tout les intérêts littéraires, artistiques et d’éthique religieuse; les questions politiques et sociales se reflétaient dans son esprit et dans son coeur par leur caractère humanitaire et littéraro-esthétique.”
[11] Arthur Nikisch (1855-1922), célèbre chef d’orchestre européen d’origine hongroise.
[12] Boris Yakovenko (1884-1949), philosophe russe, un des fondateurs en 1910 avec Fiodor Stepun de la revue de philosophie de la culture Logos, dont il est le directeur entre 1912 et 1914. Il combat la ligne religieuse de la philosophie russe et est partisan d’une ontologie où l’être est connu à l’intérieur d’un processus immanent. L’exposé dont parle Stepun “Ob immanentnom transtsendentizme, transtsendentnom immannentizme i doualizme voobchtché” a paru dans la revue Logos, 1912-1913, livre 1 et 2.
[13] Valentin Sventitski (1879-1931), écrivain, dramaturge, prédicateur; après la révolution de 1905 crée un parti religieux pour la pureté du christianisme; devient prêtre orthodoxe en 1917
[14] Il s’agit de la “Société de philosophie religieuse À la mémoire de Vladimir Soloviov’ à Moscou.
[15] L’Antéchrist est de 1908; Le pasteur Relling de 1909.
[16] Boris Vychéslavtsev (1877-1954), philosophe religieux, fit des cours de philosophie du droit à l’Université de Moscou, soutint en 1914 une thèse sur L’éthique de Fichte. Émigra à Berlin en 1922, puis s’installa à Paris.
[17] Ivan Jeltovski (1867-1959) célèbre architecte, représentant du style rétrospectiviste à Moscou
Extrait de la pièce de Soumbatov-Ioujine “Un gentleman”, 1897
By Jean-Claude on Oct 6th, 2021
Extrait de la pièce de Soumbatov-Ioujine Un gentleman (1897), où le prototype du personnage principal est Mikhaïl Abramovitch Morozov
Acte II, Scène 3
[Dialogue entre Larione Rydlov et Kate la femme qu’il vient d’épouser et qui ne l’aime pas]
“Rydlov (prend sa femme par le menton et l’embrasse bruyamment sur les lèvres) Bonjour, mon ange*. Je me suis baladé pendant deux heures en vélo pour faire diminuer ma valise. Et quelle vivacité de l’esprit et quelle soif d’action vous donnent les exercices physiques! Un afflux de forces nouvelles! […] Kate! N’est-il pas vrai que dans un mari, c’est du feu qu’il doit y avoir avant tout, le jeu de son caractère? Selon moi, l’homme doit être sensible à tout.
Kate – Cela se peut.
Rydlov – Moi, je suis un gentleman dans la société, mais chez moi je puis être nature. N’est-ce pas?
Kate – Oui.
Rydlov – Tout dépend de l’humeur. Moi, par exemple, je regarde les choses de façon totalement différente. Si mon estomac ne fonctionne pas bien, je suis alors enclin à la retenue…Mais quand je suis dans la fleur de mes forces, je suis toute animation… […] Dans notre siècle nerveux, les besoins de la vie spirituelle sont variés…Kate, pourquoi es-tu si distraite? Tu ne partages pas mes vues?
Kate (riant ironiquement) – Une épouse doit tout partager avec son mari.
Rydlov – Ce soir, je te lirai le début de mon roman sur ce sujet. Je désire écrire une série de croquis visant à une analyse de la société contemporaine. N’est-il pas vrai que toute la Russie attend maintenant de nous, le Tiers-État, le salut. Eh bien donc, dites-donc, vous les millionnaires, mettez au jour votre capital spirituel. Auparavant, c’était la noblesse qui donnait des écrivains, et maintenant, excusez du peu, c’est notre tour. (Il replie ses mains). Permettez : premièrement, nous avons pour nous la fraîcheur de la nature. Nous ne nous sommes pas dégénérés. Secondement, le fait d’être matériellement pourvus, c’est une condition importante : l’homme peut créer seulement dans la liberté. Et quelle est cette liberté pour un homme, dont –pardon!* même les semelles des chaussures sont hypothéquées? Finalement, j’éditerai mon livre de telle façon que son seul aspect extérieur en remontrera à tout le monde. Et ne voilà-t-il pas qu’il résulte de tout cela, que c’est nous qui sommes la crème de la société! Ah! Ouiche! Vous n’arriverez pas à nous arrêter. Maintenant tout est con-cen-tré autour du capital.
Kate – Cela se peut.
Rydlov (frénétiquement). – Non, ce n’est pas que cela se peut, mais, croyez-moi bien, qu’il en est ainsi. Je sens en moi des plans ambitieux et vastes. Je me suis mis en question et qu’est-ce qui s’est avéré? Je puis être et critique et musicien et artiste et acteur et journaliste. Pourquoi? Parce que je suis un samorodok[1] russe, mais humanisé par la civilisation. La seule difficulté que j’ai, c’est que je suis tiraillé d’un côté et de l’autre parce qu’il y a en moi une surabondance de forces. Mon petit chat, partage avec moi ma gloire! Nous ferons du bruit, sois en sûre! (Il enlace et embrasse Kate)
Kate – Au nom du ciel, pas si brutalement…
[suit un échange à propos d’un ami très cher de la famille , professeur de physique, désargenté, et que Rydlov veut aider financièrement, ce qui provoque la colère de Kate y voyant une façon d’humilier cet ami]
Kate – J’espère que vous ne lui proposerez rien de pareil?
Rydlov – Laisse tomber ce faux amour-propre, Kate. Tu es douée par la nature, mais tu ne connais pas la vie. Mais moi je pénètre de part en part toute la psychologie de l’homme. Bien entendu, c’est vraiment un don de naissance. Cela ne s’apprend pas. J’en ai vu des nobles, des fiers, en somme de vrais gentlemans – mais quand les choses touchent à l’argent, c’est alors aussitôt un coup manqué au billard. Je ne t’incrimine pas, mais la femme, à cause de la marche historique des événements, est entravée dans son développement intellectuel. Mais toi, l’important est que tu suives mon influence. Je vais élargir ton horizon. La vie, tu sais, est un truc complexe. Où donc, vous, les femmes, pouvez-vous le comprendre : il faut beaucoup et d’intelligence et de travail et de cette chose innée…eh bien, ce quelque chose…eh bien oui, du génie… Voilà! Mais toi, ne sois pas chagrinée, ma mignonne. J’accomplirai ton éducation et t’élèverai à mon niveau, autant que cela est possible. Commençons à lire. Ne serait-ce que mes oeuvres… [Entre un laquais]”
[1] Le mot russe “samorodok” désigne un morceau de métal vierge ou une pépite dans une gangue
VARVARA ALEXÉÏEVNA MOROZOVA. NA BLAGO PROSVIECHTCHÉNIYA MOSKVY [VARVARA ALEXÉÏEVNA MOROZOVA. POUR LE BIEN DE L’INSTRUCTION À MOSCOU], MOSCOU, Rousski pout’, 2008, T.I, 175 pages; T. II, 492 pages
By Jean-Claude on Oct 5th, 2021
VARVARA ALEXÉÏEVNA MOROZOVA. NA BLAGO PROSVIECHTCHÉNIYA MOSKVY [VARVARA ALEXÉÏEVNA MOROZOVA. POUR LE BIEN DE L’INSTRUCTION À MOSCOU], MOSCOU, Rousski pout’, 2008, T.I, 175 pages; T. II, 492 pages
TOME I
_ Le premier tome commence par un “Court essai sur la vie et l’activité de Varvara Alexéïevna Morozova” par N.A. Krouglianskaya (p. 10-18)
– Suit le “Journal intime” de Varvara Morozova, née Khloudova (2 nov. 1848-1 sept. 1917), fille d’Alexeï Ivanovitch et de Ievdokiya Iakovlievna Khloudov (p. 9-140).
Ce journal porte sur les années 1861-1867, donc de 13 à 19 ans. C’est en 1867, à 27 ans, qu’Abram Abramovitch Morozov (1839-1882), demande la main de Varvara, laquelle n’accepta que le 11 décembre 1866 (elle a 18 ans), mais, le 15 décembre, elle écrit à Abram son refus de l’épouser. Elle est tellement harcelée par son entourage qu’elle consentira à ce mariage dont on n’a pas jusqu’ici la date exacte. On peut supposer que ce mariage eut lieu en 1868 ou 1869 puisque leur premier fils, Mikhaïl Abramovitch naît en 1870. Tout le journal intime montre que Varvara avait de la répulsion pour Abram et qu’elle haïssait l’idée de mariage[1].
Elle note dans son journal intime quelques faits liés à la demande en mariage d’Abram Abramovitch :
– le 28 février 1866 (elle a 17 ans et demi), elle écrit : “Micha [son frère Mikhaïl Alexéïévitch Khloudov] m’a pris par la main et m’a déclaré qu’Abram Abramovitch Morozov me recherche en mariage par le truchement de Piotr Nikolaïévitch [Lamine, le mari de sa soeur aînée Olga] et m’a demandé ce que j’en pensais. Je lui ai répondu qu’il vienne dans trois ans me demander ma réponse. L’affaire en resta là”. [T. I, p. 108}. Son beau-frère insiste et elle dit qu’elle ne sait pas quoi dire encore. Elle veut connaître davantage Abram : “Peut-être que je verrai cette année un autre homme que je déciderai de prendre comme mari”. (p. 109)
– 2 mars 1866 – Varvara est empêtrée dans son refus et dans les intrigues familiales contradictoires (son frère va dire à Abram qu’elle ne veut pas l’épouser). Tout au long de son journal, elle ne cesse de dire :”Comment cela va finir?”
– 11 mars -Elle apprend qu’Abram attend une réponse de son père qui ignore le refus transmis au prétendant.
– 25 mars – le père est furieux en apprenant ce refus. “Ces derniers jours, j’ai vu Abram Abramovitch, il se tient bien et, bizarrement, il ne paraît pas vexé, il est au contraire très aimable! Lors de la fête du nom de papa, j’ai longuement parlé avec Trétiakov et ai déclaré que, peut-être, je deviendrai bientôt la femme d’un homme que je n’aime pas du tout, mais qu’un noble objectif me pousse à cela”. (p.109-110). Cet “objectif”, encore vague, est celui de s’occuper des oeuvres d’éducation de la jeunesse.
– 13 avril – “Abram Abramovitch m’a fixée du regard. C’est donc qu’il ne doit pas encore avoir renoncé à son projet! Mon Dieu, mon Dieu! Quelle importance de savoir qui épouser, cela est bien que celui-là soit riche! Je ne supplierai pas comme ma soeur Olga pour obtenir quelque bicoque et ne tremblerai pas pour le sort de mes enfants”. (p. 110)
– 21 avril- Après avoir dit qu’elle hésite toujours et que par moments son prétendant la dégoûte, elle continue de dire à son père qu’elle ne peut rien répondre parce qu’elle ne connaît pas assez Abram Abramovitch. Fin de la note : “Ah, comme je désirerais ne pas me marier”. (p.112)
– 4 mai – Abram Abramovitch prend le thé chez eux. Il est gentil avec le chien de Varvara! Il dit qu’il a de la compassion pour les pauvres. Cela plaît à Varvara (p. 112)
– 20 mai. Varvara affirme :”Je sais sûrement que je n’aimerai jamais Abram Abramovitch”. (p. 113)
Elle se dit qu’elle pourrait épouser un certain Soubbotine qui n’est pas riche : “Mais n’est-il pas vrai que j’ai horreur du luxe. Il est intelligent et je mets au-dessus de tout l’intelligence humaine. Ce qui me fait peur – il n’est plus jeune, alors que je suis encore une fillette. Mais n’est-ce pas de lui que dépend que je le respecte et l’aime plus que tous les autres?”. (p. 113)
– 5 juin – Sans avoir aucun sentiment pour Abram Abramovitch, elle voudrait connaître un amour fort et violent qui soit partagé.
19 juillet – “Il semble que c’est la fin. J’épouse Abram Abramovitch Morozov. J’ai décidé de me sacrifier. Mais aurai-je assez d’énergie pour supporter l’horrible sort qui m’attend? À quoi bon des mots? Je ressens à cet instant les choses de façon si violente que toute parole, toute expression sera faible. Adieu, ma jeunesse, adieu, mon bonheur! Je vais bientôt cesser de vivre pour moi et commencerai à vivre pour les autres”. (p. 114)
6 septembre – elle se dit prête à accepter d’épouser Abram : “Est-ce que je serai heureuse avec lui? J’en doute! Mais malgré tout je tâcherai d’être une femme honnête et bonne”. (p. 114)
– 11 décembre – elle est dégoûtée par Abram qui vient demander solennellement sa main. Elle accepte, mais est dans la plus grande confusion intérieure (p. 115)
15 déc. – Varvara écrit une lettre à Abram où elle déclare ne pas vouloir l’épouser. Scandale dans son entourage et dans Moscou qui se gausse d’Abram. Les rapports avec son père Khloudov deviennent conflictuels, elle est prête à quitter la maison et à travailler … comme actrice!
ANNÉE 1867
– 12 janvier 1867. Varvara voit Abram Abramovitch au théâtre. Elle trouve que sa vie à elle est horrible et sans intérêt; elle pense qu’il serait mieux pour elle de l’épouser. (p. 132)
– 17 janvier – Elle se rend compte qu’Abram Abramovitch n’a pas cessé de s’intéresser à elle.
– 24 janvier “Abram Abramovitch n’a pas cessé de me zieuter” (p. 134). Il la “mange des yeux” et elle, elle fait semblant de flirter avec d’autres (p. 135)
Le journal se termine le 24 janvier 1867 et l’on ne saura donc rien des épousailles de Varvara Alexéïevna Khloudova et d’Abram Abramovitch Morozov, le père des trois fils Morozov, Mikhaïl, Ivan, Arséni.
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De la page 163 à 154 se trouvent des documents concernant “le mariage, la maladie et le décès du mari” de Varvara Alexéïevna Morozova.
– Il y a d’abord un succinct résumé du Journal intime de Varvara Alexéïevna concernant les péripéties des rapports des jeunes Varvara et Abram (voir mon résumé ci-dessus)
Il ne s’est conservé aucun document de leur union. Trois fils naissent de ce mariage dont les deux collectionneurs Mikhaïl et Ivan Morozov.
En 1881 apparurent les premiers signes de démence chez Abram Abramovitch.
– Suit un extrait des mémoires de Nikolaï Varentsov, lui-même marchand et entrepreneur moscovite. Il raconte les spéculations qui ont permis à Abram Morozov de s’enrichir considérablement avec la manufacture de textile de Tvier’. Cela lui a tourné la tête et il a commencé à acheter compulsivement. Le père de Varvara Alexéïevna, fit venir les meilleurs médecins pour vérifier la santé mentale d’Abram Abramovitch. Ces médecins diagnostiquèrent une folie incurable.
– Est cité un document officiel du 30 novembre 1881, adressé au tribunal moscovite de l’orphelinat où il est consigné que Varvara Alexéïevna a déclaré officiellement le 31 janvier 1881 l’état mental de son mari. En vertu de quoi le Tribunal “a reconnu celui-ci comme atteint de paralysie progressive, sujet à la démence pendant les débuts d’une débilité paralytique”.
La “paralysie progressive” était une maladie mentale, conséquence d’une encéphalite syphilitique. Le document, confirmé par le Sénat gouvernemental, déclare que les biens d’Abram et de Varvara Morozov, dans les gouvernements de Nijni Novgorod, de Tvier’ et de Vladimir doivent être mis sous tutelle”. (p. 166)
– Un autre document décrit la déclaration de Varvara Alexéïevna concernant leurs biens immobiliers à Moscou. Il lui est demandé officiellement “de protéger tous les biens appartenant à son mari et de prendre soin de la personne de ce dernier”. (p. 167)
– Le 4 décembre 1881, elle est déclarée tutrice des biens de son mari. (p. 167)
– Le 5 janvier 1882 elle dit que son mari habite Moscou dans sa famille et qu’elle prenait soin de lui. Elle demande d’être la tutrice de tous les biens, ce qui lui est conféré le 8 mars 1882, quelques jours après la mort d’Abram Abramovitch. Elle dut défendre son droit dans le gouvernement de Vladimir qui ne voulait pas se soumettre aux décisions de Moscou.
Une liste des biens d’Abram Abramovitch est donnée p. 167-168
– Voici l’annonce nécrologique dans Les Nouvelles de Moscou, N°58 de 1882 :
“Varvara Alexéïevna Morozova et ses enfants ont la profonde tristesse d’annoncer le décès de son mari [et leur père] Abram Abramovitch Morozov le 25 février 1882 à minuit. Les services funèbres auront lieu dans sa maison à 9 heures du matin et à 6 heures de l’après-midi. L’enlèvement du corps aura lieu le 28 février. Le service funèbre et l’inhumation auront lieu dans le monastère de Tous les Saints, à l’octroi Rogojski” (p. 168)
– P. 169-170 est publié le testament qu’Abram Abramovitch Morozov, père des collectionneurs Mikhaïl et Ivan Morozov, a fait en 1879 (à l’âge de 40 ans) :
1) Il désigne comme exécuteurs testamentaires et tuteurs de ses enfants son épouse Varvara Alexéïevna, deux commerçants et un noble.
2) Il lègue à son épouse 500.000 roubles et lui demande d’organiser ses funérailles. “Connaissant l’inclination de mon épouse pour la bienfaisance, la meilleure cause, selon moi, de la charité est l’aide aux pauvres, l’organisation et l’entretien des écoles, des hospices et de la tutelle, et les dons aux églises, mais elle peut disposer de l’argent comme étant sa propriété selon son propre jugement, sans l’utiliser pour la cause philanthropique”. (p. 169)
3) Abram Morozov lègue la totalité de ses biens et son argent “à mon épouse et à nos enfants, afin que chacun d’eux reçoive le quart de l’héritage à leur majorité légale et, jusqu’à ce moment, cette part de l’héritage doit être gérée par mon épouse et les exécuteurs testamentaires Tchibissov, Chtchégliaïev et Smirnov, et, avant leur majorité, je lègue à mes enfants, aux soins de mon épouse, 40.000 roubles par ans venant du rapport des parties de la propriété qui leur est léguée. Et s’il y a des reliquats, il faut les engager avec des pourcentages jusqu’à la majorité (et ils ne portent pas la responsabilité de la baisse du cours des papiers”. (p. 170)
– Par un acte notarial du 7 juillet 1883 les conditions du testament sont exécutées : Varvara Alexéïevna et ses fils reçoivent le quart de la fortune mobilière, immobilière et financière de leur mari et père Abram Abramovitch Morozov.
Suit l’énumération de tous les biens.
– Devenue propriétaire d’une énorme manufacture, Varvara Alexéïevna déménage en 1885 et achète un hôtel particulier 14 rue Vozdvijenka avec trois parcs, 23 pièces au rez-de-chaussée et 19 au sous-sol, avec une salle pouvant contenir 200 à 300 personnes. Elle y a reçu le Tout-Moscou intellectuel progressiste. C’est l’architecte alors à la mode, Roman Klein, qui avait construit cet hôtel particulier. Varvara Alexéïevna lui commanda aussi quelques uns de ses projets de bienfaisance, en particulier l’Hôpital oncologique Morozov près l’Université de Moscou, des logis sociaux, des hôpitaux près la Manufacture de Tvier’ et toute une série de bâtiments construits qu’elle finança.
TOME II
Ce tome est consacré :
1) aux activités de bienfaisance de Varvara Morozova et de sa parentèle;
2) à la Manufacture des Morozov à Tvier’;
3) à V.M. Sobolievski, le mari civil de Varvara, rédacteur du quotidien Rousskiyé viédomosti (Le Nouvelles de Moscou);
4) à l’activité socio-politique de Varvara Alexéïevna;
5) aux enfants de Varvara et à leur famille;
6) à la mémoire de Varvara Morozova.
I- Sont publiés des documents, des échanges de lettres avec les ministres de l’instruction publique I. Délianov et le comte Kapnist concernant le financement par Varvara Alexéïevna et les membres de sa famille, d’oeuvres de bienfaisance,
– la Clinique psychiatrique A.A. Morozov près l’Université impériale,
– l’Institut Morozov pour guérir ceux qui souffrent de tumeurs cancéreuses
– le Jardin Botanique près l’Université
– le Musée des Beaux-Arts Alexandre II (aujourd’hui Pouchkine), financé par Mikhaïl Morozov (mais pas par sa mère).
– l’École des métiers V.A. Morozova
– la Seconde École élémentaire de filles Rogojskoïé
– la Première Salle de lecture à la mémoire d’Ivan Tourguéniev
– la Bibliothèque publique du ziemstvo du district de la ville de Kline V.A. Morozova
– des écoles de villages dans plusieurs régions de l’Empire russe
– financement d’une nourriture chaude dans les écoles de villages.
II – Sont éditées des lettres de personnalités (dont le professeur d’économie politique Tchouprov qui, entre autre, a dirigé les travaux universitaires de Kandinsky dans les années 1880) qui demandent des aides financières;
– soutien financier à la Société moscovite des éducatrices et des institutrices, à la Société pan-russe des universités populaires, à l’Université populaire Chaniavski, à la Société des subsides aux étudiants nécessiteux de l’École technique impériale;
– sponsorise la construction du bâtiment des Cours ouvriers de la Pretchistenka;
– suit la liste des “Dépenses de bienfaisance de Varvara Alexéïevna Morozova” (p. 144-150).
– Tout un chapitre, de la page 151 à la page 249 est consacré à la manufacture des Morozov à Tvier’, de sa création en 1858 à 1917. Sont publiés les procès-verbaux des assemblées entre 1860 et 1871. Apparaît alors le nom de Varvara Alexéïevna Morozova parmi les propriétaires de la manufacture. Sont relatés l’histoire des révoltes et des grèves entre 1885 et 1899, les événements dans la fabrique lors de la révolution de 1905.
Le 1er mars 1906, il y avait 5886 ouvriers et 3582 ouvrières; 336 adolescents et 87 enfants, 95 garçons mineurs et 51 filles mineures, en tout donc 10.037 personnes.
Est indiquée l’activité philanthropique de Varvara Alexéïevna.
– Tout un chapitre est consacré, de la page 251 à la page 288, à Vassili Mikhaïlovitch Sobolievski (1846-1913), rédacteur pendant 30 ans des Rousskiyé viédomosti [Les Nouvelles russes], mari concubin de Varvara Alexéïevna et père de ses deux autres enfants Gleb et Natalia (portant le nom de Morozov), donc demi-frère et demi-soeur de Mikhaïl, Ivan et Arséni Morozov.
– publication d’articles sur Vassili Sobolievski, d’origine noble, qui montrent une personnalité exceptionnelle. Il lisait les classiques latins, parlait le français, l’anglais et l’allemand, avait suivi un cursus universitaire en Allemagne, à Paris et à Londres.
Son journal était proche des idées socio-démocrates. C’était un organe de l’intelligentsia, un des premiers à être indépendant. Il défendait la justice, la presse, l’égalité des femmes, la liberté de religion, les droits de la paysannerie, le droit de possession de la terre.
Varvara Alexéïevna et Sobolievski recevaient en particulier des écrivains, dont Tolstoï et Tchekhov.
Les articles sont passionnants mais, selon moi, n’apportent pas d’éléments utiles pour comprendre la Collection Morozov.
– De la page 289 à 326, on trouve des extraits de mémoires sur Varvara Alexéïevna, écrits par sa fille, Natalia Vassilievna Morozova-Popova, et par sa belle-fille, Margarita Kirillovna (J’ai traduit ces passages précédemment)
– Sont publiées quelques lettres de Varvara Alexéïevna avec des écrivains et des artistes, dont le futur Prix Nobel Ivan Bounine (deux lettres de 1912 et 1917), ainsi qu’avec Tchekhov;
– Un dossier est consacré à la famille de Varvara Alexéïevna; sont publiées plusieurs lettres de Tchekhov à celle-ci et à Sobolievski.
– Est détaillée l’activité de Varvara Alexéïevna pour l’instruction.
– Puis sont traités ses liens avec l’opposition politique de l’époque et publiés des documents de la police en 1905 mentionnant que Varvara Morozova et sa belle-fille Margarita Kirillovna recevaient les réunions des opposants (p. 318-320) [Voir à ce sujet les passages des mémoires de Margarita Kirillovna précédemment traduits]
– Le chapitre suivant est consacré aux “Enfants de Varvara Alexéïevna Morozova” et à leurs familles (p. 327-450).
Sont concernés :
– Mikhaïl Abramovitch et son épouse Margarita Kirillovna, leurs enfants Guéorgui, Éléna (épouse Klotchkov), Mikhaïl et Maria;
– Ivan Abramovitch;
– Arséni Abramovitch;
– Gleb Vassiliévitch;
Natalia Vassilievna Morozova-Popova
– Sur Mikhaïl Abramovitch (1870-1903) sont donnés l’acte de naissance et un article qui lui est consacré.
Parmi les inédits, l’article d’un certain N. Rok<chanine>, “Iz Nijniévo Novgoroda. Otcherki i snimki” [Depuis Nijni Novgorod. Essais et photographies], Novosti i birjévaïa gaziéta [Les Nouvelles et le journal de la Bourse], 1897, N° 210 :
“La réputation de ce Morozov est plutôt celle d’un feuilletoniste de gazette que d’un commerçant rompu aux affaires. Mikhaïl Abramovitch est un grand amateur de littérature : il lui accorde volontiers tous ses loisirs, il ne répugne pas de collaborer avec les journaux, de briller par quelque livre spirituel, il a même, semble-t-il, écrit il n’y a pas si longtemps un drame. À Moscou, on le connaît comme un habitué des premières théâtrales, comme un monsieur fort aimable, qui a une maison luxueuse avec une belle entrée, comme un brave garçon qu’on a plaisir à rencontrer dans les théâtres et les restaurants”. (p. 330)
Sont publiés des extraits des mémoires de Margarita Kirillovna [J’en ai traduit davantage…], l’article nécrologique de Diaghilev [traduit précédemment].
– Lettre de Valentin Sérov à Margarita Kirillovna du 11 mai 1911 :
“Très estimée Margarita Kirillovna,
Je vous remercie beaucoup pour le portrait de Mikhaïl Abramovitch[2].
Vous avez toujours été bonne à mon égard, ce que je n’oublie jamais.
Le portrait est arrivé normalement et je l’ai placé dans mon appartement du Pavillon russe[3] (ce qui n’est pas mal relativement aux autres).
Je suis satisfait de ma propre exposition, c’est-à-dire de ce qui est exposé et de la façon dont cela l’est.
Les pièces ne sont pas grandes – il y a peu d’oeuvres, mais assez solides, et il n’y a pas l’élément style magasin, dont souffrent toutes les expositions de manière générale et, en particulier, l’exposition internationale d’ici – bien entendu, sauf exception des exceptions. Et puis les expositions elles-mêmes ne siéent pas à Rome, si vous la connaissez.
Je n’ai pas parlé (pardon!) de l’accompagnateur, car c’est Chtcherbatov[4] qui se trouve depuis longtemps auprès de Diaghilev”. (p. 341)
– p. 342-343
“Déclaration de la veuve de l’assesseur de collège Margarita Kirillovna Morozova au Conseil de la Galerie d’art municipale Paviel et Sergueï Trétiakov
Mon défunt mari Mikhaïl Abramovitch Morozov a exprimé de son vivant le désir que sa collection de tableaux d’artistes russes et étrangers devienne par la suite la possession de la galerie d’art Paviel et Sergueï Trétiakov. Pour exécuter cette volonté du défunt, je présente ici l’inventaire des dits tableaux, en tout quatre-vingt trois pièces, et je déclare que je les transmets à la galerie comme propriété; quant aux autres, ci-dessous dénommées, trente trois tableaux, elles restent dans mon usage et devront entrer dans la galerie après ma mort; si, avant cela, des cas de détériorations ou de pertes pouvaient se produire en dehors de ma volonté, la responsabilité ne doit pas m’en être imputée.
Liste des tableaux que je garde pour mon usage personnel :
(Numéros selon la liste)
17- Golovine, Le Palais d’hiver
32- Benois, À Versailles
35- Sérov, Portrait de M.A. Morozov
46- Somov, Baigneuses
55-58- Lévitane, 4 études
63- Konstantine Korovine, Moulins
64- Lévitane, Début du printemps
69- Gabriel von Max, Matin
70- Sergueï Korovine, Vers la Trinité
73- Corot, Paysage
74- Diaz de la Peña, Une plaine
75- Jongkind, Paysage
76- Rokotov, Portrait
77- Boudin, Paysage
78- Pointelin, Paysage
79- Rodin, Éva
80- Corot, Femme,
81- Vroubel, La tsarine-cygne
82- Gallen, Paysage finlandais
83- Konstantine Korovine, Nord (gouache)”
– Trois annonces nécrologiques du décès de Mikhaïl Abramovitch, par la famille, par la Manufacture de Tvier’ et par la Société impériale musicale russe.
Traduction de l’annonce par la famille :
“MIKHAÏL ABRAMOVITCH MOROZOV est décédé paisiblement par la volonté de Dieu le 12 octobre à 13h30, ce que la famille du défunt fait savoir dans son profond chagrin aux proches et aux connaissances.
Les panikhides sont célébrées à 11h du matin et à 19h.
Service funèbre dans l’église du Voile de la Mère de Dieu qui se trouve chez Lievchine, mercredi 15 octobre. Enlèvement du corps à 9h du matin. Inhumation dans le monastère du Voile de la Mère de Dieu dans la maison Zolotarski, rue Dolgoroukov.
Il n’y aura pas d’invitation spéciale”. (p. 343)
-Est publié le testament de Mikhaïl Abramovitch (p. 344-346)
Le testament certifié est fait devant notaire par Mikhaïl Abramovitch le 22 septembre 1903, c’est-à-dire moins de trois semaines avant sa mort. Il lègue tous ses biens à Margarita Kirillovna.
– Est publié une lettre non datée d’Ivan Abramovitch Morozov à sa belle-soeur Margarita Kirillovna où il expose dans les détails les plus précis les problèmes posés par certains bien légués par son frère Mikhaïl, concluant que des parts de ces biens doivent être attribués aux enfants de Mikhaïl et Margarita, Guéorgui, Mikhaïl, Éléna, Maria.
Ivan Morozov y apparaît comme pointilleux, soucieux de justice et des droits de la famille de son frère.
-Est publié un curriculum vitae détaillé, fourni officiellement à Margarita Kirillovna, “de l’assesseur de collège Mikhaïl Abramovitch Morozov, ordre de Saint-Stanislas de 3ème classe et de Sainte-Anne de 2ème classe, médaille d’argent portée sur la poitrine sur le ruban de Saint-André en mémoire du Souverain empereur Nikolaï Alexandrovitch” (p. 347-349).
– Extraits d’articles sur l’activité de Mikhaïl Abramovitch Morozov, p; 349-350
Seule mention sur la collection : “Mikhaïl Abramovitch était connu comme un grand amateur des beaux arts et sa seule collection de tableaux, dans laquelle sont rassemblés des chefs-d’oeuvre des artistes russes et étrangers, est des plus riches”. (Revue Istoritcheski viestnik [Le Messager historique], 1903, N° 12)
– Suit un chapitre sur Margarita Kirillovna (1873-1958), p. 351-366, où sont donnés des extraits de ses mémoires (que j’ai résumés précédemment).
– Est publié un passage du célèbre livre du non moins célèbre penseur paradoxaliste Vassili Rozanov, Ouiédinionnoïé (Esseulement, traduit en français à l’Âge d’Homme en 1980) Il s’agit d’un brillant éloge de Margarita Kirillovna, comme sponsor, organisatrice de la Société de philosophie religieuse à la mémoire de Vladimir Soloviov et de la revue de philosophie religieuse Pout’[La Voie]. (p. 358-359)
– Suivent des documents sur l’activité philanthropique de Margarita Kirillovna.
– Un chapitre est consacré au “Destin de Margarita Kirillovna Morozova après la révolution” (p. 363-366).
Est publié un document du Narkompros de la République de Russie, adressé à “la citoyenne Morozova” le 17 août 1918, signé par Natalia Trotskaïa [épouse civile de Trotski], directrice de la Section des musées et de la protection de l’art et des antiquités, demandant à Margarita Morozova de remettre 10 tableaux et une sculpture à la Galerie Trétiakov.
Margarita Kirillovna a vécu après la Révolution d’Octobre, jusqu’à sa mort, dans un modeste appartement moscovite avec sa soeur Éléna.
– Suivent des chapitres sur les enfants de Mikhaïl et de Margarita avec publication de lettres de différents points du monde.
-Guéorgui (1892-1958) mort en Tchéquie;
-Éléna (1895-1951) émigrée en France;
-Mikhaïl (1897-1952) écrivain et spécialiste, entre autre, de Shakespeare, fils préféré de sa mère (sont publiés l’Autobiographie de Mikhaïl, p. 377-378, les souvenirs de sa troisième femme E.M. Bouromskaya, p. 381-386, et de Margarita Kirillovna, “Sur mon fils”, p. 386-390).
-Maria (1904-1964) émigrée aux États-Unis
-Sont publiés, p. 393-394, des extraits des mémoires du philosophe Fiodor Stepun- Suit un “Compte général du capital et des papiers de valeur de Margarita Kirillovna Morozova et de ses enfants depuis 1906, 1912-1917”, p. 395-397
CHAPITRE SUR IVAN ABRAMOVITCH MOROZOV (1871-1921)
– Copie de son acte de naissance de 1871 :
“Ioann. Parents – le bourgeois notable héréditaire Abram Abramovitch Morozov et sa femme légitime Varvara Alexéïevna, tous les deux de confession orthodoxe. Parrain et marraine – le bourgeois notable héréditaire, conseiller de manufacture et chevalier Alexeï Ivanovitch Khloudov et la marchande Pélaguéïa Iakovlevna Tchernychéva.
Archiprêtre Bérézine. D. Skvortsov. P. Smirnov.
Est né le 27 novembre, baptisé de 2 décembre”.
– Sont publiés divers documents sur l’activité philanthropique d’Ivan Morozov qui n’apportent rien de nouveau (p. 398-400)
– p. 400-408, extraits des textes de Boris Ternovets [que j’ai traduits précédemment]
– Extrait du livre d’Igor Grabar Moïa jizn’ [Ma vie], p. 408-409 :
“Les plus importants collectionneurs de Moscou étaient Sergueï Ivanovitch Chtchoukine et Ivan Abramovitch Morozov, mais le premier collectionnait exclusivement les oeuvres des Français les plus récents, tandis que le second collectionnait principalement les Français, n’achetant que rarement des Russes. En 1913, il ne les achetait même plus […]
Ivan Morozov était un tout autre type de collectionneur. Comme tous les collectionneurs, il a commencé modestement, en achetant tout d’abord des choses “tranquilles” et ce n’est que progressivement qu’il est passé à des novateurs plus tranchés. Tout d’abord, il n’a acheté que des Russes, passant aux Français assez tard.
Parmi les Russes, il aimait par-dessus tout Konstantine Korovine et Golovine qu’il a collectionné de façon exhaustive. À l’opposé de Chtchoukine, il achetait systématiquement, de manière planifiée les lacunes qui apparaissaient; c’est pourquoi sa collection ne saillait pas de façon inattendue de quelque côté, comme la collection chtchoukinienne, mais, en revanche, on n’y sentait pas un tempérament passionné comme dans cette dernière. Sa collection n’est pas bruyante, comme la chtchoukinienne, elle ne fait pas mourir de rire le public, ni s’indigner, mais ceux qui aiment et comprennent l’art se délectent et ici et dans cette dernière.
Laquelle est la meilleure? Il n’est même pas possible de le dire. Dans les deux il y a des chefs-d’oeuvre. Mais peut-être qu’il y en a davantage chez Chtchoukine. La Collection Morozov, en comparaison, est une collection en sourdine. Et Ivan Abramovitch lui-même était un homme calme, en comparaison avec un Chtchoukine énergique, tonitruant et riant aux éclats. Il n’était pas du tout snob et, vers la fin, il collectionnait par besoin intime, sans souci d’ostentation, pas pour les autres, mais pour lui personnellement. Il a craint seulement que l’on ne l’éloignât de son hôtel particulier quand ce dernier se transforma en musée national et il fut indiciblement heureux quand eut lieu sa nomination comme vice-directeur du musée.
J’ai demandé à Ivan Abramovitch d’entrer dans le Conseil de la Galerie Trétiakov. Il a refusé catégoriquement car il n’aimait pas les honneurs et ne se considérait pas comme utile à la Galerie”.
-
Grabar’, Moïa jizn’. Avtobiografiya, Moscou-Léningrad, 1937, p. 244-246
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409, M.A. Dodoliev, “Morozovy v Italii” [Les Morozov en Italie], in Morozovy i Moskva, Moscou, 1998, p. 256-257
“Ses connaissances dans le domaine de la théorie […] firent d’Ivan Abramovitch Morozov un juge consultant irremplaçable dans le domaine de la peinture de chevalet […] Dès le 16 mars 1902, il fut élu membre du comité directeur de la Société moscovite des amateurs de l’art. Sa passion pour rechercher des tableaux le faisait souvent voyager à l’étranger. Sans aucun doute, sa connaissance de l’art italien de l’époque de la Renaissance l’aidait à trouver des critères objectifs pour découvrir de nouveaux artistes et évaluer les tableaux.
Le recueil d’articles d’Ivan Morozov “Sur l’art en général et la poésie en particulier”, publié à Pétersbourg en 1910, a démenti les représentations ignorantes de la Russie et de la culture russe comme “non originale et imitative“.” [Fake news : On sait, grâce à Natalia Sémionova que cet Ivan Morozov n’a rien à voir avec notre collectionneur]
– Suit p. 409-410 un extrait de l’article nécrologique d’Abram Éfros
– Extraits des mémoires du critique théâtral Youri Bakhrouchine (1896-1973), fils du célèbre collectionneur d’oeuvres théâtrales qui a donné son nom au célèbre Musée du théâtre Bakhrouchine à Moscou.
“Parmi les représentants du capitalisme moscovite, mon père n’avait qu’un seul ami proche, Ivan Abramovitch Morozov. Il était impossible d’être indifférent à ce gros sybarite rose. Une constante bienveillance et bonhommie pénétraient de part en part ce brave homme indolent […] Lorsque j’étais enfant, j’aimais beaucoup Ivan Abramovitch Morozov. Il ne me faisait jamais aucun cadeau, il ne me gâtait pas, mais dans sa manière de parler avec moi il y avait toujours une certaine camaraderie, mais pas de paternalisme, ce que j’appréciais beaucoup. Il venait chez nous lors des dîners d’invitation, et aussi tout simplement. Chaque fois, il examinait longuement la galerie de tableaux de mon père, faisait des remarques, se lançait dans des réflexions. Il était extraordinairement heureux que je fasse de la peinture et, chaque fois, s’intéressait à mes progrès.
– Moi, aussi, d’ailleurs, j’ai fait de la peinture, se souvenait-il : lorsque je terminais mes étude à l’université de Heidelberg, je prenais, chaque minute libre, ma boîte de couleurs et allais peindre des études dans les montagnes. Ce sont mes meilleurs souvenirs. Mais pour devenir un vrai peintre, il faut beaucoup, beaucoup travailler, consacrer toute sa vie à la peinture. Autrement, rien ne réussit. Il y aura un sens seulement quand tu regarderas tout dans la vie avec des yeux de peintre et cela n’est pas donné à tout le monde. Eh bien, cela ne m’a pas été donné et je dois m’enthousiasmer pour le travaux des autres et ne pas travailler moi-même. En art, le plus terrible, c’est la médiocrité. L’absence de talent est meilleure – au moins, elle ne trompe pas.
Et voilà qu’Ivan Abramovitch s’est rendu régulièrement à l’étranger et a acheté à Paris pour sa collection des toiles d’artistes français, concurrençant en cela l’autre Moscovite, Sergueï Ivanovitch Chtchoukine. En quelques années ces deux Moscovites ont transformé deux collections privées en resserre d’importance mondiale. Quand, à Paris, un touriste investigateur exprimait son mécontentement de voir que dans les musées de la capitale du monde les impressionnistes français étaient si mal représentés, il recevait cette réponse décontenancée :
– Que voulez-vous? Les meilleurs travaux de ces peintres se trouvent à Moscou chez Chtchoukine et Morozov. Nous sommes même obligés d’y envoyer nos artistes qui veulent se spécialiser dans l’impressionnisme! […]
Morozov aimait la vie et savait vivre. Ses tableaux ne l’ont pas transformé en chevalier avare[5], il ne renonçait ni à la fréquentation des théâtres, ni à celle des stations balnéaires, ni à celle de ses connaissances, ni à celle des restaurants. De ce point de vue, le restaurant “Yar” a joué un rôle décisif dans sa vie.
Un jour, alors qu’il était au “Yar”, Morozov qui n’était plus tout jeune fit la connaissance d’une petite choriste de restaurant. La jeune fille, très jolie et résolue, produisit une impression inattendue sur ce célibataire endurci qui en avait vu d’autres. Commença tout d’abord un léger flirt, ensuite la cour et après un roman. Morozov dissimula soigneusement cette liaison, mais chaque jour il sentait de façon de plus en plus aiguë l’importance de cette jeune femme dans sa vie. Il désirait se confier, épancher son âme auprès de quelqu’un. C’est mon père sur qui tomba le choix de Morozov, car il connaissait la liaison de nombreuses années de son ami, et n’est-il pas vrai qu’il n’y a point de feu sans fumée! Mon père fut présenté à la jeune femme Evdokiya Serguéïevna, alias Dossia, comme on l’appelait chez “Yar”. Des rencontres régulières commencèrent, Dossia plaisait chaque jour davantage à mon père – elle était modeste, ne cherchait pas à participer à des conversations sur des sujets où elle ne comprenait rien, elle était gaie et pleine de joie de vivre, il n’y avait en elle pas la moindre vulgarité. Mon père en parla à ma mère et ils décidèrent de faire le bonheur d’Ivan Abramovitch Morozov. Ma mère fit également la connaissance de Dossia; après l’approbation de ma mère, mon père commença à avoir de sérieuses conversations avec son ami et le persuada de formaliser sa relation et de donner son nom à Dossia. Morozov hésitait, non pas parce qu’il jugeait ce pas indigne de sa propre dignité, mais parce qu’il craignait de mettre Dossia dans une position pénible si soudain la société allait refuser de la recevoir dans son milieu et qu’ils deviennent des parias. Mon père n’était pas d’accord et confirma ses paroles par des preuves, en lui indiquant Ivan Voukoulovitch Morozov, marié à la ballerine Vorontsova, Mikhaïl Serguéïévitch Karzinkine qui avait choisi comme compagne de sa vie Yatchmiéniova dans ce même ballet, Alexandre Serguéïévitch Karzinkine, mari de la ballerine Adelina Juri – tous, ils ont vécu heureux et n’ont pas été l’objet d’ostracisme. Ivan Abramovitch, en suivant ce même chemin, mit en avant le troisième Karzinkine, Sergueï Serguéïévitch, qui avait une liaison de plusieurs années avec la ballerine Nékrassova. Mon père eut un contre-argument raisonnable en faisant remarquer que le cas de Sergueï Serguéïévitch était particulier, car il était le père d’une nombreuse famille[6] et sa liaison avait lieu du vivant de sa propre femme. Ivan Abramovitch mit alors en avant une dernière considération : qu’on le veuille ou non il y a une grande différence entre une artiste du ballet impérial et une choriste du “Yar”; on a l’habitude de considérer avec raison les choristes du “Yar” comme de créatures gentilles, mais perdues. Contre ce dernier argument, mon père employa un dernier moyen – le point de vue de ma mère. Tôt ou tard, mais un beau jour, Ivan Morozov capitula et ses noces eurent lieu sans bruit superflu dans une petite église moscovite, après quoi les jeunes gens partirent pour l’étranger.
La moitié de l’affaire était faite, mais seulement la moitié – il restait encore le plus difficile, “lancer” Dossia dans le monde. Cette procédure se passa dans notre maison lors d’un dîner d’invitation spécial. La Moscou marchande mondaine accueillit la jeune Evdokiya Serguéïevna avec retenue, avec une méfiance manifeste, surveillant attentivement la façon dont elle mangeait, parlait et se tenait. Mais la jeune Morozova se tint si simplement, fit tout avec tant d’aisance, comme si toute sa vie elle n’avait eu commerce qu’avec une telle société. À la fin du repas, les coeurs les plus condescendants s’adoucirent et les jeunes gens reçurent plusieurs invitations. La bataille était gagnée. Et au bout de quelques années, Evdokiya Serguéïevna devint membre à part entière du grand monde moscovite et la seule chose qui lui resta attachée toute sa vie, c’est son nom de Dossia”.
(You. A. Bakhrouchine, Vospominaniya [Mémoires], p. 280-284)
Evdokiya Serguéïevna Morozova (née Kladovchtchkina, nom de scène Lozenbek) (1885-1951) est inhumée près de Paris. Sérov a fait son portrait en 1908, dont un critique a pu écrire : “C’est un vrai portrait, magnifique, mais, vraiment, aucune caricature n’aurait pu, selon moi, être plus méchant”. (p. 410)
– Extrait des mémoires de N.A. Varentsov (p. 414) où il est dit qu’Ivan Morozov s’est suicidé à Berlin en s’ouvrant les veines dans sa baignoire [ Fake news caractérisée].
– Chapitre sur le dernier fils de Varvara et Abram Morozov, Arséni (1873-1908). Est donné son acte de naissance, p. 415
Arséni Abramovitch est surtout connu à cause de l’édification de son hôtel particulier 16 rue Vozdvijenka, qui se voulait une variante moscovite de la Casa de las Conchas à Salamanque. Arséni voyagea en Espagne et au Portugal avec l’architecte, imprégné de mysticisme, Viktor Mazyrine, pour créer son hôtel particulier en un style éclectique mauresque-plateresque. (p. 415-417)
Sont décrites les péripéties de la vie sentimentale d’Arséni qui reste un personnage énigmatique (p. 418-420)
Après la Révolution d’Octobre, l’hôtel particulier d’Arséni Abramovitch Morozov fut envahi par les anarchistes, mais, à l’été 1918, ils sont chassés par la Tchéka. À partir de 1918, il fut occupé par le “Club de Moscou” et le théâtre du Prolietkoult. Il fut alors fréquenté par les écrivains, le monde artistique et intellectuel. En 1928, ce fut la résidence de l’ambassade japonaise, au début de la Seconde guerre mondiale, c’est le siège de l’ambassade anglaise, puis de l’ambassade indienne. À partir de 1959, ce fut la Maison de l’Amitié.
– Extrait des mémoires de Margarita Kirillovna [que j’ai traduits précédemment]
– Est décrit le contenus de l’immense bibliothèque d’Arséni Morozov (p. 421-423) qui touche tous les domaines de la pensée humaine.
– Gleb Vassiliévitch Morozov (1886-), fils de Varvara Alexéïevna et de Vassili Sobolievski qui l’a reconnu, mais le nom de Morozov a été conservé.
Série de documents officiels concernant les études de Gleb, son mariage. Émigra en 1924 en Allemagne.
– Natalia Vassilievna Morozova-Popova (1887-1971), p. 433-444
Différents documents sur ses études, ses problèmes avec la police au moment de la révolution de 1905, ainsi que dans les années 1930 dans la Russie soviétique.
Sont publiés des souvenirs sur elle et son mari Popov, la correspondance de son cousin Sergueï Khloudov dans les années 1950.
– Chapitre sur les descendants de Natalia et Gleb Morozov, p. 444-450
— Chapitre à la mémoire de Varvara Alexéïevna Morozova, p. 451-458
– Article nécrologique :
“Varvara Alexéïevna Morozova, par la volonté de Dieu, après une brève maladie, est paisiblement décédée, le 4 septembre <1917> à 9h. du matin, ce dont ses fils, sa fille et ses petits-fils, dans leur profond chagrin, informent ses parents et connaissances. Les panikhides sont célébrées à 12h. et à 18h. Le jour de l’inhumation sera annoncé spécialement”. [Rousskiyé viédomosti (Les Nouvelles russes), 1917, N° 203, p. 1]
Dans le même journal, sont décrites les funérailles (N° 206, p. 6)
– Suit un chapitre sur le sort après la Révolution d’octobre des organisations fondées et subventionnées par Varvara Morozova (p. 455-456)
– Est décrit comment la mémoire de son activité philanthropique est remise à l’honneur à partir de la chute de l’URSS.
– En Annexe sont décrites les dépenses faites par Varvara Alexéïevna pour de nombreuses organisations de Moscou, de Tvier’ et pour différentes personnes (p. 459-468). Sont publiés ses comptes pour l’entretien de ses deux maisons (p. 468-476) et ses différents autres comptes (p. 476-485)
[1] Notons ici qu’elle vivra en concubinage avec Vassili Sobolievski (1840-1913), le directeur du quotidien moscovite libéral Rousskiyé viédomosti [Les Nouvelles de Moscou] dont elle eut un fils et une fille. Le fils, Gleb, est né en janvier 1886, c’est-à-dire trois ans après la mort d’Abram Morozov.
[2] Il s’agit du Portrait de 1902
[3] Il s’agit de l’Exposition internationale d’art à Rome en 1911
[4] Le prince Sergueï Chtcherbatov (1874-1962), peintre et collectionneur, auteur de mémoires sur la vie artistique russe au début du XXe siècle
[5] Le Chevalier avare est une petite pièce dramatique de Pouchkine (1836) mise en musique par Rachmaninov (1904-1906)
[6] Sergueï Serguéïévitch Karzinkine avait neuf enfants!
A propos de l’auteur
Jean-Claude Marcadé, родился в селе Moscardès (Lanas), agrégé de l'Université, docteur ès lettres, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S). , председатель общества "Les Amis d'Antoine Pevsner", куратор выставок в музеях (Pougny, 1992-1993 в Париже и Берлинe ; Le Symbolisme russe, 1999-2000 в Мадриде, Барселоне, Бордо; Malévitch в Париже, 2003 ; Русский Париж.1910-1960, 2003-2004, в Петербурге, Вуппертале, Бордо ; La Russie à l'avant-garde- 1900-1935 в Брюсселе, 2005-2006 ; Malévitch в Барселоне, Билбао, 2006 ; Ланской в Москве, Петербурге, 2006; Родченко в Барселоне (2008).
Автор книг : Malévitch (1990); L'Avant-garde russe. 1907-1927 (1995, 2007); Calder (1996); Eisenstein, Dessins secrets (1998); Anna Staritsky (2000) ; Творчество Н.С. Лескова (2006); Nicolas de Staël. Peintures et dessins (2009)
Malévitch, Kiev, Rodovid, 2013 (en ukrainien); Malévitch, Écrits, t. I, Paris, Allia,2015; Malévitch, Paris, Hazan, 2016Rechercher un article
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