Quelques tableaux russes de l’exposition « La Collection Morozov »
Quelques tableaux russes de l’exposition « La Collection Morozov »
Konstantine KOROVINE, Portrait d’une choriste, h/t., 53, 2 x 41, 2, 1883
On considérait en Russie, dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, la peinture de Korovine comme grossière et négligée. Il est vrai que son oeuvre est inégal. Beaucoup de tableaux sont banals, mais il y a de vrais chefs-d’œuvre comme ce Portrait d’une choriste qui a marqué un tournant dans l’histoire de la peinture russe dans les années 1880. Igor Grabar a écrit que « c’était avec Korovine que commençait l’histoire de l’art moderne en Russie ». Le Portrait d’une choriste fut jugé scandaleux et refusé dans les expositions de l’époque. Korovine rapporte que Répine a dit en voyant cette toile qu’elle n’était pas d’un Russe, mais d’un Espagnol ayant du tempérament : « C’est peint avec audace et succulence, mais c’est de la peinture pour la peinture. » Au dos de l’œuvre, Korovine a écrit : « Le modèle était une femme laide, on pourrait dire un laideron. » Cette étude reste comme un hapax dans la production picturale de Korovine dans les deux dernières décennies du XIXe siècle. Elle est la première apparition en Russie de l’apport impressionniste français avec un certain regard dans la direction de Manet.
Mikhaïl VROUBEL, Lilas, h/t, 214 x 342, 1901
Cette toile monumentale de Vroubel (1856-1910) est peinte en 1901, un an après deux études sur le même motif, elle est considérée comme inachevée car non signée. Le lilas se dit en russe « siren’ », ce mot est lié graphiquement et phonétiquement à la nymphe Syrinx de la mythologie grecque fuyant le dieu Pan et transformée en roseaux. Dans le tableau on voit en haut, au centre, un personnage les bras derrière la tête, se déployant sur toute la surface picturale dans une symphonie de mauves de toutes les nuances. Le panthéisme est une tendance majeure du symbolisme russe des années 1900. Il est particulièrement présent dans l’œuvre de Vroubel où très souvent les personnages émergent de parterres floraux. Et puis, il y a eu en 1899 sa toile monumentale Pan dont on dit qu’elle est marquée par la légende florentine d’Anatole France Saint Satyre, adaptée en russe par Dmitri Mérejkovski en 1890. Dans Lilas on peut penser que le personnage qui incarne la Nature est un faune. Le personnage féminin sur le banc semble attendre l’épiphanie d’un visiteur qui viendrait s’asseoir à côté d’elle. On pourrait dire que cette toile est une version slave de « l’après-midi d’un faune » mallarméen.
Valentin SÉROV, Portrait de Mika Morozov, h/t, 62, 3 x 70, 6, 1901
Valentin Sérov (1865-1911) sort du réalisme académique avec ce portrait du fils de Mikhaïl et Margarita Morozov, âgé de quatre ans, Mika (hypocoristique de Mikhaïl) qui, adulte, deviendra en URSS un éminent spécialiste de Shakespeare (1897-1952). La pose inhabituelle de l’enfant prêt à bouger, la composition du tableau en diagonale, tout le tableau est fondé sur le contraste entre l’immobilité (la forte présence du fauteuil massif) et l’agilité, la vivacité, suspendues, mais prêtes à se manifester, de l’enfant (le coussin prêt à tomber, la bouche entrouverte). Valentin Sérov a vu à Paris Édouard Manet, ce qui se ressent dans le contraste saisissant entre la masse blanche qui illumine l’enfant et le camaïeu noir « ténébreux » qui l’entoure ainsi que l’éclat du noir des yeux. La mère de Mika, Margarita Kirillovna Morozova, a pu affirmer : « Sérov peignait particulièrement bien les enfants […] Le portrait de mon fils était de ce point de vue extrêmement réussi. Quand Sérov le peignait, il était de bonne et bienveillante humeur. »
Valentin SÉROV, Portrait de Mikhaïl Abramovitch Morozov, h/t, 212, 5 x 80, 8, 1902
Ce rejeton du monde marchand capitaliste moscovite haut en couleurs, tel qu’il fut décrit par le dramaturge Alexandre Ostrovski dans la seconde moitié du XIXe siècle, ne s’occupait pas de négoce, mais avait fait des études universitaires et avait des ambitions d’écrivain. Mikhaïl Morozov est ici représenté dans son salon « chinois » un an avant sa mort en 1903. On note dans cette figuration du collectionneur de peinture française et russe la sensibilité psychologique spécifique de Valentin Sérov. La veuve de Mikhaïl, la célèbre Margarita Kirillovna, a bien caractérisé cela : « Sérov n’avait aucune imagination, il était un vrai réaliste. Un trait pénible, c’était je ne sais quel pessimisme humoristique à l’égard des gens. Il voyait dans chaque être humain, avec son regard observateur circonspect, une caricature. Ou bien cet être lui rappelait quelque animal ou bien il saisissait ses traits intérieurs et extérieurs qu’il exposait également de façon caricaturale. Il était rare de pouvoir sentir en lui une attitude bonne et simple à l’égard de la personne qu’il représentait. » Cela se confirme dans ce portrait monumental où certains contemporains ont pu voir « la pose d’un épouvantail de potager, un sanglier qui vient de sauter sur son chasseur et se planter devant lui. » (la peintre Nina Iéfimova)
Piotr Outkine, Ceux qui aiment la tempête, détrempe/t., 76, 5 x 81, 1908
Ce tableau du peintre Piotr Outkine (1877-1934) témoigne de l’originalité du symbolisme pictural russe, tel qu’il s’est manifesté dans l’exposition « La Rose bleue » à Moscou en 1907. Outkine a été influencé par l’impressionnisme vaporeux de son compatriote de Saratov, Viktor Borissov-Moussatov, mort en 1905, un an après la première exposition symboliste intitulée « La Rose écarlate » dans cette ville sur la Volga.
Nous sommes ici à la limite de l’abstraction comme chez Vroubel. L’attrait pour l’enfance, la pensée enfantine, est un des vecteurs de la poétique du symbolisme russe ; il est ici présent avec la fillette qui tient une sorte d’encensoir d’où sort une fumée, emportée par la tempête et, à côté d’elle un personnage avec un chapeau tête baissée retenant avec ses mains un rameau ; ils sont abrités et non menacés par les plumes fantastiques de l’immense vague arborescente qui semble les protéger. Outkine est le peintre des visions embrumées oniriques de la nature. Il n’y a plus de perspective ni de profondeur mimétique du monde visible et des êtres, mais un univers pictural musical de pure émotion.
Valentin SÉROV, Portrait d’Ivan Morozov, détrempe/ carton, 63, 5 x 77, 1910
On note dans ce tableau une particularité de l’école russe, jusqu’à et y compris l’avant-garde, à savoir que les peintres russes synthétisent sur leurs oeuvres plusieurs cultures picturales. Ici, Ivan Morozov est représenté sur le fond de la nature morte de Matisse Fruits et bronze qu’il venait d’acheter à Paris. Sérov n’aimait pas le maître français même s’il avait une certaine admiration pour lui. Le dynamisme de l’image est rendu par l’obliquité du tableau matissien, d’où émerge la figure massive et bienveillante du collectionneur. C’est à nouveau Manet qui est convoqué avec ce trait noir qui encercle le personnage et, à nouveau, un contraste noir-blanc, mais moins éclatant que dans le portrait de son neveu Mika. Le critique d’art Abram Éfros dit de ce tableau que Sérov a « traité [à son habitude] l’original de façon tyrannique » : « Il l’a peint assez tardivement afin de ne pas avoir à le reconstruire, afin de le recouvrir d’une telle retouche sous laquelle il faudrait du temps pour bien voir le vrai Morozov. Le Morozov de Sérov est un Européen à la tenue stricte et très gandin, ayant la structure générale soit d’un député à la mode, soit d’un banquier frais émoulu, qui s’intéresse à l’art et qui achète, en suivant les prescriptions de souffleurs privés, les oeuvres du dernier cri, pour aussitôt les cacher selon les codes du bon ton. »
Natalia Gontcharova, Verger en automne, h/t, 71, 8 x 103, 3 , 1909
Cette toile figurait dans la première exposition du groupe cézanniste-primitiviste fauve « Le Valet de Carreau » à Moscou en 1910-1911. Natalia Gontcharova (1881-1962) était attirée par les travaux de la campagne et a créé autour de 1910 un cycle de peinture paysannes unique au monde. La cueillette des fruits, comme ici sur ce tableau, est un sujet très important dans sa création. L’artiste traite de façon primitiviste, dans la structure de l’œuvre, les personnes et les paysages qui sont libérés de tout mimétisme. La Gontcharova primitiviste est solaire, ici c’est un soleil automnal avec la dominante de différentes nuances de jaune qui jouent avec les rouges, les verts, les noirs. L’artiste a su dans toute sa création picturaliser le décorativisme de l’art populaire de son pays. C’est une instrumentation purement picturale du monde visible. De tous les néo-primitivistes russes, Natalia Gontcharova est la plus naturellement mystique, la plus accordée avec la civilisation et la culture de la Russie.
Ilia MACHKOV, Nature morte. Fruits sur un plat, h/t, 80, 5 x 116, 2, 1810
Cette nature morte d’Ilia Machkov (1881-1944) s’appelait d’abord Les prunes bleues. Elle est typique de l’esthétique cézanniste-primitiviste-fauve du mouvement « Le Valet de carreau » dont l’artiste a été un des premiers fondateurs en 1910. ‘Le Valet de carreau » donne une grande place, inconnue auparavant, à la nature morte. Dmitri Sarabianov a bien noté ce que représentait cette nouvelle esthétique russe : « Utilisant les conquêtes de Cézanne, parfois de Matisse et de quelques autres peintres français [les peintres du Valet de carreau] rendaient à l’objet sa masse, son volume, sa forme traditionnelle, visaient à une synthèse de la couleur et de la forme. » La polychromie de la toile de Machkov provient de l’art populaire russe. D’elle émane une succulence visuelle affirmée. Le dynamisme de l’ensemble est rendu par le contraste des coloris et de la table présentée en oblique, couverte d’une nappe à un blanc-gris improbable. Cette toile a été exposée au Salon d’automne parisien de 1910 et Valentin Sérov écrit de Paris à Ivan Morozov:
Ilia Machkov, Autoportrait, h/t, 137 x 107, 1911
Machkov est un des fondateurs du « Valet de carreau » qui a peint comme une affiche de ce mouvement une toile représentant son autoportrait et le portrait de l’autre fondateur, Piotr Kontchalovski, comme des athlètes musclés à demi nus, symbolisant le nouveau peintre, plein de vitalité, d’affirmation sensualiste du monde, d’humour, de théâtralisation et de carnavalisation de la vie. Machkov vient d’une famille de cosaques du Don, majoritairement des Ukrainiens russifiés, au folklore et aux coutumes hyperboliques. Machkov se représente sur cet Autoportrait comme un Turc européanisé avec un mélange humoristique d’exotisme oriental (le fez, le noir des cils, des yeux, de la moustache, du col pompeux d’un costume cossu), de primitivisme avec la confrontation d’un bateau à voiles géométrisé sortant du tableau vers la gauche et d’un bateau à vapeur, symbole de la civilisation commerciale moderne, sortant du tableau vers la droite. Le procédé du « sdvig » (décalage) est ici employé tout particulièrement dans la peinture des yeux. À partir du célèbre Christ Pantocrator du VIe siècle se trouvant au monastère sinaïque Sainte-Catherine avec sa dissymétrie théandrique des yeux, les avant-gardistes russes ont souvent introduit cette dissymétrie dans leurs portraits (un œil tourné vers le visible et un autre vers l’inapparent).
Alexandre Golovine, Autoportrait, détrempe/p., 88, 6 x 68, 9, 1912
Cet Autoportrait d’Alexandre Golovine (1863-1930) est typique de la culture picturale russe sécessionniste du début du XXe siècle, représentée en particulier par la revue Le Monde de l’art de Sergueï Diaghilev et d’Alexandre Benois. Sur un fond gris neutre sans couleur locale et décor, l’artiste concentre toute l’attention sur son portrait en buste de face avec une légère obliquité. La dominante chromatique est en camaïeu ; grâce à cette grisaille le peintre rend toutes les nuances éclatantes d’une illumination blanche et des ombres disséminées sur la veste et le visage. En contraste, le vase de fleurs frappe par la solidité et la vigueur de son dessin. « J’ai un particulier amour pour les fleurs – écrit l’artiste dans ses mémoires- et je les peins avec un précision botanique. » Golovine réalise ainsi un équilibre entre cette luminosité et la fragilité qui se lit dans le regard à la fois aigu et manifestant une certaine appréhension. Le critique d’art et directeur de la revue moderniste Apollon a caractérisé ainsi l’art du portrait de Golovine : « Ses portraits, tout en restant très ”éclatants ” par la gamme jubilatoire des couleurs, sont en même temps d’excellents ”documents humains” avec un psychologisme des visages et des mouvements attentivement pensé et étudié jusque dans les moindres détails. »