Catégorie De l’art russe
Des mœurs éditoriales d’une revue d’art (dans mes archives)
By Jean-Claude on Mar 21st, 2023
Voici des notes qu’une certaine dame Zorzi, qui m’a sollicité en mars 2017, par questions, pour un numéro d’une feuille de chou appelée Art magazine que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam, ni Zorzi ni la feuille de chou – les questions ont disparu de l’ordinateur. Je n’ai plus jamais entendu parler de cette dame et de mes notes ci-jointes.
Or j’apprends que la feuille de chou est une sorte d’annexe de Beaux-Arts Magazine pour lesquels une certaine dame Solène de Bure m’avait commandé fin 2016 deux articles pour un numéro spécial de sa revue consacré à la Collection Chchtchoukine, numéro qui, selon ses dires, était introduit par une interview d’Anne Baldassari…Le numéro fut mis en page sans que j’aie pu vérifier les épreuves et je m’aperçus que cette mise en page non seulement maltraitait mon texte de façon cavalière, mais introduisait une illustration avec un faux Natalia Gontcharova et une iconographie pleine d’erreurs grossières… Après mes protestations indignées, dame de Bure, comme la dame Zorzi, n’a plus donné de signes de vie…
Cela m’apprendra de ne pas demander des garanties quand on passe une commande…
Chère Diane Zorzi,
Voici mes propositions. Tenez-moi au courant de la suite. Je vous demande instamment de respecter ma transcription des noms russes qui correspond strictement aux règles de la phonétique française, ce qui n’est pas le cas dans le instructions données aux lecteurs (je tiens, en particulier, à Malévitch avec un accent sur le “é”).
Cordialement,
jean-claude marcadé
1) Kandinsky a évolué entre la fin du XIXe s. et 1914 dans le milieu allemand, à Munich. Le livre de l’historien de l’art allemand Wilhelm Worringer Abstraction et empathie, en 1907, qui opposait une sphère figurative à une abstraite, a joué un rôle conceptuel dans la naissance de la non-figuration puis de l’abstraction. Le livre Du Spirituel en art (1910) de Kandinsky et ses premières oeuvres non-figuratives ont été le premier déclencheur. Il y eut ensuite la pratique et les écrits de Larionov, inventant le rayonnisme en 1912-1914. Le saut dans l’abstraction radicale, le sans-objet, a été fait par Tatline et ses “reliefs picturaux” en 1914 et le peintre russo-ukrainien Malévitch en 1915 avec son “suprématisme de la peinture” (exposition “0,10” à Pétrograd). Il est certain que pour tout artiste de l’Empire Russe la peinture d’icônes, qui crée un monde au-delà du monde réel, a été un moteur essentiel dans la profusion de l’abstraction en Russie entre 1913 et 1926. Il y a eu aussi la forte imprégnation de l’ornementation très luxuriante de l’art populaire qui a permis de faire naître un puissant “décorativisme pictural”. À partir de 1907, c’est-à-dire après la révolution russe de 1906 qui a mis fin à l’autocratie séculaire, sont nés de nombreux groupes artistiques antagonistes, appelés communément par leurs détracteurs conservateurs “futuristes”, ayant à leur tête des leaders : l’Ukrainien David Bourliouk et l’introduction d’un impressionnisme primitivisme (1907-1910); Larionov et la création avec sa compagne Natalia Gontcharova du néo-primitivisme (1909-1925, exposition “La Queue d’âne” en 1912); Piotr Kontchalovski et Ilia Machkov à la tête du cézannisme fauve primitiviste du “Valet de carreau” (1910-1924) à Moscou; Matiouchine et sa femme la peintre et poète Éléna Gouro créent à Saint-Pétersbourg le mouvement “L’Union de la jeunesse” qui traduira en 1913 le livre de Gleizes et Metzinger Du”cubisme” et publiera trois almanachs sur la théorie et la pratique des arts novateurs (cubisme et futurisme); Larionov et Natalia Gontcharova sont à la tête de l’abstraction non-figurative rayonniste (1912-1914, exposition “La Cible” à Moscou); Malévitch est un des protagonistes du cubo-futurisme et de l’alogisme en 1913-1914, puis du courant suprématiste (1915-1926), avec, au début, des adeptes comme Olga Rozanova ou Ivan Klioune; Tatline crée un mouvement opposé au suprématisme, insistant sur la “culture du matériau” (1914-1920), ce qui sera revendiqué par des artistes comme Lioubov Popova et Rodtchenko et aboutira à la création du constructivisme soviétique en 1921-1922 (Le Pavillon soviétique de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels à Paris en 1925 fera connaître ce dernier mouvement de l’avant-garde historique de Russie et d’Ukraine).
2) Il n’y a rien à “comprendre”. L’art n’est pas de la littérature, c’est ce que n’ont cessé de proclamer par leurs oeuvres et leurs écrits les novateurs de l’art de gauche en Russie, en Ukraine ou en Géorgie (Le terme “avant-garde russe” a été créé très tard en Europe occidentale – dans les années 1960; les arts et les artistes novateurs de l’Empire Russe, puis de l’URSS se sont dits “de gauche”, ce qui, avant les révolutions de 1917, n’avait pas un sens strictement politique, mais s’opposait à un “art de droite”, conservateur et académique). Comprend-on quelque chose lorsqu’on regarde dans la nature ou dans l’environnement matériel des harmonies colorées qui nous émeuvent? Le mot-clef de Malévitch est la sensation (songeons qu’il est aussi un mot-clef pour Cézanne). La purification suprématiste permet de voir dans l’art de la peinture non des anecdotes à déchiffrer (cela est du domaine de la psychologie ou de la sociologie), mais le pictural, c’est-à-dire l’énergie, le mouvement, l’harmonie de la couleur. Cela permet également de voir cette trame “picturologique” dans les oeuvres figuratives du passé au-delà et en-deçà des sujets (on comprend alors pourquoi Matisse a pu dire que “tout art est abstrait”, alors qu’il n’a jamais pratiqué la forme abstraite). Donc il faut se laisser saisir par le “pouvoir de commotion” des toiles suprématistes. Les toiles suprématistes n’illustrent rien, en particulier elles n’illustrent pas une ou des “idées”. En revanche, dans la suprématie de la couleur, dans son mouvement même, il y a une action philosophique qui se fait voir, celle du “Rien libéré” qui rend compte du caractère illusoire du monde des objets. Cette “pensée picturale” est proche de la Maya de l’hindouisme et du bouddhisme. Les toiles de base que sont le Carré noir, la Croix noire, le Cercle noir de 1915 ont donné lieu à plusieurs interprétations fondées sur les déclarations du peintre. Donnons-en quelques unes qui n’épuisent pas les sens possibles de ces tableaux. Le carré est à la fois éclipse totale des objets et une nouvelle forme d’appréhension du divin, habituellement signifié dans le monde occidental par le triangle. La croix est à la fois “corps” du monde et inscription chrétienne sur l’Univers. Le cercle est à la fois éclipse totale du monde des objets (comme le carré) et planète qui traverse l’espace blanc vers l’infini. Les “Blancs sur blanc” de 1918-1919, dont le Carré blanc sur fond blanc, nous entraînent dans l’apparition et la disparition des choses; l’acte créateur n’est pas mimétique, c’est un « acte pur » qui saisit l’excitation universelle du monde, le Rythme, là où disparaissent toutes les représentations figuratives de temps, d’espace, et ne subsistent que le rythme et l’action qu’il conditionne.
3) Malévitch ne voulait pas choquer un public non préparé au minimalisme suprématiste, car lui même a été le premier “choqué” par l’apparition sur sa toile en 1915 du Quadrangle noir (ce qu’on a appelé par la suite le Carré noir sur fond blanc). La doxographie nous dit que Malévitch n’a pas pu manger ni dormir pendant une semaine après la création de son Carré noir. Cette oeuvre est un saut dans le vide, le désert, dans le sans-objet absolu.
4) Le suprématisme est la mise à zéro de l’art figuratif, pour aller au-delà de ce Zéro. C’est un acte pur qui fait apparaître l’inanité de toute représentation et crée une “géométrie imaginaire” de pure picturalité. Cet acte pur pictural est la quintessence de la sensation que l’artiste a du monde, que ce soit la sensation de la nature ou des oeuvres du passé. C’est ainsi que les blancs, les noirs et les rouges de certaines oeuvres sont la quintessence de ces couleurs dans la peinture d’icônes russe. La polychromie de plusieurs toiles vient également de l’art populaire, en particulier de son Ukraine natale.
5) L’école suprématiste comprend de nombreux artistes russes qui, a un moment ou à un autre, ont été marqués par cette radicalité (parmi les plus importants Olga Rozanova, Lioubov Popova, Alexandra Exter, Ivan Klioune, Nikolaï Souiétine, Ilia Tchachnik; dans la seconde moitié du XXe siècle – Francisco Infante, Edouard Steinberg). Grâce à l’exposition du directeur du MoMA Alfred Barr “Cubism and Abstract Art” en 1936 à New York, les artistes américains purent faire connaissance avec le suprématisme, ne serait-ce que par la présence d’une toile emblématique de la série des “Blancs sur blanc” de Malévitch, le fameux Carré blanc sur fond blanc. Il ne fait aucun doute que la pratique formelle et conceptuelle de l’oeuvre suprématiste de Malévitch a joué un grand rôle dans l’apparition du Minimal Art américain, en particulier chez Sol LeWitt ou Carl André. De même les artistes du Colorfield Painting (en particulier Barnett Newman, Ad Reinhardt ou Ellsworth Kelly) ont comme point de départ initial le suprématisme malévitchien qui s’est fait connaître, de façon encore sporadique mais suffisante, dès la publication dans les cahiers du Bauhaus du livre Le Monde sans-objet à Munich en 1927. Le suprématisme a été revendiqué par le groupe yougoslave de Zagreb “Gorgona” dans les années 1960 (un de ses meilleurs représentants est Julje Knifer). Aujourd’hui, l’art étant dominé par la physiologie, l’abstraction radicale suprématiste n’est plus présente de façon significative dans la peinture ou chez les “plasticiens”. En revanche, on retrouve un fort dialogue avec le suprématisme dans toute une partie de l’architecture actuelle, en particulier dans le minimalisme japonais.
Les rapports de la musique et des arts de la couleur dans l’Empire Russe de 1910 à 1925
By Jean-Claude on Mar 3rd, 2023
Musique et arts de la couleur -1910-1925, Cité de la Musique, 27 mars 2014
Les rapports de la musique et des arts de la couleur dans l’Empire Russe de 1910 à 1925
Ivan Wyschnegradsky a quitté la Russie en mars 1920, il allait donc sur ses 27 ans. C’était donc un homme « fait », si l’on peut dire, profondément marqué par la culture russe, la vie intellectuelle, philosophique, artistique d’une période faste qui a vu naître, dès 1907, la notion d’art de gauche, que l’on a pris l’habitude de dénommer a posteriori « avant-garde ».
Bien que cet art de gauche se soit dressé contre le symbolisme historique, il a continué d’œuvrer, comme ce dernier, dans l’aspiration à la synthèse des arts, voire à l’oeuvre d’art totale, issue du Gesamtkunstwerk wagnérien.
Ici, je voudrais faire un excursus du côté de la spécificité de la pensée russe qui la distingue de la tradition philosophique qui remonte aux Grecs. Il y a, en effet, dans la pensée russe un invariant existentiel qui la porte toujours à ne pas séparer le questionnement philosophique de l’expérience vécue. Ainsi, la tradition philosophique, depuis le poète-philosophe et théologien du milieu du XIXème siècle, Alexeï Khomiakov, sera celle de la philosophie religieuse dans laquelle la spéculation et le vécu de l’être sont étroitement imbriqués. Le lexique philosophique ou théologique traduit bien cette dualité conciliée. Ainsi, le mot qui, en russe, désigne l’être (το είναι, das Sein) – bytiyé, désigne aussi l’existence. L’oratorio qu’Ivan Wyschnegradsky a traduit par La journée de l’existence pourrait être traduit, à partir de l’original russe, Dien’ bytiya, par La journée de l’être. D’ailleurs dans son Journal de septembre 1918, traduit dans l’ouvrage qui vient d’être publié par Pascale Criton, on peut voir la continuité de cette pensée russe dans la définition que le compositeur donne de ce qu’il considère comme le « créateur d’une philosophie absolue » : « il ne planerait pas dans les sphères de la pensée abstraite, coupée de la réalité concrète, il saurait, à la différence de ses prédécesseurs, relier cette réalité vivante aux deux profondeurs abstraites que sont le Tout et le Rien. » Comment ne pas penser ainsi, à travers la pensée orientale, à Malévitch et à sa philosophie du « Rien libéré ».
Mais il n’est pas dans mon propos d’aujourd’hui de me plonger dans les arcanes de la philosophie de l’auteur de La journée de l’existence pour montrer qu’il participe à toute une ligne, disons pour faire court, anti hégélienne, de la philosophie russe, pour laquelle la connaissance intégrale est fondée sur la plénitude de la vie, où « la saisie de ce qui est n’est donnée qu’à la vie intégrale de l’esprit, à la plénitude de la vie ».
Mon propos, aujourd’hui, est de montrer les liens étroits entre musique et peinture, tels qu’ils ont existé, non seulement dans le Symbolisme, mais également dans l’avant-garde russe. Cela se justifie d’autant plus que Wyschnegradsky, comme ses grands contemporains, vivait en lui la synthèse des arts, puisque, en même temps que la musique, l’occupaient et l’écriture philosophique et la peinture et le dessin. On sait qu’il a pris des cours de dessin à Pétrograd en 1918 auprès du célèbre peintre à la charnière du symbolisme et de l’avant-garde Kouz’ma Pétrov-Vodkine et de l’académicien réaliste, le baron Émile Wiesel.
Pétrov-Vodkine est une des éminentes personnalités des arts russes de la première moitié du XXème siècle. Il occupe dans les années 1910 une position très originale. En effet, il manifeste dans sa création des traits qui proviennent de la peinture d’icône, du Quattrocento italien, mais également du grand réaliste du XIXème siècle Alexandre Ivanov, d’un des fondateurs du Symbolisme russe Borissov-Moussatov, mais aussi de Maurice Denis ou de Matisse. Dans ces années, Pétrov-Vodkine a commencé à penser et pratiquer ce qu’il appelait « la science de voir », dont les éléments les plus spécifiques et originaux sont « la perspective sphérique » et la théorie des trois couleurs. Selon cette théorie des trois couleurs, Pétrov-Vodkine affirmait que « l’on doit construire un tableau sur la combinaison d’un petit nombre de couleurs, lesquelles remontent directement au tricolore chromatique « rouge-bleu-jaune » [Alla Roussakova in : K. Pétrov-Vodkine, Khlynovsk. Prostranstvo Evklida. Samarkandiya, Léningrad, 1970, p. 21] Mais on peut penser que ce qui a surtout marqué Wyschnegradsky, ce sont les conceptions philosophiques picturales de l’artiste russe. En effet, Pétrov-Vodkine rejette la perspective linéaire dite scientifique de la Renaissance, pour proposer, à partir de la perspective inversée léguée par l’art de l’icône, une perspective sphérique qui englobe l’objet dans l’espace du monde : « Tout objet se trouve dans la sphère de l’espace du monde », disait l’auteur du célèbre Bain du cheval rouge (1912). Pour Pétrov-Vodkine, les axes qui structurent un objet sont « soumis au centre de chute. La Terre est le centre ». D’où « l’absence de verticales et d’horizontales dans la nouvelle façon de regarder ». Cette vision planétaire, cette sortie de l’espace euclidien, cette plongée dans le cosmos, cette prise en compte des forces d’attraction terrestre, n’ont pu que trouver un écho chez le jeune Wyschnegradsky au moment de sa quête métaphysique sous le signe du Zarathoustra nietzschéen et de l’hindouisme.
Dans le dialogue des arts qui caractérise aussi bien le symbolisme que l’art de gauche russe dans le premier quart du XXème siècle, celui qui touche à la musique et aux arts de la couleur est particulièrement fécond et relativement peu étudié en Occident. Il est étonnant que Wyschnegradsky parle très peu de ce sujet, comme il ne parle pratiquement pas de peinture. Et pourtant il a été très lié au monde des arts plastiques. Peut-être que son intimité avec le cercle des Benois, puisque Wyschnegradsky a épousé la fille d’Alexandre Benois, Hélène, elle-même peintre, ne l’incitait pas à s’étendre sur « l’art de gauche » qui se manifestait depuis au moins 1907 dans les deux capitales russes Saint-Pétersbourg et Moscou et dans la capitale ukrainienne Kiev. En effet, Alexandre Benois, qui se déclarait lui-même un « passéiste invétéré », a été un contempteur permanent de tous les mouvements novateurs des années 1910. D’autre part, toute la complexion intellectuelle de Wyschnegradsky le portait à un mysticisme qui était plus proche évidemment du symbolisme russe dont Skriabine fut le seul grand représentant en musique, que du mysticisme, disons pour faire court pagano-slave du Stravinsky du « Sacre du printemps », ou du suprématisme de Malévitch visant le monde sans-objet comme repos éternel. Wyschnegradsky est clair sur ce qu’il entend par mysticisme authentique. Dès ses débuts, le créateur de La journée de l’existence aspire à la synthèse, qui hante tout le monde des arts du premier quart du XXème siècle, à la suite du Gesamtkunstwerk wagnérien. Cette aspiration à la synthèse est pour Wyschnegradsky « la réunion » dans une œuvre des « arts séparés qui sont spécialisés » [Ivan Wyschnegradsky, « La gestation d’une œuvre » [1916], in Libération du son. Écrits 1916-1979 (par les soins de Pascale Criton), Lyon, Symétrie, 2013, p. 60] et elle est une aspiration au mysticisme. Et d’ajouter :
« Ce n’est pas un hasard que le peintre lituanien Čiurlionis, génial mais peu connu, dont les tableaux exhalent un profond mysticisme universel, a été en même temps musicien et poète, et qualifiait ses œuvres de sonates et de préludes. Et ce n’est pas en vain que ce genre de tentatives ont toujours émané de musiciens, ces représentants du moins réaliste des arts. » (Ibidem)
Il est remarquable de noter que c’est le seul passage où est mentionné cette synthèse entre un musicien et un peintre dans ce qui est connu aujourd’hui des textes de Wyschnegradsky par l’impressionnant volume des écrits. Il ne fait aucun doute, cependant, qu’il était au courant de tous les bouleversements esthétiques qui agitèrent le monde des arts russes entre 1907 et son départ de Russie en 1920. Il cite à plusieurs reprises les publications futuristes où se trouvent les conceptions et des exemples de la nouvelle musique, en particulier de Koulbine, de Matiouchine et d’Arthur Lourié.
Pour en revenir au compositeur et peintre lituanien Čiurlionis, qui fut marqué par la folie dont il mourut en 1911, comme le peintre Vroubel, comme Skriabine à la même époque, Čiurlionis a été considéré par les historiens de l’art comme un précurseur dans la naissance de la non-figuration et de l’abstraction en Russie au tout début des années 1910. L’oeuvre picturale de Čiurlionis vise à rendre « sensible la musique des sphères », « le magma du globe baigné dans la lumière transparente des astres » (Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe. 1863-1914, Lausanne, 1972) et à exprimer de manière de plus en plus immatérielle des paysages au-delà du monde sensible. Le fait que le peintre ait été le premier grand compositeur classique de la Lituanie montre que le modèle musical sera la référence de la première non-figuration russe, celle de Kandinsky et de Larionov. Rappelons aussi le rôle des peintres dans la mise en valeur des interdépendances peinture et musique. Ainsi, en 1899, Gauguin avait proclamé depuis Tahiti que la couleur vibrait pareillement à la musique. Ou encore Matisse, dans ses Notes d’un peintre, parue en 1908 en russe dans la revue symboliste moscovite La Toison d’or avait déclaré que les harmonies colorées étaient semblables à celles d’une composition picturale. Dans le sillage de Čiurlionis, entre symbolisme et non-figuration, il faut citer le peintre autodidacte, théoricien et éditeur Nikolaï Koulbine, qui est cité à plusieurs reprises par Wyschnegradsky comme un des pionniers de la novation conceptuelle musicale. Koulbine était appelé « le grand-père du futurisme russe », il organisa de 1908 à 1910 des expositions dites « impressionnistes » et publia en 1910 un almanach théorique, littéraire et artistique Le Studio des Impressionnistes. C’est dans ce recueil qu’il fait paraître son article intitulé « La musique libre comme fondement de la vie » où il insiste sur la parenté des moyens musicaux et picturaux :
« Aux combinaisons étroites des sons correspondent en peinture les combinaisons étroites de couleurs, voisines dans le spectre […] Par des combinaisons étroites on peut obtenir aussi des tableaux musicaux, faits de taches de couleur séparées qui se fondent en une harmonie fugitive, semblablement à la nouvelle peinture impressionniste » (cité par Valentine Marcadé, op.cit., p. 208).
La dernière partie de son article est intitulée « La musique en couleur » [Tsvietnaya mouzyka]. Koulbine va jusqu’à établir dans la musique de Rimski-Korsakov un tableau de correspondances son-couleur : do rouge, ré orange, mi jaune, fa vert, sol bleu ciel, la bleu, si violet (Ibidem) Koulbine cite dans son article Le poème de l’extase de Skriabine pour ses « dissonances qui donnent une harmonie avec les souvenirs qui sont déjà oubliés par la majorité de l’auditoire, mais sont conservés dans l’âme des auditeurs attentifs, capable de saisir l’art ». (N. Koulbine : « Svobodnoïé iskousstvo kak osnova jizni » [1910] in: Die Manifeste und Programmschriften der russischen Futuristen (par les soins de V.F. Markov), Munich, 1967, p. 17) Il est aujourd’hui bien connu que pour Le Poème de l’extase (1908), Skriabine, dans sa quête d’un art synthétique, avait envisagé l’utilisation des effets de lumière en correspondance étroite avec la partition. En 1909-1910, Skriabine inventa un clavier réglant des jeux colorés de lumière en contrepoint de la partition. Et l’on sait aussi qu’il aspirait « à créer un mystère universel contenant la somme de tous les aspects de l’art », ce qui sera une des impulsions pour le Wyschnegradsky de La Journée de l’être-existence.
Pour revenir à Koulbine, on retrouve ses aphorismes sur l’association peinture-musique dans le catalogue du Second Salon d’Izdebski à Odessa en 1910, là où le coéditeur du catalogue Vassili Kandinsky a traduit et commenté en russe l’article de Schönberg, « Les parallèles dans les octaves et les quintes ». Dans ce catalogue, on trouve également la traduction d’un article d’Henri Rovel, dont je ne suis pas arrivé à savoir qui il était (il y a bien un peintre lorrain de ce nom, mort en 1926), intitulé « L’harmonie en peinture et en musique » :
« Pour percevoir les couleurs et les sons nous possédons deux organes : l’œil et l’oreille. Le premier est excité par des ondes courtes, le second par des ondes longues. Il conviendrait donc d’éviter toute action simultanée sur eux. Mais étant donné la capacité autonome qu’a notre organisme de vibrer constamment, le système nerveux qu’il commande développe parfois une énergie sensitive si intense que, dans ces moments, les actions de seules oscillations sonores, par exemple, suffisent à donner une sensation unie des sons et des couleur. J’ajouterai que sous l’influence d’une excitation particulièrement forte, certains sujets sont même capables de ressentir des couleurs là où elles sont totalement absentes – ils distinguent ‘clairement’ des rayons rouges alors que rien d’autre qu’une lumière diffuse incolore, ne se trouve devant leur rétine. Cette aberration se produit, bien entendu, parce que l’être tout entier de ces sujets s’embrase d’excitation, les oscillations de leurs organes perceptifs atteignent leur tension maximale et, enfin, leur œil commence à percevoir la première couleur spectrale, le rouge, c’est-à-dire celle qui est constituée par les ondes les plus longues.
Les phénomènes de la vue et de l’ouïe ont comme point de départ les oscillations de l’air. La parenté des accords parfaits en musique et en peinture est la preuve que l’une et l’autre sont soumises aux lois identiques et uniques de l’harmonie. »
Ce texte, qui fut lu sans aucun doute par les artistes russes de l’avant-garde est une des sources qui permettent de mieux comprendre les orientations prises par la peinture russe à partir de 1910. Non seulement on y trouve les germes de la pratique et de la théorie du rayonnisme de Larionov, de « la vision élargie » de Matiouchine, mais aussi la place donnée à l’excitation ne sera pas oubliée par Malévitch qui érigera dans Dieu n’est pas détrôné (1922) en principe ontologique.
Si la révolution picturale a bien été à l’origine de la révolution littéraire du XXème siècle, il ne faut jamais perdre de vue que les spécificités de l’art musical sont un des moteurs de la prise de conscience par les artistes de l’autonomie des éléments picturaux ou verbaux. On ne saurait oublier que Boris Pasternak, fils du célèbre peintre réaliste Léonide Pasternak, a commencé par être un musicien avant d’être un poète : sous l’influence de Skriabine, il s’est essayé à la composition entre 13 et 19 ans.[1]
Kandinsky a particulièrement insisté sur l’idée que « la peinture est capable de manifester les mêmes forces que la musique ». Dans Du Spirituel dans l’art, la musique tient une grande place. Kandinsky souligne les correspondance qui existent entre les vibrations physiques des ondes sonores et celles des ondes lumineuses en se référant aux expériences fructueuses de la violoniste Alexandra Zakharina-Ounkovskaya au Conservatoire de Saint-Pétersbourg où elle a élaboré une méthode pour « voir les sons en couleurs et entendre les couleurs en sons ». (édition française,1969, p. 87-88)[2] La tâche de la peinture est « de mettre à l’épreuve, de peser ses forces et ses moyens d’en avoir connaissance comme la musique l’a fait depuis des temps immémoriaux […] et d’essayer d’employer d’une façon enfin picturale ses moyens et se forces pour atteindre les buts de la création. » (V. Kandinsky, « O doukhovnom v iskousstvié », Saint-Pétersbourg », 1914, p. 55)
On le sait, Kandinsky, comme Larionov, n’est pas passé par la discipline cubiste, il utilise constamment des termes musicaux, car sa non-figuration des années 1910 est analogue à l’abstraction musicale, alors que les cubistes parisiens et les cubofuturistes russe, dans leur interprétation de Cézanne, se livrent à la géométrisation du monde des objets.
Larionov apportera avec son rayonnisme en 1912-1913 une nouvelle appréhension picturale du monde visible, se référant, comme Kandinsky, à la musique. Évidemment, il ne s’agit pas chez Larionov, comme chez Kandinsky, de faire une peinture « musicaliste », la musique est pour ces deux pionniers de l’Abstraction, un analogon du processus pictural, chaque art restant dans son autonomie. Larionov déclare dans ses textes sur le rayonnisme de 1913 :
« La peinture devient l’égale de la musique, tout en gardant ses caractérisations spécifiques »
Le nom de Mikhaïl Matiouchine, violoniste, peintre, compositeur et théoricien de la musique et de la peinture, est cité à plusieurs reprises par Ivan Wyschnegradsky comme un pionnier des recherches ultrachromatistes. Dans son article de 1922 intitulé « Révolution dans la musique, Wyschnegradsky déclare :
« Le problème de la musique en quarts de ton, c’est-à-dire de l’introduction dans la musique d’intervalles plus fins que le demi-ton, est loin d’être nouveau pour notre culture européenne. En Russie, Arthur Lourié et le futuriste Matiouchine l’ont abordé naguère dans un recueil littéraire d’avant-garde. » ( Libération du son. Écrits 1916-1979, op.cit., p. 195).
En 1924, dans son article « La musique à quarts de ton », il réitère :
« À vrai dire, le problème des quarts de ton n’est pas nouveau dans l’histoire de notre culture européenne. En Russie, on en a parlé bien avant la guerre – notamment chez les futuristes : Koulbine et Matiouchine. Arthur Lourié fut le pionnier de l’idée. Il écrivit beaucoup de pièces en quarts de ton ; mais elles demeurèrent inédites, à l’exception d’un prélude, qu’il donna comme exemple musical dans son article ‘La musique du chromatisme suprême » qui parut en 1913 dans une revue moderne, Stréliets, à Pétrograd. Il tenta même de faire construire un piano à quarts de ton par la maison Diederichs frères, mais la guerre et la révolution l’empêchèrent de réaliser ce projet. Finalement, Lourié abandonna l’idée.” (Idem, p. 215)
En réalité, l’almanach dont parle Wyschnegradsky, Stréliets(Le Sagittaire), a paru en 1915 comme premier numéro d’une série de trois recueils, le dernier ayant paru en 1922 avec un article de Lourié intitulé « La musique à un carrefour » où il proclamait la synthèse des arts « non pas comme leur union mécanique », mais il considérait que la tâche du XXème siècle consistait en « l’union naturelle, le passage sans contrainte du pur langage d’un art au langage d’un autre ».
Wyschnegradsky revient dans son article de 1956, « Problèmes d’ultrachromatisme » sur les tentatives ultrachromatistes de Matiouchine et de Lourié, lequel «d’une façon plus sérieuse que Matiouchine, conçoit le projet d’un piano à quarts de ton et écrit quelques pièces pour cet instrument » (Idem, p. 392). Il affirme qu’avant 1918, date de ses premières œuvres en quarts de ton, il ne connaissait que l’exemple musical de Matiouchine, « publié dans une revue futuriste : « À l’époque, il ne m’impressionna pas » (Idem, p. 393) Les extraits musicaux dont parle Wyschnegradsky ont été publiés en réalité en 1913, non pas dans une revue, mais dans l’édition du livret de l’opéra cubofuturiste du poète et théoricien transmental Kroutchonykh La Victoire sur le Soleil à l’occasion de sa première à Saint-Pétersbourg.
Avant d’en venir à ces quelques morceaux musicaux de Matiouchine dont parle Wyschnegradsky, j’aimerais dire quelques mots très brefs sur Mikhaïl Matiouchine. Il fit ses études musicales au Conservatoire de Moscou en 1876-1881. De 1882 à 1913, il est violoniste de l’Orchestre Impérial de Saint-Pétersbourg. Entre 1904 et 1906, il fréquente l’atelier du peintre académique Tsionglinski dans la capitale septentrionale. C’est là qu’il fit connaissance de sa femme, la poétesse Éléna Gouro qui fut aussi un peintre de grand talent. Il rencontre également dans l’atelier de Tsionglinski le peintre et théoricien de l’art de gauche russe, le Letton Vladimir Markov (Valdemars Matveïs). En 1906-1908, Matiouchine fréquente l’École de Mme Zvantséva où professaient Bakst et Doboujinski. C’est en 1909 qu’il entre en contact avec les membres de l’avant-garde, Koulbine, les frères Bourliouk… Il sera en 1910 un des fondateurs du groupement avant-gardiste « L’Union de la jeunesse ».
À partir de ce moment-là, il sera l’un des novateurs principaux de l’avant-garde russe, créant même après les révolutions de 1917 une école organiciste qui mena des expériences sur « la nouvelle perception de l’espace ». Cela aboutira à la théorie de « la vision élargie, celle de l’acte conscient d’unir simultanément non seulement la vision centrale de ‘œil, mais la vision des zones périphériques ». Matiouchine était persuadé que l’artiste pouvait « activer » sa vision, l’entraîner à développer les capacités existantes d’accommodation de la vision. Dans son « Centre de Visiologie », Zor-Ved, Voir-Savoir, il multiplie les expériences pour prouver que l’élargissement de la sensibilité visuelle des centres optiques rétiniens permet de trouver une nouvelle substance et un nouveau rythme organiques dans l’appréhension des l’espace. Selon Matiouchine, la nouvelle perception et la nouvelle mesure de l’espace et du temps ont été données aux artistes par les théories non-euclidiennes de Lobatchevski, Riemann, Poincaré, Hinton et Minkowski. À ce propos, on doit noter que l’idée de la « quatrième dimension », qui domine les débats des novateurs dans la première moitié des années 1910, fut popularisées par le théosophe Piotr Ouspienski, dont le Tertium Organum de 1911 fut très lu dans les milieux artistiques russes de l’époque. Notons que dans ce livre, qui est une anthologie des textes de la pensée universelle aussi bien judéo-chrétiens que grecs, donne une grande place à la pensée hindouiste. Je ne citerai que ce passage qui définit ainsi la formule védique Tam tvam asi dans les Upanishad:
« [Tam tvam asi ] signifie : Tu es Cela. Le mot Cela dans cette phrase désigne quelque chose qui nous est connu sous différents noms, dans les différents systèmes de la philosophie antique et moderne. – C’est Zeus ou Dieu ou, en Grèce, Τὸ ὂν , c’est ce que Platon appelait l’ Idée éternelle, que les agnostiques appellent L’Inconnaissable […] C’est ce qui en Inde s’appelle Brahma (Brahman), un être [Wesen] qui se tient derrière tous les êtres, une force qui émet de soi l’Univers, le soutient et l’attire à nouveau en soi. Le Tu dans cette phrase désigne l’infini dans l’homme, l’âme, un être qui se tient derrière le Moi humain, libre de toutes les entraves, libre des passions, libre de tous les attachements (Atman). L’expression Tu es Cela veut dire : ton âme est Brahma ; ou, autrement dit : le sujet et l’objet de tout être [Sein] et de toute connaissance est une seule et même chose. »[3]
Revenons aux extraits musicaux de Matiouchine pour La Victoire sur le Soleil. Matiouchine a dit qu’il recherchait « de nouvelles harmonies, de nouvelles harmonisations, une nouvelle structure (le quart de ton), le mouvement simultané de quatre voix totalement indépendantes » et il se réfère à Max Reger et à Schönberg, en déclarant que la tâche de la musique est de briser « le diatonisme dont on a assez ». Rappelons que Wyschnegradsky a noté que les exemples publiés ne l’ont pas impressionné. Le compositeur allemand d’origine chilienne Juan Allende-Blin a été le premier à faire une analyse détaillée des fragments de la musique de Matiouchine pour La Victoire sur le Soleil dans son article « Sieg über die Sonne. Kritische Anmerkungen zur Musik Matjušins » dans le numéro de la revue munichoise Muzik-Konzepte consacré à « Alexandre Skriabine et les Skriabinistes » en juillet 1984. Juan Allende-Blin conclut son analyse détaillée par ce verdict :
« Matiouchine entremêle dans la musique qui nous a été transmise de La Victoire sur le Soleil les fioritures tonales les plus banales et des dissonances vraiment vides de sens. Ainsi, apparaît une musique pseudo-futuriste ou pseudo-moderne, de la façon dont un petit-bourgeois [Spiessbürger] se représente un art musical révolutionnaire – fort éloigné de l’évolution conséquente de manière immanente, d’un nouveau langage musical chez un Schönberg, un Varèse, un Webern ou d’un Skriabine que Matiouchine avait à portée de main. »
Ce jugement sévère sur la musique de Matiouchine, je l’ai entendu aussi dans la bouche d’Igor Markevitch à qui j’avais montré les extraits pour La Victoire sur le Soleil et offert les partitions de deux pièces pour piano, violon et voix inspirés par des texte d’Éléna Gouro.
Juan Allende-Blin, en revanche fait l’éloge de la peinture de Matiouchine et aussi du théoricien de la musique, soulignant que son Manuel pour l’étude des quarts de ton pour violon [Roukovodstvo k izoutchéniyou tchetvertieï tona dlia skripki] de 1915 a été « d’une importance extraordinaire » en tant que « signal pour la découverte d’un nouveau matériau sonore » :
« Avec son plaidoyer pour la recherche des micro-intervalles ainsi qu’avec des exercices pratiques, Matiouchine a montré le chemin à de plus jeunes compositeurs, comme Ivan Wyschnegradsky, Arthur Lourié, Nikolaï Roslavets. » (Juan-Allende-Blin, « Sieg über die Sonne. Kritische Anmerkungen zur Musik Matjušins , op.cit., p. 172)
Nous avons noté que Wyschnegradsky mettait en valeur l’article d’Arthur Lourié « À propos de la musique du chromatisme suprême ».
Avant d’en venir à ce texte, disons quelques mots d’Arthur Lourié. Bénédikt Livchits, le poète et théoricien (entre parenthèses auteur d’un célèbre textes sur « La libération du mot » en 1913) en a fait, dans ses mémoires de 1933 L’archer à un œil et demi, un portrait quelque peu caricatural. Il souligne le dandysme du personnage, comme cela apparaît dans les photographies de l’époque ou dans le portrait que fit de lui Piotr Mitouritch, très proche en particulier de Vélimir Khlebnikov. Bénédikt Livchits appelle Lourié « le dandy de Birzoula » pour souligner l’origine provinciale juive de l’élégant Pétersbourgeois.
Lourié n’était pas né dans la bourgade ukrainienne de Birzoula mais dans une autre bourgade de Biélorussie en 1892. Il s’appelait Naoum Izraélévitch Louria et prit, lors de sa conversion au catholicisme les prénoms d’Arthur-Vincent à cause de son admiration pour Arthur Schopenhauer et Vincent Van Gogh. Il fit ses études musicales au Conservatoire de Saint-Pétersbourg-Pétrograd de 1909 à 1916.
Lourié entretint avec Anna Akhmatova une liaison tumultueuse en 1913-1914 qui se renouvela après 1917 avec la présence supplémentaire de l’actrice et fabricatrice de peintures à l’aiguille et de poupées en chiffons variés, Olga Glébova-Soudieïkina.[4]
De 1918 à 1921, Arthur Lourié fut commissaire du peuple à la Section musicale du Narkompros. Il partit pour Paris en 1922, se lia avec le penseur catholique Jacques Maritain et sa femme Raïssa, d’origine judéo-slave comme lui. Il dut quitter la France pour New York en 1941 et mourut à Princeton en 1966.
En 1914, Apollinaire publia dans La Revue des Deux-Mondes le manifeste « Nous et l’Occident », écrit signé par le peintre, constructeur et théoricien d’origine arménienne Georges Yakoulov, le poète Bénédikt Livchits et le compositeur Arthur Lourié. Ce texte oppose les recherches de l’Occident et celles de l’Orient, auquel appartient la Russie. L’art d’Occident est territorial alors que l’art de l’Orient est cosmique. Sont proclamés les principes communs à la peinture, à la poésie et à la musique : « un spectre spontané, une profondeur spontanée, l’autonomie des tempos comme méthodes d’incarnation, et des rythmes en tant qu’immuables ». Et, comme principes particuliers pour la musique, Lourié affirme : 1) vaincre la linéarité (de l’architectonique) par la perspective intérieure (synthèse primitiviste) ; 2) substantialité des éléments.
Plus que dans ces déclaration quelque peu rhétoriques, Lourié s’est montré novateur dans le bref article sur « La musique du chromatisme suprême », article accompagné d’extraits musicaux. C’est cet article qui a frappé Wyschnegradsky, car Lourié y prône « l’introduction des quatre tons comme principe, au sens plein du terme, d’une nouvelle époque organique, sortant des limites d’incarnation des formes musicales existantes. » De même il y annonce la réalisation prochaine (qui n’aura pas lieu !) de « la reproduction du chromatisme suprême dans l’orchestre, de la reconstruction du piano en introduisant les quarts de ton. ». Comme le résume Bénédikt Livchits :
« Cette musique nouvelle exigeait aussi bien des modifications dans le système de notation (les signes des quarts, des huitièmes de ton etc.) que la fabrication d’un nouveau type de piano avec deux étages et un double clavier (qui avait, si je ne m’abuse, trois couleurs ».
L’article de Lourié est précédé du portrait de Marinetti par Koulbine et d’une abstraction du même Koulbine, sans doute un équivalent pictural des « formes en l’air » de Lourié, créées en 1915 et dédiées à Picasso. Quant au peintre Yakoulov, il fit la couverture imaginiste de la partition de l’Arabesque diurne en 1918.
On ne saurait ne pas mentionner dans l’osmose qui s’est produite entre musique et peinture de façon particulièrement insistante dans les années 1910, l’apport du peintre Léopold Survage qui vient s’installer très tôt à Paris, en 1909, et fit partie du cercle cubiste de la baronne d’Oettingen et de son cousin Serge Férat. Survage peint en 1913 pour un film abstrait, jamais réalisé, près de deux-cents Rythmes colorés sur lesquels il s’est expliqué :
« La peinture s’étant libérée du langage conventionnel des objets du monde extérieur a conquis le terrain des formes abstraites. Elle doit se débarrasser de sa dernière et principale entrave – de l’immobilité, pour devenir un moyen, aussi souple et riche pour exprimer nos émotions, comme il en est pour la musique. » (1914)
Un autre peintre, l’Ukrainien Vladimir Baranoff-Rossiné, qui après un passage en Europe entre 1910 et 1916, où il côtoie les Delaunay et Kandinsky, revient, à la faveur des révolutions de 1917 à Moscou. Outre son enseignement sur «les rapports formes et couleurs », il concrétise le résultat de ses recherches simultanistes-synesthésistes en créant son fameux Piano optophonique dont il fait une démonstration en 1924 au Théâtre de Meyerhold, puis au Bolchoï. Les affiches annoncent :
« Pour la première fois au monda ! Un concert coloro-visuel (optophonique). La réincarnation de la musique en images visuelles avec le piano visuel inventé par les peintre V.D. Baranov-Rossiné ; ou bien : « Concert optophonique, coloro-visuel (reproduction de la musique en couleurs) à l’aide dune nouvelle invention du peintre V.D. Baranov-Rossiné ».
Au Bolchoï, la représentation fut précédée d’un exposé d’introduction d’un des théoricien en vue de la littérature, l’écrivain Viktor Chklovski. Un orchestre, des danseurs et des chanteurs d’opéra participèrent au spectacle.
Le Piano optophonique s’inscrit dans la série des essais pour « associer les perceptions simultanées, modifiées dans le temps suivant un rythme concerté, une impression artistique particulière », comme l’écrit le peintre dans des notes manuscrites où il rappelle que le philosophe Eckarthausen avait transcrit au XVIIème siècle des chansons populaires en composition colorée. Il mentionne aussi le songe apocryphe qu’aurait fait Jean-Sébastien Bach, alors qu’il était enfant, d’une construction où les rythmes architecturaux s’unissaient en rythmes sonores, où les arcs-en-ciel se transformaient en parfums, où la gamme chromatique tombait en bas-reliefs sur les colonnes. De même, un mathématicien français du XVIIIème siècle, le Jésuite Castel, avait tiré des théories optiques de Newton l’idée de gammes de couleurs ; l’abbé Castel avait publié son livre La musique en couleurs et inventé un « Clavecin oculaire ».[5] Baranoff-Rossiné voulait « extraire les éléments de la musique (intensité sonore, hauteur de son, rythme et mouvement) pour les rapprocher d’éléments semblables existant ou pouvant exister dans la lumière ». Au Deuxième Congrès d’Esthétique de Berlin en 1925, le Piano optophonique est remarqué. Ses peinture dynamiques abstraites (les disques colorés dont le mouvement dépend des touches d’un clavier) créent des images mouvantes qui sont projetées au rythme de la musique.
Je ne saurais terminer ce rapide panorama des rapports musique et arts de la couleur dans la Russie du premier quart du XXème siècle sans m’arrêter quelques instants sur la réflexion de Malévitch sur la musique. On sait les liens très forts qui unissaient Malévitch à Matiouchine dès le début des années 1910. Bien que n’étant pas musicien, Malévitch a fait porter sa réflexion suprématiste autant sur le pictural, que sur la poésie, que sur l’architecture et que sur la musique.
Les premiers contacts de Malévitch avec la musique eurent lieu très tôt, au début des années 1890, dans la ville ukrainienne de Konotop où, adolescent, il se lia d’amitié avec un Ukrainien d’à peu près le même âge que lui, Nikolaï Roslavets (1881-1944) qui étudiait le violon. Les deux jeunes gens firent même une revue artisanale sur la littérature, la musique et la peinture. Roslavets avait organisé un chœur auquel participa Malévitch et ce chœur chanta par la suite dans une église de Konotop. Les parents de Malévitch et de Roslavets, qui travaillaient dans une compagnie de chemins de fers, furent mutés vers 1896 à Koursk. C’est à Koursk que Roslavets organisa un grand chœur ukrainien et même un orchestre. Roslavets et Malévitch se retrouvèrent à Moscou au début des années 1905. Malévitch a peint un portrait de son ami qui a disparu. Seul existe un dessin intitulé Esquisse pour le portrait de Roslavets. Chant aux nuages bleu clair.
Cette œuvre est typique de la période symboliste de Malévitch. Elle représente un adolescent nu jouant du violon, rappelant la première vocation musicale de Roslavets qui plus tard s’était fabriqué lui-même un violon dont il jouait en autodidacte. Roslavets fit ses études au Conservatoire de Moscou, études qu’il termina en mai 1912. Sa cantate-mystère Ciel et Terre sur des textes de Byron obtint une grande médaille d’argent.[6] Les musicologues s’accordent pour dire que c’est à partir de 1913 que sa création picturale fait partie du mouvement novateur de la musique russe dans le sillage de Skriabine, mais sans le mysticisme exacerbé de ce dernier. Roslavets a créé une nouvelle tonalité proche de Schönberg, mais combinant la série avec des associations tonales, se faisant ainsi le créateur d’une sérialité non dodécaphonique. Pour lui, il s’agissait de construire pour telle œuvre précise une série spéciale qu’il appelle synthétaccord, c’est-à-dire accord synthétique. Dans l’article de Éléna Pol’diaïeva et Tatiana Starostina dans l’ouvrage fondamental paru en 1997 à Moscou, La musique russe et le XXème siècle, est résumé l’apport du compositeur de la façon suivante :
« le synthétaccord de Roslavets – c’est un phénomène modal exprimé avec éclat; il constitue un seul complexe intonationnel sonore pour tous les paramètres de hauteur des sons : de la verticale, de l’horizontale et de la ‘diagonale’ » (p. 618).
Les rapports entre les deux amis d’enfance Roslavets et Malévitch se refroidirent autour de 1913, car Malévitch reprochait à Roslavets de s’acoquiner avec des poètes et des peintres peu radicaux, comme Igor Sévérianine, comme David Bourliouk ou Lentoulov, de ne pas être disons « cubofuturiste ». C’est Matiouchine qui pendant toutes les années 1910 lui en impose. Au moment de la création du suprématisme, en 1915, il lui dit être obsédé par « la libération de l’instrument et l’élévation de la vague musicale au-dessus de son Moi » et se déclare partisan « du passage au statisme du son musical et à la dynamique des masses musicales » (12 octobre). Dans une autre lettre de l’automne, il dit être hanté de plus en plus par « les masses musicales, les mottes, les strates de quelques 20 accords, jetés dans l’espace et la masse figée d’un cube musical. C’est ainsi que j’entends voler ces strates, des sons de 20 pouds [320 kilos], et encore l’alogisme des instruments dans la musique [Malévitch o sébié, Moscou (par les soins de MMes Vakar et Mikhiyenko, 2004, t. I, p. 73]
Un tournant dans les relations Malévitch-Roslavets, se fera à l’occasion de la célèbre « Dernière exposition des tableaux futuristes, 0, 10 » à Pétrograd où apparut le « suprématisme de la peinture » à la toute fin de 1915. Il semble que Malévitch ait eu connaissance alors de la musique d’Arthur Lourié, en particulier de ses synthèses musicales opus 31 (Cf. Alexandra Chatskikh, Kazimir Malévitch i obchtchestvo Souprémous , Moscou, 2009, p. 215]. En tout cas on constate que, de retour à Moscou, Malévitch fréquente régulièrement la maison de Roslavets, assiste aux concerts où se jouait la nouvelle musique, et il écrit le 12 avril 1916 à Matiouchine que Roslavets est « sans aucun doute un énorme compositeur russe » [Malévitch o sébié, op.cit., p. 73]. Et plus loin, il s’écrie :
« Comme un fanatique qui avale le désert, j’exige de la musique le désert. Le désert des couleurs. Le désert du Verbe. » (Idem, p. 81)
Cela sera à nouveau développe dans un des textes les plus profonds de Malévitch « Sur la poésie », où il écrit :
« C’est au rythme et au tempo que s’ajustent les choses, les objets, leurs particularités, leur caractère, leur qualité etc./C’est la même chose en peinture et en musique. » (Idem, p. 74)
Notons que pour le premier numéro d’un almanach intitulé Supremus, préparé en 1916 à la suite de l’exposition « 0, 10 » et non publié à cause des événements révolutionnaires de 1917, Roslavets a été appelé à écrire un article non sur la musique mais sur « l’art sans-objet ». C’est Matiouchine qui écrit l’article sur « L’Ancien et le Moderne en musique » et l’on peut dire qu’il n’apporte rien de bien positif, si ce ne sont des attaques peu argumentées contre Skriabine, traité de « sentimentaliste- sensuel » [sentimentalist-tchouvstviennik] et contre Stravinsky, dont il ne cite que Pétrouchka, qui, disciple de Rimski-Korsakov, ne fait entendre que « des cris de toutes sortes d’agitations vaines ».
En revanche Roslavets, parlant de peinture, montre une grande profondeur de vue. Il souligne l’aspiration du peintre novateur à « la libération du pouvoir de l’ ‘objet’ ». Et de s’appuyer sur Schopenhauer qui, selon Roslavets, « enseigne que seul l’intellect, libéré de la volonté, le pur intellect, est capable de s’élever jusqu’aux hauteurs d’une vision claire intuitive » (intouïtivnoïé prozréniyé). Il ajoute : quelque chose qui est valable autant pour la peinture nouvelle que pour la musique nouvelle :
« Le pouvoir séculaire des dogmes, sacralisant de son autorité la soumission de la liberté créatrice à ce que l’on appelle ‘le bon sens’ – voilà le symbole de l’asservissement suprême de l’intellect à la volonté – ce pouvoir séculaire tombe alors, cédant la route à l’édification nouvelle de l’art. »
Pour terminer sur un sujet dont je n’ai pu donner que quelques éléments saillants, je citerai le long article, non publié, que Malévitch a envoyé en 1924 à la revue dont Roslavets était le rédacteur en chef, La culture musicale , article dédié à son ami Roslavets. Il y commentait un article de l’éminent propagandiste de la musique contemporaine, le musicologue et compositeur Léonide Sabaniéïev. Malévitch, une nouvelle fois souligne dans son style haut en couleurs et polémique que le combat pour débarrasser l’art de tous les contenues figuratifs et idéologiques est le même pour la musique et pour la peinture :
« Le nouvel art en est arrivé à une nouvelle compréhension de ce que la peinture , et nécessairement la musique et la poésie, ne voit dans tous les phénomènes que tel ou tel matériau, à partir duquel on doit bâtir telle ou telle forme d’un édifice ; et, bien entendu, ce matériau est retravaillé grâce à la chimie musicale, à ses conditions, pareillement au kaolin (l’argile) retravaillé en tasse de porcelaine. » (t. 5, p. 298)
La spécialiste russe de Malévitch, Mme Chatskikh, qui a été la première à étudier les rapports entre Roslavets et Malévitch (cf. Kazimir Malévitch i obchtchestvo Souprémous , op.cit.), affirme que les projets musicaux, tels que Malévitch les a exprimés avec « sa grandiose gaucherie », annoncent ce que, quelques décennies plus tard, se réalisera chez certains compositeurs. Ainsi de « la statique sonore combinée avec les ‘explosions » dynamiques chez György Ligeti. Ainsi du : « le but de la musique est le silence» chez John Cage. N’étant pas musicologue, je ne peux que m’adresser aux spécialistes russes de la musique, qui n’ont pas, à ma connaissance, prêté attention aux réflexions du fondateur du Suprématisme, pour qu’ils nous disent leurs conclusions à ce sujet.
J’ai essayé de retracer quelques étapes des rapports musique-peinture, telles qu’ils se présentaient à l’époque russe d’Ivan Wyschnegradsky. Il était parfaitement au courant du bouillonnement de la vie artistique russe, même s’il ne s’est pas étendu là-dessus, son propos n’étant pas celui d’un historien, mais d’un créateur de nouvelles idées et formes musicales-philosophiques. Je ne puis m’empêcher de voir une convergence entre l’affirmation incessante de la quadrangularité chez Malévitch et la prospection de « la quadrangularité divine » de l’auteur de La Journée de Brahma. Nous sommes là encore dans l’identique dissemblable. Le contexte où se sont développées les recherches de Wyschnegradsky et ses créations des années 1910-1920 permet, me semble-t-il de mieux cerner la spécificité et l’originalité de son œuvre dans la musique du XXème siècle.
Jean-Claude Marcadé, mars 2014
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Quand j’ai écrit cet article je ne connaissais pas l’article sur les rapports du peintre « cézanniste fauve » Robert Falk avec la musique, article que je recommande de lire : Il’dar Galéyev, « Fal’k i mouzyka » [Falk et la musique], in : « Robert Rafaïlovitch Fal’k (1886-1958) Raboty na boumaghié » [Oeuvres sur papier], Moscou, GaléyevGaléréya, 2012, p. 81-89
[1] L’influence de la musique sur la naissance de la poésie abstraite de Khlebnikov et de Kroutchonykh, la zaoum, la poésie transmentale, outre-entendement ne fait pas de doute.
[2] Alexandra Zakharina-Ounkovskaya est absente du remarquable volume consacré en 1997 à La musique russe et le XXème siècle.
[3] P.D. Ouspienski, Tertium Organum. Klioutch k zagadkam mira [ Tertium Organum. Clef des énigmes du monde] [1911], seconde édition, Pétrograd, N.P. Tabériou, 1916, p. 256-257
[4][4] Dans la poésie d’Akhmatova de cette époque, dont plusieurs pièces furent mises en musique par Lourié en 1914, le compositeur est présent en filigrane de façon passionnée, en particulier sous la forme du Roi David.
[5] Que l’on songe seulement au « Rimington Colour Organ » (Londres, 1911), au clavier de lumière de Skriabine (1911), au jeu de couleurs prévu par Schönberg pour son oeuvre chorale Die glückliche Hand (1913), au « Clavilux » du chanteur danois Thomas Wilfrid (New York, 1922) ou encore à l’instrument « chromophonique » du compositeur français Carol-Bernard qui exposa ses idées des la Revue musicale en 1922.
[6] Ses œuvres précédentes sont marquées par le symbolisme ambiant, si l’on en juge par les titres Rêverie pour piano et orchestre et piano (1912), Aux heures de la plénitude , poème symphonique de la même époque..)
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De la lumière
By Jean-Claude on Fév 28th, 2023
De la lumière
Le problème de la lumière en tant qu’élément matériel, rétinien, de la vision qui, selon Robert Delaunay en 1912-1914, “dans la Nature crée le mouvement des couleurs”, qui “joue le rôle d’ordonnance de la représentation”[1], fait l’objet d’une réflexion approfondie dans le milieu artistique parisien. Le grand sociologue et philosophe de l’art français Pierre Francastel a été le premier à dire que “le fondement de l’art de Delaunay est dans la vision […] C’est seulement dans l’acte de la vision, qui établit nécessairement un rapport physique entre l’Univers et l’artiste, que se situe pour lui la possibilité de connaître et d’exprimer.”[2] Dans sa volonté de dépasser l’impressionnisme et le néo-impressionnisme, qui s’en tenait aux effets de la lumière, Robert Delaunay s’est tourné vers les sources de la lumière, telles que la science permettait d’en faire apparaître les rythmes-ondes colorées ou, comme on disait avant 1914, “les vibrations dans l’éther”[3]. On connaît l’importance des travaux du chimiste français du XIXe siècle Michel-Eugène Chevreul sur les expérimentations de la lumière-couleur chez Delaunay. Les titres seuls du savant, qui fut directeur de la Manufacture Royale des Gobelins, nous montrent quel écho ces recherches trouvèrent chez le peintre des Fenêtres, des Formes circulaires ou des Disques (1912-1913) : De la loi du contraste simultané des couleurs (1829), Mémoire sur la vision des couleurs matérielles en mouvement de rotation et des vitesses numériques de cercles (1883). L’historien de l’art français Georges Roque, qui a publié d’importants travaux sur les rapports de la science et de l’art au XIXe et au début du XXe siècles, a attiré l’attention sur l’ouvrage de Michel-Eugène Chevreul au titre suggestif : De l’abstraction considérée dans les rapports des Beaux-Arts avec l’homme (1864) où l’on trouve ce passage permettant de comprendre le complexe des idées qui préside à la naissance de nouvelles interprétations picturales à partir de Turner et de l’Impressionnisme :
“Si l’abstraction est à la base de toutes les connaissances positives qui constituent les sciences, et si, comme j’ai cherché à le prouver, ce qu’elle nomme des faits ne sont que des abstractions précises, bien définies, il n’en est pas moins important pour la connaissance de l’homme de démontrer que les Beaux-Artss n’offrent au sens auquel chacun d’eux s’adresse que des abstractions, quand bien même ils nous présentent un objet, un portrait, par exemple, qui semblent réunir toutes les propriétés, toutes les qualités, tous les attributs visibles d’un modèle concret.”[4]
Ce texte donne un éclairage particulièrement vif à la célèbre formule d’Henri Matisse :
“Tout art est abstrait”[5].
Mais ce qui nous intéresse ici concernant la lumière, c’est la mise en avant, dans ce jeu entre abstraction et concret chez Chevreul, d’une expérimentation positiviste, purement matérielle, de la lumière naturelle[6]. Cela culmine dans la peinture de Robert Delaunay en 1912-1914 et son article “De la lumière”, traduit en allemand par Paul Klee dans Der Sturm de janvier 1913[7].
On trouve chez les Russes avant 1914 la même préoccupation d’explorer le champ de “la spécificité rétinienne de la lumière”[8]. Chez Sonia Delaunay, évidemment. Chez Survage et ses Rythmes colorés, pour qui la couleur “est le cosmos, le matériel, l’énergie-ambiance, dans le même temps pour notre appareil percepteur d’ondes lumineuses : l’œil”[9]. Mais aussi chez une Alexandra Exter, un Baranoff-Rossiné ou un Georges Yakoulov[10]. Yakoulov, on le sait, a propagé au cabaret pétersbourgeois “Le Chien errant”, avec le spécialiste des littératures romanes, Alexandre Smirnov, les idées de Delaunay sur le prisme coloré. Il a confronté ses propres expériences sur la lumière et celles de Delaunay pendant l’été 1913, et les deux artistes ont exposé à “Erster deutscher Herbstsalon” à la galerie “Der Sturm” cette même année. Yakoulov nous dit dans son Autobiographie qu’il avait observé dès 1904 “les effets lumineux dans divers lieux du Caucase, sur les monts de Mandchourie”, et en avait déduit “l’idée que la différence des cultures était renfermée dans la différence des lumières.”[11] De plus, Yakoulov a été un des premiers à vouloir traduire sur le tableau la “nouvelle lumière” contemporaine, celle des réverbères électriques, des vitres et des miroirs que le peintre arménien oppose à la lumière naturelle :
“L’époque contemporaine doit créer de Nouveaux Mythes et une nouvelle cosmogonie de la lumière.”[12]
Entre 1918 et sa mort en 1928, Yakoulov utilisera ce qu’il appelle “la peinture-lumière” (svetopis’) par opposition à la “peinture-couleur” (cvetopis’). La svetopis’ est l’utilisation de tout un jeu de lumières qui peuvent à tout instant transformer l’édifice scénique dans ses multiples variations. C’est cet emploi d’un clavier lumineux qu’il introduira dans sa mise en scène de l’opéra de Wagner Rienzi à l’Opéra Zimin à Moscou. Un critique a parlé à cette occasion d’une véritable “symphonie de lumière”[13].
Face à cette exploration de la lumière solaire, l’opéra cubofuturiste de Matiouchine, sur un prologue de Khlebnikov et un livret de Kroutchonykh, une mise en scène, des décors et des costumes de Malévitch, monté au Théâtre Luna-Park de Saint-Pétersbourg en décembre 1913, faisait l’effet d’une bombe. En s’attaquant au soleil, les budetljane (les Futuraslaves) voulaient mettre à mal une des images mythiques et symboliques les plus puissantes, les plus universelles à travers les siècles et les cultures, les plus caractéristiques aussi de la pensée figurative. Dans La victoire sur le soleil le soleil n’est pour les hommes que prétexte à être esclaves du monde-illusion. Ses racines “ont le goût rance de l’arithmétique” (oni propaxli arifmetikoj) :
Notre face est sombre
Notre lumière est en dedans
C’est le pis crevé de l’aurore rouge
Qui nous réchauffe
(Likom my temnye
Svet naš vnutri
Nas greet doxloe vymja
Krasnoj zari)
La lumière du soleil est donc trompeuse, elle n’éclaire que des fantômes du réel. D’où un des sens (il y en a beaucoup d’autres!) du Quadrangle de Malévitch en 1915, le fameux “Carré noir sur fond blanc” : il est la face noire du monde qui a englouti la fausse lumière que donne le soleil dans le Rien, dans les ténèbres. La vraie lumière n’est donc pas celle du soleil mais celle qui émane du tréfonds du sans-objet (bespredmetnyj mir, mir kak bespredmetnost’).
On ne pouvait mieux s’opposer aux recherches parisiennes sur la lumière. Les travaux de Chevreul n’ont aucun écho dans les débats esthétiques sur la couleur en Russie. Même Yakoulov, l’interlocuteur privilégié de Delaunay, n’y fait jamais allusion. Malévitch, dans son cours sur “La lumière et la couleur” dans les années 1920, les ignore, comme il semble ignorer les théories de Delaunay; il s’en tient au pointillisme et polémique, de façon générale, contre la peinture considérée comme “catégorie de l’activité scientifique”, ou comme révélation de la lumière physique, celle dispensée par le soleil : “Le pointillisme a été la dernière tentative dans la science picturale qui s’est efforcée de révéler la lumière, ils furent les derniers à croire dans le soleil [les Delaunay et Yakoulov n’existent pas!!!], à croire en sa lumière et en sa force. Que seul il révélera par ses rayons la vérité des œuvres.”[14]Malévitch récuse toute authenticité de l’éclairage diurne et même “si chaque homme était aussi le soleil, rien ne serait, de toutes façons, clair, et si nous étions arrivés au soleil, il aurait alors également été sombre, de même que la Terre.”[15]
Le fondateur du Suprématisme pose la question philosophique de la réalité de la lumière, d’où découle la manifestation de la couleur à travers le pictural. Tout le questionnement vise à montrer que la lumière (qu’elle soit celle du soleil ou celle de la connaissance) n’a pas d’existence réelle et que, par conséquent, la couleur n’est qu’un phénomène du “prisme de la culture”. Malévitch affirme que la seule réalité vivante est le “monde sans-objet”, le Rien. L’acte pictural est une libération du regard en direction de l’être par la mise entre parenthèse du monde des objets. C’est du sein du sans-objet que part l’excitation (vozbuždenie), c’est-à-dire le rythme de cette liberté. Pour Malévitch, le suprématisme comme sans-objet est le “Rien libéré” (osvoboždennoe ničto)[16]. La fin de l’essai de Malévitch sur “La lumière et la couleur” résume sa philosophie suprématiste, que l’on pourrait appeler une “phénoménologie apophatique”[17] :
“Sur le prisme il n’y a qu’une bande noire, telle une petite fente à travers laquelle nous voyons seulement les ténèbres, inaccessibles à quelque lumière que ce soit, ni au soleil, ni à la lumière du savoir.”[18]
On remarquera que dans le suprématisme, celui du Maître et celui de ses “vrais disciples” – parmi eux, Olga Rozanova, Souiétine, Tchachnik – il n’y a aucune recherche de lumière, de recherche de l’ombre et du clair. Il y a, avant tout, l’énergie-excitation des couleurs; chez Malévitch, c’est le triomphe du Blanc.
On ne saurait oublier que pour tout peintre issu de l’Empire Russe, le substrat plastique, une grande partie de sa mémoire visuelle et conceptuelle, c’est la peinture d’icônes qui est venue dans la Rous’ médiévale de la Byzance grecque. Et à partir du XIVe siècle, où l’on voit naître dans la Rous’ des écoles indépendantes, l’art de l’icône arrive avec la théologie des “énergies divines” et de l’hésychasme, telles qu’elle furent formulées par le grand penseur thessalonicien Grégoire Palamas. A la suite de Grégoire de Nysse plus particulièrement, Grégoire Palamas affirme l’inaccessibilité de la Divinité dans son essence (ousia) à toute vision humaine et même angélique. Mais des ténèbres inexpugnables émanent des énergies, une lumière qui illumine toute la création à sa racine. Ce n’est plus la lumière du soleil extérieur, mais celle des Trois Soleils du divin, une lumière issue des ténèbres qui irradie tout le créé, ne connaît pas l’ombre matérielle. C’est la “lumière du Thabor”, celle qui s’est manifestée aux disciples du Christ lors de sa Transfiguration sur le Mont Thabor.
Cette expérience venue de l’icône et de la théologie des énergies divines et de l’hésychasme se traduit en Russie dans les années 1910, surtout dans l’ensemble imposant, unique en Europe, d’art abstrait sans-objet entre 1913 et 1920[19], par une présence de la lumière non comme éclairage, mais comme énergie venant, émanant du tréfonds de la surface picturale. On trouve cela, à cette époque, dans l’abstraction d’Alexandra Exter ou dans les architectoniques picturales de Lioubov’ Popova.
A la recherche des rythmes du monde à travers le pictural, les peintres de l’avant-garde russe ont fait apparaîtr une nouvelle lumière, non plus celle, extérieure, du soleil, mais celle, intérieure, qui est émanation des énergies du monde.
Jean-Claude Marcadé
Juillet 2004
[1] Robert Delaunay, “La lumière” [1912], in Du cubisme à l’art abstrait, documents inédits publiés par Pierre Francastel et suivis d’un catalogue de l’œuvre de R. Delaunay par Guy Habasque, Paris, 1957, p. 146
[2] Ibidem, p. 27-28
[3] Sur l’importance de la science et de la psychologie dans la naissance de la non-figuration de type français, voir les travaux essentiels de Georges Roque : Art et science de la couleur : Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, Nîmes, 1997; son article “Les vibrations colorées de Delaunay : une des voies de l’abstraction”, dans le catalogue Robert Delaunay. 1906-1914. De l’impressionnisme à l’abstraction, Paris, Centre Georges Pompidou, 1999, p. 53-64
[4] M.-E. Chevreul, De l’abstraction considérée relativement aux Beaux-Arts et à la littérature, Dijon, 1864, p. 35 – cité ici d’après : Georges Roque, “Les vibrations colorées de Delaunay : une des voies de l’abstraction”, op.cit., p. 57. Georges Roque cite aussi la formule “nous ne connaissons le concret que par l’abstrait”, Ibidem, loc.cit.
[5] Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p. 252
[6] Voir : Pascal Rousseau, ” ‘Cherchons à voir’. Robert Delaunay, l’œil primitif et l’esthétique de la lumière”, Les Cahiers du MNAM, N° 61, automne 1997
[7] La traduction de Klee est un résumé très approximatif du texte de Delaunay : elle omet, par exemple, la phrase que j’ai citée au début de mon article :”La lumière dans la Narture crée le mouvement des couleurs”
[8] Pascal Rousseau, ” ‘Cherchons à voir’. Robert Delaunay, l’œil primitif et l’esthétique de la lumière”, op.cit., p. 21
[9] Survage, “Le Rythme coloré”, Les Soirées de Paris, juillet-août 1914, N° 26-27, cité d’après : Survage, Ecrits sur la peinture (par les soins d’Hélène Seyris), Paris, 1992, p. 27
[10] Je me permets à ce sujet de renvoyer à mon article “Robert Delaunay et la Russie”, dans le catalogue Robert Delaunay. 1906-1914. De l’impressionnisme à l’abstraction, op.cit., p. 67-72
[11] G.B. Jakulov, Avtobigrafija (version russe de l’édition arménienne de 1927) dans le catalogue Georgij Jakulov, 1884-1928, Erevan, 1967, p. 47
[12] G. Yakoulov, “Notes”, in : Valentine Marcadé, Le renouveau de l’art pictural russe, 1863-1914, Lausanne, 1972, p. 217
[13] L. Sabaneev, ” Rienzi v Teatre Zimina” [Rienzi au Théâtre Zimin], Teatr i muzyka, 1923, N°8; voir aussi : Jean-Claude et Valentine Marcadé, “Des lumières du soleil aux lumières du théâtre : Georges Yakoulov”, Cahiers du Monde Russe et Soviétique, MCMLXXII, volume XIII, 1er cahier, p. 5-23
[14] K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur, Lausanne, 1993, p. 68; l’original russe a été publié dans les Cahiers du Monde Russe et Soviétique (vol. XXIV (3), juillet-septembre 1983, Svet i cvet, 1/42, Dnevnik B [ 1923-1926], p. 268
[15] K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur, op.cit., p. 67-68; Svet i cvet, op.cit., p. 267
[16] Kazimir Malevič, Suprematizm. Mir kak bespredmetnost‘, ili večnyj pokoj, Sobranie sočinenij v pjati tomax, Moskva, “Gileja”, t. 3, p. 106
[17] Voir : Emmanuel Martineau, Malévitch et la philosophie, Lausanne, 1977
[18] K. Malévitch, Ecrits IV. La lumière et la couleur, op.cit., p. 100; Svet i cvet, op.cit., p. 288
[19] L’exposition à succès, portant le titre trompeur “Aux origines de l’abstraction , 1800-1914” (Paris, Musée d’Orsay, 2003, commissaires Serge Lemoine et Pascal Rousseau) , qui, en fait s’intéresse aux sources scientifiques et musicales de l’abstraction (ce qui est très important et très bien présenté dans l’exposition), ignore délibérément la naissance conceptuelle et pratique de l’abstraction en Russie (les quelques Russes montrés sont noyés dans une nébuleuse européocentriste), Tatline et son “abstraction concrète”, Malévitch et le Suprématisme sont absents (alors qu’il y a des Mondrian de 1916-1917!), la distinction entre “non-figuration”, “abstraction”, “sans-objet” est gommée etc.
Natalia Gontcharova, Larionov et Malévitch
By Jean-Claude on Fév 25th, 2023
Natalia Gontcharova, Larionov et Malévitch
La première rencontre du jeune provincial Malévitch avec les peintres novateurs qui allaient créer «l’art de gauche» en Russie, aujourd’hui appelé «avant-garde», eut lieu à Moscou en mars 1907 à l’occasion de la XIVe exposition de la Société des artistes de Moscou où il montra deux dessins. Il serait intéressant de faire l’historique de cette association fondée en 1896 et active jusqu’en 1924, dont de toute évidence la tendance dominante était plutôt académique mais qui donnait la possibilité aux jeunes peintres de montrer leurs œuvres. Ainsi, en cette année 1907, qui vit la timide apparition de l’inconnu Malévitch à la Société des artistes de Moscou, exposaient aussi des artistes comme Kandinsky, Bourliouk, Larionov et Natalia Gontcharova. Kandinsky y exposait régulièrement et Malévitch, sur sa lancée, participera à toutes ses expositions jusqu’à la XVIIe en 1909-1910. C’est en 1907, à cette occasion, que se fit, d’après les données les plus récentes de l’historiographie de l’art russe, la rencontre personnelle de Malévitch avec Natalia Gontcharova et Larionov.
Ils avaient à peu près le même âge, Malévitch — 29 ans, Larionov et Natalia Gontcharova — 26. Malévitch dont c’était — je le répète — la première participation à une grande exposition, sortait, semble-t-il, d’un impressionnisme influencé, entre autres, par le Monet des Cathédrales de Rouen et commençait à travailler dans le style symboliste et «moderne» jusqu’au moins 1910.
Il n’y a pas un artiste des arts novateurs russes des années 1910 et 1930 pour lequel les problèmes de datation ne se posent pas. Même Kandinsky, qui était méticuleux dans l’annotation de ses œuvres, pose problème avec sa fameuse Aquarelle abstraite (MNAM) datée par lui-même de 1910 et que beaucoup de spécialistes s’accordent aujourd’hui à dater de 1912, y voyant une des esquisses pour la Composition VII se trouvant à la Galerie nationale Trétiakov, de 1913[1], ce qui a été à maintes reprises suggéré à la suite de Kenneth Lindsay.
Revenons à 1907, année de la première rencontre de Malévitch avec le couple Larionov—Gontcharova, quand le futur fondateur du Suprématisme créait des œuvres symbolistes et Art Nouveau. Il ne sortira de ce style (qu’il a totalement occulté par la suite dans sa description de l’évolution de l’art «de Cézanne au Suprématisme») qu’en 1910 lors de sa participation au «Valet de Carreau» — dont Larionov était un des organisateurs, où Malévitch montre ses Servantes aux fruits (dont nous connaissons une esquisse) et la gouache Fruits du Musée National Russe. Mais encore en 1911, au Premier Salon Moscovite, Malévitch montre côte à côte une «série des jaunes», une «série des blancs» et une «série des rouges», encore dominées par le symbolisme. Dans la «série des jaunes», nous connaissons l’aquarelle Le secret de la tentation ( appelée aussi L a cueillette des fleurs) de l’ancienne collection Khardjiev avec son iconographie philosophique-ésotérique dans la ligne des nabis, son dessin primitiviste et sa tendance à la monochromie. Dans la «série des blancs», nous connaissons plusieurs œuvres dont l’aquarelle Repos. Société en hauts de formes du Musée National Russe. Sans doute appartiennent à la «série des blancs» des œuvres comme l’aquarelle Chêne et dryades de la collection Tsarenkov.
Et Larionov et Natalia Gontcharova en 1907 où en étaient-ils ?
Ils étaient considérés déjà comme les espoirs les plus évidents de la jeune peinture russe, ce qui était confirmé par leur présence à l’exposition d’art russe organisée par Diaghilev au Salon d’Automne parisien en 1906, où le symbolisme d’un Paviel Kouznetsov (qui triomphera à la «Rose bleue» en mars 1907) et l’impressionnisme de Larionov représentent la relève du style «rétrospectiviste» éclectique du «Mir iskousstva», ce «Monde de l’art» qui reste dominant et que Diaghilev fera triompher dans les spectacles des Ballets Russes à travers Alexandre Benois, Bakst ou Alexandre Golovine. Notons ici qu’il faudra attendre 1914 pour que Diaghilev fasse appel à Natalia Gontcharova pour le Coq d’or de Rimski-Korsakov — et ce seront les fastueux décors et costumes qui marqueront un tournant décisif dans les Ballets Russes — vers le primitivisme et le cubo-futurisme.
Chez Natalia Gontcharova, en 1906-1907 percent déjà, semble-t-il, les premières influences sur sol russe du post-impressionnisme de Cézanne, de Gauguin et du fauvisme-expressionnisme européen, par exemple dans le tableau Coin de parc (Ougol sada) du Musée National Russe, s’il est bien daté de 1906, comme le fait M. Pospiélov.
Ainsi, lors de leur rencontre en 1907, Malévitch est nettement en retrait par rapport au couple Natalia Gontcharova—Mikhaïl Larionov. Il est intéressant de constater d’ailleurs que dans la «recomposition» de sa biographie artistique à la fin des années 1920 Malévitch passe sous silence, nous l’avons déjà fait remarquer, la période 1907-1910 dans son œuvre, reprend et modifie, ou bien peint de façon entièrement nouvelle des toiles de style impressionniste et cézannistes géométriques-primitivistes qu’il antidate allègrement. Le tableau le plus significatif de cette réécriture, ce sont Les deux sœurs de la Galerie Nationale Trétiakov au dos desquelles Malévitch a écrit :
«Les Deux sœurs sont peintes au moment du cubisme et du cézannisme. Sous la sensation violente de la peinture de l’Impressionnisme, j’ai fixé cette toile. 1910. K. Malévitch. Toile peinte en 4 heures».
Ce très beau tableau fut en réalité peint à un moment, la fin des années 1920, où — selon le témoignage que j’ai recueilli de N.I. Khardjiev —, il s’engouait pour Renoir…
La participation de Malévitch au premier «Valet de Carreau», ouvert à Moscou en décembre 1910, où Larionov joue un rôle capital, est le point de départ de l’œuvre picturale fulgurante de Malévitch où pendant dix ans il va marquer non seulement l’évolution de l’art de gauche russe mais aussi celle de l’art universel du XXe siècle.
Pendant deux ans, en 1911 et 1912, il produit le cycle paysan et provincial le plus imposant, avec précisément celui de Natalia Gontcharova dont il était issu, — d’une totale originalité iconographique et picturologique (j’appelle «picturologie» ce qui touche à ce que les Russes appellent «faktoura», c’est-à-dire au tissu même, à la trame, au support matériel travaillé — en particulier par la couleur). Et cependant une des impulsions données à ce cycle, c’est sans aucun doute l’impulsion majeure de Larionov et de Natalia Gontcharova dans leur mise en œuvre de ce qu’en Russie on nomme le «néo-primitivisme», le «primitif», et qu’en Occident on nommera plus volontiers tout court «le primitivisme du XXe siècle»[2].
Comme le note Nikolaï Khardjiev, «en 1910-1913, pendant deux ans et demi, Malévitch fut, artistiquement parlant, le compagnon de lutte de Larionov et prit part aux expositions de son groupe. A l’exposition «La queue d’âne» (1912), Malévitch présenta quelques paysages et une série de compositions à une ou plusieurs figures, qui attestaient de ses efforts, couronnés de succès, à surmonter les diverses influences (Cézanne, Matisse, Natalia Gontcharova et, en partie, Larionov) et de son inclination pour la simplicité et la force expressive de la forme. Précisément, à l’exposition «La queue d’âne», organisée par Larionov, Malévitch acquit la notoriété au sein de l’avant-garde russe […] A la fin de cette même année 1912, Malévitch exécuta un remarquable cycle de travaux où les traditions de l’art russe ancien et de l’art populaire primitif s’hybrident en des formes “métalliques” issues du cubisme [et j’ajouterai : du futurisme!].»[3]
Khardjiev, sur le témoignage d’un membre du groupe primitiviste et rayonniste, Sergueï Romanovitch, a établi que la rupture de Malévitch avec Larionov eut lieu après l’exposition «La cible», en mars-avril 1913, où apparut pour la première fois un grand ensemble de rayonnisme, encore «réaliste», alors que Malévitch montrait son cubo-futurisme (parmi les chefs-d’œuvres se trouvaient Matin au village après la tempête de neige, Portrait d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov, Le rémouleur…) qui parut si différent et si contraire aux œuvres des suiveurs de Larionov et de Natalia Gontcharova, «que Larionov lui confia une salle particulière»[4]. Et le personnage, certainement en accointance avec Larionov, qui se cache sous le pseudonyme de Barsanuphe Parkine, pourra écrire :
«K. Malévitch couvre tout un mur de grandes aquarelles aux tons criards et barbouillés de façon désordonnée, des figures fades—sans expression, avec ce style polonais de mauvais aloi dont abondent les œuvres de Vroubel.»[5]
Passons sur le «chauvinisme grand-russe» qui n’aurait pas dû être le fait du Tiraspolien Larionov ou de Valentin Parnakh qui fut sans doute l’auteur principal de cet article… Une telle recension des œuvres de Malévitch qui étaient présentées à «La queue d’âne» et à «La cible» en 1913 explique sans doute que malgré l’admiration que Malévitch a oralement manifestée devant N.I. Khardjiev à l’égard de Larionov et surtout de Natalia Gontcharova, il ne les mentionne même pas dans ses écrits, en particulier dans son Izologia, c’est-à-dire son livre traitant des «arts de la représentation» (l’Izo étant le sigle désignant après 1917 les arts plastiques) «de Cézanne au Suprématisme»[6]. Et pourtant, il ne fait aucun doute que Larionov et Gontcharova furent un chaînon indispensable dans la marche de Malévitch vers le sans-objet.
L’influence de Larionov sur Malévitch est indéniable au niveau thématique et même picturologique. L’œuvre de Malévitch entre 1910 et 1913 est incompréhensible sans Larionov et ses thèmes tirés de la vie de province, du petit peuple et des petits métiers, à partir du troisième Salon de la Toison d’or (27 décembre 1909—31 janvier 1910) où étaient montrés des chefs-d’œuvres comme : Bohémienne, Portrait d’une élégante de province, Un élégant de province, La promenade dans une ville de province, Les pétrisseurs, Les danseurs, Natures-mortes de cabaret…, Coiffeur etc… Le provincialisme de Larionov et de tous les peintres russes néo-primitivistes n’est pas celui, médiocre, replié sur lui-même des Ambulants, ce provincialisme était vigoureux, puisait aux sources vives de l’art populaire, y découvrait «de la beauté vivante». Il renouvelait toutes les conceptions de l’art : laconisme, non observance de la «perspective scientifique» et des proportions, liberté totale du dessin, décomposition de l’objet selon plusieurs «points de vue», simultanéisme, accent mis sur l’expressivité et l’humour.
Et même dans la façon brutale, désordonnée, en flaques colorées, des gouaches de Malévitch, c’est moins Vroubel qui est en cause, comme l’écrit de façon polémique Parkine, qu’une interprétation originale de l’impressionnisme français passé par le crible du fauvisme-expressionnisme, comme on le trouve dans toute la peinture européenne du début du siècle — par exemple chez Natalia Gontcharova dans des tableaux comme Paysage à Ladojyno ou Coin de parc. Simplement, chez Malévitch, la tradition civilisée de la peinture européenne est, à l’instar de Larionov, mais avec encore plus de brutalité, mise à mal, totalement bouleversée dans le prisme de l’art populaire sous toutes ses formes : archaïques — les kamiennyié baby des steppes, les icônes —, ou modernes (poupées, jouets, loubok, enseigne de boutique etc…). Du point de vue coloriste, Malévitch utilise un jaune plus proche de celui de Larionov que de Natalia Gontcharova. Il exprime toute la jubilation solaire des régions méridionales, l’Ukraine pour Malévitch et la Bessarabie pour Larionov. Le jaune larionovien éclate, explose, est joyeux, voire ludique alors que chez la Grand-Russe Natalia Gontcharova, il est majestueux, monumental, iconique, voire grave (c’est le krasno solnychko de la poésie populaire).
L’influence de Natalia Gontcharova sur Malévitch est, elle, à la fois thématique, iconographique et picturologique. A ce même troisième Salon de la Toison d’or, elle montre, entre autres, des œuvres comme La plantation des pommes de terre, La fenaison, La cueillette des pommes.
Malévitch a suivi Larionov et Natalia Gontcharova dans leur scission avec les cézannistes russes du «Valet de Carreau» en 1911 et participera à part entière à l’aventure du néo-primitivisme russe. Dès avril 1911, il montre à la troisième exposition de «L’union de la jeunesse» à Saint-Pétersbourg : L’homme au chapeau pointu, de l’ancienne collection Khardjiev, aujourd’hui dans une collection privée occidentale[7] ; L’homme au mal de dents (disparu) ; Le masseur des bains ; Serres (le charriage du terreau).
Si Larionov a eu l’importance d’un détonateur pour Malévitch comme pour tous les novateurs russes des années dix, c’est cependant Natalia Gontcharova qui paraît avoir eu l’iinfluence la plus déterminante pour faire trouver à l’auteur de Femme au seau et enfant du Stedelijk Museum d’Amsterdam sa propre voie. On connaît la déclaration de Malévitch, rapportée par N. Khardjiev :
«Natalia Gontcharova et moi nous travaillions surtout sur le plan de la vie sociale. Chacune de nos œuvres avait un contenu : nos personnages, bien que représentés dans des formes primitivistes, contenaient un plan social. C’est en cela qu’était notre désaccord de principe avec le «Valet de carreau» dont la ligne remontait à Cézanne.»[8]
Le mot «social» doit être interprété, car Malévitch aime utiliser des mots de façon camouflée (par exemple, le mot «économie» !). Je pense que l’idée de Malévitch qui utilise le mot «social» pour des raisons stratégiques, dues aux exigences idéologiques de la fin des années vingt et au début des années trente, fait ici écho au fameux passage de la lettre en 1911 de Natalia Gontcharova au journal Rousskoïé slovo (Le Mot Russe), qui ne la publia pas, où elle explique son désaccord avec la ligne européanisante d’artistes comme Kontchalovski, Lentoulov, Machkov et autres Falk :
«J’affirme que l’art religieux et l’art qui glorifie l’Etat ont toujours été et seront toujours la manifestation la plus majestueuse et la plus parfaite de l’art : cela est ainsi en grande partie parce qu’un tel art n’est pas avant tout théorique et parce que l’artiste voit clairement ce qu’il représente et pour quelle visée il le représente. Et cela fait que sa pensée était toujours claire et précise. Il ne restait qu’à créer pour cette pensée la forme la plus parfaite, la plus précise.»[9]
Ce que prône ici Natalia Gontcharova, c’est un art concilié qui essaie de retrouver l’accord, perdu depuis l’aube des Temps Modernes, entre la société, le pouvoir et l’artiste, qui fait que depuis ce moment, le «noyau ontologique de la vie», selon l’expression de Berdiaev[10], s’est perdu, d’où l’exacerbation de l’individualisme et le chaos des psychologismes culturels qui s’affrontent. D’après Iakov Tugendhold, le retour à la «tradition collective», au «mythe national» avait commencé à la fin du XIXe siècle quand on s’était mis à étudier «les trésors de la création populaire semés dans les profondeurs de la Russie paysanne.»[11]
À partir de 1907, c’est Gauguin qui fut la base théorique et conceptuelle des néo-primitivistes russes, celui qui donne les impulsions décisives à l’art russe. Et la grande «gauguinide» russe, comme on disait à l’époque, c’est Natalia Gontcharova. Autant que les œuvres de Gauguin dans les collections d’Ivan Morozov (11 tableaux) et surtout de Sergueï Chtchoukine (16 tableaux dont les déterminants Te avae no Maria ou Cueillette de fruits), c’est par l’intermédiaire du gauguinisme de Natalia Gontcharova que Malévitch subit son influence. Iakov Tugendhold note que «le culte contemporain pour le primitif diffère de celui de l’époque du Romantisme et de l’Orientalisme», qui était marqué par un individualisme blasé, tandis que «pour une société arrivée, semble-t-il, à la limite extrême du raffinement, pour des peintres perdus dans le cul-de-sac de l’individualisme, cet art archaïque, fort, expressif, éternellement jeune, signifie un espoir de renouvellement, de “rajeunissement” pour employer le mot de Gauguin […] [Gauguin] cherchait, à travers leur pauvre apparence enfantine, dans le plus petit bibelot primitif, dans l’art le plus anonyme, les racines du grand art, du style. Les calvaires bretons, les arabesques maories et l’Imagerie d’Epinal lui ont enseigné la simplification et la synthèse, au même titre que les dadas puérils — car l’art de l’enfant et l’art du peuple se ressemblent non seulement par leur gaucherie, mais aussi par leur langue laconique et leur esprit de synthèse.»[12]
Et Malévitch écrit de son côté en 1915 :
«Gauguin, qui a fui la culture pour aller chez les sauvages et qui a trouvé chez les primitifs plus de liberté que dans l’académisme, se trouvait soumis à la raison intuitive. Il cherchait quelque chose de simple, de courbe, de grossier. C’était la recherche de la volonté créatrice. Ne pas peindre à aucun prix comme voit l’œil du bon sens[13].
Et chez Malévitch, dans la suite de Gauguin, à travers Natalia Gontcharova, un geste unique synthétise sur l’image les myriades de gestes répétés au cours des années, sinon des siècles, que ce soit dans la vie courante (Province, Sur le boulevard, Polka argentine, Baigneur, Paysannes à l’église), ou dans le travail (Charroi à main, Laveuse, Homme au sac, Cireurs de parquet, Labourage, Moissoneuses). Les gestes sortent de leur réalité sociologique pour se fixer en un archétype.
Un des éléments essentiels qui viennent de Gauguin à travers Natalia Gontcharova, c’est le déplacement du fond vers le premier plan occupé par le (ou les) personnages principaux dans toute sa (ou leur) stature. Il n’y a aucune volonté de créer l’illusion de l’espace. Ce qui distinguera le néo-primitivisme malévitchien de 1910 à 1913, de celui qu’il reprendra à la fin des années 1920 c’est que dans cette période, il créera plusieurs niveaux d’espace derrière le (ou les) personnages centraux. Le fond apparaît comme tel, alors qu’au début des années 1910, il n’y a aucune volonté de créer une quelconque profondeur.
La présentation des personnages de profil est également un héritage gauguinien, reprise par Natalia Gontcharova (Le plantage de pommes de terre, Le séchage du lin…) — chez Malévitch Le jardinier, Opérateur des cors au pied aux bains, Ramassage du seigle, Le bûcheron…
Autre élément : le grossissement des pieds et des mains, par exemple dans le quadritptyque gontcharovien La cueillette des fruits, La cueillette des pommes… encore plus exagéré chez Malévitch.
La courbure des corps signifie à travers les siècles le labeur paysan, le caractère pénible du geste de l’homme qui se baisse vers la terre. On trouve cet élément dans les Glaneuses de Millet, puis chez Van Gogh. Cette sacralisation de la pose laborieuse se retrouve chez Natalia Gontcharova (par exemple, Les travaux du jardin).
Ce qui vient aussi de Natalia Gontcharova, c’est le caractère massif, monolithique des formes, la monumentalité : par exemple, le dessin Vieille femme de Natalia Gontcharova annonce L’homme au sac ou la couverture de Troïé de Malévitch. Les lutteurs de Natalia Gontcharova ont sans aucun doute donné des leçons à Malévitch pour créer des formes grossies exagérément et à l’expression schématique.
Les visages, les modelés des têtes, les yeux en amande viennent chez Natalia Gontcharova autant de Gauguin que de la peinture d’icônes. Les yeux byzantins au «strabisme mystique» sont grand ouverts sur une réalité qui n’est pas de ce monde. Ils sont pure méditation au-delà des joies, des tristesses, de l’activité du quotidien. Chez Natalia Gontcharova : La récolte du raisin, Le séchage du linge, La cueillette de pommes, L’Archange ; chez Malévitch : Paysanne aux seaux et enfant (du Stedelijk Museum d’Amsterdam) ou Tête de paysan (du MNAM). Cette même tête se trouve dans L’enterrement paysan, aujourd’hui disparu, mais qui nous est resté par une reproduction de la revue Ogoniok de janvier 1913 ; cette œuvre nous montre une «néoprimitivisation» de L’enterrement à Ornans de Courbet, selon la méthode de transformation d’une culture picturale en une autre que Malévitch a particulièrement pratiquée.
On pourrait dire que Malévitch n’existerait pas sans Larionov et surtout sans Natalia Gontcharova. L’élève s’est cependant très rapidement dégagé de la tutelle des deux artistes pour dire à son tour une parole plastique nouvelle, sans précédent. D’où la rupture en 1913. D’autant plus que Larionov et Natalia Gontcharova avaient été formés professionnellement dans les ateliers des beaux-arts, ce qui n’était pas le cas de Malévitch qui s’est formé sur le tas avant de passer après 1905 par l’atelier de Fiodor Roehrberg à Moscou. Malévitch a eu l’audace des autodidactes — un peu comme Van Gogh qui lui non plus n’est passé par aucune académie. Ca samorodok voyait confluer en lui trois cultures slaves, la polonaise par son père, l’ukrainienne par sa vie d’enfant, d’adolescent et de jeune homme, la russe enfin où il s’est épanoui. Cela a donné, pendant cette période 1910-1913 où il est dans le sillage de Natalia Gontcharova, une suite d’œuvres d’une force plastique unique dans l’art du XXe siècle. Il faudra un jour mettre côte à côte le cycle paysan de Natalia Gontcharova où se manifeste de façon fastueuse et grave, comme sur les icônes, la quintessence de la culture picturale russe, et le cycle paysan de Malévitch où se déploie la barbarie raffinée et vigoureuse de tout le continent plastique et coloré russien.
Jean-Claude Marcadé
22 juin 1995
[1]Cf. Magdalena Dabrowski, Kandinsky. Compositions, MoMA, 1995.
[2]Notons qu’à la grande exposition newyorkaise du MoMA d’il y a quelques années, portant ce nom, l’art russe en tant que tel était absent ; cela montre bien la résistance de l’Occident dans son européocentrisme auquel s’est adjoint après la seconde guerre mondiale l’américanocentrisme, à intégrer cet art dans le mouvement de l’art universel, alors qu’il est évident aujourd’hui que le XXe siècle est impensable sans ce qu’on appelle «l’avant-garde russe», entre 1907 et 1927. Cf. Le Primitivisme dans l’art du 20e siècle. Les artistes modernes devant l’art tribal sous la direction de William Rubin, Paris, Flammarion, 1987.
[3]N. Khardjiev, «V miesto prédisloviya» (En guise de préface), in : The Russian Avant-Garde, Stockholm, 1976, p. 87.
[4]N. Khardjiev, «En guise d’introduction à l’Autobiographie de Malévitch», in : Malévitch. Actes du Colloque International, Lausanne, L’Age d’Homme, 1979, p. 142.
[5]Varsanofi Parkine, «Osliny khvost i Michen’», in : «Osliny khvost» i «Michen’», Moscou, 1913.
[6]Cf. K. Malévitch, Écrits III. Les Arts de la représentation, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993.
[7]Cf. Andréi Boris Nakov, «Mann mit spitzem Hut/Man with Pointed Hat», in : Aspects of Futurism, Zug, Galerie Gmurzynska, 1995, p. 38-41.
[8]N. Khardjiev, Maïakovski i jivopiss’, Moscou, 1940, p. 359, cité ici d’après : Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe. 1863-1914, Lausanne, L’Age d’Homme, 1972, p. 205.
[9]Lettre de N.S. Gontcharova du 12/II/1911 à la rédaction de Rousskoïé slovo [Bibliothèque Nationale de Russie, Section des Manuscrits, R.S. 13, 4]. Première publication in : Éli Eganbiouri [Ilya Zdanévitch], Natalia Gontcharova. Mikhaïl Larionov, Moscou, 1913, p. 18.
[10]N. Berdiaev, Novoïé sredniéviékovié (1924), trad. française de Sylviane Siger et J.Cl. Marcadé : Le Nouveau Moyen Age, Lausanne, L’Age d’Homme, 1985, p. 132-133.
[11]J. Touguendhold, «Préface», in : Salon d’Automne 1913. 11e Exposition. Catalogue, Paris, 1913, p. 311.
[12]J. Touguendhold, Ibidem, p. 308, 309.
[13]Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural (Moscou, 1916), in : K. Malévitch, Écrits I. De Cézanne au Suprématisme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1993, p. 66.
Lettre de Francisco Infante en 2001
By Jean-Claude on Déc 26th, 2022
Malévitch (suite et fin) [CHAPITRE XXVI] Le retour à la figure
By Jean-Claude on Nov 7th, 2022
[CHAPITRE XXVI]
Le retour à la figure
Introduction
Kazimir Malévitch pratique de façon générale une écriture de camouflage, consistant à dire ce qu’il n’a pas l’air de dire. C’est vrai aussi dans ses textes (ainsi du réalisme, de l’économie, de Dieu…), c’est vrai dans son écriture picturale. Dans son testament laissé à Berlin en 1927, il prévoit son emprisonnement (il sera réel en 1930 et accompagné de tortures) [Cf. Ibid., p. 226 sqq.], défend en 1927 l’art autrement que lorsqu’il était «sous des influences révolutionnaires », c’est qu’il le faisait alors à son corps défendant. Cela se produira d’ailleurs encore en 1932, lors de l’exposition à Léningrad des «Artistes de la République fédérative socialiste soviétique de Russie », qui suivit le décret du parti communiste supprimant tous les groupements artistiques isolés au profit d’une seule Union contrôlée par le parti : Malévitch y présente quelques « Architectones », sculptures architecturées et surmontées de figurines dans le style des héros soviétiques – une façon de se préserver des représailles [Ibid., p. 251-252 ; voir également le catalogue Kasimir Malevich, Barcelone, Fundacio Caixa Catalunya, 2006, p. 213-237].
À partir de la fin des années 1920, avec la montée de la terreur stalinienne, il récrit picturalement son itinéraire créateur pour ses rétrospectives à Moscou à la Galerie nationale Trétiakov en 1929 et à Kiev en 1930. Il peint des tableaux impressionnistes influencés par Cézanne et Renoir, qu’il date du début du siècle ; il recrée son cycle paysan cubo-futuriste de 1912-1913, qu’il antidate également. Malévitch est un martyr, au sens étymologique du terme, de l’oppression qui s’est abattue sur l’Union soviétique dès la seconde moitié des années 1920. La mention des dates « 1928-1932 » au dos de Pressentiment complexe indique que l’œuvre a été peinte autour de 1932. L’année 1928 est le début de la période tragique qui mènera le peintre polono-ukraino-russe à la mort en 1935, à l’âge de cinquante-six ans. En 1926, le centre de recherches sur l’art, équivalent du Bauhaus allemand, l’Institut national de la culture artistique (Ghinkhouk), dirigé par l’artiste, est liquidé à Léningrad. En 1927, après son unique voyage à l’étranger, en Pologne et en Allemagne – où son séjour est brusquement interrompu –, il est l’objet de tracasseries incessantes, puis arrêté et emprisonné en 1930 et, selon certains témoignages, torturé. Il avait laissé à Berlin ses tableaux et ses manuscrits, avec une note où il prévoyait « l’éventualité de [sa] mort et [son] emprisonnement à vie ». Ses lettres du début des années 1930 montrent son désarroi. À plusieurs personnes il avoue ne pouvoir peindre que des portraits. La mort est de plus en plus présente dans sa vie psychique et dans sa création (l’homme crucifié, les cercueils, etc.). Il cherche désespérément du travail dans un laboratoire de recherche, mais est systématiquement écarté de toute activité par les autorités staliniennes.
Entre 1928 et 1934, le fondateur du suprématisme se remet intensément à la peinture et crée plus de cent tableaux dont il est impossible d’établir aujourd’hui une chronologie exacte. On sait seulement que pour la rétrospective que lui consacrera la Galerie nationale Trétiakov en 1929, ainsi que pour la rétrospective à Kiev en 1930, il peint une série de tableaux impressionnistes qu’il date du début du siècle et reprend le thème paysan de 1912-1913 qu’il antidate également [Cf. Charlotte Douglas, Malevich, New York, Harry H. Abrams Inc., 1994, p. 34-40].
Ces antidatations peuvent avoir procédé, dans ce cas, de la volonté de donner à son œuvre une évolution logique et non chronologique, de rétablir les maillons manquants – selon sa vision de l’histoire de l’art (De Cézanne au suprématisme). Mon hypothèse est que Malévitch a créé a posteriori un itinéraire artistique idéal – le sien –, dont il a d’ailleurs éliminé la période symboliste et le style moderne. Le camouflage est ici d’ordre artistique.
Mais il est aussi des toiles qui, si elles ont bien été exécutées entre 1928 et 1932, montrent un autre camouflage : elles sont un témoignage poignant d’une protestation contre la politique de plus en plus coercitive menée par le pouvoir stalinien non seulement contre les intellectuels et les artistes, mais aussi contre le peuple, en particulier contre les paysans, sous prétexte de « dékoulakisation », c’est-à-dire de lutte contre la paysannerie aisée et propriétaire de ses terres, les koulaks. C’est en 1928 qu’est lancé le premier plan quinquennal grâce auquel était définie une « ligne générale » dont l’application annihilait et extirpait immédiatement toute déviation. À partir de là, la terreur s’installera dans toute l’Union soviétique comme principe permettant de préserver cette ligne générale.
La toile Faucheur (GNT), que Malévitch peint à ce moment-là sur le motif du Faucheur de 1912 (musée des Beaux-Arts de Nijni-Novgorod), résume la position du peintre à l’égard de la réalité : ce qui était la barbe dans le personnage de 1912 devient, à la fin des années 1920, une muselière : l’homme est condamné au silence alors que, derrière lui, se déroule une scène quasi idyllique de travail aux champs, comme venant d’un passé révolu.
Considérons la Tête de paysan (Pétrova, N° 29), un chef-d’œuvre de cette époque. Là aussi, la tête iconique, qui a comme structure celle de la Sainte Face orthodoxe « acheïropoiète » (non faite de main d’homme), s’inscrit sur les bandes multicolores des champs et de l’espace. Les paysannes peuplent la bande verte dans des postures rappelant le cubo-futurisme. L’espace est constellé d’avions en contraste avec une volée d’oiseaux à l’horizon au-dessus d’églises orthodoxes. Les rayures polychromes abstraites se réfèrent à une vision aérienne des champs. C’est l’ultime affirmation malévitchienne de la présence cosmique qui émerge à travers tous les contours de l’homme et de la nature. Malévitch, l’anticonstructiviste de toujours, montre la nature que la technologie ne parviendra pas à brider. Cette. nature prend à nouveau, dans le postsuprématisme, la forme incarnée du monde paysan que la pensée constructiviste avait tendance à trouver réactionnaire. Bien entendu, la défense de la campagne par Malévitch n’est pas la défense d’une classe sociale. Chez lui, la campagne est toujours le lieu où la nature, en tant que site de l’éclosion du monde, du sans-objet, du corps éternel, peut le mieux venir au jour. Malévitch ne copie pas telle ou telle icône ; on serait bien embarrassé de trouver une référence précise à une icône précise. Il s’agit d’une icône de Malévitch, créée de toutes pièces à partir d’une structure en filigrane. Voici ce que Malévitch écrit dans son Autobiographie de 1933 :
“À travers l’art de l’icône, je compris le caractère émotionnel de l’art paysan, que j’aimais auparavant, mais dont je n’avais pas élucidé la portée et que j’avais découvert d’après l’étude des icônes.”
[Malévitch. Colloque international…, p. 164]
. Prenons encore une œuvre comme Le Charpentier (MNR), exécutée pour la rétrospective de Kiev au printemps de 1930. C’est à la suite de cette rétrospective que Malévitch sera renvoyé de l’école d’art de Kiev avec d’autres artistes, dont son ami Liev Kramarenko. Malévitch date cette œuvre de 1910 ! De toute évidence, elle s’inscrit dans le cycle des œuvres qui reprennent, à la fin des années 1920, les sujets de la campagne de l’époque cubo-futuriste-primitiviste auxquels l’artiste fait subir un traitement postsuprématiste. Nous avons toujours affaire ici à l’esthétique du loubok, de l’icône et de l’enseigne de boutique, avec hiératisme et laconisme de la pose, strabisme des yeux en amande, distribution de l’ombre et de la lumière antimimétique. Le fond dans lequel s’inscrit Le Charpentier n’a plus rien à voir – c’est aussi le cas du Faucheur – avec les formes cylindriques d’avant 1914. L’artiste construit son fond sur des bandes horizontales en larges surfaces monochromes juxtaposées comme dans un puzzle. Deux mondes sont ici mis côte à côte : celui de la Russie, avec ses couleurs blanc-bleu-rouge, et celui de l’Ukraine, avec la gamme de son drapeau national bleu et jaune. En face de l’uniformité du rouge soviétique se déroule picturalement la revendication polychrome nationale, sans souci nationaliste bien entendu, lequel est totalement étranger à la pensée universaliste-internationaliste de Malévitch. J’y vois plutôt la revendication d’un prisme coloré authentique contre l’imposition de la fameuse « ligne générale ». Je vois dans ce tableau un autoportrait allégorique, une nouvelle image du paysan-constructeur-peintre. Le bâillonnement est ici plus net encore que dans Le Faucheur. Et il n’est certainement pas innocent que Malévitch ait choisi l’image du charpentier pour se représenter. C’est le métier du Christ, et l’identification avec la Passion et la Crucifixion est suggérée par le clou, lui aussi aux couleurs ukrainiennes bleu-jaune.
Notons ici le dialogue, voire la polémique, que le postsuprématisme malévitchien mène avec les deux courants ukrainiens des années 1920 : le spectralisme d’Oleksandr Bogomazov dont l’emblème est le chef-d’œuvre Les Scieurs (1927) [Voir les catalogues L’Art en Ukraine, Toulouse, Musée des Augustins, 1993, p.36, et Avantgarde & Ukraine, Munich, Villa Stuck, 1993, p. 119 ], et le néobyzantinisme de Mykhaïlo Boïtchouk et de ses disciples, dont Apollinaire avait écrit, en 1910, à l’occasion de l’exposition parisienne du groupe, qu’ils visaient à « maintenir intactes les traditions de la peinture religieuse dans la Petite Russie [i.e. de l’Ukraine] » et que « leurs travaux sont d’un byzantinisme accompli. Ils ont également appliqué la simplicité, les fonds d’or, le fignolage de leur art à de petits tableaux plus modernes : La Gardeuse d’oie, L’Architecte, La Liseuse, Idylle, etc. ». [ Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. II, p. 140].
La polychromie de Malévitch, face au spectralisme, même si elle comporte des éléments symboliques, est aussi pure picturalité sans-objet. Face au « boïtchoukisme », le postsuprématiste n’habille pas la réalité soviétique dans les habits de l’icône, il crée ses icônes, une réalité totalement inédite, même si elle repose sur des éléments réels.
Entre 1930 et 1934, l’homme crucifié se fait insistant D’après le témoignage d’Antoine Pevsner, la croix a hanté très tôt le fondateur du suprématisme [Antoine Pevsner, « Rencontre avec Malévitch dans la Russie d’après 1917 », Aujourd’hui, art et architecture, no 15, décembre 1957]. Dans la seconde quinzaine de septembre 1930, Malévitch est arrêté. Il sort de cette épreuve brisé, mais continue à peindre avec intensité et à faire des dessins où domine le thème de la souffrance et de la déréliction. Les «visages sans visage» se multiplient. Dès juillet 1930, deux tableaux du cycle paysan sont exposés à Berlin dans le cadre de l’exposition « Sowjetmalerei » ; ils sont antidatés de 1913 et 1915. Le critique Alfred Donath les décrit comme des «peintures figuratives représentant des personnages semblables à des poupées rigides et sans visage devant des paysages plats » ; et il ajoute : « On devine dans ces œuvres la présence de cette “machine” à contraindre les êtres qui sévit à la fois dans les arts et partout autour d’eux [Cité par F. Valabrègue, Kazimir Sévérinovitch Malévitch, op. cit., p. 240].
Un tableau de cette série, Jeunes Filles aux champs (MNR ), porte au dos, écrite par Malévitch, la mention de « supranaturalisme [Charlotte Douglas fait remarquer que cette appellation a pu être formulée à cause du rapport que la chercheure américaine établit avec la peinture métaphysique de Giorgio De Chirico, voir C. Douglas, Malevich, op. cit., p. 35] et la date de 1912 – toujours pour camoufler devant les autorités répressives le rapport du peintre à la réalité contemporaine. Mais cela ne pouvait tromper les contemporains qui subissaient cette réalité. Dans cette série, les paysans se tiennent droit devant un horizon de champs colorés en larges bandes, la plupart du temps sans qu’aucune activité soit montrée. Ils sont face à l’éternité et tournent le dos à la nature. La position des bras est celle des croyants orthodoxes russiens qui se tiennent devant Dieu, les mains le long du corps en position de total abandon et de disponibilité, tels des cierges prêts à se consumer. On a pu y voir aussi, avec raison, une réinterprétation des modèles iconographiques représentant trois ou quatre saints en pied, alignés de façon hiératique.
La Paysanne au visage noir (MNR) a un cercueil à la place du visage. Le corps blanc, un corps de lumière, contraste avec le noir de la mort. Déréliction et impasse de l’existence. Malévitch a daté cette œuvre de 1913, alors que, de toute évidence, il s’agit d’un des chefs-d’œuvre de la série des « Visages sans visage » qu’il a peinte autour de 1930. Pourquoi l’a-t-il antidatée de sa période cubo-futuriste, alors qu’aucun motif n’existe qui puisse, de près ou de loin, justifier cette date ? Il semble qu’il y ait ici aussi une volonté de « camouflage » par rapport à la situation politique de l’Union soviétique, où l’appareil du parti communiste stalinien se fait de plus en plus menaçant et répressif (rappelons qu’en 1930 le grand poète Maïakovski, communiste militant, se suicide). La position des bras est là encore celle des croyants orthodoxes à l’église. Cette paysanne dépasse toute caractérisation sociologique. Elle est l’humanité, une figuration de l’Homme, de tout homme, de Malévitch et de tout créateur en particulier. C’est une pose d’éternité.
À cette époque l’artiste a créé une série d’œuvres où l’homme est marqué, stigmatisé, soit par la faucille et le marteau socialistes (la vie civile), soit par la croix orthodoxe (la vie spirituelle), soit par le cercueil noir (le monde sans-objet). Celui que Malévitch appelle « l’acteur du monde » (le Dieu sans-objet) « a un but » :
“Ce sont les rayons d’engloutissement, le rayon noir. Son authenticité s’y éteint, sur le prisme, il n’y a qu’une petite bande noire, comme une fente, par laquelle nous ne voyons que les ténèbres inaccessibles à quelque lumière que ce soit, ni au soleil ni à la lumière du savoir. Dans ce noir se termine notre spectacle, c’est là qu’est entré l’acteur du monde après avoir caché ses nombreuses faces parce qu’il n’a pas de face authentique.”
[Kazimir Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur, op.cit., p. 100]
De la même façon, Les Sportifs (MNR) déroulent une humanité hors de tout contexte sociopolitique. Une humanité nue, habillée de polychromie, telles ces bandes colorées sans objet de la nature qui reprennent la décoration abstraite de certains habits populaires ukrainiens. La toile fut présentée en 1932 « comme un exemple type de l’art bourgeois pré-révolutionnaire” [F. Valabrègue, Kazimir Sévérinovitch Malévitch, op. cit., p. 251.].
L’Ukraine et sa gamme colorée sont particulièrement présentes dans les œuvres du début des années1930 [Cf. Dmytro Gorbatchov, « Avant-propos », in L’Art en Ukraine, cat. exp., op. cit., p. 25 ; et V. Marcadé, Art d’Ukraine, op. cit.]. Dmytro Horbatchov a retrouvé dans une chanson ukrainienne de la fin des années 1920 une des clés de l’Homme qui court (MNAM ). Cette chanson dit : « Près de la route, il y a une croix rougie transpercée par les balles des fusils et qui pleure du sang” [Olesksandr Naïden et Dmytro Horbatchov, « Malévytch moujyts’kyï » [Le Malévitch paysan] [1993], in D. Horbatchov, ‘Vin ta ya bouly oukraïntsi’. Malevytch ta Oukraïna [« Lui et moi étions ukrainiens ». Malévitch et l’Ukraine], op. cit., p. 202].
Une autre explication est donnée par Evguéni Kovtoune qui, lui, appelle cette toile Paysan courant ; il voit « beaucoup de coïncidences » avec ce qui semble être la dernière poésie de Khlebnikov, juste avant la mort tragique de ce dernier en mai 1922, « Sviattché Bojii/ Starets borodoï sied... » [« Saint Dieu/ Vénérable vieillard à la barbe chenue… »]. Kovtoune note que Paysan courant « a été peint en 1933-1934 et il “sonne” dans le même flux que les vers du poète; comme lui, il est énigmatique; on y trouve pareillement “un vénérable vieillard à la barbe chenue” et une croix semblable à la “glagolitique ancienne” ; chez Khlebnikov se fait voir même la palette de Malévitch : le livre blanc, l’eau bleue, le champ noir [E.F. Kovtoune, « Kazimir Malévitch i posliedniéyé stikhotvoréniyé Khlebnikova » [Kazimir Malévitch et la dernière poésie de Khlebnikov], revue Miéra, Glagol, 1994, no 2, p. 88 ; en allemand, Evgenij F. Kowtun, Die russische Avantgarde. Chlebnikov und seine Maler, Zurich, Stemmle, 1993, p. 57-59].».
Une œuvre capitale du début des années1930, c’est sans aucun doute Pressentiment complexe que l’artiste a ainsi commentée : « Cette composition a été constituée des éléments de sensation du vide, de la solitude, de l’absence d’issue de la vie. 1913. Kountsévo. » Il s’agit probablement de l’année 1931, camouflée en 1913 pour ne pas être suspecté de dévier de la «ligne générale» optimiste stalinienne. Le personnage – un autoportrait – a perdu son visage mais aussi ses mains ; il est seul dans son destin métaphysique. C’est la sensation du vide qu’affirme l’artiste, avec ses « visages sans visage ». Il y a dans l’ovale incliné quelque chose de lunaire, cela étant souligné par la forme en croissant de la barbe.
Cette œuvre n’a jamais été montrée dans une exposition avant 1987 à Tokyo. Elle devait paraître subversive dans le contexte général de l’URSS avant la perestroïka. Ce qui frappe immédiatement dans l’inscription, c’est l’évidente antidatation qui fait remonter le thème du tableau à 1913 et à Kountsévo, lieu de villégiature de l’artiste dans les environs de Moscou, où il passait les étés entre 1913 et 1917.
Dans Pressentiment complexe, comme dans Le Charpentier, on trouve une synthèse que l’on pourrait appeler russe-ukrainienne. Le paysan est russe : outre sa chemise, la barbe est un signe distinctif du paysan croyant orthodoxe de la Russie. Mais le contexte est ukrainien : outre les couleurs jaune et bleue de la chemise et du ciel auxquelles répondent les mêmes couleurs des deux premières bandes horizontales, les horizons aux bandes polychromes, qui reviennent avec insistance dans les tableaux autour de 1930, sont, bien entendu, la manifestation du sans-objet suprématiste, mais ils ont reçu leur statut pictural à partir des ornements de l’art populaire ukrainien, en particulier des tabliers des paysannes, traversés de ces mêmes bandes horizontales.
La maison rouge sans portes ni fenêtres, surmontée du trapèze noir du toit (ce qui renvoie au sans-visage de la tête), revient aussi avec insistance à cette époque sur les toiles et dans les dessins de Malévitch. L’expérience de la prison qu’il a connue en 1930 est à l’origine de cette forme. L’artiste est alors obsédé par la prison et par la mort. Cela est confirmé par de nombreux dessins. Sur l’un d’eux représentant le même sujet que Pressentiment complexe le peintre a écrit : « Homme emprisonné. Sensation d’un homme emprisonné » ; et sur un autre dessin représentant des maisons : « Périphérie de la ville (prison) ».
Le rouge et le noir de la maison-prison font écho au rouge et au noir des deux dernières bandes de l’horizon. Le rouge n’est plus celui du Beau, comme dans la période suprématiste, mais celui de la Passion. D’ailleurs, l’image du Christ se fait de plus en plus manifeste dans beaucoup d’œuvres de la fin des années1920 et du début des années 1930. Pressentiment complexe a un rapport compositionnel et coloré avec, par exemple, La Dormition de la Mère de Dieu de Théophane le Grec (fin du XIVe siècle ; GNT) : la position du Christ emportant l’âme de Marie est la même que celle du paysan à la chemise jaune ; les rapports jaune-bleu-rouge-noir sont également présents. Cela est paradigmatique de la transformation par Malévitch d’un ou de plusieurs sujets en une image totalement idiolectique, mais où l’on retrouve des quintessences des œuvres qui ont donné l’impulsion première [Cf. Jean-Claude] Marcadé, « Malévitch i pravoslavnaya ikonografiya » [Malévitch et l’iconographie orthodoxe], in Poéziya i jivopis’. Sbornik troudov pamiati N.I. Khardjieva [Poésie et peinture. Recueil à la mémoire de N.I. Khardjiev], éd. M.B. Meïlakh et D.V. Sarabianov Moscou, Yazyki rousskoï koul’toury, 2000, p. 167-173].
Dans Jeune Fille à la barre rouge (1932, GNT), les ailes rouges d’un séraphin d’icône sortent de derrière la tête de la jeune fille. Cet élément de feu se retrouve dans plusieurs toiles après 1930 –Tête de jeune fille. Esquisse, Tête de jeune fille contemporaine (les deux au MNR) –, et dans la toile baptisée de façon absurde par la GNT Jeune Fille au peigne dans les cheveux (sic !), qui est en fait une Esquisse pour un portrait abstrait [Nakov, PS-206. Au dos de ce tableau Malévitch a écrit : « Esquisse pour un portrait (abstrait) 1933». Il est intéressant de noter que Malévitch utilise ici non pas l’adjectif bespredmietnyï [sans-objet], mais abstraktnyï. Il est clair que le sans-objet et l’abstrait sont deux branches hétérogènes de l’abstraction, la nouvelle forme d’art qui est née au tout début du XXe siècle]; le « peigne » ce sont ces couleurs, « parées des couleurs de la nature » qui s’embrasent « au contact de l’appareil intérieur » du créateur, dans son cerveau qui brûle, selon les phrases inspirées de l’article de 1919 « Sur la poésie » (Kazimir Malévitch, Écrits, p. 182).
Dans les œuvres de cette période, l’homme perd ses bras, il est comme dans une camisole de force, ligoté, sans possibilité d’action. Les trois hommes dans Paysans (MNR ;Pétrova, N°21) sont livrés à un pouvoir extérieur à eux. Kovtoune a lié cette œuvre à la dernière poésie de Khlebnikov que nous avons citée plus haut et qui, selon le critique, « est traversée par le thème paysan.».
Malévitch a été le seul peintre qui a montré la situation dramatique de la paysannerie russe et ukrainienne au moment de la collectivisation criminelle forcée. Les hommes ne sont plus que des mannequins mutilés. N’oublions pas la terrible famine organisée par le pouvoir soviétique en 1932-1933, le Holodomor (génocide par la faim), qui fit en Ukraine des millions de morts.
L’Impressionnisme tardif
L’avant-garde n’avait jamais été vue d’un bon œil par les politiques ; ceux-ci, de façon quasi générale, étaient conservateurs en matière d’art et favorisaient les tendances rétrogrades, dérivées du réalisme social du XIXe siècle, qui finirent par triompher en 1932 lorsque furent supprimées toutes les associations indépendantes au profit des seules « Unions des artistes » contrôlées par le parti communiste. Avant d’en arriver là, une lutte idéologique avait été déclenchée, dont le principal critère – pour ne pas dire le seul – reposait sur une analyse sociologique de tous les mouvements d’avant-garde. En 1927, le cubisme et le suprématisme sont dénoncés comme des expressions « typiques de l’art à l’époque de l’impérialisme », ils sont frappés du sceau infamant du « formalisme » ; « ils portent en eux les traits de la décadence de l’industrialisme bourgeois ». Le seul voyage que fit Malévitch à l’étranger, celui de mars-juin 1927 à Varsovie et à Berlin, eut lieu dans un contexte lourd et menaçant. Le peintre laissa ses œuvres en Allemagne, sentant de façon prémonitoire le sort qui attendait tous les créateurs d’un « art dégénéré ».
L’Union soviétique aura eu le triste privilège de précéder l’Allemagne hitlérienne dans sa dénonciation de l’art le plus nouveau, en condamnant non seulement les créateurs vivants, mais aussi les impressionnistes, tout cela au nom d’un « réalisme socialiste », dont le dogme sera proclamé en 1934. Dès 1919, dans son traité Des nouveaux systèmes en art, Malévitch s’était plaint de ce que les dirigeants socialistes reprenaient les mêmes attaques contre le cubisme, le futurisme et le suprématisme, et, de façon plus générale, contre tous « les dégénérés de l’art » que celles qui étaient formulées par l’opinion publique dominante avant la révolution :
“On exige toujours de l’art qu’il soit compréhensible et jamais on ne s’astreint à adapter son propre esprit à la compréhension et les socialistes les plus cultivés ont pris ce chemin avec cette même exigence à l’égard de l’art, tel un marchand qui exige d’un peintre d’enseignes qu’il représente de manière compréhensible les marchandises qu’il a dans sa boutique. Et il semble à beaucoup, particulièrement aux socialistes, que l’art est fait pour peindre des craquelins compréhensibles ; on croit aussi que les automobiles et toute la vie technique ne sont faits que pour la commodité de la cause économique de la pitance.”
[Kazimir Malévitch, Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 217. On doit noter que dans la version censurée de cette brochure lithographiée à Vitebsk, c’est-à-dire dans la brochure imprimée à Moscou en 1920 sous le titre De Cézanne au suprématisme, tout ce passage est supprimé]
La tentation est de penser que la nouvelle figuration que Malévitch a entreprise après 1927 a été imposée au peintre par suite des menaces pesant sur toute recherche d’avant-garde. Quoi qu’il en soit des motivations, il faut se garder de dire, comme cela a été fait pendant longtemps, que cette période postsuprématiste correspond à un retour « réactionnaire » à la figuration ou à une faiblesse sénile. Il y a une puissance et une robustesse dans ces toiles qui rappellent, dans une autre dimension, la puissance et la robustesse présuprématistes. S’il n’avait plus rien à dire, Malévitch aurait pu se livrer aux seules tâches utilitaires et nutritives. Il se trouve qu’il a éprouvé le besoin de peindre, de continuer à dire quelque chose par le pinceau.
L’artiste a réinterprété l’impressionnisme et le cubo-futurisme de ses débuts, en maintenant souvent des dates anciennes. Les datations les plus fantaisistes ont été données dans le catalogue de la rétrospective Malévitch à la Kunsthalle de Düsseldorf en 1980. La rétrospective du Musée national russe, de la Galerie nationale Trétiakov et du Stedelijk Museum en 1988-1989 a marqué un progrès sensible dans la re-datation de plusieurs tableaux. Ainsi justice était rendue aux recherches de Charlotte Douglas, qui avait indiqué nettement, dès 1978, que Malévitch avait daté des œuvres peintes à la fin des années 1920 selon la culture picturale qu’elles représentaient et non selon leur date d’exécution. Ainsi, le fameux Faucheur (GNT), qui était devenu une tarte à la crème iconographique, fut désormais daté de 1928-1929 et non de 1909, comme on a continué à le faire jusqu’à récemment. Et pourtant, comme l’avait noté Charlotte Douglas en 1978, Malévitch avait indiqué au bas du tableau « motif de 1909 [Ch. Douglas, « Malevich’s Painting – Some Problems of Chronology », Soviet Union/Union soviétique, Arizona State University, 1978, vol. 5, Part. 2, p. 301-326 ; « Sur quelques œuvres tardives de Malévitch », in Malévitch. Cahier 1, p.185-219] » [Dans le catalogue raisonné de M. Nakov, sur la base de cette mention de Malévitch, « motif de… », dans quelques œuvres de la fin des années 1920, cette indication est élargie de façon massive et indue à beaucoup d’œuvres de toutes les époques de la production malévitchienne avec la mention « motif de telle année, version de telle année », la plupart du temps de façon arbitraire et non avérée]. Des œuvres comme Le Charpentier, les Moissonneuses (les deux au MNR) ont été réalisées à la fin des années 1920. Les œuvres impressionnistes telles < Sur le boulevard, voire La Fleuriste), soi-disant de 1903, Pommiers en fleurs, soi-disant de 1904, la Jeune Fille sans travail, soi-disant de 1904 (toutes au MNR), ou Les Deux Sœurs (GNT ) sont de toute évidence de la fin des années 1920.
Ces œuvres n’ont jamais été montrées à quelque exposition que ce soit avant 1910. Elles ne correspondent à rien de ce que nous connaissons comme œuvres impressionnistes, celles qui ont été emportées par Malévitch pour sa rétrospective de Varsovie et de Berlin en 1927.
Ce ne sont pas des œuvres de jeunesse. Elles sont « trop belles pour être vraies ». Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer ces antidatations évidentes: datation selon la date de commencement d’exécution ; datation selon la culture picturale ; raisons politiques. À mon avis, comme je l’ai mentionné plus haut, Malévitch s’est refait un itinéraire créateur selon un ordre logique et non chronologique, chose qu’il avait réalisée dans sa picturologie de l’art de l’impressionnisme au suprématisme. Dans ses œuvres impressionnistes comme Les Deux Sœurs, il maîtrise la gamme colorée avec brio. Cette gamme peut être appelée « slave » avec ses associations de mauve et de jaune ocre, de vert et de rose, même si l’on sent dans cette œuvre des impulsions venues du Renoir de La Grenouillère qui se trouvait dans la célèbre collection de Morozov. Le blanc chante sous le soleil et est émaillé de touches à peine perceptibles de jaune et de carmin. La légèreté, l’impondérabilité de la touche n’est possible qu’après le suprématisme. Le tableau est divisé en au moins cinq rangées horizontales sur lesquelles s’inscrivent les figures humaines dont certaines, comme les « deux sœurs » sont installées au milieu, dominant par leur proportion et leur verticalité (comme dans les trois Baigneuses ; MNR). C’est un procédé constant des œuvres postsuprématistes. Quand on compare ces œuvres impressionnistes tardives avec l’impressionnisme du début, on constate une structure construite, tendant à la géométrie, qui se conjugue aux touches impressionnistes nerveusement posées. Le suprématisme est cité dans la robe rouge de La Fleuriste, dans les rectangles du banc de la Jeune Fille sans travail et, en général, dans l’amas des maisons du paysage urbain. Dans le Paysage près de Kiev (GNT), comme dans toutes les autres toiles avec arbres et maisons (Pommiers fleuris, Pommier en fleur, Champs ; MNR), les troncs et les branches des arbres ne sont pas noyés dans le fond pictural mais sont plantés distinctement, créant des zones bien délimitées. Souvent, les murs et les toits offrent des surfaces géométriques qui se ressentent à l’évidence du suprématisme.
Retour au cubo-futurisme primitiviste
Malévitch revient à son cycle de la campagne des années 1910. Son impressionnisme tardif prend parfois des allures naturalistes comme dans les Moissonneuses (MNR) [Dans Nakov, F -254, cette œuvre est désignée de façon arbitraire comme étant un « motif de 1911, version de 1928-1929 » (dans la rubrique « Forme monumentale et couleur expressive » [sic] !). Un tel « motif » n’existe pas en 1911, il y a seulement différents autres motifs sur la thématique des femmes en train de moissonner]. Mais toute une série d’œuvres (Faucheur [GNT], À la datcha, Marfa et Vanka [MNR], etc.) reprend les motifs cubo-futuristes anciens pour les insérer dans une structure qui tient compte des acquis du suprématisme. Ainsi, la structure est bâtie à partir de bandes colorées pour le fond et de surfaces simplifiées pour le corps des personnages. On note comme invariant la station verticale de ceux-ci qui occupent l’espace principal du tableau. Avec le suprématisme, l’image de l’homme et l’image du monde s’étaient rejointes dans un même rythme. Dans le postsuprématisme, l’homme se tient face à l’Univers dont les rythmes colorés le traversent. La ligne d’horizon est basse. Il n’y a pas de modelage réel de la couleur.
Une des plus belles reprises des thèmes anciens est celle du Paysage hivernal du Museum Ludwig, antidaté de 1909, qui est comme une variante « postcubo-futuriste » du Matin au village après la tempête de neige du Solomon R. Guggenheim. Les gouaches connues de 1911 ayant un sujet analogue (le « village ») ont une facture totalement différente (combinaison du cézannisme, du fauvisme et du néoprimitivisme, sans la rigueur que nous voyons ici entre les courbes et les verticales) ; la couleur est posée en unités franches avec des dégradés comme dans les tableaux tubulaires de 1912 ; les arbres sont stylisés en volumes ; le rythme des arrondis rappelle celui des lithographies en couleurs de 1914. La gamme colorée est très riche, analogue à celle des toiles postsuprématistes. Cette toile est un magnifique exemple de synthèse des différentes cultures picturales par lesquelles est passé l’artiste. Même le « carré » y est cité (le pan jaune de la petite maison).
Le retour de Malévitch à la figure après 1927 est en fait une synthèse où le sans- objet vient traverser des hommes représentés dans des postures d’éternité. On remarquera la place du monde paysan qui semble à nouveau envahir tout l’univers malévitchien. Comme si le peintre, lui, l’anticonstructiviste de toujours, avait prévu les conséquences perverses de l’idéologie constructiviste, à savoir l’optimisme utopique selon lequel l’homme parviendrait à maîtriser la nature grâce au progrès et à la technologie. Pour Malévitch, l’homme est la nature. Il ne peut pas la vaincre. Cette nouvelle nature qu’il annonce dans ses toiles postsuprématistes prend à nouveau la forme incarnée du monde paysan que la pensée constructiviste avait tendance à trouver réactionnaire. Malévitch semble ici rejoindre le penseur laïque chrétien Nikolaï Fiodorov pour qui, en effet, il faut inverser le mouvement qui s’est accentué avec la sauvagerie du capitalisme, qui fait que la campagne est engloutie de plus en plus par la ville, alors que c’est la campagne qui doit vaincre la ville.
Bien entendu, cette défense de la campagne n’est pas, répétons-le, une défense d’une situation sociopolitique ou d’une classe sociale en tant que telle. La campagne est le lieu où la nature, en tant que physis, en tant que site de l’éclosion du monde, du sans- objet, du repos éternel, peut venir le mieux au jour. On voit ce qui sépare ce retour malévitchien à la figure et au monde de la nature (ce retour a eu lieu après le ressourcement de l’artiste dans son Ukraine natale) des kolkhoziens travestis en personnages de peinture d’icône chez les partisans de Boïtchouk, les « boïtchoukistes ». C’est eux que Malévitch vise en 1930 dans l’almanach ukrainien Avant-garde :
“Les artistes qui sont passés […] sur la voie de la peinture monumentale […] se
transportent dans le monde des antiques catacombes […], et l’artiste […] revêt
notre contemporanéité des formes de la peinture monumentale de monastère. […]
Ignorant les voies de la peinture nouvelle du XXe siècle, les artistes vont vers le
XVe siècle .”
[ Kazimir Malévitch, « L’architecture, la peinture de chevalet et la sculpture » [1930], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 594]
Nous avons vu que le visage du peintre Klioune avait fourni entre 1909 et 1913 le sujet de différentes métamorphoses stylistiques (symbolistes, primitivistes géométriques, cubo-futuristes, réalistes transmentales). Après 1927, il devient le visage paradigmatique du paysan, prenant comme structure de base des archétypes de la peinture d’icônes, en particulier du Pantocrator ou de la Sainte Face orthodoxe (« Christ acheïropoiète »). Cet emprunt d’une structure de base à certaines icônes n’est pas, comme chez les « boïtchoukistes », une « tricherie avec les siècles », selon l’expression d’Apollinaire à leur propos [Guillaume Apollinaire, « Le Salon des indépendants », L’Intransigeant, 22 avril 1911, in Œuvres en prose complètes, op. cit., t. II, p. 321] , mais l’utilisation moderne de « cette forme de la culture supérieure de l’art paysan » :
“À travers l’art de l’icône, je compris le caractère émotionnel de l’art paysan, que j’aimais auparavant, mais dont je n’avais pas élucidé la portée et que j’avais découvert d’après l’étude des icônes.”
[Malévitch. Colloque international…, p. 163].
Le suprématisme avait fait sauter toute circonscription réaliste. Le postsuprématisme restaure la configuration visible tout en maintenant les exigences du « monde en tant que sans-objet ». L’artiste continuait ainsi à inventer une nouvelle figure de l’homme au cœur du « repos éternel du monde ».
Visages sans visages. Les stigmatisés. Les portraits
Un regard superficiel pourrait voir dans les dernières œuvres de Malévitch une « peinture métaphysique », voire symboliste. Si cela est vrai dans une perspective iconologique, il faut admettre que, picturologiquement, on a affaire ici à un espace iconique où tout est transpercé par la couleur, élément révélateur de la vraie dimension, de la véritable mesure des choses. La couleur est pure, rigoureuse, laconique.
Les titres indiquent brièvement le sujet, comme Suprématisme dans les contours d’une paysanne. <Femme au râteau> (GNT) [Nakov-PS 181 (on ne sait pourquoi, cette œuvre est intitulée Transformation suprématiste d’une paysanne)], Jeunes Filles aux champs, Les Sportifs (MNR )… Sur ces toiles, les paysans se tiennent droit devant un horizon de champs colorés en larges bandes. Ils sont toujours représentés frontalement ; aucune allusion à un geste de travail comme dans la période « primitiviste » ou cubo-futuriste.
“Chaque tableau de ce cycle donne une impression de solennité, de monumentalité et de
gravité devant ce qui se déroule, bien qu’il n’y ait aucune activité. Il semble que la
Paysanne au visage noir et les autres personnages du cycle paysan sont devenus des
parties constitutives organiques de l’univers suprématiste de Malévitch, qui jusqu’ici était
inhabité. Créés après le suprématisme, certains travaux de ce cycle (Jeunes filles aux
champs, Les Sportifs) gardent l’impression cosmique que produisent avec tant de netteté les tableaux sans-objet de l’artiste.”
[Jewgeni F. Kowtun, «Kasimir Malewitsch und seine künstlerische Entwicklung», in Kasimir Malewitsch, Düsseldorf, Kunsthalle, 1980, p. 35.]
.
Le philosophe Nikolaï Berdiaev a écrit :
“L’homme russe peut faire une dévastation nihiliste aussi bien qu’une dévastation apocalyptique ; il peut se dépouiller, arracher tous les voiles et apparaître nu, aussi bien parce qu’il est nihiliste et nie tout que parce qu’il est plein de pressentiments apocalyptiques et attend la fin du monde. Chez les sectateurs russes, l’apocalyptisme s’enchevêtre et se mélange au nihilisme.”
[Nikolaï Berdiaev, « Doukhi rousskoï révolioutsii » [Les esprits de la révolution russe)], in Iz gloubiny. Sbornik stateï o rousskoï revolioutsii [De profundis. Recueil d’articles sur la révolution russe] [1918], Paris, YMCA-Press, 1967, p. 81].
Bien que Malévitch soit polono-ukrainien d’origine, toute sa complexionintellectuelle et philosophique est imprégnée de la sensibilité métaphysique russe. S’il nie Dieu, ce n’est pas au nom de l’athéisme, mais du Dieu « sans-objet » (bien proche du Deus absconditus de la théologie apophatique).
Pour lui, la culture capitaliste aussi bien que socialiste est radicalement mal orientée. Toute sa pensée est tournée vers l’idée qu’il faut travailler à de nouveaux fondements pour la culture, dont la visée ne doit pas être le bien-être matériel à tout prix mais le monde sans-objet ou le repos éternel.
Il en appelle ainsi à un dénudement et non à l’accumulation sauvage. C’est ainsi qu’il crée cette série de « Visages sans visage », comme si cette annonce d’une nouvelle ère était encore très obscure.
La grande figure vêtue de blanc, au visage, aux mains et aux jambes noires sur un ciel aux bandes obliques hachurées de bleu et de blanc, a été baptisée « Paysanne ».
La barbe est aussi un attribut essentiel des hommes sans visage. Dans une perspective iconologique, il faut souligner que pour la tradition orthodoxe la barbe est la marque de la dignité de l’homme.
“Ce n’est pas en vain que sur les icônes orthodoxes Dieu Sabbaoth, Jésus-Christ, les prophètes, les apôtres et tous les Pères de l’Église sont représentés avec la barbe. Pour la conscience religieuse des orthodoxes un Christ sans barbe provoquerait un effet semblable à celui que provoquerait chez les gens de culture occidentale la représentation de l’Apollon du Belvédère avec une barbe épaisse en éventail…”
[Valentine Marcadé, « Le thème paysan dans l’œuvre de Kazimir Sévérinovitch Malévitch », in Malévitch. Cahier I, p. 10.
Le tableau Pressentiment complexe accentue le caractère de déréliction de l’homme « jeté dans le monde ». Malévitch a pu dire qu’il ne faisait pas de visage parce qu’il ne voyait pas l’homme de l’avenir, ou plutôt que l’avenir de l’homme était une énigme insondable. Mais bientôt cet homme sans visage va perdre ses bras, comme si le « pressentiment » se faisait tragique. On a l’impression que toutes ces figures sans bras sont dans une camisole de force, ligotées, sans possibilité d’action. Les trois Paysans, comme Torse (Figure a:u visage rose) (MNR ) [Note de novembre 2022 : Ce “Torse” n’est pas “mutilé”, comme le seront les personages après 1930; il fait partie d’une série où Malévitch est en quête d’une nouvelle forme suprématiste, cf. on line mon article “Torse féminin N° 1 de Malévitch : un archétype d’une nouvelle iconicité post-suprématiste”] – sont livrés à un pouvoir extérieur à eux. Les hommes ne sont plus que des mannequins mutilés. Malévitch a sans doute été le seul peintre qui ait montré la situation dramatique russe et ukrainienne au moment de la collectivisation ukrainienne forcée qui, en 1932-1933, s’est traduite par un génocide par la faim, le Holodomor, faisant plusieurs millions de victimes dans la seule Ukraine.
Sa compassion pour la paysannerie opprimée et, à travers elle, pour l’homme russe et ukrainien bafoué est exprimée dans le dessin du Stedelijk Museum où l’on voit un personnage en posture d’orant, sans barbe (ayant donc perdu tout signe de dignité humaine), portant la croix orthodoxe sur son visage, ses mains et ses pieds, gravée comme le sceau du martyre à l’image des stigmates catholiques [Voir le dessin avec trois figures sans bras in Malévitch. Colloque international…, no 186 (Nakov-PS-49)]. De multiples griffonnages montrent obsessionnellement l’homme réduit à des signes, devant sa tombe ou à côté de maisons d’où toute vie est partie, jusqu’à cet Homme qui court (MNAM) situé entre l’épée du monde social et la souffrance. Les personnages crucifiés se font de plus en plus insistants. Le témoignage d’Antoine Pevsner est particulièrement émouvant :
“Lors de l’enterrement [en 1918] de son élève préférée [Olga Rozanova] […] Malévitch, qui marchait à l’avant-garde avec un drapeau noir sur lequel était cousu un carré blanc, était impressionnant. Près du cimetière, je m’approchai de lui. Il portait de longues bottes en feutre beaucoup trop grandes pour lui. Son corps semblait s’y noyer jusqu’au ventre. Avec les grosses larmes qui s’accumulaient sur son visage amaigri, cela lui donnait une allure tragique et pitoyable. Quand il me vit, il me dit tout bas : Nous serons tous crucifiés. Ma croix je l’ai déjà préparée. Tul’as sûrement remarquée dans mes tableaux.”
[A. Pevsner, « Rencontre avec Malévitch dans la Russie d’après 1917 », art. cité. 579]
Les nombreux portraits que Malévitch réalisa à la fin de sa vie se partagent entre des représentations de personnes réelles et celles de figures emblématiques. Les yeux sont, comme dans la peinture d’icônes, largement ouverts, ils regardent de l’intérieur, à travers le visible, la vraie réalité. Nous avons déjà rappelé qu’il a employé le mot « supranaturalisme » pour sa toile Deux Figures (MNR). Son aspiration était donc de faire intervenir le suprématisme dans une structure de base « naturaliste ». On note d’ailleurs que le naturalisme prend de plus en plus le pas sur le suprématisme à partir de 1933. Il s’agit ici d’un essai d’adaptation du suprématisme à la culture picturale « réaliste », exigée de façon de plus en plus insistante par le régime, ou plutôt d’une tentative pour transfigurer le naturalisme par le suprématisme.
Cela donne des œuvres tout à fait singulières, dans le concert de l’art néoréaliste européen de la fin des années 1920 et du début des années 1930. À part le hiératisme des poses et la fixité du regard, on est frappé par l’exotisme de l’habillement dont l’artiste vêt ses personnages, réels ou imaginaires. Ce sont des vêtements totalement inédits, inventés pour l’homme d’une société à venir. Le critique Pounine et la femme de l’artiste ont l’habit des suprématistes. L’œuvre, intitulée par les gens de musée Jeune Fille au peigne (GNT), ne comporte aucun « peigne », comme nous l’avons dit plus haut, mais des formes suprématistes pures qui s’insèrent dans le crâne de la jeune fille, comme le faisait jadis la scie du constructeur dans Le Portrait perfectionné d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov, dans Aviateur ou dans Un Anglais à Moscou. Malévitch réinterprète la polychromie suprématiste dans des couleurs franches où se combinent des associationsrouge-noir, rouge-vert, bleu-rouge, bleu-vert, bleu-jaune, vert-jaune. Les visages imaginaires sont presque « hyperréalistes », comme dans Jeune Fille à la barre rouge (GNT, 1932) ou Travailleuse (MNR). Les portraits de personnes réelles, malgré leur réalisme, ne cherchent pas à donner une image psychologique, mais une vision intemporelle. Le portrait d’Anna Alexandrovna Léporskaya (GNT), en revanche, est marqué sinon par le psychologisme, du moins par la sensualité de la description de la gorge du modèle, lequel ne porte pas d’habit suprématiste. C’est dans cette manière naturaliste sans immixtion suprématiste que seront peints en 1933-1934 les derniers portraits de sa mère, de sa fille Ouna, de sa femme, de son ami Pavlov et d’ouvriers.
L’œuvre sans doute la plus étonnante de la fin de la vie de Malévitch est l’Autoportrait de 1933 (MNR). La structure ici aussi est iconique. Comme dans toute une série de portraits de cette époque, le geste hiératique de la main désigne une réalité absente. Au dos, Malévitch a écrit : « L’Artiste ». La structure de base de ce tableau est l’archétype iconographique de la Mère de Dieu Hodighitria, c’est-à-dire de la Théotokos faisant un geste de la main vers son Fils, vers la Voie ; elle est « Hodighitria », celle qui montre le Chemin, la Voie. Eh bien, Malévitch a pris ce moule iconographique pour se représenter. Il n’y a là aucune ironie futuriste, dont l’artiste était par ailleurs friand, juste cet humour grave qui le caractérise tout au long de son œuvre. Il s’est naturellement identifié à Celui qui montre la Voie ; il s’est, pour mieux dire, approprié ce modèle métaphorique: et la Voie, le Chemin que montre Malévitch et qui n’est évidemment pas figuré, comment ne pas penser que c’est ce monde sans-objet auquel il a œuvré et qui est symbolisé par un petit carré noir, telle une tache-pâté, dans un carré, signature de plusieurs œuvres de cette époque. La structure est géométrique (les triangles blancs du col et ceux, noirs, du vêtement supérieur contrastent avec le rythme des raies vertes). L’alternance du vert et du rouge est une constante de la gamme malévitchienne. La main de l’artiste donne avec l’écartement du pouce le contour d’un carré et elle désigne l’« enfant royal » comme Malévitch appelait en 1915 son Quadrangle noir [K. Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural [1915], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 66 (« Le carré est un enfant royal plein de vie »), qui est la signature de l’œuvre, comme beaucoup d’œuvres de cette époque. Le Quadrangle de 1915 était le visage du monde qui avait englouti en lui tout le fatras figuratif. Il réapparaît sous la forme du portrait de l’artiste, sous l’aspect d’un Réformateur de la Renaissance, sorte de statue du Commandeur sortie des ténèbres du sans-objet pour dire le tragique de l’absence de réalité. Cette pensée de l’Absence était celle du suprématisme qui reconnaissait le monde vidé d’objets comme manifestation de la vraie réalité. Dans le postsuprématisme, c’est l’absence de la vraie réalité qui émerge dans une expression désespérément tragique. La vraie réalité est désignée mais, désormais, elle échappe à l’homme. Cette image que Malévitch nous a laissée à la fin de sa vie résume tout ce qu’il avait la conscience d’avoir apporté à l’histoire du pictural, avec un sentiment plus aigu de l’incompréhension, de la solitude, de la déréliction, le sentiment aussi que l’homme est réduit à un geste.
Paradoxalement, le Carré noir de 1915 effaçait, éclipsait l’image authentique pour révéler l’invisibilité du monde authentique alors que l’Autoportrait de 1933 voit la réapparition de l’image, de l’icône, admet donc l’Incarnation, pour désigner la vraie réalité qui échappe à l’homme. Comme l’icône, la peinture dit de façon muette le monde. Encore une fois, la grandeur tragique de Malévitch aura été, alors que l’art se désorientait en Russie et partout en Europe, de faire entendre dans le silence sonore du pictural le cri de l’Homme abandonné, face à tous les Nabuchodonosor de l’Histoire.
Malévitch (suite)PARTIE V – SUPRANATURALISME VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK 1926-1935
By Jean-Claude on Oct 30th, 2022
PARTIE V – SUPRANATURALISME
VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK 1926-1935
Le travail très intense de Malévitch, en tant que pédagogue et théoricien, est interrompu le 15 décembre 1926 à la suite de la fermeture par les autorités de l’Institut national de la culture artistique (Ghinkhouk) de Léningrad où une nouvelle approche interdisciplinaire de l’art avait été expérimentée à partir de 1923 sous la direction de Malévitch avec le concours de Matiouchine, de Tatline, de Filonov et de Mansourov. C’est le commencement en Russie soviétique des tracasseries du pouvoir à l’égard de l’avant- garde. Pour mesurer combien la situation d’un artiste en Union soviétique était devenue angoissante et précaire à la fin des années 1920, il suffit de citer le texte rédigé par Malévitch comme une sorte de testament olographe et où il exprime ses volontés quant au sort à réserver aux manuscrits théoriques et philosophiques qu’il laissait en Allemagne en même temps que les tableaux exposés à la « Große Berliner Kunstausstellung » de 1927 :
“Dans le cas de ma mort ou d’un emprisonnement définitif, et dans le cas où le propriétaire de ces manuscrits désirerait les publier, il faudra les étudier à fond et, après cela, les éditer en une autre langue, car, m’étant trouvé en son temps sous des influences révolutionnaires, on pourrait y trouver de fortes contradictions avec la manière que j’ai de défendre l’Art aujourd’hui, c’est-à-dire en 1927. Ces dispositions doivent être considérées comme les seules valables.
K. Malévitch, 30 mai 1927. Berlin.””
Pour que Malévitch ait pu écrire ces lignes, il fallait que l’atmosphère en Union soviétique se fût considérablement dégradée. Le pire est envisagé par le peintre : la mort, l’arrestation à vie, ’obligation d’écrire des textes en contradiction avec sa pensée. La fermeture du Ghinkhouk, en 1926, inaugure ainsi une période de tracasseries de toutes sortes, de perte d’un vrai travail, même si on le nomme à l’Institut d’histoire de l’art de Léningrad. Il y aura cependant deux derniers événements importants dans sa « carrière » d’artiste : en 1927, son voyage en Pologne, puis en Allemagne [Sur les séjours de Malévitch à Varsovie, l’étude la plus détaillée est donnée par A. Turowski, Malewicz w Warszawie. Rekonstrukcje i symulacje, op. cit., p. 140-218], et, en 1929, sa dernière rétrospective à la Galerie nationale Trétiakov (dont une partie fut envoyée pour être exposée à Kiev, la même année).
Voyages en Pologne et en Allemagne
À Varsovie, où il arrive dans la première semaine de mars 1927, il est fêté par les artistes d’avant-garde, qu’ils soient dans la ligne du suprématisme comme le peintre et théoricien Władysław Strzemiński et sa femme, la sculptrice Katarzyna Kobro, ou dans le courant constructiviste pur et dur, comme Mieczysław Szczuka. Il est reconnu non seulement comme un compatriote (bien qu’il n’ait encore jamais mis les pieds dans le pays de ses ancêtres et qu’il n’ait pas connu la littérature, ni la poésie, ni même l’art ancien de la Pologne), mais comme un immense novateur. Helena Syrkus, secrétaire de la revue avant-gardiste Praesens, qui montrait l’art des novateurs internationaux, a fait un récit très vivant et précis de l’exposition du maître russo-ukrainien. L’audace des idées et des réalisations malévitchiennes déconcerta plus d’un Polonais, mais la rétrospective dans les salles de l’hôtel Polonia à Varsovie est restée dans les mémoires comme un événement unique dans l’histoire de l’avant-garde polonaise et au-delà. Helena Syrkus traduisit en polonais un fragment du traité Le Monde comme sans-objet. Voici son commentaire à ce sujet :
“La traduction des pensées de Malévitch fut sans doute la tâche la plus difficile de ma vie. Je n’aborde une traduction qu’après avoir compris le texte de manière précise afin que son expression dans une autre langue se fasse de soi-même. Mais là, je me trouvai dans une situation désespérée – je comprenais tous les mots, mais ne comprenais pas le sens de beaucoup de pensées.”
[ Helena Syrkus, « Kazimierz Malewicz » [1976], traduction russe in Malévitch sur lui- même…, t. II, p. 367]
. Après Varsovie, le peintre partit le 1er avril 1927 pour Berlin. Il était accompagné par le poète polonais Tadeusz Peiper qui lui servit de traducteur en Allemagne [En français, voir Xavier Deryng, « Malévitch et la Pologne », in Malévitch. Colloque international…, p. 91-95 ; du même, le dossier « Malevič et Peiper », Cahiers du Musée national d’art moderne, 1980, no 3] et lui fit rencontrer des personnalités de la scène artistique et critique. La rencontre avec Mies van der Rohe a tourné court, tant l’architectonie malévitchienne sans-objet allait à l’encontre de tout fonctionnalisme. Malévitch affirma qu’il « construisait ses modèles architecturaux à partir de nouveaux éléments de construction, mais construits conformément au système gothique ; Mies lui fit remarque que ces constructions, aujourd’hui, à notre époque, ne peuvent pas avoir d’utilité ». « Qui sait ? » répondit Malévitch. Cette réponse fut jugée par ses interlocuteurs außenordentlich interessant [extraordinairement intéressante] [Tadeusz Peiper, « W Bauhausie » [Au Bauhaus] [1927], traduction russe in Malévitch o sébié…, p. 376]. Dès les 6-7 avril, Peiper emmène Kazimierz au Bauhaus de Dessau. Le grand adversaire Kandinsky le salue rapidement puis disparaît, refusant tout dialogue. Il est reçu par Walter Gropius, mais, là aussi, la visite tourne court par manque de compréhension mutuelle, d’autant plus que Malévitch ne parle aucune autre langue que le russe, le polonais et l’ukrainien. Pour le peintre, l’architectonie n’est préoccupée que des rapports spatiaux formels, alors que pour Gropius le processus de construction dépend de la fonction de l’édifice à construire. Gropius est déconcerté par l’anecdote rapportée, en particulier par Hans von Riesen : pour montrer que ses Architectones pouvaient aussi être fonctionnels, même s’ils n’étaient pas conçus pour cela, il raconte comment il a, pour s’amuser, fendu verticalement une tasse, provoquant les reproches de sa femme ; le morceau de la tasse avec son anse plut à Kazik et il la garda ; un jour, il ne trouva plus ce fragment à sa place : sa femme s’en servait pour verser de la farine et du sucre ! Voyez, un objet sans fonction peut en trouver une !
Une partie du texte du Monde comme sans-objet est inscrite pour paraître dans la série des Bauhausbücher, et Moholy-Nagy rencontre à Berlin le peintre pour discuter de leur publication. Là encore les choses ne se passent pas harmonieusement. Selon Hans von Riesen, Moholy-Nagy aurait supprimé du tapuscrit quinze pages sous le prétexte qu’il s’agissait « de problèmes internes russes qui y étaient discutés et n’avaient pas d’intérêt en Allemagne [Hans von Riesen, « Malewitsch in Berlin », in Avant-Garde Osteuropa 1910-1930, Kunstverein Berlin, Akademie der Künste, 1970].
La rencontre avec le peintre, écrivain et metteur en scène dadaïste Hans Richter fut brève mais importante. Richter raconte comment, grâce au premier traducteur de Malévitch en allemand, Alexander von Riesen, il avait eu une première connaissance des textes du peintre auquel il avoua qu’ils étaient « extraordinairement durs à comprendre et parfois pas du tout. Sa réponse à ma critique fut étonnante, à savoir “qu’il n’était pas important que tout fût “juste”, mais que d’une même façon cela “sonnât” juste [Dans les entretiens avec Philippe Sers, Hans Richter donne une version légèrement différente de cet épisode : « [Après lecture du texte,] je lui ai dit : “Écoutez, parfois ça fait sens, parfois ça ne fait pas. Moi je ne comprends pas.” Il dit en riant : “Vous savez, ce n’est pas suffisant qu’un livre fasse du sens, il doit aussi sonner juste” », Philippe Sers, Sur Dada. Essai sur l’expérience dadaïste de l’image. Entretiens avec Hans Richter, 1997, Nîmes, Jacqueline Chambon, p. 212].Quand j’ai lu et reçu le livre aux éditions du Bauhaus, il sonnait assurément, tout en n’étant pas sans justesse. Mais la visée principale qui nous reliait Malévitch et moi, c’était l’expression de son image du monde suprématiste en tant que continuité et en mouvement. Il avait vu mes films abstraits et trouvait que nous pourrions ou nous devrions nous mettre ensemble à la réalisation de ce rêve [Hans Richter, « Begegnungen in Berlin » [Rencontres à Berlin], in Die Russen in Berlin 1910-1930, Berlin, Stolz, p. 34″]. On sait que le prolet de film suprématiste établi par Malévitch est dédié précisément à Hans Richter [ Voir le fac-similé des trois pages du manuscrit de Malévitch Le Film scientifique d’art – la peinture et les problèmes architecturaux – approche d’un nouveau système plastique architectural [1927], avec traduction française de Valentine et Jean-Claude Marcadé, in Christophe Czwiklitzer, Die Handschrift der Maler und Bildhauer vom 15. Jahrhundert bis heute. Vorwort von Jean Cassou. Katalog einer Autographensammlung/ Lettres autographes de peintres et sculpteurs du XVe siècle à nos jours. Préface de Jean Cassou. Catalogue d’une Collection d’autographes, Paris, Art-C.C., 1976, p. 487-488]. C’est l’architecte Hugo Häring (que Malévitch appelle en russe «Hareng» à cause de l’homophonie avec « Hering » !) qui permit l’organisation de la rétrospective berlinoise de Malévitch, la première et la dernière en Occident avant celle de Beaubourg, en 1978, sous l’égide de Pontus Hulten et de Jean-Hubert Martin. Elle eut lieu, de mai à septembre 1927, dans le cadre de la « Große Berliner Kunstausstellung ». Malévitch dut précipitamment rentrer en URSS avant la fin de l’exposition. Comme il espérait revenir en Allemagne, puis aller à Paris, ses œuvres furent entreposées dans la maison de Häring. Après cet unique voyage à l’étranger, il fit l’objet d’interrogatoires, puis finalement fut emprisonné pour espionnage du 20 septembre au 6 décembre 1930 – il fut libéré faute de preuves (sans doute son ami Kirill Choutko a-t-il joué un rôle essentiel, car dans la Russie stalinienne il était facile de fabriquer des « preuves »…).
Un retour formel à la figure
Pourtant, en novembre 1929, il y avait eu l’« Exposition des œuvres de K.S. Malévitch » à la Galerie nationale Trétiakov (transportée, réduite, à Kiev en 1930). Ce qui y dominait n’était certes pas le suprématisme (cinq œuvres, dont le Carré noir et un « carré rouge sur blanc », ainsi que plusieurs Architectones), mais des tableaux « à sujet », la plupart joyeusement antidatés. Malévitch, entre 1928 et 1934, s’est en effet intensément remis à la peinture. Pendant ces six années, il donne plus de cent tableaux. Ce retour à la peinture de chevalet, qu’il avait pratiquement abandonnée de 1919 à 1926 au profit de ses Architectones, de son travail pédagogique et de la formulation de sa philosophie, reste encore énigmatique. C’est un retour thématique au cycle paysan et un retour formel à la figure.
Il y a quelque chose d’impressionnant dans la série de ces « visages sans visages » aux bandes de couleurs vives, dont la gamme russo-ukrainienne rappelle celle de la table pascale orthodoxe, dans ces paysages campagnards où la terre et le ciel forment un contraste pictural saisissant, dans ces paysans aux poses hiératiques, traversés par ce sans-objet, ce non-être universel que le suprématisme avait fait apparaître de façon si énergique entre 1915 et 1920. Malévitch y montre qu’il n’a pas renié le suprématisme, lequel reste au cœur de son retour à la figure ; il écrit sur « le déploiement de la couleur et son dépérissement de par la dépendance des tensions dynamiques » et prépare un livre intitulé La Sociologie de la couleur que la mort l’empêchera de réaliser [Lettre de Malévitch au peintre Liev Antokolski du 15 juin 1931, in Malévitch sur lui- même…, t. I, p. 227]. Le pictural. manifesté en tant que tel dans son essence inobjective, transperce les formes. Il y a là, après l’ascèse suprême du « sans-objet » absolu, une réinterprétation du cycle primitiviste et cubo-futuriste des années 1910 en une synthèse picturale où se résout l’antinomie entre la vraie réalité du monde (son inobjectivité) et la réalité sensible. Dans le même temps, on observe ce que le critique d’art Dmytro Horbatchov a appelé la « réukrainisation » de l’œuvre malévitchienne [38. Cf. Dmytro Horbatchov, « Kyïvs’kyi trykoutnik : Pymonenko-Boïtchouk-Bogomazov » [Le triangle kiévien : Pymonenko, Boïtchouk, Bogomazov], in Дмитро Горбачов, « Vin ta ya bouly oukraïntsi ». Malevytch ta Oukraïna [« Lui et moi étions ukrainiens ». Malévitch et l’Ukraine], Кiev, Sym Stoudyïa, 2006]–
.
La protestation contre le pouvoir stalinien
Les œuvres d’après 1930 sont également le témoignage poignant d’une protestation muette contre la politique de plus en plus coercitive menée par le pouvoir stalinien contre les intellectuels et les artistes, mais aussi contre les paysans. Le suicide de Maïakovski en avril 1930 a marqué Kazimir Sévérinovitch, et dans la correspondance de cette époque on le voit hanté par la phrase qu’a laissée le poète dans sa lettre d’adieu : « La barque de l’amour s’est fracassée sur le quotidien. » Le 12 décembre 1932, il écrit à son vieil ami Ivan Klioune :
“En ce qui concerne la politique à mon égard, elle est exprimée dans une forme très ignoble, bien entendu de la part du pouvoir ou plutôt de l’administration sur la ligne de l’art – une reconnaissance générale, du respect, mais peau de balle : on ne me prend nulle part et on ne me donne rien à faire.
Du côté des peintres qui se sont maintenant emparés de l’Académie, c’est le plus
ignoble – ils prennent toutes les mesures pour que je ne pénètre pas où que ce soit ;
c’est la même chose avec l’Union des artistes soviétiques, c’est un blocus alentour.”
[539. Lettre de Malévitch à Ivan Klioune du 2 décembre 1932, in Malévitch sur lui-même..., t. I, p. 235].
De même, avant que sa maladie se déclare (un cancer de la prostate), à la toute fin de 1933, il se confie de façon assez audacieuse sur la politique de l’URSS à son ami russo-ukrainien futuriste, le poète Grigori Petnikov, dont il avait réalisé la couverture du recueil Vers choisis, paru en russe à Kharkiv en 1930 :
“Nous sommes isolés, en tant que formalistes sauvages, qu’ennemis […]. Mon carré noir est mentionné dans les journaux. Boukharine lui-même en parle. […] « La vie bourgeoise, privée de sens et de contenu, est admirablement exprimée dans le carré noir de Malévitch. C’est l’impasse de l’Art bourgeois et la mort de l’Art. » […] Aujourd’hui c’est l’avènement du répinisme [ Le style du peintre réaliste-naturaliste Répine]. de Rembrandt, de Brodski [Isaac Brodski (1883-1939), peintre officiel dans la Russie soviétique.] et de leur concurrent photographe Boulla [Karl Boulla (1855-1929), photographe d’origine allemande, célèbre depuis la fin des années 1890 pour ses clichés dans le journal Niva ; il avait un atelier photographique sur la Perspective Nevski à Saint-Pétersbourg autour de 1910 ; il est considéré comme « le père du photoreportage russe »]. Notre réalité est sauvée du « rachitique Matisse », de l’idiot Picasso et de l’imbécile formaliste Malévitch.”
’[Lettre de Malévitch à Grigori Petnikov du 15-28 juillet 1933, in Malévitch sur lui-même..., t. I, p. 239-240 ; voir les notes concernant l’article de Nikolaï Boukharine, membre du Politburo du Parti communiste de l’URSS, « Quelques réflexions sur la peinture soviétique », Izvestiya, 11 juillet 193
Après l’apparition de son cancer à la toute fin de 1933, sa vie, jusqu’à sa mort en mai 1935, devient une Passion, même si sa femme et ses proches lui cachent la gravité de son mal. Kazimir Sévérinovitch, « Pan Kazia » [Monsieur Kazia en polono-ukrainien], comme l’appelle affectueusement Matiouchine, n’en perd pas pour autant son sens de l’humour. En témoignent ces pseudo-vers de mirliton qu’il envoie à Ivan Klioune, quelques mois avant sa mort, avec une signature burlesque :
“Ivan Vassiliévitch, mon cher ami,
Dans l’art l’air est tout pourri,
Et ma vie tient à un cheveu
Et je fonds comme cire au feu
Est-ce que vraiment mes jours sont comptés
Voir le printemps plus ne pourrai
Ni le Nouvel Art.
Je suis triste, mon âme est affligée
Je rêve de peinture les nuitées
Je me dresse et suis pris de tremblements
De prendre le pinceau suis impuissant
Les toiles sont là et les couleurs sèchent
Ma maladie, elle, ne s’assèche
Je gis dans les fers de ma féroce maladie
Rivé à sa couche gaillard est mon esprit
Tel un fleuve aux eaux en furie
Il emporte tout. Sain est mon esprit
Il brisera les fers.
Aïvazovski-Listikov
Sébastopol “
[Ivan Aïvazovski (1817-1900) est un peintre réaliste arméno-ukrainien, célèbre pour ses centaines de marines de la mer Noire ; plusieurs sont consacrées à la ville criméenne de Sébastopol (la « Ville de l’Empereur »), en particulier L’Entrée dans la baie de Sébastopol (1852). Listikov est sans doute la déformation de Walter Leistikow (1865-1908), peintre- paysagiste naturaliste allemand né en Pologne, qui fut l’un des fondateurs de la Secession berlinoise en 1899]
À la fin de 1934, se produit l’assassinat de Kirov à Léningrad, on arrête Véra Iermolaïéva (qui mourut dans les camps) et Vladimir Sterligov ; on soumet à des interrogatoires policiers Konstantine Rojdestvienski et Nikolaï Souiétine. Le dernier mois (avril-mai 1935), Kazimir Sévérinovitch est entre la vie et la mort, on lui administre de la morphine pour soulager un peu ses douleurs. Les photographies de cette période montrent un homme au visage émacié, étonnamment semblable, avec sa barbe, aux saints moines de la tradition chrétienne. Ivan Klioune, qui a fait un dessin de l’artiste sur son lit de mort (Andersen, p. 14), a écrit :
“Non, ce n’était pas Malévitch, mon vieil ami, c’était quelqu’un d’autre, c’était l’incarnation du Christ descendu de la Croix et exténué de souffrance, comme l’ont représenté les peintres du début du Moyen Âge, italiens et byzantins.”
[Cité par Ksénia Boukcha, Malévitch, op. cit., p. 297]
.
Le 15 mai 1935, l’artiste meurt à Léningrad. Les funérailles civiles ont lieu à la Maison des Artistes [Voir F. Valabrègue, Kazimir Sévérinovitch Malévitch, op.cit., p. 261 sqq]. Le cercueil a été dessiné et peint par son élève Souiétine et par Rojdestvienski, un « architectone » dit sa biographe [ Ksénia Boukcha, Malévitch, op. cit.,, p. 300],, avec les côtés en noir, blanc et vert, et dessus, au chevet, un carré noir, et au pied, le cercle noir, donc sans la croix noire (on était à une époque d’antichristianisme et d’athéisme militants).
“Le jet de la mémoire rompu
Tu regardes alentour, ton visage fièrement affligé.
Kazimir est ton nom.
Tu regardes s’obscurcir le soleil de ta salvation”
[Début du poème que le poète « absurdiste » Daniil Kharms lut le 17 mai 1935 lors de la veillée funèbre à Léningrad]
Le corps de Malévitch est transporté à travers Léningrad sur un camion dont le capot est décoré d’un grand carré noir. Comme Malévitch a manifesté le désir d’être incinéré, son corps est transporté par train à Moscou où se trouve un crématorium, puis l’urne est enterrée à Nemtchinovka, au pied d’un chêne, près de la datcha où l’artiste aimait passer ses vacances d’été. À la suite des vicissitudes de la Seconde Guerre mondiale, la tombe s’est perdue, et jusqu’à aujourd’hui reste ouverte la question de la création d’un mémorial dans la zone de la sépulture primitive.
L’influence de Malévitch sur l’art du XXe siècle aura été considérable. Son affirmation du pictural en tant que tel n’a jamais cessé d’être perçue, même dans la période de latence qui a suivi la mort du peintre. Alfred H. Barr, directeur du Museum of Modern Art de New York, a pour beaucoup contribué au maintien de l’idée suprématiste grâce à l’exposition et au livre qui l’a sanctionnée, Cubism and Abstract Art, en 1936. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’on ait assisté à une résurgence du « pur mouvement coloré » (Color Field) dans l’art américain des années 1960-1970. Le Minimal Art, avec sa monochromie absolue, sa réduction à des structures élémentaires, son principe d’économie (less is more), est lui aussi dans la descendance de Malévitch, même s’il est loin d’en avoir toute la complexité et paraît parfois rudimentaire dans sa géométrie simplifiée. Carl Andre et Donald Judd combinent les carrés, les cubes et les rectangles sans qu’intervienne aucune association avec le monde sensible. Les coulées de couleurs acryliques sur la toile brute de Morris Louis, les formats inédits et les formes géométriques élémentaires de Kenneth Noland ou de Frank Stella sont des « appels chromatiques par des réceptions perceptives très fortes » (Dora Vallier). Des trois plus importantes personnalités de l’art abstrait américain des années 1960-1970, Barnett Newman, Mark Rothko et Ad Reinhardt, c’est sans doute ce dernier qui est le plus proche du suprématisme. Chez Ad Reinhardt, peindre, penser, écrire, être sont un seul et même acte, un acte de liberté pure, en dehors des modalités et des relations, au cœur du seul monde vivant, qui paraît toujours mort pour l’anthropomorphisme impénitent, car il se tient dans une zone d’intensité entre l’apparent et l’inapparent. La pensée orientale n’est pas loin. Ad Reinhardt l’a approchée de près. La démarche philosophico-picturale de Malévitch s’inscrit dans le champ des interrogations les plus hautes de la pensée universelle, non seulement comme l’un des points culminants de l’évolution esthétique européenne à partir de Cézanne, mais encore comme système ontologique permettant à la « vérité de l’être » de se révéler.
[Chronologie]
1926
Liquidation du Ghinkhouk par les autorités.
1927
Mariage avec Natalia Andréïevna Mantchenko.
Mars 1927
Séjour à Varsovie, rencontre avec l’avant-garde polonaise, exposition à l’hôtel Polonia.
Avril-juin 1927
Séjour à Berlin, brève visite au Bauhaus de Dessau, traduction, quelque peu « arrangée », en allemand de textes sur l’élément additionnel et le suprématisme (Die gegenstandslose Welt, Munich, Bauhaus Bücher).
1928
Après le voyage à Varsovie et à Berlin en 1927, tracasseries de la part du pouvoir stalinien.
1928-1930
Publication en ukrainien, dans la revue avant-gardiste de Kharkiv Nova Guénératsiya [Nouvelle Génération], dirigée par le poète ukrainien panfuturiste Mykhaÿl’ Sémenko (sic), de treize articles sur «L’étude des arts de la représentation», qu’il appelait Izologuia [Étude de l’izo (= arts plastiques)], cours donnés entre 1922 et 1930 au Ghinkhouk de Pétrograd-Léningrad et à l’Institut d’art de Kiev.
1929
Rétrospective à la Galerie nationale Trétiakov à Moscou, avec antidatation de plusieurs œuvres.
1930
Rétrospective réduite à Kiev.
20 septembre-6 décembre 1930
Arrestation et emprisonnement, comme « espion allemand ».
1931
Travail à des projets de peintures murales pour le Théâtre rouge de Léningrad.
1932
Le Musée national russe de Léningrad le nomme à la tête de son Laboratoire expérimental.
1933
Diagnostic d’un cancer de la prostate.
Il peint, jusqu’à sa mort, une série de toiles très fortes, certaines reprenant le style impressionniste, d’autres opérant une synthèse entre cubo-futurisme primitiviste, alogisme et suprématisme iconique, et également une galerie de portraits.
1935
Malévitch meurt le 15 mai à Léningrad. Incinération à Moscou.
Le 21 mai, sépulture de l’urne dans le village de Nemtchinovka.
A propos de l’auteur
Jean-Claude Marcadé, родился в селе Moscardès (Lanas), agrégé de l'Université, docteur ès lettres, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S). , председатель общества "Les Amis d'Antoine Pevsner", куратор выставок в музеях (Pougny, 1992-1993 в Париже и Берлинe ; Le Symbolisme russe, 1999-2000 в Мадриде, Барселоне, Бордо; Malévitch в Париже, 2003 ; Русский Париж.1910-1960, 2003-2004, в Петербурге, Вуппертале, Бордо ; La Russie à l'avant-garde- 1900-1935 в Брюсселе, 2005-2006 ; Malévitch в Барселоне, Билбао, 2006 ; Ланской в Москве, Петербурге, 2006; Родченко в Барселоне (2008).
Автор книг : Malévitch (1990); L'Avant-garde russe. 1907-1927 (1995, 2007); Calder (1996); Eisenstein, Dessins secrets (1998); Anna Staritsky (2000) ; Творчество Н.С. Лескова (2006); Nicolas de Staël. Peintures et dessins (2009)
Malévitch, Kiev, Rodovid, 2013 (en ukrainien); Malévitch, Écrits, t. I, Paris, Allia,2015; Malévitch, Paris, Hazan, 2016Rechercher un article
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