Catégorie De la Russie
Nikolaï GAY (1831-1894), Golgotha (1892-1893) ou l’art pictural comme expression[i], 2023
By Jean-Claude on Oct 7th, 2024
Nikolaï GAY (1831-1894), Golgotha (1892-1893)
ou l’art pictural comme expression[i]
Le mouvement réaliste-naturaliste des « Ambulants » (péredvijniki), né à Moscou en 1863 contre l’art officiel néoclassique de l’Académie des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg, avait comme projet d’organiser des expositions itinérantes (d’où le nom d’ambulants) et de propager l’art grâce à son engagement dans la vie sociale, à travers tout l’Empire Russe. Il proposait un art au service du peuple, s’opposant ainsi à l’art académique idéaliste ou mondain[ii].Tous les sujets et tous les genres furent abordés par les Ambulants. La place d’honneur de leur art revint à la peinture religieuse. Leur précurseur en ce domaine fut Alexandre Ivanov (1806-1958) dont les « Esquisses bibliques » sont un sommet de l’art sacré du XIXe siècle. Les peintres de l’école réaliste mettaient sciemment l’accent sur la nature humaine du Christ dont la vie et la passion les ont tous inspirés sans exception ; Ilia Répine a exécuté à lui seul une centaine d’essais de toutes sortes sur des thèmes religieux. Quant à Nikolaï Gay dont nous nous nous proposons d’étudier la toile Golgotha, peinte un an avant sa mort, une grande partie de toute sa création est consacrée à la vie du Christ-Homme, qu’il interprète à la lumière des idées de l’époque : de David Strauss (Das Leben Jesu, 1835), d’Ernest Renan (La vie de Jésus, 1863) et de son ami et admirateur Tolstoï.Évidemment, la censure ecclésiale ne pouvait accepter de telles représentations d’un Jésus dans sa seule humanité et les œuvres de Gay, comme ses « Crucifixions » ou son Golgotha restèrent dans les réserves de la Galerie Trétiakov avant la révolution de 1917 ; pendant la période soviétique l’œuvre de Nikolaï Gay fut, sinon largement exposée, du moins soigneusement étudiée, comme partie importante du mouvement ambulant. Mais, bien entendu, on considérait que beaucoup d’éléments de son œuvre religieuse ne correspondait pas à l’esthétique réaliste socialiste. Par exemple, on pouvait juger, comme une faute de composition dans Golgotha certains éléments de la composition (la main tendue d’un personnage dont on ne voit qu’un fragment du corps) et aussi les excès physiologiques de la peinture de certaines personnes représentées[iii].Il faut attendre 2011-2012 et la rétrospective organisée par la galerie Trétiakov pour le 180èmeanniversaire de la naissance du peintre et le colloque « Qu’est-ce que la vérité ? Nikolaï Gay » le 31 janvier 2012, pour que son œuvre soit restituée dans toute son ampleur.
Golgotha et Crucifixion lors de la rétrospective Nikolaï Gay à la Trétiakov en 2011 (photo Christoph Bollmann)
L’exposition montrait pour la première fois un ensemble de 6O dessins acquis chez le collectionneur genevois Christoph Bollmann[iv]. Un colloque eut lieu le 31 janvier 2012 à la Trétiakov qui étudia la place de la création de Gay à la lumière des nouvelles données[v].Il est clair que la représentation de Jésus de Nazareth par les Ambulants, et tout particulièrement par Nikolaï Gay, rompait particulièrement avec la tradition séculaire de la peinture d’icônes et se rapprochait de la tradition occidentale catholique, celle du tableau religieuxavec les interprétations individualistes sans consensus ecclésial fondamental.
Malévitch, Dostoïevski et Leskov sur la représentation du Christ
Malévitch qui voulait remplacer toutes les religions par la religion suprématiste de « l’Acte pur[vi] », a laissé une note inédite qui s’en prend violemment aux représentations du Christ-Homme, aussi bien « romaines » que « byzantines », qui « ont enterré ce qui était la valeur la plus grande, l’ont recouverte de la vulgarité des combinaisons colorées, par complaisance pour une lumière et. une ombre folâtres, ont tué la face du réellement réel Christ[vii] ».Quelle est cette « valeur la plus grande » selon Malévitch ? :
« Le Christ est réellement réel, ses vêtements sont réellement réels, comme l’épi de seigle, la poussière et la dérayure d’un champ labouré ; ses plantes du pied sont couvertes de durillons tubéreux, il est basané par les rayons solaires. Il ne ressemble pas aux représentations d’un corps poudré, fardé, que nous voyons sur les icônes. L’Évangile lui-même ne mentionne pas cette Église perlée qui a été construite par ses concepteurs.Tout ce qui entourait le Christ était poussiéreux, grossier, réellement réel, était soleil, champs, épis et visages sombres. Tout ce qui a été construit et créé par la peinture n’est pas de ce monde, c’est autre chose qui n’a rien à voir avec le Christ, c’est la haute défiguration d’une idée, d’un visage, de vêtements simples.[viii] »
Pour appuyer son propos, ne voilà-t-il pas que le suprématiste s’en prend à Léonard de Vinci, dont il feint d’avoir oublié le nom, à sa célèbre peinture murale milanaise représentant La Cène. Je reproduis ce passage in extenso parce qu’il nous montre paradoxalement le suprématiste Malévitch proche conceptuellement, sinon picturologiquement, de Nikolaï Gay dans ses représentations du Galiléen :
« Je ne me souviens plus de quel maître ancien était la Cène que j’ai vue, où le Christ est au centre, derrière des fenêtres et les disciples qui se montrent mutuellement des mains. Tous ont les mains sous la table dans différentes positions[ix]. Ils me sont apparus avec une étiquette vermeille, mièvre – je n’ai pas vu de Christ ni de pêcheurs évangéliques. Étaient assis je ne sais quels mièvres gentlemen dans d’élégants habits, un paysage fantastique où pouvaient sans doute habiter des gens, mais seulement des gens comme ceux du tableau.Cela est peut-être nécessaire pour l’art mais quel rapport y a-t-il ici avec le Christ, des pêcheurs ?La fraction même du pain, la torsion des mains – il faut lire ces mots pour y voir la couleur et la formes réellement saintes, ce n’est pas un gâteau rose-crème, ce n’est pas une agréable eau de Cologne lavande, violette. Mais dans les tableaux ce sont justement de la violette et du gâteau, puisque les mains du Christ sont elles-mêmes idéalement pâtissièrement jolies ; la vulgarité du sentiment du maître est tel qu’il a voulu coiffer le Christ « à la Jacques »[x] et donner aux mains et aux ongles du Christ un aspect tel qu’on croirait qu’il venait de sortir de chez un manucure ; la même chose pour les pêcheurs.Il a rompu le pain pour les pêcheurs, ceux-ci l’ont pris avec les mains, des mains qui ont traîné pendant des décennies des filets à la cordelle, et ils sont représentés, au nom de l’art (mais est-ce encore de l’art ?), mensongèrement[xi]. »
Si je mentionne ici Malévitch, c’est qu’il a réfléchi, en tant que suprématiste sur la façon de représenter les scènes évangéliques et en premier lieu le Christ. Il note que les peintres de Rembrandt aux Ambulants « considéraient le thème comme étant le contenu principal qu’il fallait exprimer par la peinture », alors que pour lui il ne s’agit pas de « faire de la peinture un moyen, mais seulement un auto-contenu » et, selon lui, « Nikolaï Gay a exprimé dans sa Crucifixion[xii]le sentiment de sa peinture, l’a revêtu de son thème[xiii].Le grand historien soviétique de l’art Nikolaï Khardjiev a rapporté le souvenir suivant :
« Lors d’une de ses visites au Musée russe, Malévitch, ayant attiré mon attention sur La Cènede Gay pour la qualité de ses teintes, me dit que seul un grand artiste pouvait réaliser une telle composition. »
La Cène, 1863, Saint-Pétersbourg, Musée national russe
On sait, qu’en revanche Dostoïevski était indigné par le manque de spiritualité de ce tableau[xiv]. Et cette Cène, que n’aimait pas l’orthodoxe Dostoïevski, exprimait pour le suprématiste Malévitch
« un effet de lumière pour lequel il a utilisé la figure de Judas, qui est devenue un moyen pour obtenir l’effet lumineux. J’aperçus dans ce tableau un nouveau rapport, j’aperçus qu’on pouvait faire d’un thème un moyen. À vrai dire, Gay et quelques autres peintres vivaient du sentiment de la pure peinture, mais ils ne pouvaient se représenter l’existence de la peinture en tant que telle, sans-objet. Ils vivaient d’un sentiment sans-objet, mais faisaient des oeuvres figuratives. Moi aussi je me suis retrouvé dans cette position d’esprit, il ne cessait de me paraître que la peinture, dans son pur aspect, était comme vide et qu’il fallait absolument lui verser un contenu.[xv] »
Et de déclarer :
« La connaissance de l’art des icônes m’avait convaincu qu’il s’agissait non pas d’apprendre l’anatomie et la perspective, ni de rendre la nature dans sa vérité, mais qu’il s’agissait de ressentir l’art et le réalisme artistique.[xvi] »
L’écrivain Nikolaï Leskov polémique dans sa nouvelle Aux confins du monde [Na krayou sviéta,1876][xvii] avec les interprétations du Christ qui sont faites dans la peinture russe de la seconde moitié du XIXe siècle, Chez Ivanov, Kramskoï et surtout Nikolaï Gay. Peindre le Christ comme un personnage historique, selon une psychologie uniquement humaine est « un divertissement des yeux » qui « corrompt la pureté de la raison. La position de Leskov est donc identique à celle de Dostoïevski[xviii]. Dans Aux confins du monde, il est affirmé aussi, en opposition à l’art religieux occidental, l’absence de tout sensualisme dans la représentation orthodoxe de la face du Christ qui « a une expression mais point de passions ». « Il a, il est vrai, un air quelque peu paysan [moujikovat], mais malgré cela vénération lui est due ».
«Golgotha », huile sur toile (1892-1893), 222, 4 x 191, 8 cm
L’œil du peintre praticien et pensant de Malévitch a bien vu les qualités de la sensation picturale des œuvres de Gay consacrées au Christ, au-delà de leur revêtement figuratif. Gay n’a-t-il pas écrit :
“« Un contenu vivant exige et donne une forme vivante[xix]
Valentine Marcadé a été la première à parler de cette œuvre, que certains considèrent comme inachevée, comme étant « expressionniste » avant la lettre[xx]. En effet, Golgotha se trouve, non seulement historiquement mais aussi esthétiquement entre Ensor et Munch. Certes, il n’y a pas le démonisme social d’Ensor chez Nikolaï Gay, mais ce qui rapproche les deux artistes, c’est la picturalité angoissante et fantomatique du « paysage » qui entoure les condamnés à la crucifixion : un ciel agité, menaçant, une lumière solaire lugubre qui souligne les diverses expressions ou suggestions des nombreux acteurs de la tragédie qui a changé le monde.Louis Réau, qui a le premier, en 1921, installé de façon large l’art russe dans l’histoire universelle des arts, prétend que bien que Gay soit d’origine française du côté paternel :
« Il n’a pas le sentiment de la mesure et pousse le réalisme jusqu’à la brutalité[xxi] »
Pour l’historien de l’art français, le Christ des « Crucifixions » est
« un esclave chétif, un moujik souffreteux avec des cheveux broussailleux qui dégoulinent de sang, sa tête renversée dont les yeux, aveuglés par un soleil torturant, semblant chercher un secours improbable au fond du ciel indifférent, tous ces traits d’un réalisme forcené rappellent le Christ hallucinant de Grünewald au Musée de Colmar.[xxii] »
Cette excessivité est aussi soulignée dans le grand article soviétique cité plus haut :
« [Dans Golgotha] ‘le brigand non repenti’, à moitié nu, les mains derrière le dos [a] une tête rasée qui est exécutée avec une expression outrancière […] – il est raté car son effroi physiologique est rendu par le peintre avec une pression et une roideur superflues.[xxiii]
De toute évidence, il était, et il est toujours impossible, de voir l’œuvre picturale de Nikolaï Gay, non seulement selon une lecture historiciste, mais telle qu’elle est.Il s’agit bien pour Gay du Fils de l’Homme et non du Fils de Dieu de la théologie traditionnelle. Il est l’incarnation de la souffrance humaine la plus horrible, de sa totale déréliction. Toute sa physionomie est un immense cri muet, ce cri du Psaume 22 qu’il poussera avant sa mort sur la Croix :
« Éli, Éli, Lama sabachthani ? » (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? – Matt. 27 : 51 ; Marc, 15 : 34).
La gamme colorée est très proche de l’art du Nord de l’Europe à cette époque – des verts, des mauves, des ocres, des bleus intenses, de jaunes, des noirs sur un sol blanc terreux.Cette toile a pu être considérée, comme nous l’avons dit, comme inachevée à cause de l’incompréhension des contemporains du peintre. Non seulement il heurtait les partisans de la peinture liturgique orthodoxe des images saintes, mais aussi ceux qui pratiquaient en Russie un réalisme littéraire engagé, devenu vers 1890 un nouvel académisme. Cet « inachèvement » de Golgotha lui donne, toute sa force et sa nouveauté, car, on l’a souvent noté beaucoup des toiles achevées de Nikolaï Gay (et de ses contemporains, comme Vroubel) souffraient d’une utilisation malencontreuse de la couleur, assombrissant les surfaces picturale. Ici, au contraire, est conservée la fraîcheur des coloris.Golgotha n’est pas une illustration des passages des Évangiles sur la Crucifixion. Il est une interprétation, une reconstruction à partir de divers moments du récit évangélique, celui plus particulièrement de Jean. Il y a ici une simultanéité qui est à l’œuvre comme dans les Passions médiévales.La scène présente les trois condamnés au moment où ils vont être crucifiés. Des fragments de croix apparaissent sur un sol sale. Sur la gauche, le Romain qui pointe son bras vers Jésus est sans doute Pilate, qui n’a pas assisté à la Crucifixion, mais qui est ici pour nous rappeler ce qu’il avait déclaré à la foule au sortir du prétoire : « Ecce homo » (Jn 19 : 5).Gay avait représenté Pilate, avec la main tendue vers Jésus, dans son célèbre tableau Qu’est-ce que la vérité ? Le Christ et Pilate (1891, Galerie Trétiakov).Cet élément figuratif, très audacieux formellement pour cette époque, est jugé comme une faute compositionnelle par la critique soviétique citée plus haut :
« La main tenue horizontalement désignant le Christ empêche nettement d’avoir une impression équilibrée de l’ensemble[xxiv]. »
Au centre du tableau sont nettement identifiés les personnages du drame. Jésus est entouré des deux larrons – à gauche le « mauvais larron » à moitié nu, avec une figure de bagnard, les yeux exorbités d’effroi, claquant des dents ; derrière lui un soldat romain, sans doute le Longin de la Tradition, avec la lance qui va percer le flanc droit du Christ pour s’assurer de sa mort ; le Christ – expression de la douleur suprême avec le geste, élément figuratif très courant dans la peinture de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, de la tête prise violemment entre les mains ; le « bon larron », comme une brebis menée à l’abattoir, dans un dessin très marqué par le style de la fin du XIXe siècle (que l’on pense à certaines représentations du Picasso de la période bleue).À leurs pieds, sur le blanc sale du sol, entre les morceaux de croix sont projetées les ombres bleu sombre du personnage qui pointe son doigt sur Jésus et de l’ensemble central. Autour de ce dernier sont esquissées des silhouettes, soit en filigrane, soit comme une masse monochrome noire, comme le reflet de ce groupe central, réminiscence de la masse sombre de Judas dans La Cène. Comme dans ce dernier tableau, peint trente ans auparavant, la source de lumière, ici diffuse à travers les formes humaines, dialogue avec les ombres portées, un peu à la Georges de La Tour…À gauche du tableau, on aperçoit devant Pilate, le profil d’un personnage les yeux fermés, peut-être un disciple qui détourne son regard de la scène qui se prépare, peut-être Joseph d’Arimathie qui viendra détacher le corps supplicié du Christ et l’ensevelira. Après lui, un homme barbu en pied vêtu d’une robe, sans doute un Juif, tenant un panneau sur lequel se trouve une inscription qui se perd dans les touches nerveuses – seul est lisible le « R » latin et on peut imaginer que les graffiti suivant permettent de lire « Rex Iudaeorum », (Le Roi des Juifs). Jésus est revêtu de la Sainte Tunique pourpre inconsutile (sans couture) que les soldats vont tirer aux dés pour en avoir la possession après la Crucifixion, selon Jn. 19 : 23-24. Elle est peinte en touches énergiques comme la robe jaune sombre du bon larron.On le voit, nous sommes loin dans toute cette oeuvre du réalisme-naturaliste des Ambulants. La doxographie nous a rapporté que Gay aurait répondu à ceux qui lui disaient que son travail n’était pas « esthétique » :
« Non, je ne veux pas d’esthétique « !… Je vous peindrai une telle vérité que vous oublierez l’esthétique[xxv]Son frère aîné, l’écrivain Grigori Gay, a aussi rapporté ces paroles de l’artiste en 1886 :« Je vais secouer tous leurs cerveaux avec la souffrance du Christ… Je les obligerai à sangloter et non à s’attendrir[xxvi]. »
Quatre dessins montrent les étapes de la création de Golgotha.
Dessin N° 1
Avant la Crucifixion, les trois coupables, crayon/papier, Saint-Pétersbourg, Musée national russe
Le groupe central, tel qu’il sera présenté dans la version finale : le brigand, Longin et sa lance, Jésus, le bon larron ; seul ce dernier a déjà une expression de piété avec les mains croisées sur la poitrine, comme en prière. Le mauvais larron n’a pas encore de visage défini et Jésus est dans une attitude de méditation douloureuse ; sur le côté, il y a l’ébauche d’une croix avec l’écriteau.
Dessin N° 2
Le deuxième dessin est très proche du précédent dans l’expression générale des visages ; s’y ajoutent sur le bord de gauche des précisions : le bras d’un personnage émerge ; au pied de la Croix se trouvent des personnages à peine esquissés, dont la tête d’un homme qui restera dans la version finale.
(ancienne collection Christoph Bollmann)
Dessin N°3
Le troisième dessin se focalise sur Jésus qui déjà tient la tête dans ses mains dans une attitude de désespoir, sa tunique est déjà bien élaborée ; derrière lui, un larron nu, les mains liées derrière le dos, cette figure disparaîtra totalement de la toile.
Le Christ et le larron, ancienne Collection Christoph Bollmann
Dessin N° 4
Le quatrième dessin présente l’état quasi définitif du groupe central ; les auteurs du catalogue de 2011 parlent d’une « réplique » du tableau (p. 352), mais on peut penser qu’il s’agit d’une dernière esquisse avant la « mise en peinture » qui introduit les jeux très raffinés de la lumière solaire et des ombres, lesquelles prennent une importance inhabituelle dans l’histoire de l’art.
Golgotha, réplique au crayon du tableau, Moscou, Galerie Trétiakov
Dans sa lettre à L. Tolstoï du 26 octobre 1892, Nikolaï Gay écrit :
« Ce tableau [Golgotha] m’a mis dans une terrible torture et, finalement, hier j’ai trouvé la chose définitive qui est nécessaire, c’est-à-dire qui est totalement vivante. Ce sont les croix qui me tourmentaient – une toile énorme et pas de tableau, pas de vie, il n’y a pas ce qui est précieux dans le Christ. Et voilà que j’ai trouvé le moyen d’exprimer le Christ et les deux larrons ensemble, sans les croix, au Golgotha, quand ils viennent d’y être emmenés. Les trois malheureux sont tous frappés de façon fracassante et terrible par la prière du Christ. Un larron tremble, fiévreusement, l’autre est abattu par l’affliction de voir où l’a mené la souillure de sa vie. »
[i] Je remercie vivement le citoyen de Genève Christoph Bollmann, qui connaît à fond l’œuvre de Nikolaï Gay, pour son aide dans la documentation concernant celle-ci.
[ii] Cf. Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe (1863-1914), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971 ; Elizabeth Kridl Valkenier, Russian Realist Art. The State and Society : The Peredvizhniki and Their Tradition, Ardis, Ann Arbor, 1977
[iii] Voir l’excellent article de fond de N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay » dans Istoriya rousskovo iskousstva, t. IX, kniga piervaya, Moscou, 1965, p. 254
[iv] Christoph Bollmann avait acquis ces dessins pour leur grande qualité artistique dans les célèbres Puces du Plainpalais à Genève. C’est après de longues années de recherches qu’il fut convaincu que ces œuvres provenaient de la collection, emportée en Suisse par le fils de Nikolaï Gay l’Ancien, Nikolaï Gay le Jeune (1857-1938) [Voir sur la Toile /beglova.com/ le récit détaillé des péripéties de cette présence en Suisse de beaucoup d’œuvres de Nikolaï Gay l’Ancien dans l’article de l’écrivaine-journaliste Natalia Spartakovna Béglova, « L’attraction de Genève. Les Russes à Genève », essais tirés du livre de l’auteure La Russie et Genève.Des destinées tressées
[v] Ce Colloque a été publié en 2014 sous le titre « Nikolaï Gay. Les vecteurs de sa destinée et de son œuvre ».
[vi] Voir Kazimir Malévitch, « Vers l’Acte pur », in Écrits, t. 1, Paris Allia, 2015, p. 268-273.
[vii] Kazimir Malévitch, « Zamietki o tserkvi” [Remarques sur l’Église], manuscrit se trouvant dans le Fonds Tchaga-Khardjiev du Stedelijk Museum d’Amsterdam (publié sur la Toile). Il est écrit selon l’orthographe d’avant la réforme de 1917-1918 qui devint obligatoire à l’automne 1918. Ce texte est proche des idées anarchistes de Malévitch en 1918 et sera développé dans les écrits vitebskois (voir Jean-Claude Marcadé, « Malévitch anarchiste ? » in La politique de Malévitch (éd. Olivier Camy), Tusson, DU LÉROT, 2018, p. 99-116). On sait, par ailleurs, combien l’art de l’icône a été capital pour la création de Malévitch.Traduction de cet article à paraître dans Kazimir Malévitch, Écrits 2 chez Allia.Dans ce texte, en partie blasphématoire du point de vue de la théologie chrétienne traditionnelle, le peintre ukraino-russe s’en prend, en fait, à toute représentation figurative symboliquement fictive et contingente.
[viii] Ibidem
[ix] Il s’agit sans aucun doute de la Cène de Léonard de Vinci qui se trouve à Milan. Il est curieux que Malévitch fasse de Vinci un peintre d’icônes…Il est peu probable qu’il ait oublié de qui était cette célèbre peinture murale. C’est la seconde attaque contre Léonard de Vinci, la première étant la toile de 1914 <Composition avec Mona Lisa>. Éclipse partielle (Musée national russe, Saint-Pétersbourg).
[x] Il a été impossible de trouver l’origine de cette expression. D’après le contexte, il semble que cela désigne une coiffure efféminée.
[xi] Ibidem
[xii] Le Musée d’Orsay possède un très beau tableau de Gay représentant la Crucifixion
[xiii] Ce passage des mémoires de Malévitch et les suivants sont tirés de « Enfance et adolescence> Chapitres de l’autobiographie de l’artiste » [1933] dans Malévitch o sébié. Sovrémienniki o Malévitché. Pis’ma. Dokoumenty. Vospominaniya. Kritika (Malévitch sur lui-même. Les contemporains sur Malévitch. Lettres. Documents. Souvenirs. Critique (éd. Irina Vakar et Tatiana Mikhiyenko), Moscou, 2004, tome 1, p. 17-41. La traduction de cette autobiographie est à paraître dans le tome 2 des Écrits de Kazimir Malévitch aux éditions Allia.
[xiv] Cf. Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe,op.cit., p. 37.
[xv] K. Malévitch, « Enfance et adolescence> Chapitres de l’autobiographie de l’artiste », op.cit.
[xvi] Ibidem.
[xvii] Traduction par Sylvie Luneau dans : Nicolas Leskov, Au bout du monde et deux autres récits, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986.
[xviii] Sur le problème du réalisme dans la représentation du Christ, voir Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe, op.cit., p. 33-41.
[xix] Cité par N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 255.
[xx] Sur l’histoire du mot et de la notion d’« expressionnisme » dans la littérature d’art européenne, voir l’article fouillé de Jean-Claude Lebensztejn, « Douane-Zoll », dans le catalogue de l’exposition de Suzanne Pagé au MAMVP, Dresde Munich Berlin. Figures du Moderne. L’Expressionnisme en Allemagne. 1905-1914, p. 50-56
[xxi] Louis Réau, L’art russe [1921, 1922], Verviers, t. 3, 1968, p. 152
[xxii] Ibidem, p. 153
[xxiii] N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 254-255.
[xxiv] Ibidem, p. 254
[xxv] A. Faressov, « Jivopissets – moralist (iz litchnykh vospominaniï o N.N. Gay » [Un peintre-moraliste. Quelques souvenirs personnels sur Nikolaï Nikolaïévitch Gay], Knijki niédiéliya, mai 1895, p. 14-15, cité ici d’après N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 255.
[xxvi] Grigori Gay, Vospominaniya o khoudojnike N.N. Gay, kak matérial dlia iévo biografii [Souvenirs sur Nikolaï Nikolaïévitch Gay, comme matériau pour sa biographie], Artist, 1894
Nikolaï GAY (1831-1894), Golgotha (1892-1893) ou l’art pictural comme expression[i]
By Jean-Claude on Oct 4th, 2024
Nikolaï GAY (1831-1894), Golgotha (1892-1893)
ou l’art pictural comme expression[i]
Le mouvement réaliste-naturaliste des « Ambulants » (péredvijniki), né à Moscou en 1863 contre l’art officiel néoclassique de l’Académie des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg, avait comme projet d’organiser des expositions itinérantes (d’où le nom d’ambulants) et de propager l’art grâce à son engagement dans la vie sociale, à travers tout l’Empire Russe. Il proposait un art au service du peuple, s’opposant ainsi à l’art académique idéaliste ou mondain[ii].
Tous les sujets et tous les genres furent abordés par les Ambulants. La place d’honneur de leur art revint à la peinture religieuse. Leur précurseur en ce domaine fut Alexandre Ivanov (1806-1958) dont les « Esquisses bibliques » sont un sommet de l’art sacré du XIXe siècle. Les peintres de l’école réaliste mettaient sciemment l’accent sur la nature humaine du Christ dont la vie et la passion les ont tous inspirés sans exception ; Ilia Répine a exécuté à lui seul une centaine d’essais de toutes sortes sur des thèmes religieux. Quant à Nikolaï Gay dont nous nous nous proposons d’étudier la toile Golgotha, peinte un an avant sa mort, une grande partie de toute sa création est consacrée à la vie du Christ-Homme, qu’il interprète à la lumière des idées de l’époque : de David Strauss (Das Leben Jesu, 1835), d’Ernest Renan (La vie de Jésus, 1863) et de son ami et admirateur Tolstoï.
Évidemment, la censure ecclésiale ne pouvait accepter de telles représentations d’un Jésus dans sa seule humanité et les œuvres de Gay, comme ses « Crucifixions » ou son Golgotha restèrent dans les réserves de la Galerie Trétiakov avant la révolution de 1917 ; pendant la période soviétique l’œuvre de Nikolaï Gay fut, sinon largement exposée, du moins soigneusement étudiée, comme partie importante du mouvement ambulant. Mais, bien entendu, on considérait que beaucoup d’éléments de son œuvre religieuse ne correspondait pas à l’esthétique réaliste socialiste. Par exemple, on pouvait juger, comme une faute de composition dans Golgotha certains éléments de la composition (la main tendue d’un personnage dont on ne voit qu’un fragment du corps) et aussi les excès physiologiques de la peinture de certaines personnes représentées[iii].
Il faut attendre 2011-2012 et la rétrospective organisée par la galerie Trétiakov pour le 180ème anniversaire de la naissance du peintre et le colloque « Qu’est-ce que la vérité ? Nikolaï Gay » le 31 janvier 2012, pour que son œuvre soit restituée dans toute son ampleur.
Golgotha et Crucifixion lors de la rétrospective Nikolaï Gay à la Trétiakov en 2011 (photo Christoph Bollmann)
L’exposition montrait pour la première fois un ensemble de 6O dessins acquis chez le collectionneur genevois Christoph Bollmann[iv]. Un colloque eut lieu le 31 janvier 2012 à la Trétiakov qui étudia la place de la création de Gay à la lumière des nouvelles données[v].
Il est clair que la représentation de Jésus de Nazareth par les Ambulants, et tout particulièrement par Nikolaï Gay, rompait particulièrement avec la tradition séculaire de la peinture d’icônes et se rapprochait de la tradition occidentale catholique, celle du tableau religieux avec les interprétations individualistes sans consensus ecclésial fondamental.
Malévitch, Dostoïevski et Leskov sur la représentation du Christ
Malévitch qui voulait remplacer toutes les religions par la religion suprématiste de « l’Acte pur[vi] », a laissé une note inédite qui s’en prend violemment aux représentations du Christ-Homme, aussi bien « romaines » que « byzantines », qui « ont enterré ce qui était la valeur la plus grande, l’ont recouverte de la vulgarité des combinaisons colorées, par complaisance pour une lumière et. une ombre folâtres, ont tué la face du réellement réel Christ[vii] ».
Quelle est cette « valeur la plus grande » selon Malévitch ? :
« Le Christ est réellement réel, ses vêtements sont réellement réels, comme l’épi de seigle, la poussière et la dérayure d’un champ labouré ; ses plantes du pied sont couvertes de durillons tubéreux, il est basané par les rayons solaires. Il ne ressemble pas aux représentations d’un corps poudré, fardé, que nous voyons sur les icônes. L’Évangile lui-même ne mentionne pas cette Église perlée qui a été construite par ses concepteurs.
Tout ce qui entourait le Christ était poussiéreux, grossier, réellement réel, était soleil, champs, épis et visages sombres. Tout ce qui a été construit et créé par la peinture n’est pas de ce monde, c’est autre chose qui n’a rien à voir avec le Christ, c’est la haute défiguration d’une idée, d’un visage, de vêtements simples.[viii] »
Pour appuyer son propos, ne voilà-t-il pas que le suprématiste s’en prend à Léonard de Vinci, dont il feint d’avoir oublié le nom, à sa célèbre peinture murale milanaise représentant La Cène. Je reproduis ce passage in extenso parce qu’il nous montre paradoxalement le suprématiste Malévitch proche conceptuellement, sinon picturologiquement, de Nikolaï Gay dans ses représentations du Galiléen :
« Je ne me souviens plus de quel maître ancien était la Cène que j’ai vue, où le Christ est au centre, derrière des fenêtres et les disciples qui se montrent mutuellement des mains. Tous ont les mains sous la table dans différentes positions[ix]. Ils me sont apparus avec une étiquette vermeille, mièvre – je n’ai pas vu de Christ ni de pêcheurs évangéliques. Étaient assis je ne sais quels mièvres gentlemen dans d’élégants habits, un paysage fantastique où pouvaient sans doute habiter des gens, mais seulement des gens comme ceux du tableau.
Cela est peut-être nécessaire pour l’art mais quel rapport y a-t-il ici avec le Christ, des pêcheurs ?
La fraction même du pain, la torsion des mains – il faut lire ces mots pour y voir la couleur et la formes réellement saintes, ce n’est pas un gâteau rose-crème, ce n’est pas une agréable eau de Cologne lavande, violette. Mais dans les tableaux ce sont justement de la violette et du gâteau, puisque les mains du Christ sont elles-mêmes idéalement pâtissièrement jolies ; la vulgarité du sentiment du maître est tel qu’il a voulu coiffer le Christ « à la Jacques »[x] et donner aux mains et aux ongles du Christ un aspect tel qu’on croirait qu’il venait de sortir de chez un manucure ; la même chose pour les pêcheurs.
Il a rompu le pain pour les pêcheurs, ceux-ci l’ont pris avec les mains, des mains qui ont traîné pendant des décennies des filets à la cordelle, et ils sont représentés, au nom de l’art (mais est-ce encore de l’art ?), mensongèrement[xi]. »
Si je mentionne ici Malévitch, c’est qu’il a réfléchi, en tant que suprématiste sur la façon de représenter les scènes évangéliques et en premier lieu le Christ. Il note que les peintres de Rembrandt aux Ambulants « considéraient le thème comme étant le contenu principal qu’il fallait exprimer par la peinture », alors que pour lui il ne s’agit pas de « faire de la peinture un moyen, mais seulement un auto-contenu » et, selon lui, « Nikolaï Gay a exprimé dans sa Crucifixion[xii] le sentiment de sa peinture, l’a revêtu de son thème[xiii].
Le grand historien soviétique de l’art Nikolaï Khardjiev a rapporté le souvenir suivant :
« Lors d’une de ses visites au Musée russe, Malévitch, ayant attiré mon attention sur La Cène de Gay pour la qualité de ses teintes, me dit que seul un grand artiste pouvait réaliser une telle composition. »
La Cène, 1863, Saint-Pétersbourg, Musée national russe
On sait, qu’en revanche Dostoïevski était indigné par le manque de spiritualité de ce tableau[xiv]. Et cette Cène, que n’aimait pas l’orthodoxe Dostoïevski, exprimait pour le suprématiste Malévitch
« un effet de lumière pour lequel il a utilisé la figure de Judas, qui est devenue un moyen pour obtenir l’effet lumineux. J’aperçus dans ce tableau un nouveau rapport, j’aperçus qu’on pouvait faire d’un thème un moyen. À vrai dire, Gay et quelques autres peintres vivaient du sentiment de la pure peinture, mais ils ne pouvaient se représenter l’existence de la peinture en tant que telle, sans-objet. Ils vivaient d’un sentiment sans-objet, mais faisaient des oeuvres figuratives. Moi aussi je me suis retrouvé dans cette position d’esprit, il ne cessait de me paraître que la peinture, dans son pur aspect, était comme vide et qu’il fallait absolument lui verser un contenu.[xv] »
Et de déclarer :
« La connaissance de l’art des icônes m’avait convaincu qu’il s’agissait non pas d’apprendre l’anatomie et la perspective, ni de rendre la nature dans sa vérité, mais qu’il s’agissait de ressentir l’art et le réalisme artistique.[xvi] »
L’écrivain Nikolaï Leskov polémique dans sa nouvelle Aux confins du monde [Na krayou sviéta,1876][xvii] avec les interprétations du Christ qui sont faites dans la peinture russe de la seconde moitié du XIXe siècle, Chez Ivanov, Kramskoï et surtout Nikolaï Gay. Peindre le Christ comme un personnage historique, selon une psychologie uniquement humaine est « un divertissement des yeux » qui « corrompt la pureté de la raison. La position de Leskov est donc identique à celle de Dostoïevski[xviii]. Dans Aux confins du monde, il est affirmé aussi, en opposition à l’art religieux occidental, l’absence de tout sensualisme dans la représentation orthodoxe de la face du Christ qui « a une expression mais point de passions ». « Il a, il est vrai, un air quelque peu paysan [moujikovat], mais malgré cela vénération lui est due ».
«Golgotha », huile sur toile (1892-1893), 222, 4 x 191, 8 cm
L’œil du peintre praticien et pensant de Malévitch a bien vu les qualités de la sensation picturale des œuvres de Gay consacrées au Christ, au-delà de leur revêtement figuratif. Gay n’a-t-il pas écrit :
« Un contenu vivant exige et donne une forme vivante[xix]
Valentine Marcadé a été la première à parler de cette œuvre, que certains considèrent comme inachevée, comme étant « expressionniste » avant la lettre[xx]. En effet, Golgotha se trouve, non seulement historiquement mais aussi esthétiquement entre Ensor et Munch. Certes, il n’y a pas le démonisme social d’Ensor chez Nikolaï Gay, mais ce qui rapproche les deux artistes, c’est la picturalité angoissante et fantomatique du « paysage » qui entoure les condamnés à la crucifixion : un ciel agité, menaçant, une lumière solaire lugubre qui souligne les diverses expressions ou suggestions des nombreux acteurs de la tragédie qui a changé le monde.
Louis Réau, qui a le premier, en 1921, installé de façon large l’art russe dans l’histoire universelle des arts, prétend que bien que Gay soit d’origine française du côté paternel :
« Il n’a pas le sentiment de la mesure et pousse le réalisme jusqu’à la brutalité[xxi] »
Pour l’historien de l’art français, le Christ des « Crucifixions » est « un esclave chétif, un moujik souffreteux avec des cheveux broussailleux qui dégoulinent de sang, sa tête renversée dont les yeux, aveuglés par un soleil torturant, semblant chercher un secours improbable au fond du ciel indifférent, tous ces traits d’un réalisme forcené rappellent le Christ hallucinant de Grünewald au Musée de Colmar.[xxii] »
Cette excessivité est aussi soulignée dans le grand article soviétique cité plus haut :
« [Dans Golgotha] ‘le brigand non repenti’, à moitié nu, les mains derrière le dos [a] une tête rasée qui est exécutée avec une expression outrancière […] – il est raté car son effroi physiologique est rendu par le peintre avec une pression et une roideur superflues.[xxiii]
De toute évidence, il était, et il est toujours impossible, de voir l’œuvre picturale de Nikolaï Gay, non seulement selon une lecture historiciste, mais telle qu’elle est.
Il s’agit bien pour Gay du Fils de l’Homme et non du Fils de Dieu de la théologie traditionnelle. Il est l’incarnation de la souffrance humaine la plus horrible, de sa totale déréliction. Toute sa physionomie est un immense cri muet, ce cri du Psaume 22 qu’il poussera avant sa mort sur la Croix :
« Éli, Éli, Lama sabachthani ? » (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? – Matt. 27 : 51 ; Marc, 15 : 34).
La gamme colorée est très proche de l’art du Nord de l’Europe à cette époque – des verts, des mauves, des ocres, des bleus intenses, de jaunes, des noirs sur un sol blanc terreux.
Cette toile a pu être considérée, comme nous l’avons dit, comme inachevée à cause de l’incompréhension des contemporains du peintre. Non seulement il heurtait les partisans de la peinture liturgique orthodoxe des images saintes, mais aussi ceux qui pratiquaient en Russie un réalisme littéraire engagé, devenu vers 1890 un nouvel académisme. Cet « inachèvement » de Golgotha lui donne, toute sa force et sa nouveauté, car, on l’a souvent noté beaucoup des toiles achevées de Nikolaï Gay (et de ses contemporains, comme Vroubel) souffraient d’une utilisation malencontreuse de la couleur, assombrissant les surfaces picturale. Ici, au contraire, est conservée la fraîcheur des coloris.
Golgotha n’est pas une illustration des passages des Évangiles sur la Crucifixion. Il est une interprétation, une reconstruction à partir de divers moments du récit évangélique, celui plus particulièrement de Jean. Il y a ici une simultanéité qui est à l’œuvre comme dans les Passions médiévales.
La scène présente les trois condamnés au moment où ils vont être crucifiés. Des fragments de croix apparaissent sur un sol sale. Sur la gauche, le Romain qui pointe son bras vers Jésus est sans doute Pilate, qui n’a pas assisté à la Crucifixion, mais qui est ici pour nous rappeler ce qu’il avait déclaré à la foule au sortir du prétoire :
« Ecce homo » (Jn 19 : 5).
Gay avait représenté Pilate, avec la main tendue vers Jésus, dans son célèbre tableau Qu’est-ce que la vérité ? Le Christ et Pilate (1891, Galerie Trétiakov).
Cet élément figuratif, très audacieux formellement pour cette époque, est jugé comme une faute compositionnelle par la critique soviétique citée plus haut :
« La main tenue horizontalement désignant le Christ empêche nettement d’avoir une impression équilibrée de l’ensemble[xxiv]. »
Au centre du tableau sont nettement identifiés les personnages du drame. Jésus est entouré des deux larrons – à gauche le « mauvais larron » à moitié nu, avec une figure de bagnard, les yeux exorbités d’effroi, claquant des dents ; derrière lui un soldat romain, sans doute le Longin de la Tradition, avec la lance qui va percer le flanc droit du Christ pour s’assurer de sa mort ; le Christ – expression de la douleur suprême avec le geste, élément figuratif très courant dans la peinture de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, de la tête prise violemment entre les mains ; le « bon larron », comme une brebis menée à l’abattoir, dans un dessin très marqué par le style de la fin du XIXe siècle (que l’on pense à certaines représentations du Picasso de la période bleue).
À leurs pieds, sur le blanc sale du sol, entre les morceaux de croix sont projetées les ombres bleu sombre du personnage qui pointe son doigt sur Jésus et de l’ensemble central. Autour de ce dernier sont esquissées des silhouettes, soit en filigrane, soit comme une masse monochrome noire, comme le reflet de ce groupe central, réminiscence de la masse sombre de Judas dans La Cène. Comme dans ce dernier tableau, peint trente ans auparavant, la source de lumière, ici diffuse à travers les formes humaines, dialogue avec les ombres portées, un peu à la Georges de La Tour…
À gauche du tableau, on aperçoit devant Pilate, le profil d’un personnage les yeux fermés, peut-être un disciple qui détourne son regard de la scène qui se prépare, peut-être Joseph d’Arimathie qui viendra détacher le corps supplicié du Christ et l’ensevelira. Après lui, un homme barbu en pied vêtu d’une robe, sans doute un Juif, tenant un panneau sur lequel se trouve une inscription qui se perd dans les touches nerveuses – seul est lisible le « R » latin et on peut imaginer que les graffiti suivant permettent de lire « Rex Iudaeorum », (Le Roi des Juifs). Jésus est revêtu de la Sainte Tunique pourpre inconsutile (sans couture) que les soldats vont tirer aux dés pour en avoir la possession après la Crucifixion, selon Jn. 19 : 23-24. Elle est peinte en touches énergiques comme la robe jaune sombre du bon larron.
On le voit, nous sommes loin dans toute cette oeuvre du réalisme-naturaliste des Ambulants. La doxographie nous a rapporté que Gay aurait répondu à ceux qui lui disaient que son travail n’était pas « esthétique » :
« Non, je ne veux pas d’esthétique « !… Je vous peindrai une telle vérité que vous oublierez l’esthétique[xxv]
Son frère aîné, l’écrivain Grigori Gay, a aussi rapporté ces paroles de l’artiste en 1886 :
« Je vais secouer tous leurs cerveaux avec la souffrance du Christ… Je les obligerai à sangloter et non à s’attendrir[xxvi]. »
Quatre dessins montrent les étapes de la création de Golgotha.
Dessin N° 1
Avant la Crucifixion, les trois coupables, crayon/papier, Saint-Pétersbourg, Musée national russe
Le groupe central, tel qu’il sera présenté dans la version finale : le brigand, Longin et sa lance, Jésus, le bon larron ; seul ce dernier a déjà une expression de piété avec les mains croisées sur la poitrine, comme en prière. Le mauvais larron n’a pas encore de visage défini et Jésus est dans une attitude de méditation douloureuse ; sur le côté, il y a l’ébauche d’une croix avec l’écriteau.
Dessin N° 2
Le deuxième dessin est très proche du précédent dans l’expression générale des visages ; s’y ajoutent sur le bord de gauche des précisions : le bras d’un personnage émerge ; au pied de la Croix se trouvent des personnages à peine esquissés, dont la tête d’un homme qui restera dans la version finale.
(ancienne collection Christoph Bollmann)
Dessin N°3
Le troisième dessin se focalise sur Jésus qui déjà tient la tête dans ses mains dans une attitude de désespoir, sa tunique est déjà bien élaborée ; derrière lui, un larron nu, les mains liées derrière le dos, cette figure disparaîtra totalement de la toile.
Le Christ et le larron, ancienne Collection Christoph Bollmann
Dessin N° 4
Le quatrième dessin présente l’état quasi définitif du groupe central ; les auteurs du catalogue de 2011 parlent d’une « réplique » du tableau (p. 352), mais on peut penser qu’il s’agit d’une dernière esquisse avant la « mise en peinture » qui introduit les jeux très raffinés de la lumière solaire et des ombres, lesquelles prennent une importance inhabituelle dans l’histoire de l’art.
Golgotha, réplique au crayon du tableau, Moscou, Galerie Trétiakov
Dans sa lettre à L. Tolstoï du 26 octobre 1892, Nikolaï Gay écrit :
« Ce tableau [Golgotha] m’a mis dans une terrible torture et, finalement, hier j’ai trouvé la chose définitive qui est nécessaire, c’est-à-dire qui est totalement vivante. Ce sont les croix qui me tourmentaient – une toile énorme et pas de tableau, pas de vie, il n’y a pas ce qui est précieux dans le Christ. Et voilà que j’ai trouvé le moyen d’exprimer le Christ et les deux larrons ensemble, sans les croix, au Golgotha, quand ils viennent d’y être emmenés. Les trois malheureux sont tous frappés de façon fracassante et terrible par la prière du Christ. Un larron tremble, fiévreusement, l’autre est abattu par l’affliction de voir où l’a mené la souillure de sa vie. »
[i] Je remercie vivement le citoyen de Genève Christoph Bollmann, qui connaît à fond l’œuvre de Nikolaï Gay, pour son aide dans la documentation concernant celle-ci.
[ii] Cf. Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe (1863-1914), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971 ; Elizabeth Kridl Valkenier, Russian Realist Art. The State and Society : The Peredvizhniki and Their Tradition, Ardis, Ann Arbor, 1977
[iii] Voir l’excellent article de fond de N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay » dans Istoriya rousskovo iskousstva, t. IX, kniga piervaya, Moscou, 1965, p. 254
[iv] Christoph Bollmann avait acquis ces dessins pour leur grande qualité artistique dans les célèbres Puces du Plainpalais à Genève. C’est après de longues années de recherches qu’il fut convaincu que ces œuvres provenaient de la collection, emportée en Suisse par le fils de Nikolaï Gay l’Ancien, Nikolaï Gay le Jeune (1857-1938) [Voir sur la Toile /beglova.com/ le récit détaillé des péripéties de cette présence en Suisse de beaucoup d’œuvres de Nikolaï Gay l’Ancien dans l’article de l’écrivaine-journaliste Natalia Spartakovna Béglova, « L’attraction de Genève. Les Russes à Genève », essais tirés du livre de l’auteure La Russie et Genève. Des destinées tressées.
[v] Ce Colloque a été publié en 2014 sous le titre « Nikolaï Gay. Les vecteurs de sa destinée et de son œuvre ».
[vi] Voir Kazimir Malévitch, « Vers l’Acte pur », in Écrits, t. 1, Paris Allia, 2015, p. 268-273.
[vii] Kazimir Malévitch, « Zamietki o tserkvi” [Remarques sur l’Église], manuscrit se trouvant dans le Fonds Tchaga-Khardjiev du Stedelijk Museum d’Amsterdam (publié sur la Toile). Il est écrit selon l’orthographe d’avant la réforme de 1917-1918 qui devint obligatoire à l’automne 1918. Ce texte est proche des idées anarchistes de Malévitch en 1918 et sera développé dans les écrits vitebskois (voir Jean-Claude Marcadé, « Malévitch anarchiste ? » in La politique de Malévitch (éd. Olivier Camy), Tusson, DU LÉROT, 2018, p. 99-116). On sait, par ailleurs, combien l’art de l’icône a été capital pour la création de Malévitch.
Traduction de cet article à paraître dans Kazimir Malévitch, Écrits 2 chez Allia.
Dans ce texte, en partie blasphématoire du point de vue de la théologie chrétienne traditionnelle, le peintre ukraino-russe s’en prend, en fait, à toute représentation figurative symboliquement fictive et contingente.
[viii] Ibidem
[ix] Il s’agit sans aucun doute de la Cène de Léonard de Vinci qui se trouve à Milan. Il est curieux que Malévitch fasse de Vinci un peintre d’icônes…Il est peu probable qu’il ait oublié de qui était cette célèbre peinture murale. C’est la seconde attaque contre Léonard de Vinci, la première étant la toile de 1914 <Composition avec Mona Lisa>. Éclipse partielle (Musée national russe, Saint-Pétersbourg).
[x] Il a été impossible de trouver l’origine de cette expression. D’après le contexte, il semble que cela désigne une coiffure efféminée.
[xi] Ibidem
[xii] Le Musée d’Orsay possède un très beau tableau de Gay représentant la Crucifixion
[xiii] Ce passage des mémoires de Malévitch et les suivants sont tirés de « Enfance et adolescence> Chapitres de l’autobiographie de l’artiste » [1933] dans Malévitch o sébié. Sovrémienniki o Malévitché. Pis’ma. Dokoumenty. Vospominaniya. Kritika (Malévitch sur lui-même. Les contemporains sur Malévitch. Lettres. Documents. Souvenirs. Critique (éd. Irina Vakar et Tatiana Mikhiyenko), Moscou, 2004, tome 1, p. 17-41. La traduction de cette autobiographie est à paraître dans le tome 2 des Écrits de Kazimir Malévitch aux éditions Allia.
[xiv] Cf. Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe, op.cit., p. 37.
[xv] K. Malévitch, « Enfance et adolescence> Chapitres de l’autobiographie de l’artiste », op.cit.
[xvi] Ibidem.
[xvii] Traduction par Sylvie Luneau dans : Nicolas Leskov, Au bout du monde et deux autres récits, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986.
[xviii] Sur le problème du réalisme dans la représentation du Christ, voir Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe, op.cit., p. 33-41.
[xix] Cité par N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 255.
[xx] Sur l’histoire du mot et de la notion d’« expressionnisme » dans la littérature d’art européenne, voir l’article fouillé de Jean-Claude Lebensztejn, « Douane-Zoll », dans le catalogue de l’exposition de Suzanne Pagé au MAMVP, Dresde Munich Berlin. Figures du Moderne. L’Expressionnisme en Allemagne. 1905-1914, p. 50-56
[xxi] Louis Réau, L’art russe [1921, 1922], Verviers, t. 3, 1968, p. 152
[xxii] Ibidem, p. 153
[xxiii] N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 254-255.
[xxiv] Ibidem, p. 254
[xxv] A. Faressov, « Jivopissets – moralist (iz litchnykh vospominaniï o N.N. Gay » [Un peintre-moraliste. Quelques souvenirs personnels sur Nikolaï Nikolaïévitch Gay], Knijki niédiéliya, mai 1895, p. 14-15, cité ici d’après N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 255.
[xxvi] Grigori Gay, Vospominaniya o khoudojnike N.N. Gay, kak matérial dlia iévo biografii [Souvenirs sur Nikolaï Nikolaïévitch Gay, comme matériau pour sa biographie], Artist, 1894
ПРОНИКНОВЕНИЕ РУССКОЙ МЫСЛИ ВО ФРАНЦУЗСКУЮ СРЕДУ: H. A. БЕРДЯЕВ И Л. И. ШЕСТОВ, 1975
By Jean-Claude on Sep 23rd, 2024
Жан-Клод Маркадэ
ПРОНИКНОВЕНИЕ РУССКОЙ МЫСЛИ ВО ФРАНЦУЗСКУЮ
СРЕДУ: H. A. БЕРДЯЕВ И Л. И. ШЕСТОВ в кн.” Русская религиозно-философская мысль ХХ века” (под редакциией Н.П. Полторацкого), Питтсбург,1975
Русская музыка и изобразительное искусство сыграли несомненно огромную роль в художественной жизни Франции, отчасти благодаря Русскому балету С. П. Дягилева, отчасти благодаря исключительному дарованию многих русских художников так называемой Парижской школы. 1 Но можно ли говорить о влиянии русской философии на французскую мысль XX века? Надо отметить прежде всего, что во французской среде русская мысль завоевала себе место с большим трудом. Только те философы, произведения которых были переведены на французский язык, проникли в мир французской мысли. В этом отношении, два философа оказали несомненное влияние на французскую мысль, а именно Н. А. Бердяев и Л. И. Шестов.
По поводу Бердяева Г. П. Струве пишет:
«На первом месте следует поставить многочисленные сочинения H.A. Бердяева, оказавшегося необыкновенно продуктивным и популярным мыслителем в Европе, единственным, можно сказать, который имел какое-то воздействие на современную ему философию, английскую и немецкую мысль и к которому прислушивалась часть русской молодежи за рубежом». 2
Однако Бердяев не «единственный» русский мыслитель зарубежья, который «имел какое-то воздействие» на западную мысль. Более адекватна формулировка самого Бердяева:
«Я был первый русский христианский философ, получивший большую известность на Западе, большую, чем В. Соловьев». 3
Шестов, стоявший близко к христианству, но не вошедший всецело в его лоно, оставил, может-быть, менее заметный след, но его проникновение, пoжалуй, более глубокое.
Знаменателен факт, что нередко произведения этих двух крупных величин появлялись сперва на французском языке и только позже по-русски. Так было с книгами Бердяева «Истоки и смысл русского коммунизма», «Экзистенциальная диалектика божественного и человеческого», «Опыт эсхатологической метафизики (Творчество и объективация)» 4. То же самое произошло и с некоторыми произведениями Шестова. Такие важные труды, как «Гефсиманская ночь» 5, «Киркегор и экзистенциальная философия» 6, «Скованный Парменид» 7, «В Фаларийском быке» 8, были известны французским кругам и вызывали споры до того, как они были опубликованы на русском языке.
Следует упомянуть также, что Бердяев устраивал первые экуменические встречи в Париже. Интерконфессиональные собрания с католиками и протестантами, продолжавшиеся 3 года (1925-28), кончились полу-неудачей из-за слишком разных мировоззрений участвующих. После вековой борьбы, протестанты и католики впервые могли обмениваться мнениями на нейтральной православной почве. Но главная трудность была в том, что внутри каждой религии были непримиримые разногласия. Таким образом, крайний католический модернист, отец Лабертоньер, сталкивался с томистом Ж. Маритеном, и ортодоксальный кальвинист Ласерер с представителем религиозно и социально-радикального течения в протестантизме. Со стороны православия, отец С. Булгаков имел слишком своеобразный и новый для всех подход к богословским проблемам, чтобы его софиологическая система не осталась для слушателей неразрешимой загадкой. Хотя французские богословские круги и знали об учении отца Булгакова о Софии, но это не вызвало никакого прямого отзвука в западной теологии.
Если теперь взглянуть на литературу на французском языке о русских мыслителях, то оказывается, что существует несколько попыток раскрыть идеи одного лишь Бердяева. Первая книга о Бердяеве была написана его другом, швейцарским пастором Порре. 9Французский философ Леон Эмери ставит Бердяева среди «семи свидетелей» нашей эпохи, 10причем он интересуется только автором «Нового Средневековья», имевшего широкое распространение 11, — хотя Бердяев не считал этой книги столь важной. Эмери видит даже в Бердяеве единомышленника Жозефа де Местра:
«Придадут, может быть, книге Николая Бердяева «Новое Средневековье», написанной между 1919 и 1923 гг., то же значение, что и «Рассуждениям о Франции», опубликованным Местром в 1798 г.» 12
Книга госпожи М. М. Дави «Человек восьмого дня» 13 — живое свидетельство об огненной личности русского философа, в котором она подчеркивает острое ощущение Deus absconditus. О вкладе христианских размышлений Бердяева и его учения о личности (персонализм) появилась богословская диссертация Сегундо 14. Наконец, Климов постарался составить систематическое изложение философии Бердяева в его «восстании против объективации» .15
О Шестове же пока не существует ни одной книги на французском языке. В эссе Рахили Беспаловой «Chemins et Carrefours» 16 одна глава посвящена «Шестову перед Ницше». (Другие части относятся к изучению некоторых аспектов мысли Жюльена Грина, Мальро, Габриеля Марселя, Киркегора.) Беспалова анализирует только одну линию философии Шестова, хотя и краеугольную, а именно постоянную борьбу философа против якобы «научной философии», зиждущейся на априорных истинах. Она замечает, что у Шестова «философ превращается в палача познания» 17. Русский философ А. Лазарев посвящает целую главу своей книги «Жизнь и Познание» 18 «философии Л. Шестова», и Бердяев в предисловии к этому французскому изданию подчеркивает значение Шестова в развитии религиозно-философской мысли, но упрекает его в том, что он говорит как-то извне о религиозном опыте. Кроме этих исследований, надо еще отметить предисловия Ива Боннефуа и Б. Ф. Шлецера к французским изданиям сочинений Шестова. Ив Боннефуа входит в суть проблематики Шестова. Настоящая трагедия человека в том, что он не верит, что вера может сдвинуть горы, и должен все время опираться на призраки разума.
Если судить о влиянии Бердяева и Шестова по исследованиям, которые появились о них по-французски, мы не будем иметь полного представления о глубоком отзвуке, вызванном их мыслью во французском интеллектуальном мире. Для этого следует обратиться к тем моментам их жизни и жизни их философских идей, которые свидетельствуют о этом отзвуке и о том значении, которое они имели в развитии части французской мысли.
Николай Александрович Бердяев (1874-1948), как известно, был выслан из России в 1922 г., и после двухлетней плодотворной деятельности в Русском Научном институте и в Русской Религиозно-философской академии в Берлине переехал в 1924 г. в Париж, где он оставался до самой смерти, выезжая только по приглашению в другие европейские страны (в Англию, Австрию, Швейцарию, Польшу, Латвию, Эстонию), чтобы читать там лекции. Сам он пишет в «Самопознании»:
«Я вполне вошел в жизнь Запада, в широкую ширь, лишь в Париже, и у меня началось интенсивное общение с западными кругами». 10
Но несмотря на растущую с годами известность и популярность Бердяева во Франции, у него всегда оставалось чувство одиночества, обреченности и отчужденности. Его фраза:
«Я был человеком одиноким, но совсем не стремившимся к уединению» 20
очень хорошо раскрывает противоречивое положение Бердяева-мыслителя и Бердяева-общественного деятеля. С одной стороны, он все время соприкасался с выдающимися умами своего времени, принимал участие в разных духовных движениях и обществах, с другой же он постоянно сталкивался с общим непониманием сути его философии:
«Мои мысли о несотворенной свободе, о Божьей нужде в человеческом творчестве, объективации, о верховенстве личности и ее трагическом конфликте с миропорядком и обществом — отпугивали и плохо понимались» 21.
Можно ли согласиться со мнением самого Бердяева, утверждающего:
«Живя долгие годы в изгнании, я начал замечать, что делаюсь более западным мыслителем чем чисто русским» 22?
Не совсем. Ибо, если, действительно, он оставался, за редкими исключениями, чужд русской эмигрантской среде, он все же не был при этом целиком признан «официальной» французской университетской философией, и до сих пор его творчество игнорируют в французских учебниках и исследованиях по философии. Причина этого полузабвения в том, что он именно слишком русский мыслитель, не придерживающийся строгого и систематического изложения своих идей, часто впадающий в кажущиеся противоречия и передающий не ясно свои интуитивные мысли и чувства. Словом, для русских Бердяев был слишком объевропеизированным философом, для французов же — чересчур русским …
Французы очень часто упрекали и упрекают Бердяева в том, что надо быть уже верующим, чтобы следовать за ходом его мысли. Он философ для уже утвержденных в своей вере людей. Во время второй мировой войны, на собраниях организованных госпожой М.-М. Дави (Centre des Recherches philosophiques et spirituelles), Бердяев читал несколько лекций на тему «мессианской идеи и проблемы истории». Это был круг левых католиков, в котором участвовали и протестанты, и православные, и свободные искатели. М. М. Дави организовала также съезд под Парижем в Ла-Фортеле, посвященный обсуждению только что вышедшей тогда по-французски книги Бердяева «Дух и Реальность» 28. Именно на этом съезде произошло столкновение Бердяева с христианским экзистенциальным философом Габриэлем Марселем, который назвал Бердяева «анархистом» 24. Еще раньше, на одном из собраний «Union pour la Vérité», устроенных французским писателем Полем Дежарденом в его квартире на rue Visconti, французы не согласились с исходной точкой — Богочеловеческой — философии Бердяева. На этих собраниях Союза для Истины, которые существовали уже в 1906 г., шли споры по поводу новых или вновь появившихся книг по философии культуры и политики. В бердяевское время (конец 1930-х г.) это было левое общество, где принимали участие коммунисты (Низан) или коммунизанствующие писатели (Мальро, Ж. П. Блок). Приглашали Бердяева быть оппонентом как специалиста по марксизму. В 1936 г. вышла на французском языке его книга «Судьба человека в современном мире» 25, и одно собрание Союза для Истины было посвящено именно этой теме. Вообще — и это мнение до сих пор существует во Франции — Бердяева воспринимали как историка русской революции. Его книга «Истоки и смысл русского коммунизма» остается классической для изучения этого периода. Она выдержала шесть изданий до второй мировой войны и два издания в 1950-х и 1960-х годах, причем последнее — с новым переводом и карманного формата, что обеспечивает книге широкое распространение. «Христианство и классовая борьба» 26, «Христианство и активность человека» 27 и другие подобные исследования были лучше поняты, чем подлинная философия Бердяева 28.
В области политической мысли Бердяев имел несомненное влияние на французскую молодежь 194030-х годов. Оно связано с возникновением журнала левого католика Эммануила Мунье «Esprit», который являлся выразителем идей персонализма. Бердяев участвовал в первом собрании, на котором был основан журнал. Кроме левых католиков, среди его руководителей были и протестанты и люди спиритуалистического направления. Безусловно, «Esprit» и кружки, сформировавшиеся вокруг журнала, очень многим обязаны Бердяеву. В первом номере (октябрь 1932 г.) была опубликована его статья «Правда и ложь коммунизма», «которая в значительной степени определила отношение к коммунизму» 29. Мунье пишет Бердяеву 27 окт. 1932 г. :
«Я должен Вам сказать, какой восторг подняла со всех сторон Ваша статья».
Свой персонализм русский философ определил как «коммюнотарный», и он проповедовал «социальную проекцию персонализма, близкого к социализму не марксистского, а прудоновского типа» 30. Неизданная переписка Мунье с Бердяевым показывает, как высоко французская общественность оценивала работы Бердяева. Но в нем она видела, главным образом, знатока русских и советских проблем. Точно также более доступными были и его исследования о русской мысли в ее прошлом. «Миросозерцание Достоевского» выдержало в 1929 г. пять изданий и было переиздано в 1946 г. в новом переводе. 31 Как и Шестов, Бердяев дал французам новое измерение русского писателя, измерение философское. «Русская Идея» была только недавно переведена на французский язык 32, но после войны больше и больше французов стали изучать русский язык и могли иметь прямой доступ к этой книге, служащей справочником (ouvrage de référence) для многих университетских работ и лекций.
Но такие главные работы Бердяева, как «Смысл творчества» 33 и «О назначении человека (Опыт парадоксальной этики)» 34, остаются недооцененными, чтобы не сказать неизвестными в широких философских кругах. Такие книги, как «Я и Мир объектов (Опыт философии одиночества и общения)» 35 или «Дух и Реальность» 36, «О рабстве и свободе человека (Опыт персоналистической философии)» 37 или «Опыт эсхатологической метафизики (Творчество и объективация)» 38, если и известны, то считаются недостаточно обоснованными, а если и обоснованными, то — чересчур традиционно. Надо сказать, что французские переводы книг Бердяева, за редкими исключениями, очень плохие. Это, конечно, сыграло большую роль в неточной оценке вклада Бердяева в философию. Специалист по иранской мистике Анри Корбен как-то сказал мне, что он должен был читать Бердяева по-немецки, чтобы его хорошо понять.
Но главная причина недооценки Бердяева во Франции скрыта в разном подходе французов и русского философа к духовным проблемам. В «Самопознании» Бердяев это подчеркивает:
«Я принес (на Запад) эсхатологическое чувство судеб истории (…); мысли, рожденные в катастрофе русской революции, в конечности и запредельности русского коммунизма, поставившего проблему, не решенную христианством (…); сознание кризиса исторического христианства (…); сознание конфликта личности и мировой гармонии, индивидуального и общего (…). Принес также русскую критику рационализма, изначальную русскую экзистенциальность мышления (…) Я принес с собой также своеобразный русский анархизм на религиозной почве, отрицание религиозного смысла принципа власти и верховной ценности государства. Русским я считаю также понимание христианства, как религии Богочеловечества» 39.
Со своими идеями Бердяев выступал многократно и перед разной аудиторией. Мы уже говорили об экуменических собраниях 1925-28 гг., о собраниях Союза для Истины в конце 1930-х годов, о лекциях у г-жи Дави в начале второй мировой войны. Но слово Бердяева было услышано и на трехлетних собраниях у него на дому в Кламаре в 1928-31 гг., и позже во время войны, и на декадах в Понтиньи, и на философских собраниях у Габриеля Марселя или у Марселя Море. Особенно плодотворно и тесно было знакомство с Жаком Маритеном, представителем томизма, на которого Бердяев повлиял в отношении к вопросам социальным и политическим. Маритен привел к Бердяеву Дю Боса, Марселя, Масиньона, Жильсона, Фюме, Мунье…
«Это был цвет французского католичества того времени», пишет Бердяев! 40
Хотя и были разногласия между Бердяевым и его собеседниками, особенно когда он говорил о мистике, опираясь на Якова Беме и Ангелуса Силезиуса. Можно сказать, что два исследования о Беме для издания «Mysterium Magnum» во Франции 41 открыли французам мало знакомого доселе немецкого мистика. У Габриэля Марселя до второй войны обсуждались проблемы феноменологии и экзистенциальной философии:
«Постоянно произносились имена Гуссерля, Шелера, Гейдегера, Ясперса» 42.
В неопубликованных местах «Самопознания» Бердяев объясняет «различие между русским отношением к обсуждению вопросов и западно-европейским, особенно французским»:
«Западные культурные люди рассматривают каждую проблему прежде всего в ее отражениях в культуре и истории, т. е. уже во вторичном. В поставленной проблеме не трепещет жизнь, нет творческого огня в отношении к ней» 43.
Критикуя «культурный скепсис, отсутствие свежести души» у французов, Бердяев прибавляет:
«У французов меня поражала их замкнутость, закупоренность в своем типе культуры, отсутствие интереса к чужим культурам и способности их понять. Уже по ту сторону Рейна для них начинается варварский мир, который по их мнению не является наследником греко-римской цивилизации. Французы верят в универсальность своей культуры, они совсем не признают множественности культурных типов. Во мне это всегда вызывало протест, хотя я очень люблю французскую культуру, самую утонченную в западном мире, и во мне самом есть французская кровь. Большая же часть русских с трудом проникает во французскую культуру» 44.
* * *
Лев Исаакович Шестов (Шварцман; 1866-1938) получил, уже будучи за границей, мировое признание. Он эмигрировал из России в 1920 г. и обосновался вначале в Женеве, а затем, в 1921 г., окончательно поселился во Франции. Он стал членом русской Академической группы, имея возможность встречаться с другими русскими эмигрантами (Бердяевым, Лазаревым, С. Лурье, Ремизовым…). В то время (1922) художник Сорин написал его портрет 46. Сразу по прибытии во Францию Шестов сотрудничает в одном из самых значительных для русской мысли парижских журналов, а именно в «Современных записках». Почти все статьи Шестова по-русски появляются именно в этом журнале (хотя он тоже помещал некоторые статьи в «Пути» Бердяева и в «Русских записках»). Его исследования появлялись во французском переводе почти сразу после их публикации по-русски. Надо сказать, что Шестову посчастливилось больше, чем Бердяеву, т. к. он нашел в Б. Ф. Шлецере переводчика высокой культуры, владевшего одинаково русским и французским языками. Сам Шлецер был и музыковед, и литературовед, и писатель.
Шестов сразу занял видное место в философской среде благодаря тому, что его труды были помещены, главным образом, в трех крупнейших французских журналах: «La Nouvelle Revue Française», «Le Mercure de France», «La Revue Philosophique». Он посвящает памяти директора «Nouvelle Revue Française» Жака Ривьера теплый некролог в 1925 г. 46 Поддержка главного редактора «Revue Philosophique » видного философа Леви-Брюля, открывает Шестову возможность печатать до конца жизни свои статьи в этом журнале.
«Конечно, рационалист Леви-Брюль, — отмечает Б. Шлецер 47, — был антиподом Шестову, но он считал, что вклад этого последнего особенно интересен».
Деятельность Шестова на Западе идет одновременно по трем направлениям: с одной стороны, он дает возможность иностранцам познакомиться с творчеством лучших представителей русской мысли и литературы ; с другой же стороны, он посвящает большую часть своего творчества критическому анализу философских систем прошлого и настоящего ; наконец, Шестов, благодаря этому анализу, предлагает в очень своеобразной форме свою собственную философию, чрезвычайно современную по духу.
Одним из первых сочинений Шестова, которое было издано по-французски раньше, чем по-русски, была статья «Сыновья и пасынки времени. Исторический жребий Спинозы» в «Mercure de France» 48. По случаю трехсотлетия Паскаля, Даниэль
Галеви, руководящий в издательстве Грассэ серией «Зеленых тетрадей», просит Шестова написать исследование о великом французском мыслителе. Тогда возникает «Гефсиманская ночь. Философия Паскаля», которая была отмечена лестными отзывами французских критиков. Альбер Тибодэ, критик «Нового французского журнала», пишет в 1923 г.:
«Лев Шестов был известен во Франции только благодаря своей глубокой книге о Достоевском и Толстом 49. Читая его эссе о Паскале, кажется, что можно почувствовать в нем одного из тех великих европейских критиков, которых мы признаем, когда они приходят к нам извне (…) Нельзя быть большим паскалеведом, чем Шестов, который отыскивает в мощной иррациональной личности Паскаля самое существенное пламя того ‘я’, которое не подчиняется нормам общего разума» 50.
И Поль Массон Урсель замечает в «Французском Меркурии», что русский философ сумел раскрыть до предела оппозицию между рационализмом Декарта и мистицизмом Паскаля, когда он ставит вопросы:
«Спасает ли разум или же обманывает? Являются ли законы самим обманом бытия или самими недрами его?» 81
В августе 1923 г. Шестов был приглашен Полем Дежарденом и Шарлем Дю Босом, который опубликовал в издательстве Плон «Откровения смерти. Преодоление самоочевидностей» 52, на философские собрания в Понтиньи, где он принимает участие в декаде, посвященной «Trésor poétique réservé ou l’intraduisible» с 24 августа по 3 сентября. Связи Шестова с видной философской и литературной средой Парижа становятся более тесными. У философа Жюля де Гольтье 53 он встречает в 1924 г. французского писателя румынского происхождения Веньямина Фондана, который становится не только его личным другом, но и его учеником. Фондан видел в философии Шестова разрушительную духовную революцию:
«Его дух, как наш, не может удовлетвориться горделивым декретом науки, которая погружена по колени в механистический или идеалистический (что еще хуже) мусор, он не может не видеть, что человек, как камень или стакан воды на этом столе, являются лишь светлой половиной предметов, корни которых погружены более глубоко, во тьму, которую придется минировать, даже при цене взрыва истины и нашей личности с ней» 54.
Шестов принимает у себя дома лучших представителей французской и немецкой мысли. Он часто ездит в Германию, где он состоял членом Обществ Канта и Ницше. Среди его друзей можно назвать главного выразителя в XX в. философского юдаизма Мартина Бубера и выдающегося основоположника феноменологии, Эдмунда Гуссерля, с творчеством которого Шестов был хорошо знаком еще в России. Его статья «Memento Mori» является одной из первых, если не первой попыткой дать французскому читателю толкование мысли Гуссерля, которая имела столь важное значение для развития французской филосо и (особенно в творчестве Сартра и Мерло-Понти). Эта статья составляет последнюю часть книги «Власть Ключей (Potestas Clavium)». 55 В ней рационалистическая система Гуссерля дана как пример векового стремления философии избегать бездны божественного, познающейся лишь в трагическом сознании веры, для которой, следуя афоризму Тертуллиана, — что невозможно, не подлежит сомнению (Сеrtumest quia impossibile). Несмотря на резкую критику идей Гуссерля, Шестов первый вводит во Франции его философию. Первый перевод Гуссерля на французский язык, по всей вероятности благодаря исследованию и стараниям Шестова, появился в 1931 г. 56, тогда как его «Логические исследования» были переведены на русский язык еще в 1909 г. В разборе феноменологии Гуссерля Шестов, философия которого всецело стремилась к «раскованию» Парменида 57, к разоблачению лженауки, к раскрепощению мысли от власти Необходимости, в которой замкнулась вековая философская традиция, — чтобы достичь солнца свободы, солнца веры, за пределами призраков видимого мира, — критикует рационализм немецкого философа. Профессор Страсбургского университета Жан Геринг написал отповедь на эту статью и послал рукопись Шестову, который, в свою очередь, написал ответ, появившийся в силу разных обстоятельств по-русски и по-французски раньше, чем был напечатан самый текст Геринга! 58 Первая встреча Шестова с Гуссерлем произошла в апреле 1928 г. на философском съезде в Амстердаме, где Шестов прочел доклад о Плотине. Идейные расхождения, высказанные в «Memento Mori», не стали препятствием для их взаимного уважения и плодотворного обмена мыслями. По свидетельству Б. Шлецера,
«Шестов считал Гуссерля своим самым радикальным противником, Гуссерль же считал Шестова своим самым острым критиком, но оба уважали друг друга и поддерживали самые дружеские отношения» 59.
Шестов посещает Гуссерля во Фрейбурге и устраивает для него лекции в Париже. Приход к власти Гитлера в 1933 г. прерывает их общение. Последняя статья Шестова как раз некролог посвященный Гуссерлю, который умер за несколько месяцев до него в 1938 г. 60 Благодаря Гуссерлю, Шестов открывает творчество Киркегора, религиозно-экзистенциальный опыт которого оказывается близким к мировоззрению Шестова. Киркегор был мало известен во Франции. Можно сказать, что Шестов обратил внимание французского философского мира на великого датского мыслителя. Книга Жана Валя «Études kirkegaardiennes» появилась лишь в 1938 г., т. е. через два года после книги Шестова на французском языке «Киркегаард и экзистенциальная философия» 61. Статьи «В Фаларийском быке» и «Киркегор и Достоевский. Голоса вопиющих в пустыне» 62предшествовали этой книге.
Можно сказать, что уже в «Апофеозе беспочвенности» в 1905 г. Шестов являлся пророком мировой мысли ХХ-го века 63. Столетие со дня его смерти было отмечено во Франции в 1966 г. лекциями, прениями и радиопередачами, в которых принимали участие Б. Шлецер, В. Вейдле, Ив Боннефуа, Брис Парен, Оливье Клеман. Издательство Фламмарион предприняло новое издание по-французски «Философии Трагедии», «Апофеоза беспочвенности», «Власти Ключей» и «Афин и Иерусалима». В газетах и журналах были отзывы, показывающие резонанс творчества русского философа: «Только почти 30 лет после смерти Шестова сызнова открывают его. Правда, он не был забыт, его цитировали рядом с Киркегором и Ницше среди тех трагических философов, которые восстали против императивов разума; его подземное, тайное влияние, было ощутимо у столь различных авторов, как Мальро, Камю, Батай или Ив Боннефуа» 64. В «Мифе Сизифа» Камю опирается на философию Шестова, чтобы описать абсурд и трагизм человеческого положения в мире. Со своей стороны, драматург Ионеско видит в Шестове своего учителя и находит в нем отголоски на волнующую его проблему абсурда:
«Переиздают Шестова. Этого великого забытого мыслителя. Может быть, он нам поможет найти вновь центр, который мы потеряли, стать вновь перед трагическими откровениями, перед проблемой наших конечных целей, перед проблемой нашего метафизического положения» 65.
Ни Бердяев, ни Шестов не имели прямых последователей во Франции. Их влияние, однако, несомненно, но оно диффузное, поэтому-то так трудно его проследить. В настоящее время русская философия находится в периоде затмения: ее представители или проповедники умерли, и в самой России она ушла в подполье. По-видимому, не созрело еще время ее пробуждения и рассвета.
ПРИМЕЧАНИЯ
1) См. П. Е. Ковалевский, «Наши достижения», изд. ЦОПЭ, Мюнхен, 1960; его же «Зарубежная Россия», изд. Пяти континентов, Париж, 1971; его же, в том же издательстве, «Зарубежная Россия, дополнительный выпуск»; Michèle Beyssac, «La vie culturelle de l’émigration en France. Chronique (1920-1930)», éd. P.U.F., Paris, 1971; A. Miroglio, «L’émigration russe, ses aspects politiques et religieux», éd. Blond et Gay, Paris, 1927; Jean Delage, «La Russie en exil», éd. Delagrave, 1930; Charles Lédré, «Les émigrés russes en France», éd. Spes, Paris, 1930.
2) Глеб Струве. Русская литература в изгнании. Изд. им. Чехова, Нью-Йорк, 1956, стр. 187.
3) Н. А. Бердяев. Самопознание. Изд. Имка-Пресс, Париж, 1949, стр. 283.
4) «Les sources et le sens du communisme russe», éd. Gallimard, Paris, 1938 (6 изд.); в 1951-м г. было новое издание и книга была снова переиздана в 1963 г. в серии «Карманной книги», что обеспечивает всегда широкое распространение; русский подлинник появился лишь в 1955 г., в изд. Имка-Пресс. «Dialectique existentielle du divin et de l’humain», éd. Janin, Paris, 1947; русское изд. — Имка-Пресс, 1952. «Essai de métaphysique eschatologique, acte créateur et objectivation», éd. Aubier, Paris, 1946; русское изд. — Имка-Пресс, 1947.
5) «La nuit de Gethsemanie», éd. Grasset, «Les Cahiers Verts», 1923, JVTs 23; русский текст — в «Современных записках», 1924, № 19, стр. 176-205, и № 20, стр. 235-264; впоследствии эта книга составила одну из частей сборника «На весах Иова», изд. «Современные записки», Париж, 1929.
6) «Kierkegaard et la Philosophie existentielle», éd. Vrin, Paris, 1936; 2-ème éd., 1948; русский текст был издан посмертно Домом книги и «Современными записками» в Париже в 1939-м г.
7) «Parménide enchaîné. Des sources de la vérité métaphysique». — «Revue Philosophique», 1930, № 7/8, p. 13-85; русский текст — изд. Имка- Пресс, 1931; эта большая статья вошла в сборник «Афины и Иерусалим», изд. Имка-Пресс, 1951 (французское издание: «Athènes et Jérusalem», éd. Vrin, Paris, 1938; 2-ème éd., Flammarion, Paris, 1967).
8) «Dans le taureau de Phalaris». — «Revue Philosophique», 1933, № 1/2, p. 18-60 et № 3/4, p. 252-308; русский текст вошел в сборник «Афины и Иерусалим».
9) Eugène Porret. Nicolas Berdiaeff, prophète des temps nouveaux. Éd. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1951.
10) Léon Émery. 7 témoins. Ed. Audin, «Les Cahiers Libres», Lyon, 1952.
11) «Un nouveau Moyen-Âge. Réflexions sur les destinées de la Russie et de l’Europe». Éd. Plon, Paris, 1927; 2ème éd., 1930.
12) Цит. произв., стр. 51.
13) Marie Madeleine Davy. Nicolas Berdiaev, l’homme du huitième jour. Neuchâtel- Paris, 1951.
14) J.L. Segundo. Berdiaeff, une réflexion chrétienne sur la personne. Paris, 1963.
15) Klimoff. Berdiaeff ou la révolte contre l’objectivation.
16) Rachel Bespaloff. Éd. Vrin, Paris, 1938.
17) Там же, стр. 191.
18) «Vie et Connaissance». Éd. Vrin, Paris, 1948.
19) Цит. произв., стр. 274.
20) Там же, стр. 290.
21) Там же, стр. 296.
22) Там же, стр. 297.
23) «Esprit et Réalité», éd. Aubier, Paris 1943; русское изд. – 1937.
24) См. «Самопознание», стр. 359.
25) «Destin de l’homme dans le monde actuel». Éd. Stock, Paris, 1936.
26) «Le christianisme et la lutte des classes», éd. Demain, Paris, 1932;
161 русское изд. — Имка-Пресс, 1931.
27) «Christianisme et réalité sociale». Éd. «Je sers», Paris, 1934.
28) Cf. «Problème du communisme», éd. Desclée de Brouwer, Paris-Bruges, 1933; «Problème du communisme. Vérité et mensonge du communisme; Psychologie du nihilisme et de l’athéisme russes; la «ligne générale» de la philosophie soviétique», éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1939.
29) См. «Самопознание», стр. 294.
30) Там же, стр. 295.
31) «L’Esprit de Dostoïevski», éd. St. Michel, Paris, 1929; русское изд. — Имка-Пресс, Берлин, 1923; книга была переиздана по-французски в новом переводе в 1946-м г. (éd. Delamain).
32) «L’Idée russe, problèmes essentiels de la pensée russe au XIXème s. et au début du XXème s.». Éd. Marne, Tours, 1970.
33) «Le sens de la création, un essai de justification de l’homme», éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1955; русское изд. — 1916.
34) «De la destination de l’homme», éd. «Je sers», Paris, 1935; русское изд. — 1931.
35) «Cinq Méditations sur l’existence», éd. Aubier, Paris, 1936; русское изд. — 1934.
36) См. примеч. 23.
37) «De l’Esclavage et de la liberté de l’homme», éd. Aubier, Paris, 1946; русское изд. — 1939; переиздано в 1972 г.
38) «Опыт эсхатологической метафизики (Творчество и объективация).» Имка-Пресс, Париж, 1947.
39) «Самопознание», стр. 275.
40) Там же ,стр. 289.
41) Éd. Aubier, Paris, 1946.
42) «Самопознание», стр. 296.
43) Стр. 164 рукописи, соответствующая стр. 275 печатного текста.
44) Стр. 165 рукописи.
45) Примерно в то же время портрет Шестова написал и Б. Григорьев; местонахождение неизвестно. Портрет же Сорина находился в Метрополитан Музеум в Нью-Йорке.
46) «Dernier salut». — «Nouvelle Revue Française», 1925, avril, № 139, p. 674-678.
47) Claude Bonnefoy. Qui est Chestov? — «Arts-Loisirs», 1967, № 8, p. 38-43.
48) «Les favoris et les déshérités de l»histoire. Descartes et Spinoza» — «Mercure de France», 1923, 15 juin, № 600, p. 640-674; русский подлинник был опубликован в «Современных записках», 1925, № 25, стр. 316-342.
49) «Nouvelle Revue Française», 1921 (специальный номер, посвященный Достоевскому, где был опубликован отрывок из «Откровений смерти», которые составляют первую часть сборника «На весах Иова», изд. «Современные записки», Париж, 1929; «Les Révélations de la Mort» были опубликованы отдельной книгой по-французски уже в 1925-м г., в изд. Плон.
50) «Nouvelle Revue Française», 1923, 1 décembre.
51) «Mercure de France», 1923, 15 novembre.
52) См. примеч. № 49.
53) См. статью Гольте о «Власти Ключей» в «Revue Philosophique», 1929, mai-juin,
54) «Europe», 1929, 15 février; см. Б. Фондан, «Разговоры с Шестовым», «Новый журнал», 1956, май, стр. 195-206.
55) Изд. «Скифы», Берлин, 1923; франц. изд. — «Potestas Clavium», éd. «La Pléiade», Paris, 1928; 2ème éd. — «Au sans pareil», Paris, 1929; 3ème éd. — Vrin, 1936; 4ème éd. — Flammarion, 1967.
56) «Méditations cartésiennes». Paris, 1931.
57) См. примеч. № 7. 162
58) «Что такое истина», «Современные записки», 1927, № 30, стр. 286- 326; «Qu’est-ce que la Vérité?», «Revue Philosophique», 1927, janvier-février, p. 36-74; «Was ist Wahrheit? Über Ethik und Ontologie», «Philosophischer Anzeiger», 1927, № 1, p. 73-114; статья Геринга (Jean Hering) появилась лишь в № 4, «Revue dHistoire et de Philosophie Religieuse», за июль- август 1927 г.
59) Claude Bonnefoy, op. cit., p. 39.
60) «A la mémoire d’un grand philosophe. Edmund Husserl», — «Revue Philosophique», 1940, janvier-février, № 1/2, p. 5-32; по-русски — в «Русских записках», 1938, декабрь, № 12 и 1939, январь, № 39.
61) «Kierkegaard et la Philosophie existentielle», см. примеч. № 6.
62) См. примеч. ,№ 8. Другие произведения, посвященные Киркегору : «Гегель или Иов?», «Путь», 1934, январь-март, № 42, стр. 88-93 (по-франц.: «Job ou Hegel? A propos de la philosophie existentielle de Kierkegaard», «Nouvelle Revue Française», 1935, mai, № 240, p. 755-762; «Sôren Kierkegaard, philosophe religieux», «Les Cahiers de Radio-Paris», 1937, 15 décembre, № 12, p. 1214-1242 (по-русски — в «Русских записках», 1938, JSfs 3, стр. 196-221).
63) 1-е изд. — «Общественная польза», СПб, 1905; 2-е изд. — «Шиповник», СПб, 1911; 3-е изд. — Имка-Пресс, Париж, 1971 (no-франц.: «Sur les Confins de la vie. L’Apothéose du déracinement», 1-ère éd. – «La Pléiade», Paris, 1927; 2ème éd. – «Au sans pareil», 1929; 3ème éd. – Vrin, 1936; 4ème éd. – Flammarion, 1966).
64) Claude Bonnefoy, op. cit.
65) Eugène Ionesco. Chestov nous ramène à l’essentiel. — «Le Monde», 1967, 18 mai.
Valentine Marcadé – 28 août 1994, décès le jour de la Dormition de la Mère de Dieu
By Jean-Claude on Août 28th, 2024
Valentina Dmitrievna Wasiutinska (Lialia) est décédée à l’âge de 84 ans, le jour de la Dormition de la Mère de Dieu dans l’Église orthodoxe russe (28 août selon le calendrier julien, 15 août selon le calendrier grégorien) 1994. Quelques photos de son itinéraire terrestre. Elle a vécu avec Jean-Claude Marcadé (Vania) à partir de 1958.
Exposition de la Genèse de Lanskoy 36 rue Saint-Sulpice, 1990
By Jean-Claude on Août 1st, 2024
Icône et avant-garde russes, deux faces majeures de l’art universel (2002)
By Jean-Claude on Juil 19th, 2024
Icône et avant-garde russes, deux faces majeures de l’art universel (2002)
par Jean-Claude Marcadé
“ Le monde invisible de la gloire divine n’a pas été le seul à trouver son expression dans l’icône russe. Deux plans d’existence, deux mondes s’y côtoient de façon dynamique et vivante. D’une part, la paix éternelle de l’au-delà, de l’autre, un monde qui cherche, mais qui n’a pas encore trouvé Dieu, une existence chaotique, pécheresse, souffrante, mais qui aspire au repos de Dieu. Parallèlement à ces deux mondes, l’icône reflète et oppose deux Russies. L’une s’est déjà ancrée dans le repos éternel, en elle retentit ineffablement l’hymne des chérubins : ‘Déposons maintenant tout souci de ce monde.’ L’autre se blottit contre le temple, aspire à lui, attend de lui intercession et aide. C’est autour du temple que cette Russie construit son édifice séculier et éphémère. ”
Eugène Troubetzkoï, Trois études sur l’icône (1916)
“ À travers l’art de l’icône, je compris le caractère émotionnel de l’art paysan, que j’aimais auparavant, mais dont je n’avais pas élucidé la portée et que j’avais découvert d’après l’étude des icônes […] Les peintres d’icônes, ayant atteint à une grande maîtrise technique, avaient transmis tout un contenu dans une vérité antianatomique, en dehors de la perspective aérienne et linéaire. La couleur et le fond étaient élaborés par eux dans une perception purement émotionnelle du thème ”
Malévitch, Autobiographie (1933)
Les arts plastiques russes sont restés pendant longtemps les parents pauvres de l’histoire de l’art, tellement était ancrée l’idée toute faite que la Russie avait sans doute une littérature immense, une musique et un ballet originaux, mais qu’elle n’était pas un pays de peintres. Malgré l’organisation par Diaghilev au Salon d’automne de Paris en 1906 d’une vaste exposition d’art russe, malgré la contribution slave aux Ballets Russes de Diaghilev qui ont marqué toute une époque, malgré le livre de Louis Réau L’Art russe des origines à Pierre le Grand en 1921, cette opinion était soutenue par beaucoup qui ne voyaient des lumières que dans les ateliers européens, disaient que pour devenir peintre, il fallait passer par l’Occident, occultaient le passé russe. Jusqu’au jour, et cela s’est passé dans les années 1960, des historiens de l’art (Camilla Gray, Troels Andersen, Valentine Marcadé) ont révélé l’ampleur du mouvement pictural russe dans le premier quart du XXe siècle, ampleur qui faisait de la Russie un lieu de l’art aussi original et aussi universel qui celui qui avait vu fleurir la peinture d’icônes du XVe au XVIIe siècle.
L’icône a joué un rôle essentiel dans la vie liturgique, théologique et intellectuelle de la Russie, et ce au même titre que la musique. Il est connu que l’Orthodoxie de la Rous’ avant le XIVe siècle, puis celle de la Moscovie et de l’Empire Russe, a privilégié, développé, magnifié la liturgie qui fut la nourriture non seulement religieuse et mystique, mais également le lieu d’où partait la réflexion philosophique, où se vivait la beauté spirituelle et esthétique. La somptuosité de la liturgie orthodoxe russe est un fait auquel peu de nos contemporains restent insensibles. Rappelons-nous, entre autres, que Kandinsky, ce “ moderniste ” par excellence du XXe siècle, disait avoir connu existentiellement la synthèse des arts, ce qu’à la fin du XIXe siècle on appelait Gesamtkunstwerk ou synesthésie, dans les izbas de la région de Vologda et dans “ les églises de Moscou, particulièrement à la cathédrale de la Dormition de la Mère de Dieu et à Saint-Basile le Bienheureux ” :
“ Dans ces izbas extraordinaires, j’ai rencontré aussi pour la première fois ce miracle qui est devenu par la suite un des éléments de mes travaux. C’est là que j’ai appris à ne pas regarder le tableau de côté, mais à évoluer moi-même dans le tableau, à vivre en lui. Je me souviens avec netteté que je me suis arrêté sur le seuil devant ce spectacle inattendu. La table, les bancs, l’énorme et important poêle, les armoires, les dressoirs, tout cela était peint d’ornements amples et multicolores. Sur le mur – des loubki [images populaires russes xylographiées] : un preux représenté symboliquement, une bataille, une chanson rendue en couleurs.
Le Beau Coin rouge [le coin des icônes], tout couvert d’icônes peintes et imprimées et, devant elles, une veilleuse rougissante, comme si elle savait quelque chose à part soi, vivait à part soi, étoile humble et fière qui chuchotait mystérieusement. Quand enfin j’entrai dans la pièce, la peinture m’encercla et j’entrai en elle. Dès ce moment, ce sentiment a vécu en moi inconsciemment, bien que j’en aie fait l’expérience dans les églises moscovites et surtout dans la cathédrale de la Dormition de la Mère de Dieu et à Saint-Basile-le-Bienheureux. ”
Le choix de ces deux dernières églises moscovites n’est pas fait au hasard, car toutes les deux sont tapissées de fresques ou de peintures murales auxquelles s’ajoute la muraille des iconostases couverte d’icônes, donc de peinture, comme on peut le voir encore aujourd’hui. Dans ces lieux prestigieux du Kremlin se déroulaient la liturgie et les différents offices. Qui assiste à la liturgie de saint Jean Chrysostome dans le rite orthodoxe russe ne manque pas d’être frappé par le caractère de théâtre total qu’il a conservé. Nous y trouvons les mouvements processionnels des prêtres , des acolytes, des diacres, qui se déroulent selon une symbolique immuable de chaque côté du mur de l’iconostase, autour de l’autel, passent, selon les moments, par une des portes latérales de l’iconostase, de l’église au sanctuaire et vice-versa, débordent dans l’espace réservé aux fidèles. Ces évolutions sont accompagnées de la merveilleuse musique, entretenue pendant des siècles, que l’on connaît. À cela s’ajoute l’utilisation généreuse d’encens, en particulier devant les icônes ou les fidèles qui sont, d’une certaine manière, des icônes archétypiques puisque “ l’image et la ressemblance divines ont été mises par Dieu dans l’homme lors sa création. ” Enfin, la foule des croyants bouge, elle aussi, puisqu’il n’y a pas de sièges au centre d’une église orthodoxe traditionnelle : on se déplace vers les différentes icônes, devant lesquelles on met des cierges, on baise les icônes, on se signe mais pas en cadence, on se courbe pour toucher la terre avec la main droite en demande de pardon et en signe de soumission à la volonté de Dieu, on se prosterne tête contre terre à certains endroits de la liturgie. Si la gestique des célébrants suit un cours immuable, la gestique des fidèles est plus aléatoire. Ainsi sont conciliés mouvement collectif et mouvement personnel.
La Rous’ chrétienne fut plongée dès le commencement dans la culture théologique byzantine, donc dans sa culture iconographique intense qui a suivi le “ triomphe de l’Orthodoxie ”, c’est-à-dire le triomphe de la vénération des icônes sur l’iconoclasme, à la suite du VIIe Concile Oecuménique, Nicée II, en 787 (le dernier Concile Œcuménique de l’Église Une). Les premiers maîtres iconographiques des Russiens furent grecs dont l’art marque profondément l’iconographie dans la Rous’ du XIème au XIIIe siècle. Petit à petit, des caractères spécifiques slaves apparurent en filigrane des modèles canoniques byzantins. L’invasion tatare et la prise de Kiev en 1240 contribuèrent à la décadence de ce haut lieu de l’art. Désormais se développent à l’Est les écoles de Vladimir-Rostov, alors que Novgorod “ était devenu après la dévastation de Kiev le représentant du style byzantin dans la Rous’ ; c’est pourquoi on vénère comme la plus antique des écoles russes l’école de Novgorod. ” Quant à l’État Moscovite, il connut dès les XIV-XVèmes siècles une efflorescence de la peinture d’icônes. Y contribuèrent la situation politique (l’affaiblissement du joug tatare, le “ rassemblement des terres de la Rous’ ”), l’extraordinaire renouveau religieux sous le signe de l’hésychasme avec saint Serge de Radonège à la fin du XIVe siècle.
L’importance de saint Serge de Radonège pour la Russie est incalculable. Il fut le levain sur lequel se fit “ le commencement de la renaissance morale, puis politique du peuple russe ” Désormais, le lien étroit qui unit la Russie fervente des monastères et la société civile fut un fait qu’il faut avoir toujours en vue pour comprendre la vie russe et ses manifestations politiques, intellectuelles et artistiques jusqu’à la révolution bolchevique de 1917. Toute la pensée spirituelle de Dostoïevski, entre autres, est sous ce signe. Le grand théologien, penseur, théoricien de l’art, savant que fut le Père Pavel Florenskij pouvait s’exclamer :
“ L’idée morale, l’idée d’État, la peinture, l’architecture, la littérature, l’école russe, la science russe, toutes ces grandes lignes convergent vers notre saint [Serge de Radonège]. En sa personne, le peuple russe a pris conscience de lui-même, de la place qui était la sienne dans l’histoire et la culture, de sa tâche culturelle. C’est alors seulement qu’il s’est acquis le droit à l’indépendance. ”
Le XIVe siècle est dans le monde orthodoxe celui des controverses entre les hésychastes, partisans de la prière perpétuelle (la “ prière de Jésus ”) menant à l’acquisition du Saint-Esprit et à l’illumination par la lumière incréée du Thabor, et les humanistes porteurs du principe rationaliste. Le triomphe, à partir de saint Serge de Radonège, de l’hésychasme aura de grandes conséquences pour la Russie, en particulier le fait qu’elle n’a pas connu de phénomène semblable à la Renaissance occidentale. La ligne hésychaste traverse la peinture d’icônes russe dont les dominantes sont la quête d’une harmonie céleste, de la douceur, de la tendresse, la quête de l’essentiel débarrassé de tout psychologisme, de l’anecdotique, des bruissements du temps.
L’autre image qui domine la spiritualité iconographique russe à la suite de saint Serge de Radonège, c’est celle de la Trinité, sous l’invocation de laquelle “ le premier éducateur de l’esprit populaire russe ” (selon l’historien Ključevskij ) a placé la Laure qu’il a fondée et qui est restée au cours des siècles le cœur de la Russie. Et l’icône la plus célèbre, un des sommets les plus hauts de tout l’art russe, n’est-ce pas précisément la Trinité de l’Ancien Testament de saint André Rublev qui, selon la Tradition, a été peinte à la gloire du saint fondateur dans la première moitié du XVe siècle, environ après la dormition de celui-ci (1392), et est restée non loin de son tombeau pendant plus de cinq cents ans avant d’être transportée en 1929 à la Galerie Trétiakov, où elle est toujours l’objet de l’admiration, voire de la vénération, des visiteurs.
Un des spécialistes de l’icône dans la nouvelle génération, Mahmoud Zibawi, a bien défini le caractère spécifique de l’iconographie russe :
“ Devenue ‘Troisième Rome’ , la Russie fait cheminer l’art vers la quiétude de l’hésychia. L’abstrait marque le pas sur le concret. Toute dramatisation se trouve engloutie. Les hommes sont des ‘anges terrestres’. Tout est lumière, calme, joie, paix et amour. ‘Le monde nouveau et non composé’ remplace le monde déchu. L’image dévoile “la demeure de Dieu avec les hommes ” (Apoc. 21 :3).
L’icône n’est pas, comme le tableau religieux qui s’est développé en Occident, une œuvre d’individualisme même si chaque peintre d’icônes apporte sa note personnelle, faisant des choix dans le traitement des sujets et de la gamme colorée, tels que les proposent les modèles archétypiques canoniques. L’icône ne peut être créée que dans le consensus ecclésial, dans le mouvement prophétique et l’expérience spirituelle vécue à l’intérieur de la communauté ecclésiale.
L’apparente uniformité de l’icône est constamment battue en brèche par des traits chaque fois différents selon les iconographes les plus fidèles aux canons dans la composition du ou des sujets, dans le traitement de la gamme colorée. Et puis, comme le précise Bruno Duborgel :
“ Selon l’espace, ecclésial ou privé, auquel on la destine, selon le matériau et le style de sa mise en œuvre, selon les genres d’usages religieux auxquels on l’associe etc…, la ‘même’ image (thématiquement parlant) représente des visages et des modes de vie diversement circonstanciés. ”
Si l’icône peut apparaître à un regard superficiel répétitive, monotone, cette impression ne résiste pas à une contemplation attentive. Certes, il est impensable d’inventer de nouveaux archétypes iconographiques qui ne seraient fondés que sur l’imagination individualiste de tel ou tel artiste, et non sur l’assentiment de toute la communauté ecclésiale. Et malgré cela, quelle diversité des éléments figuratifs isolés, autres que ceux, obligatoires, pour reconnaître l’icône, du prisme coloré avec le jeu subtil que permet la symbolique ! Souvent, l’iconographe ajoute telle scène de la vie courante et l’intègre au monda mystique du sujet principal. Dans d’autres cas, les iconographes manifestent un goût prononcé pour les ornements, en particulier floraux. Cela commencera à se répandre en Russie au XVIIe siècle, chez un Simon Ušakov, mais cette tendance à la surcharge décorative et à la miniaturisation sera surtout le fait de l’école Stroganov.
Les penseurs russes qui se sont penchés sur l’icône russe ont noté qu’elle représente à elle seule un cosmos, un ordre, qui s’inscrit dans le cosmos du temple, lequel est la préfiguration sur terre d’un cosmos transfiguré. Ici, évidemment, pas de mouvement “ vivant ”, naturaliste. Le hiératisme, l’apparente immobilité nous transportent dans une autre dimension que celle de la vie contingente ; c’est une dimension entre humain et divin, entre ici-bas et transcendant. L’icône russe a su, dans ses meilleures créations, faire apparaître la divino-humanité, l’adjonction du divin et de l’humain, cette crête entre l’invisible et le visible, l’inapparent et l’apparent. La barrière qui sépare ces deux mondes dans l’église, c’est l’iconostase :
“ L’iconostase est la frontière entre le monde visible et le monde invisible […] L’iconostase est la manifestation des saints et des anges : en premier lieu de la Mère de Dieu et du Christ Lui-Même dans Sa chair – des témoins proclamant la réalité de l’au-delà de la chair ”, écrit le Père Pavel Florenskij.
L’usage spécifiquement russe de l’iconostase se manifeste et se consolide entre le XIVe et le XVe siècle. Les Portes Royales à deux battants, situées au centre, ouvrent l’accès du célébrant à l’autel ; elles représentent en leur sommet l’Annonciation et, sur les deux battants , les quatre évangélistes, tandis que le long des deux montants se déroule une théorie de saints évêques et de diacres variant selon les vénérations locales.
Sur les portes latérales de l’iconostase, l’une menant à la prothèse (table où est préparée l’Eucharistie) et l’autre où sont rangés les vêtements liturgiques, figurent traditionnellement les représentations des saints archidiacres Etienne et Laurent.
Au-dessus des Portes Royales était représentée l’Eucharistie (deux figures du Christ en pied donnant l’une le pain, l’autre le vin aux apôtres).
Les rangées d’icônes qui surplombent les portes de l’iconostase ont été, en Russie, ajoutées au cours des siècles. De Byzance reste, immuable, la première rangée ayant en son centre une Déisis, c’est-à-dire l’imploration de la Mère de Dieu et de saint Jean le Précurseur (le Baptiste), qui tendent leurs mains vers le Christ, le plus souvent un “ Christ en majesté ” ; au XIVe siècle, on a disposé de chaque côté de ces trois figures centrales les icônes des archanges Michel et Gabriel et celles de Pierre et de Paul.
La rangée au-dessus de la Déisis a été ajoutée au XIVe siècle : c’est celle des Douze Grandes Fêtes représentant des sujets christologiques et mariologiques.
À la fin du XVe siècle, on ajoute une autre rangée au-dessus de celle des Fêtes, la rangée des Prophètes, de Moïse au Christ, qui s’ordonnent autour de l’icône centrale de la Mère de Dieu du Signe [Znamenie] (Marie a les mains en position d’orante et porte dans son sein l’Emmanuel) .
Enfin au XVIe siècle, une dernière rangée, celle des Patriarches, vient clore la paroi : elle représente l’Ancien Testament d’Adam à Moïse et comporte, en général, dans son milieu, une représentation de la Trinité sous la forme des trois Voyageurs angéliques apparus à Abraham. Cela est le schéma général, mais il subit, selon les époques et les traditions locales, des variations.
D’ailleurs, la peinture d’icônes, de façon générale, et la russe, tout particulièrement, ne suivent les modèles archétypiques donnés dans des ouvrages spéciaux à l’usage des iconographes que dans leur conformité essentielle aux canons ecclésiaux. Il suffit de comparer les œuvres de trois illustres iconographes de la grande époque de l’icône russe – Théophane le Grec (fin du XIVe siècle), saint André Rublev (début du XVe siècle) et Maître Denis (Dionisij) (fin du XVe et début du XVIe siècle) pour comprendre qu’il s’agit de styles aussi tranchés que dans l’histoire de la peinture occidentale. Egon Sendler note de la façon suivante les distinctions des fonds picturaux selon les écoles :
“ A Pskov prédomine le vert ; à Novgorod on trouve des fonds rouges (saint Elie et saint Georges). À partir du XVIe siècle, à Moscou, les fonds deviennent assez foncés, jusqu’au ton marron. Dans l’école de Stroganov, on trouve souvent des tons vert olive foncé. Ces couleurs correspondent au style de la peinture de l’icône. ”
La réception de l’icône russe, en tant que distincte par son esprit et son “ écriture ” de toutes les branches orientales et byzantines, a débuté en Russie même dans la seconde moité du XIXe siècle et a fini par s’imposer tout au long du XXe siècle. L’écrivain Leskov fit beaucoup pour la connaissance des icônes “ en tant que commencement de la peinture russe ”. Sa nouvelle L’Ange scellé (1873) que Bernard Berenson rangeait avec Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, parmi les rares chefs-d’œuvre littéraires ayant traité de l’art avec pertinence, intègre au récit une information technique sur l’art des icônes et une interprétation esthétique de celui-ci, fondée sur une analyse de ses spécificités. Cela a favorisé un retour aux sources de cet art liturgique qui avait été défiguré depuis la fin du XVIIe siècle par la “ manière franque ”, c’est-à-dire par la peinture occidentale avec sa recherche d’un mimétisme sensualiste et son souci toujours davantage exprimé de la perspective “ scientifique ”. Leskov prend comme cadre de L’Ange scellé le milieu des vieux-croyants, car ceux-ci ont préservé dans sa pureté la tradition antique de la peinture d’icônes jusqu’au XVIIe siècle avant son “ italianisation ”, coïncidant avec sa décadence progressive.
Le chef du schisme (raskol) vieux-croyant, l’archiprêtre Avvakum (1620-1682), qui s’opposa au patriarche moscovite Nikon et périra sur le bûcher de l’Église officielle, fulmine :
“ Dieu a permis la prolifération d’une peinture d’icônes fautive en Russie […] On représente le Sauveur Emmanuel avec un visage bouffi, une bouche vermeille, des cheveux bouclés, des bras et des muscles épais, et son aspect général est celui d’un Allemand à cela près que l’on n’a pas attaché de sabre à sa ceinture […] Les bons peintres anciens peignaient différemment la personne des saints : ils affinaient le visage, les mains, et tout ce qui a trait aux sens, les émaciant par le jeûne et le labeur et de nombreuses afflictions. Tandis que maintenant, vous avez changé leur visage, vous les peignez tels que vous êtes vous-mêmes. ”
Comment ne pas penser qu’Avvakum songe ici à un peintre comme Semën Ušakov, son contemporain, dont certaines icônes ont un caractère plus douceâtre, plus charnel aussi, plus réaliste, que toutes les représentations antérieures. Ušakov fait passer l’icône vers le tableau de chevalet de type occidental, même s’il garde la structure architectonique canonique. Il reste le grand peintre religieux de la seconde moitié du XVIIe siècle, sans avoir les vertus de l’iconographe traditionnel.
La sévérité que le véhément archiprêtre Avvakum réclame des images sacrées n’est qu’un des aspects de la peinture d’icônes. En Russie s’est développée une gamme très riche d’expressions iconiques : cela va de l’austérité de l’aspect des moines qui ont témoigné de la lutte dans leur corps contre la nature mauvaise à la finesse des corps angéliques chez Rublev, en passant par la manifestation du caractère “ national russe”, à la fois physique et spirituel dans beaucoup d’icônes du Christ. Andrej Tarkovskij a su dévoiler cela dans son film André Rublev, fresque grandiose qui déroule l’itinéraire très incarné et très spiritualisé de l’homme russe du XVe siècle. La contamination de la peinture profane a fait perdre à la peinture d’icônes son vrai sens qui est autant théologique-philosophique qu’esthétique.
En notre siècle, le savant Père Pavel Florenskij a fortement accentué l’opposition entre la peinture d’icônes, telle qu’elle s’est maintenue dans les pays orthodoxes, et l’évolution de la peinture religieuse et profane dans les pays catholiques (peinture à l’huile dominante) et protestants (gravure dominante), voyant dans les procédés mêmes de la fabrication une indication de leur divergence “ ontologique ” ; d’un côté, la planche de bois vivante, travaillée sur la surface pendant des jours et des mois avant que ne s’y inscrivent des contours et ne s’y appliquent des couleurs au jaune d’œuf et à l’eau, puis des rehauts (blanc de céruse, poudre d’or etc.) ; de l’autre, la peinture à l’huile, la toile ou le papier. Le Père Florenskij peut affirmer : “ L’iconographie est la métaphysique de l’existence concrète. Si la peinture à l’huile est plus apte à reproduire les données sensorielles du monde et la gravure son schéma rationnel, l’icône, elle, fait transparaître l’essence métaphysique de ce qu’elle représente. Si les techniques picturales et graphiques ont été élaborées en fonction des nécessités culturelles et se présentent comme un condensé de l’époque, alors la technique iconographique s’exprime par l’exigence d’exprimer la métaphysique du monde. Ce qui est reproduit sur l’icône n’a rien de fortuit, non seulement rien d’empiriquement fortuit, mais rien de métaphysiquement fortuit. ”
Dans une autre nouvelle de Leskov Aux confins du monde (1875), est affirmée, en opposition à l’art religieux occidental, l’absence de tout sensualisme dans la représentation orthodoxe russe de la face du Christ qui “ a une expression mais point de passions […] Ses traits sont à peine indiqués mais l’impression que l’on en a est complète. Il a, c’est vrai, un air quelque peu paysan, mais malgré cela vénération lui est due. ” L’évêque, qui prend la défense des icônes devant des interlocuteurs cultivés plus ou moins sceptiques, ajoute :
“ Comment nos vieux maîtres ont-ils atteint un tel charme dans cette représentation ? C’est resté leur secret qui est mort avec eux et avec leur art méprisé. C’est net : il est impossible de souhaiter un art plus simple ; les traits sont à peine indiqués, mais l’impression est totale. Il est un peu frustre, je le répète, et l’on ne l’invitera pas dans un jardin d’hiver pour écouter des canaris, mais le mal n’est pas grand. ”
Leskov et Dostoïevski ont réfuté également les nouvelles interprétations du Christ dans la peinture réaliste engagée des “ Ambulants ”. Les Ambulants n’ont presque plus rien à voir, dans la peinture religieuse qu’ils ont abondamment pratiquée (Repin, Nikolaj Gay, Victor Vasnecov…), avec la tradition de l’icône russe.
En revanche, tous les artistes novateurs russes du premier quart du XXe siècle ont subi l’influence de l’icône (Natalia Gontcharova, Larionov, Malévitch, Tatline, Filonov). L’icône a joué un rôle de premier ordre dans la révolution esthétique qu’a opérée “ l’avant-garde russe ” des années 1910 et 1920. Elle a fait prendre conscience à cette dernière du trésor formel qu’elle représente. De plus, elle a fait opérer au tableau de chevalet un mouvement vers l’icône, c’et-à-dire vers un espace autonome qui se construit sur son propre rythme.
Natalia Gontcharova a provoqué un scandale en 1912 en montrant à Moscou, lors de l’exposition “ La Queue d’âne ”, un panneau représentant les Quatre évangélistes (Musée national russe, Saint-Pétersbourg), semblables aux icônes du rang apostolique de l’iconostase. La censure ne supporta pas que des œuvres sur un sujet sacré (il y avait aussi à cette exposition la toile intitulée Dieu) fissent partie d’une manifestation au nom si facétieux et provocateur. Mais les œuvres de Natalia Gontcharova n’étaient pas des icônes ; ils s’agissaient de tableaux à thème religieux. Il en est de même pour un autre tableau de Natalia Gontcharova, L’Ancien des jours, ou des décors pour la mise en scène non réalisée du ballet Liturgie pour les Ballets Russes de Diaghilev en 1915. L’ artiste a peint également de “ véritables ” icônes, mais il faut dire que rares sont les peintres qui atteignent dans ce domaine la perfection spirituelle de l’ancienne peinture d’icônes. Là où il n’y avait pas confusion entre peinture d’icônes et tableau de chevalet, l’icône comme telle a pu donner des impulsions décisives pour la compréhension du tableau comme tel. C’est ainsi que Natalia Gontcharova, dans des séries d’oeuvres consacrées aux travaux des champs, aux activités de la vie campagnarde, a intégré des éléments figuratifs venus de l’icône : yeux en amande, strabisme mystique, couleurs symboliques. Larionov donne à sa Vénus katsape du Musée de Nijni-Novgorod des yeux d’icône. La face humaine subit, chez les peintres de toutes les tendances de l’école russe du XXe siècle, l’influence des visages iconiques : les portraits sont de face, les yeux sont ouverts sur une autre réalité avec un “ décalage ” (sdvig) mystique, le regard traverse le visible sans s’y arrêter, l’aspect d’ensemble est hiératique et méditatif : par exemple, Autoportrait de Lentoulov, Portrait du poète futuriste Vassili Kamienski de David Bourliouk (1917), Tête de garçon ouzbek (1921) ou Portrait d’Anna Akhmatova (1922) de Pétrov-Vodkine, etc. (toutes au Musée national russe, Saint-Pétersbourg). Jawlensky a été marqué de façon exceptionnelle par l’esthétique byzantino-russe à travers la représentation des faces humaines auxquelles il donne toutes les nuances mystiques grâce à une palette somptueuse, raffinée, à un équilibre entre le fort pouvoir émotionnel des couleurs et l’ascèse expressive qui ira jusqu’à la quasi-abstraction des dernières méditations dans les années 1930.
Jawlensky et Malévitch, avec chacun sa propre picturologie et sa visée iconologique, ont en ce siècle pris la Face humaine comme paradigme métonymique de la Face du Monde, et cela d’un bout à l’autre de leur création.
C’est de l’icône, autant que du lubok, de l’art archaïque, ou des nabis, que vient le hiératisme des formes chez Larionov, Natalia Gontcharova, Tatline ou Malévitch. Un geste unique synthétise sur l’image les myriades de gestes répétés au cours des années, sinon des siècles, que ce soit dans la vie courante ou dans le travail. Filonov, dans son projet prométhéen de faire de la surface du tableau le lieu de recréation du monde dans sa totalité, emprunte des procédés formels et thématiques à la peinture d’icônes. Ainsi, dans la Formule du prolétariat de Pétrograd(début des années 1920) du Musée national russe, il utilise la combinaison d’un nombre inhabituel des parties du corps (à l’instar des icônes de La Mère de Dieu à trois mains ou la Sainte Trinité sous la forme de trois yeux), les poses hiératiques, la représentation de deux pieds isolément ou des seules faces (à l’instar des icônes couvertes d’une chape de métal : la riza.
Quant à Tatline, il a été formé à la technique des icônes et il intégra cette science à ses tableaux de 1911 à 1913 : regards et poses d’éternité dans les visages, lumière colorée qui vient de l’intérieur des formes, comme dans Le marin du Musée national russe, carnation des Nusde 1913. Le levkas, ce mélange de craie et de colle animale qui forme le premier fond luminescent blanc de la planche de l’icône, sera un des ingrédients des contre-reliefs tatliniens en 1914-1915. Dans les Nus (celui de la Galerie nationale Trétiakov à Moscou et celui du Musée national russe à Saint-Pétersbourg), les contours, en particulier les galbes, sont traités dans la droite ligne du premier “ cubisme ” de Picasso et de Braque avec le même souci de construire le tableau comme une architecture. S’ajoute chez Tatline le souffle des représentations imposantes des Sybilles de Michel-Ange à la chapelle Sixtine avec, dans le Nu du Musée national russe, une tendance au sculptural. On pourrait dire que, dans ces toiles, Tatline prépare déjà cette synthèse entre peinture, sculpture et architecture, synthèse qu’il réalisera l’année suivante, en 1914, en créant le genre des reliefs picturaux, contre-reliefs et reliefs angulaires.
On ne doit jamais perdre de vue que Tatline a commencé comme peintre d’icônes. Certes, le sujet du nu féminin n’est guère le fait de l’icône ecclésiale, dont un des principes conceptuels essentiels est l’élimination de tout sensualisme, pour ne pas dire sensualité. Les nus des icônes représentant sainte Marie l’Égyptienne ou les fols en Christ (jurodivye) (comme saint Basile le Bienheureux) sont totalement asexués (cela se retrouve, dans la peinture d’avant-garde, dans les nus de Filonov). Chez Tatline, le sexe du Nu du Musée national russe est indiqué de la façon la plus réaliste qui soit (plus tard, la sculpture Torse de Gabo emploiera le même procédé). Et pourtant, on ne saurait dire que ces œuvres sont érotiques, comme le sont, en Europe, les nus féminins de Cranach l’Ancien, de Goya, voire de Manet où la chair est toute frémissante du pinceau amoureux des peintres.
Peut-être le Père Pavel Florenskij a-t-il raison en disant que la peinture à l’huile, par sa consistance, sa solidité, son caractère charnel, ses touches grasses et sa chatoyance, est liée à la culture catholique issue de la Renaissance, toute tournée vers “ la sensibilité phénoménologique ”
“ Si la peinture à l’huile est plus apte à reproduire les données sensorielles du monde et la gravure son schéma rationnel, l’icône, elle, fait transparaître l’essence métaphysique de ce qu’elle représente ”
De son côté, Nikolaï Pounine, évidemment dans une autre perspective, notait que la peinture d’icônes “ élaborait la couleur comme un matériau pictural, comme le résultat de pigments colorants […] Jamais chez les peintres d’icônes la couleur n’était comprise comme des rapports de la gamme chromatique, comme des valeurs. D’où les magnifiques traditions d’un art puissant et sain, traditions qui se sont conservées jusqu’à ces derniers temps dans les écoles de peinture d’icônes et les ateliers de peintre en bâtiments. ”
Le fond des deux Nus de Tatline est tout à fait “ iconique ”. Le fond chromatique sur lequel s’inscrit le tracé du sujet s’appelle, dans le langage technique de l’iconographie russe, le sankir. Sa composition variait selon les époques, selon les écoles “ Le sankir moderne, écrit le Père Pavel Florenskij – s’obtient à partir de la terre de Sienne brûlée, d’une ocre claire, d’une petite quantité de suie hollandaise, etc. ” Cette couche, qui vient après la préparation du bois à la colle et à la craie (le levkas), est celle qui fait ressortir toute la beauté du modèle grâce à la “ ligne de contour ” (opis’) qui est colorée de façon à éliminer tout graphisme. Ainsi est obtenue la fusion sans division du modèle et du “ fond ontologique ”. Ce qui a permis à Pounine d’affirmer, en forçant quelque peu les choses, que “ l’influence de l’icône russe sur Tatline est indubitablement plus grande que l’influence de Cézanne ou de Picasso ”.
Dans les Nus de Tatline, la chair est traduite dans une autre dimension que celle des sens, une dimension purement picturale. La dominante ocre-rougeâtre est une quintessence de toute carnation, pas une carnation précise. Citons ici encore Pounine :
“ Pour Tatline, colorer veut dire avant tout étudier le pigment colorant ; colorer de manière spécifique, cela veut dire travailler picturalement la surface. La couleur est donnée objectivement, c’est une réalité et c’est un élément ; les rapports des couleurs ne dépendent pas des rapports spatiaux qui existent dans la réalité. La couleur rouge est rouge quelle que soit la quantité de lumière qui se trouve entre elle et l’œil ; l’ocre sur la planche d’une palissade et l’ocre au bout du pinceau ne différent pas qualitativement, ils peuvent être différents seulement lorsque sera différente leur composition chimique et le moyen de les poser. ”
De même, il n’y a aucun visage dans les deux Nus de Tatline. Il n’y a, par conséquent, aucune personnalisation, aucune référence à un vivant éphémère. Si la référence qui vient à l’esprit est celle des nus “ désérotisés ” de Picasso et de Braque à partir des Demoiselles d’Avignon (1907-1909), on ne peut s’empêcher d’y voir également une influence conceptuelle du néo-primitivisme où les nus (par exemple, chez Larionov), même s’ils sont sexués, ont une autre fonction qu’érotique et sont, en tout cas, au-delà de l’érotisme.
Le trait distinctif du système iconographique tatlinien à travers toute son œuvre, c’est ce que David Bourliouk a appelé en 1912 le “ rondisme ”. Le rondisme oppose aux unités formées par des lignes droites des surfaces arrondies. C’est un trait que l’on trouve, entre autres, chez Léger, voire chez Malévitch en 1911-1912. Mais chez Tatline, il est dominant et conditionne toute la création de l’artiste jusques et y compris dans sa Tour à la IIIe Internationale de 1920 ou dans son Létatline du début des années 1930.
Le procédé consistant à mettre un personnage de pied sur toute l’étendue du tableau, dominant de sa stature les autres éléments figuratifs représentés en petit, vient de toute évidence de la structure des icônes “ biographiques” avec un saint entouré de compartiments (klejma) qui narrent les épisodes de sa vie (voir, par exemple, à deux pôles stylistiques : Boris Koustodiev et son célèbre Portrait de Chaliapine et beaucoup de toiles postsuprématistes de Malévitch).
L’enseignement de la “ perspective inversée ” donné par l’icône fut d’une importance capitale pour les artistes russes novateurs du XXe siècle dans leur refus de ne prendre en considération que la “ perspective scientifique ” héritée de la Renaissance.
À la fin des années 1920, Malévitch prendra les archétypes du “ Christ Acheïropoiète ” et du “ Pantocrator ” pour créer ses propres tableaux-icônes. Malévitch n’imite pas telle ou telle icône pour la transformer à sa manière. Il construit une image à partir des éléments de la peinture d’icônes, éléments qu’il repense et dont il s’approprie pour les besoins de son tableau . À l’évidence, plusieurs des visages postsuprématistes de Malévitch convoquent l’icône, et pourtant on ne saurait leur trouver de modèle précis dans la peinture d’icônes dans son ensemble.
Le lien de l’icône et de l’avant-garde russe s’est manifesté de façon éclatante, on pourrait dire “ exotériquement ”, lors de la “ Dernière exposition futuriste de tableaux 0, 10 ” à Pétrograd à la toute fin de l’année 1915, où Malévitch installe son “ Suprématisme de la peinture ” comme le “ Beau coin rouge ” des maisons orthodoxes russiennes avec, comme icône centrale, le Quadrangle (ce que l’on a pris l’habitude d’appeler par la suite le “ Carré noir sur fond blanc ”), qu’il appelle “ l’icône de notre temps ”. Ce geste ne signifiait pas qu’il s’agissait d’une icône orthodoxe dans sa fonction cultuelle liturgique, au sens de la tradition du VIIe Concile Œcuménique de Nicée II, tradition maintenue intacte dans l’Église d’Orient, car l’icône ecclésiale n’a pas de sens sans la conjonction de l’humain et du divin dans l’incarnation du Christ. De ce point de vue orthodoxe, l’icône malévitchienne, qui ne manifeste que le deus absconditus, est incomplète et a des relents de monophysisme.
Pour Malévitch, l’icône suprématiste devait créer une nouvelle relation picturale, au-delà de l’icône orthodoxe et du tableau de chevalet, en faisant apparaître un nouveau site ; il s’agit de l’expression d’une image essentielle, débarrassée du fatras figuratif, s’opposant à l’imago, à l’effigie, rendue à l’Unique. Malévitch n’a pas seulement été influencé par le côté formel de l’icône ; il a saisi par une intuition géniale la question philosophique-théologique de l’icône, à savoir que la présence réelle n’est pas dans l’image symbolique représentée, mais dans la relation de cette dernière avec le modèle qui est absent :
“ L’invisibilité de l’image est la source de la visibilité de l’icône. ”
Le Quadrangle oscille entre iconoclasme et iconicité, entre l’effacement de la réalité charnelle et la manifestation du seul monde authentique, le sans-objet (bespredmetnost’). On note une inflexion “ hésychaste ”, par exemple, dans le suprématisme de Malévitch dont l’opus magnum s’appelle Le monde comme sans-objet ou le repos éternel [Mir kak bespredmetnost’ ili večnyj pokoj], et qui traduit sur ses toiles le silence, l’ascèse minimaliste et l’harmonie de l’absence d’objets.
À travers l’image sainte, l’iconographe accomplit un acte qui entre dans la vie liturgique de l’Église. Le peintre de chevalet, quant à lui, fait apparaître l’être invisible du monde. Identité de la visée et dissemblance de la mise en œuvre.
Ici, il faudrait dire à quel point l’art russe d’avant-garde, réputé matérialiste, a été obsédé par la tradition judéo-chrétienne. Je rappellerai seulement deux événements : 1912 – discussion à Saint-Pétersbourg et parution en allemand à Munich de Du Spirituel en art de Kandinsky ; 1922 – parution à Vitebsk du traité de Malévitch Dieu n’est pas détrôné. L’art. L’Église. La fabrique [Bog ne skinut. Iskusstvo. Cerkov’. Fabrika].
Kandinsky-Malévitch : deux figures de proue de l’art universel, deux piliers de l’avant-garde, deux fondateurs de l’Abstraction, qui inaugurent et concluent, si l’on peut risquer un raccourci réducteur, l’aventure de la modernité la plus radicale, modernité qui, ne l’oublions pas, a mis fin définitivement à plus de quatre siècle de codes renaissants. Kandinsky et Malévitch qui inaugurent et concluent cette période par une manifestation du “ spirituel en art et dans la peinture en particulier ” et par l’affirmation que “ Dieu n’est pas détrôné ”.
Si Kandinsky a été le premier à formuler en langue allemande et russe le principe de l’autonomie de la création artistique, de la mise en forme du matériau artistique, il refuse catégoriquement, comme tous les artistes russes de l’avant-garde, toute tentation de faire de l’art pour l’art. L’art pour l’art n’apparaît qu’aux époques où “ l’âme est abandonnée et étouffée par des conceptions matérialistes, par l’incroyance ”. Dans une note ajoutée, en pleine époque révolutionnaire, à son autobiographie Étapes [Stupeni], Kandinsky dit de même qu’une telle attitude qui ne s’attacherait qu’à l’extérieur est “ athée ” (bezbožnoe).
Dès 1910, dans son article “ Forme et contenu ” dans le catalogue du “ Second Salon ” d’Izdebski à Odessa, Kandinsky proclame la venue de l’ “ Époque de la Haute Spiritualité ” (Epoxa Velikoj Duxovnosti) dont le fondement est le “ Principe de la Nécessité Intérieure ” (Princip Vnutrennej Neobxodimosti). L’art “ sert le spirituel ”, c’est-à-dire “ sert le divin ”. L’acte créateur est un “ total mystère ” ; l’artiste n’est pas un créateur frivole, “ son travail est difficile et devient souvent pour lui une croix ”.
Dans l’édition de 1918 de ses mémoires, parus en allemand en 1913, Rückblicke, il ajoute des développements antiformalistes et antimatérialistes, comme celui-ci :
“ Maintenant, je sais que la ‘perfection’ n’est qu’apparente, éphémère et qu’il ne saurait y avoir de forme parfaite sans contenu parfait : l’esprit détermine la matière et non le contraire […] Le grand Balai de l’Histoire qui nettoiera l’esprit intérieur des ordures de l’extériorité apparaîtra, ici aussi, comme le dernier juge impartial. ”
Or c’est précisément le rapport entre une sphère intérieure et une sphère extérieure qui a fait partie du noyau du marxisme-léninisme, vulgarisé à travers tous les médias possibles de l’époque. À côté des slogans répétitifs de “ Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ”, moins souvent de “ la religion est l’opium du peuple ”, on trouvait en toute occasion le fameux axiome marxien : “ Das gesellschaftliche Sein bestimmt das Bewusstsein ” [L’être social détermine l’être conscient] qui était frappé comme un proverbe dans la traduction russe : “ Bytie opredeljaet soznanie ” [L’être détermine la conscience]. Ce que dit Kandinsky est donc exactement le contraire, une revendication absolue de la primauté de l’esprit.
En 1922, dans son traité Dieu n’est pas détrôné, Malévitch prend une position analogue par rapport à l’axiome marxien ; certes, la conception de l’être, du bytie , est plus complexe chez le fondateur du Suprématisme, puisque ce qui est, c’est le rien, lequel est, sous un autre aspect, le sans-objet, la bespredmetnost’. Mais le résultat est que “ ce ‘rien’, en tant qu’être, ne détermine pas ma conscience ”. C’est dire que Malévitch, lui aussi, prend exactement le contrepied de la formule marxienne. Il récidivera dans son article “ Le poussah ” en 1923. Le “ poussah ”, en russe, van’ka-vstan’ka, c’est une figurine extrême-orientale ventrue, assise les jambes repliées, portée par une demi-sphère lestée qui la ramène à la position verticale quand on la pousse. Et le poussah, c’est Dieu – celui que l’on ne cesse de rejeter par ci, par là, de détrôner et qui revient toujours à la verticale, qui n’est jamais détrôné. L’article “ Le poussah ” est une réponse pleine d’ironie aux attaques du marxiste orthodoxe Issakov qui avait dénoncé, de façon assez lourde, toute déviation religieuse dans l’art d’avant-garde et avait rangé dans cette catégorique “ la brochure abracadabrante Dieu n’est pas détrôné ”.
Cette diatribe sera suivie plus tard par un commentaire du théoricien marxiste de l’art constructiviste-productiviste Boris Arvatov qui, entre autres aménités, traite Malévitch de “ dégénéré ” !
Quoi qu’il en soit , Malévitch rétorque dans son article “ Le poussah ” en posant de façon très aiguë le problème de l’image. L’image, à son pôle négatif, se nourrit de fausses représentations, celles de Dieu ou des dieux anthropomorphiques :
“ Vous tous sans exception, révolutionnaires-socialistes, vous êtes amoureux des styles antiques, comme les femmes le sont des jambons des Apollons. Regardez les monuments consacrés au prolétariat : du prolétariat, aucune trace, c’est le seul Apollon qui est resté sous le casque de Minerve. ”
Reprenant la formule marxienne qu’Issakov lui avait opposée, Malévitch ironise :
“ Est-ce que la conscience détermine l’existence ou l’existence – la conscience, est-ce que la poule vient de l’œuf ou l’œuf de la poule ? Est-ce que l’existence existe en dehors de la conscience ou la conscience en dehors de l’existence ? qu’en pensez-vous, camarade Issakov ? ”
Ainsi, à ce stade, Malévitch prétend, malgré qu’en aient Issakov et ceux qui luttent contre “ Dieu dans l’art ”, que “ Dieu ” n’est pas détrôné car il prend la forme des idoles et on le voit partout sous la forme des succédanés révolutionnaires dont l’art se nourrit, des fausses icônes.
Mais Dieu n’est pas détrôné non plus dans son site apophatique qui est celui du “ repos éternel ” . C’est de ce site inexpugnable que naît toute image réelle, c’est-à-dire l’icône vraie.
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Le débat qui s’est fait jour dans la Russie postsoviétique porte sur la façon de présenter et de considérer l’icône aujourd’hui. Partant de l’évidence que l’icône n’est pas une œuvre d’art comme une autre, qu’elle n’a tout son sens que dans la symphonie-polyphonie ecclésiale, un certain nombre de croyants orthodoxes voudraient voir revenir dans les églises les images les plus vénérées qui y furent enlevées par la force. Aujourd’hui l’insigne icône de La Mère de Dieu de Vladimir [Vladimirskaja Bož’ja Mater’] est placée dans l’église attenante à la Galerie nationale Trétiakov à Moscou, et l’on vient prier, à l’intérieur du même musée, devant la Trinité de l’Ancien Testament de saint André Rublev. Le Moine Grégoire, iconographe mort en France en 1969, affirmait que la présence iconique dans le monde profane avait un sens :
“ C’est ainsi que les icônes ‘priées’ (molënnye), dont la destination est de servir à la prière, accomplissent leur action salvatrice dans le monde, peuvent quitter l’église, se trouver dans un musée ou chez des amateurs d’art, participer à des expositions. De telles conditions, apparemment incongrues ne sont pas fortuites, ne sont pas absurdes. ”
En fait l’icône russe a catalysé tout au long du XXe siècle le mouvement, à la fois utopique et prophétique, de métamorphose et de transfiguration de la peinture en général, et de la vie dans sa totalité vers ce que Bruno Duborgel appelle, face à “ l’iconoclasme par excès de l’image naturaliste et par rupture avec elle ”, “ l’obsession iconophile d’approcher une expérience de l’In-figurable ”. Bruno Duborgel fait dialoguer dans un beau livre récent l’icône et l’art de Malévitch, mais aussi de la peinture de chevalet plus généralement, dans la perspective d’une “ homologie qui à la fois préserve leur distance, garantit leur altérité et révèle qu’ils se regardent cependant, voire se donnent dans cette altitude de leurs rapports ”, manifestant ainsi leur pleine contemporanéité.
Malévitch et Mondrian, 2003
By Jean-Claude on Juil 8th, 2024
Malévitch et Mondrian
( Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 14 mai 2003)
La confrontation, à laquelle je suis appelé aujourd’hui, comporte de nombreuses facettes. Elle se justifie, ne serait-ce que par le fait que les deux grands abstraits du XXe siècle Malévitch et Mondrian ont suivi une évolution identique, sinon semblable : l’impressionnisme, l’art nouveau, le fauvisme, le cubisme, puis la totale non-figuration du monde sensible.
Cependant, en examinant le schéma, à la lumière de la vie et de l’œuvre de Malévitch et de Mondrian, nous nous apercevons tout de suite, qu’il est très général et fait apparaître des différences importantes. Tout d’abord, une première constatation : ce que nous connaissons de l’œuvre impressionniste et symboliste de Malévitch avant 1911 est très réduit, même si elle est une base importante de la création de Malévitch en général.
Chez Mondrian, en revanche, les œuvres consacrées aux séries d’arbres, de mer, de dunes, de tours, entre 1908 et 1910, sont nombreuses et d’une qualité picturale exceptionnelle. Mondrian est un peintre de type, si je puis dire, « normal » dans le paysage européen de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècles. Il est élevé dans un milieu artistique. Son père est peintre, il peint dans l’esprit naturaliste. Puis il étudie à l’Académie d’Amsterdam dans les traditions de la peinture hollandaise classique.
Tout autre est l’itinéraire de Malévitch. C’est un autodidacte. Il ne passe par aucune école d’art. Avant 1905, date de son établissement à Moscou (il a 26 ans) et de sa fréquentation de l’Atelier du peintre Fiodor Roehrberg, il a été plutôt ce que l’on appelle un peintre du dimanche. Son cas rappelle, mutatis mutandis, celui de Van Gogh. Van Gogh a, lui aussi, pris ses premières leçons à 28 ans, en 1881, chez son parent le peintre Anton Mauve. Il n’est pas reçu à l’Académie d’Anvers en 1885, de même que Malévitch n’obtient pas son entrée à l’École de peinture, sculpture et architecture de Moscou en 1905. L’œuvre de Van Gogh se fait donc essentiellement à partir de l’observation personnelle des œuvres d’art. Van Gogh produira ainsi sa création en moins de dix ans.
Pour revenir à la comparaison Malévitch-Mondrian, on note donc qu’autant l’œuvre de Mondrian se déroule de façon harmonieuse, passant par des phases et des évolutions, autant celle de Malévitch ne correspond pas aux schémas que les historiens de l’art aiment retracer chez un artiste de cette envergure.
Il faut admettre que chez Malévitch, il n’y a pas d’étapes avec des transitions, des coutures, des articulations. Il faut admettre que rien n’annonce la maîtrise absolue des gouaches de 1910-1912. Il n’y a pas de transition entre ces gouaches violentes et frémissantes – et les loubki hiératiques et amples, à la Cimabue, de Femmes aux seaux et enfant ou Femmes à l’église (version néo-primitiviste slavo-russe des Demoiselles d’Avignon).
Et entre ce cycle et celui, cubo-futuriste-cézanniste, du Bûcheron ou de la Récolte du seigle, on pourrait continuer (cubisme – alogisme) jusqu’au saut final, sans transition, sans que rien ne l’annonce, qu’est le Quadrangle de 1915.
L’historien européocentriste a eu tendance à parler d’ « évolution cubiste ». Mais avec Malévitch nous avons affaire à un cas de figure qui ne rentre pas dans les cadres, même si lui-même n’a cessé dans ses textes de revendiquer l’héritage impressionniste, postimpressionniste, cubiste et futuriste européen. Malévitch ressemble si peu à l’artiste européen dans sa biographie et dans toute sa complexion.
Encore une différence importante dans la biographie créatrice de Malévitch et de Mondrian : le Futurisme ne semble avoir joué aucun rôle pour Mondrian, alors que pour Malévitch les deux pôles de la modernité sont Picasso et Marinetti. L’influence de Marinetti est irréfutable dans le style et l’expression des écrits malévitchiens où l’on trouve les accents, les tournures et le lexique du poète italien. Malévitch adopte la rhétorique exclamative futuriste de Marinetti, son aspect parfois pamphlétaire, sa manière aphoristique, chaque proposition martelant le discours comme un mot d’ordre, un slogan.[1]
L’influence marinettienne s’est conjuguée chez Malévitch avec celle de la poétique transmentale [zaum’] russe, celle en particulier de Khlebnikov ou de Kroutchonykh dont il a été toujours très proche.[2]Ajoutons à cela les substrats linguistiques de son expression littéraire, ceux du polonais et surtout de l’ukrainien mis souvent au service d’une esthétique hyperbolique et baroque.
Marinetti n’a pas marqué l’auteur de Dieu n’est pas détrôné seulement sur le plan stylistico-formel, dans le souffle même qui parcourt la prose du peintre, il l’a marqué dans le domaine des idées : l’anti-académisme ; l’anti-hédonisme ; l’antihumanisme ; la polémologie ; partiellement, l’économie ; le blanc (héritage mallarméen chez Marinetti) ; l’intuition opposée à la raison ; la « splendeur géométrique et mécanique ». Mais, de toute évidence, Malévitch intègre tous ces emprunts, conscients ou inconscients, dans une philosophie totalement nouvelle, éclairée par une perspective ontologique.
Ce que l’on appelle le cubofuturisme (il semble que ce soit Malévitch lui-même qui ait utilisé le premier ce néologisme pour désigner une catégorie de ses œuvres) est un style très particulier qui s’est développé chez les artistes de l’avant-garde russe.
Encore une autre différence dans la carrière artistique des deux artistes. Mondrian n’est pas revenu en peinture à la figure, si l’on excepte son Autoportrait de 1918 et peut-être le Portrait de femme du Gemeent museum de La Haye dont la date est incertaine. Malévitch, lui, on le sait, après l’enseignement pédagogique à Vitebsk et Pétrograd-Léningrad entre 1919 et 1926, après l’écriture de textes philosophiques autour de 1920, après la création d’une architecture suprématiste entre 1923 et 1926, revient à la figure de 1928 à sa mort en 1935.
Le cubisme
Mondrian, comme Malévitch, a commencé sa route, avant l’adoption d’un cubisme qui tiendra compte des leçons de Picasso et de Braque à Paris en 1911-1912, – par une mise en pratique du fameux précepte cézannien de mise en géométrie de la nature : je rappelle cette phrase du Maître d’Aix dans sa lettre à Émile Bernard du 15 avril 1904 :
« Permettez-moi de vous répéter ce que je vous disais ici : traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon donnent l’étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon, pour nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface, d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l’air. »[3]
On sait qu’Émile Bernard a publié les lettres de Cézanne qui lui étaient adressées en 1907[4] au moment où s’ouvrait au Salon d’Automne, un an après la mort de Cézanne, sa première rétrospective comportant 50 œuvres. Cette rétrospective et la publication des lettres déclencha ce qu’on appelle le protocubisme que j’appelle le « cézannisme géométrique ». Il y eut là une réflexion à la fois sur la pratique du Cézanne des séries consacrées à « la Carrière de Bibemus » (1898-1900) ou à « La Montagne Sainte-Victoire » (1902-1906).
La plupart des grands peintres novateurs appelés « cubistes » sont passés par cette réflexion à la fois pratique et conceptuelle.
Mondrian interprète directement Cézanne. Cela est particulièrement net dans ses deux Natures mortes au pot de gingembre de1911-1912 qui font référence explicitement à la toile de Cézanne portant le même nom.
On voit la réduction des contours des objets à des figures géométriques, puis petit à petit l’apparition des verticales et des perpendiculaires qui remplacent l’objet lui-même.
À la même époque, Malévitch part, lui, non d’un tableau de Cézanne, mais d’une structure primitiviste, celle du loubok et de l’enseigne de boutique et il interprète conceptuellement Cézanne (voir Le bûcheron, La récolte du seigle, Le matin au village après la tempête de neige).
Selon une remarque fine du philosophe Emmanuel Martineau, le cubisme de Malévitch n’est « ni destruction ni construction de l’objet, mais initiation à l’espace comme uniquement sensible, et non plus perceptif »[5].
La différence est donc totale avec la démarche de Mondrian. Maria Grazia Ottolenghi note justement :
« Après la Nature-morte au pot de gingembre […] le cheminement de Mondrian vers l’abstraction est lisible à travers les versions successives des ‘sujets-prétextes’ (Seuphor) qui passionnent le peintre durant sa période cubiste (arbres, façades des maisons de Paris, échafaudages). Graduellement, la corporalité de l’objet, le sujet naturaliste disparaissant pour faire place aux Compositions de lignes et de couleurs : ‘c’est durant cette transition que naît vraiment l’art abstrait : lignes et couleurs ne sont plus celles de l’objet, […] mais sont des représentations directes de l’espace, ses directions concrètes […]’ (Calvesi, 1966) »[6]
En 1917-1918 dans De Stijl [Le Style], Mondrian écrit :
« La vie de l’homme cultivé d’aujourd’hui se détourne peu à peu des choses naturelles pour devenir de plus en plus vie abstraite.
Les choses naturelles (extérieures) devenant de plus en plus automatiques, nous voyons l’attention vitale se fixer de plus en plus sur les choses intérieures […] L’artiste vraiment moderne ressent consciemment l’abstraction dans une émotion de beauté, il reconnaît consciemment que l’émotion du beau est cosmique, unique. Cette reconnaissance consciente a pour corollaire la plastique abstraite, l’homme adhérant uniquement à ce qui est universel »[7].
Donc, pour Mondrian, un peu comme pour Kandinsky, il y a une sphère naturelle, extérieure, et une sphère intérieure, celle des « choses intérieures », de l’abstraction. Et l’artiste moderne se détourne de cette extériorité (Kandinsky parle depuis 1909 des « ordures de l’extériorité ») pour ne laisser se manifester en lui que « l’attention vitale », « l’émotion du beau », “l’abstraction”. Ce qu’il ressent alors « est cosmique, unique », « universel » nous dit Mondrian.
Ainsi, il semble que pour le fondateur du Néoplasticisme l’abstraction a été atteinte par la prise de conscience progressive que les choses naturelles n’étaient pas authentiques car contingentes et que le sentiment de l’artiste était de saisir par la plastique « l’abstraction de toute forme et couleur […] dans la ligne droite et dans la couleur primaire nettement définie ».
On voit, tout de suite, du point de vue conceptuel, à quel point la naissance de la non-figuration néoplastique avec la série des Arbres non-figuratifs de 1912-1913, les Compositions de 1914 qui sont en fait des « façades parisiennes » totalement abstractisées diffère de la naissance du sans-objet suprématiste à la fin de 1915 dont le Quadrangle noir entouré de blanc reste l’expression par excellence.
Comme je l’ai dit plus haut, l’itinéraire créateur de Malévitch est autre. Après les toiles témoignant de l’influence du cubisme parisien en 1913 (L’officier de la garde), on trouve l’épisode alogique, d’abord le réalisme transmental du Portrait perfectionné d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov, puis l’alogisme programmatique d’Un Anglais à Moscou ou de la Composition avec Mona Lisa.
Saturation des objets et… soudain, le minimalisme du Quadrangle et des toiles suprématistes.
Chez Mondrian l’objet est représenté dans sa plasticité abstraite à l’aide de lignes verticales et horizontales. Les tableaux néo-plasticiens de Mondrian nous donnent un équivalent sémiologique de la réalité. Cela est vrai pour les façades et les échafaudages, cela est particulièrement vrai pour la mer. L’artiste a pu dire :
« Voyant la mer, le ciel et les étoiles, je les représentai par une multiplicité de croix. J’étais impressionné par la grandeur de la nature et j’essayai d’exprimer l’expansion, le repos, l’unité. »[8].
Chez Malévitch, c’est la reconnaissance du monde sans objet comme étant le seul monde authentique qui lui fait créer l’abstraction. L’objet, pour Malévitch, n’existe pas. En 1916, il s’écrie :
« Enlevez-vous au plus vite la peau des siècles afin qu’il vous soit plus facile de nous rattraper. J’ai surmonté l’impossible et j’ai fait des abîmes avec mon souffle »
Et en 1919 :
« J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs, dans l’abîme, j’ai établi les sémaphores du Suprématisme.
J’ai vaincu la doublure du ciel coloré après l’avoir arrachée, j’ai mis les couleurs avec le sac ainsi formé et j’ai fait un nœud.
Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous. »[9]
Mondrian, en quête d’une représentation universelle, voit « la loi principale de l’art et de la vie » qui est la « loi de l’équilibre ».
Ainsi est éliminée l’angoisse qui est oppression et souffrance. Ainsi est atteinte l’immobilité qui est la beauté de la vie humaine « inchangeable mais toujours mouvante ».
Malévitch, lui, parle de « repos éternel » : Le monde sans-objet ou le repos éternel, mais il parle également d’excitation et de feu.
L’image du feu est une constante de la pensée malévitchienne. :
« L’excitation [i.e. l’esprit de la sensation du sans-objet] est une flamme cosmique qui vit du sans-objet »[10]
Ou bien encore :
« L’excitation comme cuivre fondu dans un haut-fourneau bouillonne dans un état purement sans-objet […] L’excitation –combustion est la force blanche suprême qui met en branle la pensée […] L’excitation est comme la flamme d’un volcan qui trépide à l’intérieur de l’homme sans visée de sens […] L’homme est comme un volcan d’excitation tandis que la pensée se préoccupe des perfections. »[11]
Mentionnons encore ce passage très nietzschéen :
« Marinetti et moi, nous avons passé nos années d’enfance et de jeunesse sur les hauteurs de l’Etna ; nos seuls interlocuteurs furent des diables qui apparaissaient à travers le conduit de fumée de l’Etna. Nous étions alors des mystiques, mais les diables nous tentaient tout le temps avec la science matérialiste et prouvaient que l’art doit être aussi matérialiste. J’étais, il est vrai, un peu dur à la détente, mais Marinetti, lui, fit sienne cette idée et pondit un manifeste qui chantait les conduits de cheminée des usines et toute leur production. »[12]
D’un côté donc l’infini du sans-objet qui n’a ni haut ni bas ni droite ni gauche – l’absence de représentation au profit d’une présentation de la révélation d’une présente ou, plutôt, pardonnez l’expression, la présentation d’une absence – et de l’autre une proposition plastique, une représentation de l’abstraction essentielle du monde – forme universelle d’unité et de sérénité.
Le problème du cadre chez Malévitch et Mondrian
Lors de l’exposition « Modern Dutch Art » à Brighton en Angleterre en 1914, on voit sur une photographie la Composition en ovale avec surfaces de couleurs 1 apparemment sans cadre. À cette époque,
« Mondrian s’est borné à un encadrement fait d’étroites baguettes plates de bois peint, appliquées sur les bords, sans dépassement »[13].
Nul doute qu’il s’agissait de libérer la surface peinte de son parangon traditionnel depuis des siècles, qui faisait du tableau une fenêtre par laquelle le spectateur pouvait contempler un pan du réel. De même que Mondrian dirige son attention uniquement vers l’universel […] [et] l’universel ne peut […] être exprimé purement que lorsque le particulier n’obstrue plus le chemin »[14]. Le cadre est donc une obstruction à cette révélation de l’universel.
Chez Malévitch, il en va de même. De son vivant, les œuvres suprématistes étaient exposées sans cadre. A propos du Quadrangle noir de 1915, Malévitch écrivait à son contempteur le passéiste Alexandre Benois en 1916 :
« Moi je n’ai qu’une seule icône toute nue et sans cadre (comme ma poche), l’icône de mon temps, et il est difficile de lutter. Mais le bonheur de ne pas vous ressembler me donne des forces pour aller de plus en plus loin dans le vide des déserts, car ce n’est qu’à cet endroit qu’est la transfiguration. »[15]
Benois avait bien noté l’absence de cadre dans le Quadrangle noir ! Il écrivait en 1916 :
« On s’ennuie à l’exposition des futuristes parce que toute leur œuvre, toute leur activité n’est que la négation totale de l’amour, que l’affirmation totale du culte du vide, des ténèbres, du “rien”, du carré noir. »
Je voudrais terminer mon exposé par cette analyse du philosophe français Emmanuel Martineau à propos du magnifique tableau de Malévitch Un matin au village après la tempête de neige :
“La nature, pendant la nuit, a été transfigurée et blanchie par la neige, qui en a fait un monde. La neige, en transfigurant la nature, ne lui impose aucune configuration nouvelle, mais lui restitue son innocence originelle ; en la blanchissant, elle ne lui impose aucune lumière nouvelle, mais lui restitue sa joie claire. La nature, la première, est devenue l’image. L’homme, en elle, avance. Il tourne le dos au ‘spectateur’, mais non point à qui veut bien regarder la toile, au contraire. Ne se détourne de nous que l’effigie usuelle de l’homme, sa « figure ». Car celle-ci, désormais, n’est plus autre que celle des amas de neige où l’homme s’est frayé un chemin, que celle des collines qui s’élèvent à son horizon. L’homme, en sortant dans le monde, y devient lui aussi l’image, et c’est elle qui se retourne, résolument, vers nous. “
[1] Les principaux écrits de Marinetti et des futuristes italiens furent publiés en russe principalement en 1913-1914, voir : Cesare G. De Michelis, Il futurismo italiano in Russia. 1909-1929, Bari, De Donato, 1973, p.269
[2] Cf. Dora Vallier, « Malévitch et le modèle linguistique », Critique, mars 1975, p.284-196 ; Rainer Crone, « Zum Suprematismus. Kazimir Malevič, Velimir Chlebnikov und Nikolai Lobačevskij », in : Wallraf-Richartz-Jahrbuch, vol.XL, 1978 ; du même : « A propos de la signification de la Gegenstandslosigkeit chez Malévitch et son rapport à la théorie poétique de Khlebnikov », in Malévitch. Cahier I, Lausanne, L’Âge de l’Homme, 1983, p.45-75 ; et :Kazimir Malevich. The Climax of disclosure, Munich, Prestel, 1991, p.89 sqq.
[3] Cézanne, Correspondance, P., Bernard Grasset, 1978, p.300
[4] Cf. Ibid. p.7,10
[5] P.106
[6] Mondrian, Tout l’œuvre peint, Paris, Flammarion, 1976, p.86
[7] “La Nouvelle plastique dans la peinture”, Tout l’œuvre peint, p.10
[8] “The true vision of reality”, 1942, in Tout l’œuvre peint, p.84 (1914)
[9] Écrits II, p.84
[10] K. Malévitch, Dieu n’est pas détrôné. L’art, l’église, l’usine (§5), in : Œuvres en cinq tomes, tome I, op. cit., p. 238
[11] K. Malévitch, Suprematizm. Mir kak bespredmetnost’ ili večnyj pokoj [Le Suprématisme. Le monde comme étant sans-objet ou le repos éternel], in Œuvres en cinq tomes, t. III, op. cit., p.219-220. Sur l’excitation comme primum movens et sur l’influence de Mixail Geršenzon pour la question des « perfections », je renvoie à mon avant-propos et à ma préface « Une esthétique de l’abîme » dans : K. Malévitch. Écrits I. De Cézanne au Suprématisme, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1974, 1993, p.7 – version anglaise : « An Approach to the Writings of Malevitch », in Soviet Union/Union Soviétique, vol.5, Part 2, 1978, p.225sq.
[12]Extrait d’un article inédit de 1923 , cité par Evguéni Kovtoune comme épigraphe de son article “‘Les mots en liberté’ de Marinetti et la ‘transmentalité’ (zaoum’) des futuristes russes”, in : Présence de Marinetti (par les soins de Jean- Claude Marcadé), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982 , p. 234.
[13] Joop M. Joosten, in Mondrian de 1892 à 1914. Les chemins de l’abstraction, RMN, Musée d’Orsay, 2002, p.198-199
[14] « La Nelle plastique de la nature », op. cit., p.10
[15] Écrits II, p.46
A propos de l’auteur
Jean-Claude Marcadé, родился в селе Moscardès (Lanas), agrégé de l'Université, docteur ès lettres, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S). , председатель общества "Les Amis d'Antoine Pevsner", куратор выставок в музеях (Pougny, 1992-1993 в Париже и Берлинe ; Le Symbolisme russe, 1999-2000 в Мадриде, Барселоне, Бордо; Malévitch в Париже, 2003 ; Русский Париж.1910-1960, 2003-2004, в Петербурге, Вуппертале, Бордо ; La Russie à l'avant-garde- 1900-1935 в Брюсселе, 2005-2006 ; Malévitch в Барселоне, Билбао, 2006 ; Ланской в Москве, Петербурге, 2006; Родченко в Барселоне (2008).
Автор книг : Malévitch (1990); L'Avant-garde russe. 1907-1927 (1995, 2007); Calder (1996); Eisenstein, Dessins secrets (1998); Anna Staritsky (2000) ; Творчество Н.С. Лескова (2006); Nicolas de Staël. Peintures et dessins (2009)
Malévitch, Kiev, Rodovid, 2013 (en ukrainien); Malévitch, Écrits, t. I, Paris, Allia,2015; Malévitch, Paris, Hazan, 2016Rechercher un article
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