Jean-Louis Andral sur Nicolas de Staël et la musique
By Jean-Claude on Mar 16th, 2025
Historien de l’art et musicologue, Jean-Louis Andral est également directeur du musée Picasso d’Antibes, où se trouve le dernier tableau monumental de Nicolas de Staël : « Le Concert ». Ce Musique Emoi invite à une écoute des oeuvres de Nicolas de Staël, de Webern à Rameau en passant par Schönberg.
Jean-Louis Andral, conservateur général du patrimoine, est directeur du musée Picasso d’Antibes. Après des études de musicologie, il est diplômé de l’Université d’archéologie et d’histoire de l’art de Strasbourg. Il a commencé à travailler comme critique d’art et commissaire d’exposition indépendant. En 1990, il est nommé conservateur au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, où il organise plusieurs expositions importantes, dont la rétrospective Soulages en 1996, l’exposition Rothko organisée avec la National Gallery of Art, Washington DC, en 1999, et l’exposition consacrée à l’École de Paris en 2000.
Il a été Producteur associé pour France-Culture de l’émission « Œuvres croisées » de 1999 à 2001.
En 2001, il est nommé conservateur en chef et directeur du musée Picasso d’Antibes.
Il a dirigé une grande campagne de travaux de rénovation du Château Grimaldi, bâtiment abritant le premier musée consacré à Picasso en France. Il y a été commissaire de nombreuses expositions dédiés, entre autres, à Picasso, à Nicolas de Staël, ou à Germaine Richier, artistes emblématiques de la collection du musée Picasso.
Jean-Louis Andral est l’auteur de différents essais et articles sur l’art
Actualité
- L’Ensemble Intercontemporain donne ce 17 mars un concert au musée Picasso d’Antibes pour commémorer le 70ème anniversaire de la disparition de Nicolas de Staël, qui s’est suicidé le 16 mars 1955.
Conférence
À vrai dire, Nicolas de Staël était une exception en ce qui concerne son intérêt pour les découvertes de la musique de son temps. Rarissime était en effet l’osmose entre ces deux modes d’expression et ceux qui en étaient responsables. Très souvent, les peintres, ou bien étaient sourds, ou bien se contentaient d’une sorte de fond sonore, de quelque nature qu’il soit–distingué/ classique, ou pop/rock. Quant à lui, il puisait, au contraire, dans la musique la plus récente de ces années cinquante des ressources d’invention, grâce à une sorte de transposition qu’il effectuait à titre tout à fait individuel – par instinct, bien sûr, mais aussi par une réflexion plus appliquée et approfondie. Il appréciait certes Stravinsky, mais l’intriguait bien davantage la musique de l’École de Vienne, que, comme nous tous, il découvrait dans des exécutions qui étaient, pour beaucoup d’entre elles, les premières auditions. Si Berg et Schönberg lui paraissaient importants, c’est surtout Webern qui l’intriguait et le provoquait : il n’était pas le seul, d’ailleurs, et en cela il participait au mode de penser et de percevoir d’une certaine génération. Ce n’est pas une simple coïncidence si quelques-uns de ses derniers tableaux les plus marquants sont consacrés à la musique et aux instruments qu’elle implique, sorte de visualisation du concert par une transposition du sonore : non pas une transcription littérale, abstraite, comme on peut en trouver chez Klee, par exemple, mais une « révélation » des instruments par une structure fortement épurée. Ces tableaux « musicaux » se situent d’ailleurs à un moment charnière de son évolution, auquel ils participent de façon extrêmement forte et révélatrice. Ayant senti le piège du décoratif dans le pur abstrait, il essayait de plus en plus de s’ancrer dans la réalité, sans sacrifier pour cela l’ordonnance, la structure. C’est cette antinomie à résoudre qu’il saisissait dans Webern, le rapport entre le motif, aux deux sens du terme, et l’organisation structurelle. Il y voyait une justification indispensable à la géométrie, en même temps que l’assouplissement de cette géométrie aux besoins de la représentation, de l’expression.

Programmation musicale
Anton Webern : Quatuor à cordes n° 2 op 28, « Gemächlich »
Quatuor de Prague
Prague PRD 250161
Anton Webern : Variations op 30
Orchestre philharmonique de Berlin
Pierre Boulez, direction
DGG 447765-2
Pierre Boulez à propos de Nicolas de Staël
France Culture, « Tout arrive » émission du 11 mars 2003, Marc Voinchet
Archive INA
Pierre Boulez : Structures Livre I, » Structure Ic « , Assez rapide – pour 2 pianos
Alfons Kontarsky, piano
Aloys Kontarsky, piano
Ades 14164-2
Arnold Schönberg : Serenade op 24, » Sonett von Petrarca « , O könnt’ ich je der Rach’ an ihr genesen – pour baryton et clarinette clarinette basse mandoline violon alto violoncelle et guitare
John Shirley-Quirk (baryton-basse)
Ensemble Intercontemporain
Pierre Boulez, direction
Sony classical 88843013332-54
Jean-Philippe Rameau : Suite pour piano en ré majeur / ré min, 8. « Les Cyclopes »
Vikingur Olafsson, piano
DGG 4838283
Modeste Moussorgski : Boris Godounov, » Oh I suffocate Give me kight » (Acte IV) Air de Boris
Boris Christoff, Baryton
Orchestre et Choeur de l’Opera royal de Covent Garden
Rafael Kubelik, direction
Myto records 3 CD 00312
Igor Stravinsky : Oedipus Rex, Acte II
George Shirley, ténor
Shirley Verrett, mezzo-soprano
Donald Gramm, basse
Chester Watson, basse
Orchestre et Choeur de l’Opéra de Washington
Igor Stravinsky, direction
Sony sm2k 46300
Olivier Messiaen : Oiseaux exotiques – pour piano petit orchestre à vent xylophone glockenspiel et percussion
Yvonne Loriod, piano
Orchestre du Domaine musical
Rudolf Albert, direction
VEGA C 30A 65
JS Bach : L’art de la fugue BWV 1080, « Contrapunctus n°1 » – version pour quatuor à cordes
Emerson Quartet
DGG 02894796163
Gustav Mahler : Das Lied von der Erde, 6. « L’Adieu »
Piotr Beczala, ténor
Christian Gerhaher, baryton
Gerold Huber, piano
Sony classical 19658795702
Pour aller plus loin
PRATIQUE-THÉORIE-PHILOSOPHIE DANS L’AVANT-GARDE DE LA RUSSIE ET DE L’URSS AU DÉBUT DU XXE SIÈCLE HOMOLOGIE ET DISCONTINUITÉ AVEC LA PENSÉE-BRETON », 2004
By Jean-Claude on Mar 11th, 2025
PRATIQUE-THÉORIE-PHILOSOPHIE DANS L’AVANT-GARDE DE LA RUSSIE ET DE L’URSS AU DÉBUT DU XXE SIÈCLE HOMOLOGIE ET DISCONTINUITÉ
AVEC LA « PENSÉE-BRETON », 2004
Jean-Claude Marcadé
La profusion des manifestes et des écrits théoriques et philosophiques des artistes et des poètes pour illustrer et défendre le renouveau des arts a été particulièrement évidente et forte dans le premier quart du XXe siècle dans l’Empire Russe, devenu après 1917 l’URSS. Nulle part ailleurs, me semble-t-il, il n’y a eu une telle abondance. À quoi cela est-il dû? Sans doute a joué un rôle l’exemple de Marinetti qui a adopté pour les arts les méthodes des mouvements politiques révolutionnaires du XIXe siècle. L’historien de l’art du futurisme italo-français Giovanni Lista a pu écrire :
« L’idée d’antitradition du futurisme correspondant à la tabula rasa réclamée par les poseurs de bombes, même le principe anarchiste de „l’acte de propagande par le fait„ peut être vu à la base des „soirées futuristes„ et, en général, de tout l’activisme propagandiste de Marinetti. »[1]
La Russie, de son côté, avait été riche en proclamations tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle, ce qui se reflète dans la littérature (une foule de romans dont ceux de Tourguéniev, de Leskov et de Dostoïevski).
D’autre part, il y eut une réflexion philosophique sur les rapports de l’art et de la vie. J’ai rappelé à plusieurs reprises que, dans cette question, la tradition de la pensée russe se distinguait de la tradition philosophique grecque en ce que dans la pensée russe le questionnement ontologique ne se séparait pas de l’expérience vécue. En 1855, dans sa thèse de doctorat Les rapports de l’art à la réalité, le penseur et écrivain révolutionnaire Nikolaï Tchernychevski affirme que la poésie se trouve là où est la vie; l’art, le Beau, c’est la vie. L’esthétique réaliste matérialiste de Tchernychevski doit cristalliser le meilleur de la réalité, du réel. Ce réel est l’idéal social, tout art est engagé.
« La signification essentielle de l’art, c’est la reproduction de ce qui intéresse l’homme dans la réalité. Mais, en s’intéressant aux phénomènes de la vie, l’homme ne peut pas, consciemment ou inconsciemment, ne pas prononcer son verdict à leur sujet; le poète ou le peintre, puisqu’ils ne sont pas dans la situation de cesser d’être des hommes en soi, ne peuvent pas non plus, même s’ils le voulaient, refuser de porter leur verdict sur les phénomènes représentés; ce verdict s’exprime dans leurs oeuvres. »[2]
C’est contre une telle conception que se sont dressés et qu’ont combattu tous les mouvements de renouveau des arts à la fin du XIXe siècle en Europe comme en Russie.
Notons tout de suite que le renouveau des arts dans l’Empire Russe au début du XXe siècle s’est opéré à partir, tout d’abord, d’une observation minutieuse des novations formelles qui se sont produites aussi bien dans la peinture française depuis Monet, Cézanne, Gauguin et Van Gogh jusqu’à Matisse et Picasso, que dans la poésie française depuis Baudelaire, Verlaine, Rimbaud jusqu’à Mallarmé.
Cela s’est accompagné d’une réflexion théorique et philosophique dès les années 1890. Elle mettait à mal le statut de la mimèsis, telle qu’elle triomphait dans le réalisme engagé. C’est Dostoïevski qui avait, le premier de façon vigoureuse, revendiqué l’autonomie de l’art contre l’hégémonie des idées sociales. Voici ce qu’il écrivait dans son Journal d’un écrivain pour l’année 1873 :
« On dirait que vous pensez que l’art n’a en soi aucune norme, aucune loi, que chacun peut soumettre l’art à ses quatre volontés, que l’on a l’inspiration dans sa poche, que l’art peut servir à ceci et à cela et prendre ce que vous désirez. Quant à nous, nous croyons que l’art a sa vie propre, originale et, par conséquent, des lois fondamentales et immuables pour cette vie. L’art est un aussi grand besoin pour l’homme que manger et boire. Le besoin de la beauté et de l’oeuvre qui l’incarne est inséparable de l’homme, et sans la beauté, peut-être que l’homme ne voudrait pas vivre. »[3]
Il revient au poète, romancier, théoricien du symbolisme russe Dmitri Mérejkovski d’avoir exprimé dans son livre de 1893 Sur les causes de la décadence et les nouveaux mouvements de la littérature russe, l’idéal de la nouvelle génération qui refuse l’art utilitaire et moralisateur au nom de l’individualisme et de la liberté d’inspiration. Il réfute la position matérialiste tendancieuse de Tchernychevski :
« L’art pour la vie ou la vie pour l’art. Une telle question n’existe pas pour l’homme vivant, pour un poète sincère : celui qui aime la beauté sait que la poésie n’est pas une superstructure fortuite, un appendice extérieur, mais le souffle même, le coeur de la vie, ce sans quoi la vie devient plus terrible que la mort. Certes, l’art est pour la vie, certes, la vie est pour l’art. Une chose est impossible sans l’autre. Enlevez à la vie beauté, savoir, justice, que va-t-il en rester? Enlevez à l’art la vie et vous aurez, selon l’expression évangélique, du sel qui a cessé d’être salé. »[4]
Mérejkovski cite Goethe comme exprimant le mieux la nouvelle pensée de l’art :
« Je inkommensurabler und für den Verstand unfasslicher eine poetische Produktion, desto besser. »[5]
Évoquant le constat kantien sur l’impossibilité rationnelle d’accéder aux noumènes, Mérejkovski affirme que
« la théorie de la connaissance […] a érigé une digue indestructible qui, pour l’éternité, a séparé la terre ferme accessible à l’humanité et l’océan sombre et sans limites qui s’étendrait en dehors de la connaissance ».[6]
Un autre grand poète, romancier, penseur et théoricien symboliste, Andreï Biély, a poursuivi cette mise en lumière du continent intérieur entouré de ténèbres, qui est la source de la manifestation artistique nouvelle. Il réfléchit sur cette polarité entre les découvreurs de la profondeur des choses, comme Goethe, et ceux qui rejettent cette profondeur vers la surface des choses, comme Nietzsche[7].
Que les mânes de Breton ne se dressent pas avec indignation, car je vais citer ici un théologien de la seconde moitié du XXe siècle pour appuyer ces pensées. Mais Breton lui-même n’a-t-il pas dans son beau poème Pleine Marge fait une place à Joachim de Flore ou à Maître Eckhart, ce qui me donne le loisir aujourd’hui de faire un excursus, à propos de cette polarité kantienne qui sépare abyssalement phénomène et noumène, polarité déclarée insurmontable par tous les artistes à partir du symbolisme : cet excursus me conduit vers le grand théologien suisse Hans Urs von Balthasar, qui a voulu fonder une « esthétique théologique ».[8] Voici ce qu’écrit Balthasar :
« C’est faire violence et fermer les yeux à la réalité profonde, que de construire, en excluant l’inconnaissable, un concept (nécessairement fini et nécessairement rationaliste) du savoir et de la science, tel qu’on le trouve chez Kant et ses disciples; car, partir d’une représentation construite par le sujet connaissant, c’est vider le phénomène de l’objet se montrant objectivement, se révélant à partir de sa propre profondeur; c’est le vider de toute réalité, et tout échoue dans un plat fonctionnalisme. »[9]
Parmi les peintres russes qui sont imprégnés par le symbolisme, c’est Kandinsky qui a installé de façon durable dans la pensée occidentale jusqu’à nos jours la réflexion philosophique au coeur de l’acte créateur. Il l’a fait dans le milieu munichois où a paru en 1907 le livre Abstraktion und Einfühlung de Wilhelm Worringer, dans lequel est popularisée la polarité entre une zone de la réalité mimétique-naturaliste et une zone abstraite « répressive de la vie ». Les idées de Kandinsky sont nées, bien entendu, dans le contexte philosophique allemand, mais ce contexte est également confronté à tout le complexe philosophique, théorique, esthétique, culturel russe. Et de ce point de vue les discussions sur les questions du nouvel art, « l’histoire de l’art, de la musique, de l’architecture, l’anatomie et d’autres sciences »[10] ont eu comme centre l’atelier-salon de l’appartement munichois de Marianne Werefkin (Vériovkina), où elle vivait et travaillait avec son ami de coeur Jawlensky, où se réunissait la colonie russe de Munich, mais aussi toutes les personnalités de passage venues du monde entier (de Diaghilev à Eleonora Duse). Dans son journal écrit en français entre 1901 et 1905 sous le titre Lettres à un Inconnu[11], elle « distinguait le monde intérieur, le seul réel, et le monde sensible qu’elle rejetait, le visible et l’invisible »[12]. Elle a déclaré dans sa Causerie sur le symbole, le signe et sa signification en art :
« J’aime la vie follement, avec tout ce qu’elle donne, avec ses peines et ses joies, avec toute sa banalité (pochlost’) et sa grandeur, avec toute la beauté de ses formes extérieures, mais je sens et je crois que derrière cette vie existe encore une autre vie qui pour moi est encore plus séduisante, une vie mystérieuse et éternelle. »[13]
Kandinsky a radicalisé ces positions dès 1909-1910 quand il écrit la première version de Du Spirituel en art :
« La Nécessité intérieure est la seule loi immuable de l’art dans son essence. »[14]
Cette Nécessité intérieure est un « appel impérieux »[15] à la liberté totale de l’artiste de puiser dans cette zone qui se trouve entre « la pure abstraction » et « la pure réalistique [sic] »[16]. Il proclame la venue de l’Époque de la Haute Spiritualité. L’acte créateur est un « total mystère » :
« Pleine de mystère est la naissance d’une création artistique. Oui, si l’âme de l’artiste est vivante, il n’y a plus alors besoin de la soutenir, de l’aider par un travail cérébral et des théories. Elle trouvera elle-même ce qu’elle doit dire, bien que, au moment de l’acte créateur, ce „quoi„ n’ait pas été du tout clair à l’artiste même. La voix intérieure de l’âme lui soufflera également de quelle forme il a besoin et où la chercher (la „nature„ extérieure ou intérieure). Tout artiste qui travaille, comme on dit, en suivant son sentiment, sait combien, tout soudain et pour lui-même de façon inattendue, lui répugne une forme inventée et comment „comme de soi-même„ vient à la place de cette dernière une autre forme contraire, une forme juste. »[17]
J’ai déjà écrit ailleurs que ce que Kandinsky appelle « la Nécessité Intérieure », c’est sans aucun doute l’impulsion irrésistible qui s’impose à l’artiste créateur, l’oblige à choisir telle ou telle forme pour l’expression de l’essence des choses. Est‐ce que cet « impératif catégorique » ne ressemble pas à la « dictée de la pensée » de Breton? Je pense que la source, consciente ou inconsciente, d’un tel mouvement qui naît de l’intérieur du processus créateur, remonte, selon toute vraisemblance, à la « volonté de puissance » nietzschéenne qui meut l’être lui‐même, est l’être lui‐même dans son « énergétisme ».
Traçant la ligne Nietzsche‐Kandinsky‐Breton du point de vue du processus créateur, je n’ignore pas le moins du monde ce qui sépare fondamentalement ces penseurs‐ créateurs. Tout d’abord, Kandinsky est un penseur chrétien pour lequel « Dieu » de façon générale, qu’il soit le Dieu ancien ou le Dieu nouveau, n’est pas mort. S’il émet l’idée du surhomme, ou bien s’il ressemble lui‐même à Zarathoustra dans son rôle de prescient, entouré par « la méchanceté et les railleries », qui « traîne à sa suite le lourd chariot de l’humanité toujours plus avant, toujours vers le haut »[18], ce n’est là qu’une enveloppe extérieure, car Kandinsky, en fait, professe l’idée de l’artiste qui sait « se détourner du corporel pour servir le spirituel« [19].
Jacqueline Chénieux-Gendron a bien relevé que, étant donné que « le projet poétique surréaliste cherche […] à tâtons les mots ou les formes du „sens intérieur„ de l’homme pour atteindre „le continent futur d’une „grande réalité„ [,] on n’évite pas la confrontation convergente du surréalisme avec la pensée et les mots de Kandinsky […], connus de Marcel Duchamp et devinés déjà par Apollinaire. »[20]
Pour en revenir au symbolisme russe, notons encore qu’à la suite de Marianne Werefkin, de Kandinsky et d’Andreï Biély, le peintre et théoricien arméno-russe, Georges Yakoulov a développé à partir de 1914 une pensée dominée par une théorie des « soleils multicolores » :
« La conscience manifestée dans l’art d’un homme de tel ou tel tempérament, de telle ou telle race est due à la force fatale qui a donné l’énergie de connaître et qui a enfermé cette connaissance : cette force, c’est le Soleil. »[21]
Le peintre n’est pas le maître de la nature, mais il lui obéit, qu’il le veuille ou non, il est le serviteur conscient ou inconscient des énergies solaires. Dans le manifeste « Nous et l’Occident », publié par Apollinaire dans Le Mercure de France du 16 avril 1914, manifeste inspiré par Yakoulov, sont opposés l’art de l’Europe un « art territorial » avec une conception du monde géométrique, se dirigeant de l’objet au sujet, et l’art de l’Orient, « algébrique » dont la conception du monde se dirige « du sujet à l’objet ».[22]
Dans un hymne au prisme coloré de la Chine, publié en 1914 sous le titre « Le soleil bleu », Yakoulov écrit:
« Le rayon du soleil, l’air, le ciel, l’eau, la nature et l’homme, l’animal et la plante, tout est réuni dans un même spectre. L’essentiel, c’est le rythme de ce prisme dans ses oscillations entre la saturation et la transparence, sans passage dans le prisme d’une autre teinte. Les pays qui possèdent de tels prismes sont les pays d’Orient, la Corée, le Japon, la Chine, les pays du „matin calme„, du „Soleil Levant„ et du „Céleste Empire„, comme ils se dénomment eux-mêmes. »[23]
Je soulignerai ici l’affirmation de Yakoulov que « l’essentiel, c’est le rythme du prisme [coloré] ». Cela fait une transition avec la question de l’art, telle qu’elle s’est posée en Russie, à partir du symbolisme, à l’art de gauche, c’est-à-dire ce que l’on a appelé par la suite « l’avant-garde russe ».
Le poète, théoricien et étincelant mémorialiste du futurisme russe, Bénédikt Livchits, a pu écrire :
« Les questions soulevées par la peinture de gauche étaient étroitement voisine des problèmes de la théorie de la connaissance, elles imposaient la solution précisément sur ce plan. »[24]
Il pouvait d’autre part affirmer que la lumière venait « des bords de la Seine et du pays heureux de la peinture affranchie ». Selon lui, c’est la peinture qui s’est libérée avant la poésie des formes périmées d’expression. À propos de l’opéra cubofuturiste La Victoire sur le Soleil, il répétait :
« La peinture (cette fois elle n’était pas de chevalet, mais théâtrale!) menait de nouveau par la bride à sa suite les créateurs du langage futuraslave.”[25]
C’est dans le futurisme italien que d’est manifestée l’union de la peinture et de la poésie. Pour exprimer la sensibilité futuriste, Marinetti prend l’exemple de l’art pictural. Cela est évident dans le premier manifeste du 20 juillet 1909 :
« Que peut-on bien trouver dans un vieux tableau si ce n’est la contorsion pénible de l’artiste s’efforçant de briser les barrières infranchissable à son désir d’exprimer entièrement son rêve.
Admirer un vieux tableau, c’est verser notre sensibilité dans une urne funéraire, au lieu de la lancer en avant par jets violents de création et d’action. »[26]
De même, Marinetti, préfaçant le catalogue de l’exposition parisienne Les peintres futuristes italiens en février 1912, utilise le terme pictural de simultanéité.[27]
Il revenait aux Russes de faire fructifier la semence jetée sur un terrain prêt pour cette germination. Cet excursus historique m’a permis de contextualiser cette union de la peinture et de la poésie dans la réflexion des avant-gardes européennes sur ce qu’est l’art. Mais je n’oublie pas que « c’est le rythme du prisme coloré » qui m’a interpellé chez Yakoulov, et, ici, je vous demande de me pardonner de m’auto-citer. Voici comment j’introduisais un article en 1984 sur « Peinture et poésie futuristes » :
« Le problème des rapports de la peinture et de la poésie ne se laisse pas expliquer uniquement par des situations historiques particulières ou par des formules prestigieuses comme le ut poesis pictura d’Horace. La question « peinture-poésie » (il faudrait ajouter « musique » […] » est fondamentalement ontologique. Elle est au coeur de la question de l’être. L’une des faces de l’être étant le rythme. Le rythme est l’être de tous les étants tracés, il est le pré-tracement de l’expression des arts plastiques, de la poésie et de la musique. Il est à l’origine du sens. »[28]
Personne n’a mieux que Malévitch, qui a traité de l’art dans sa totalité, affirmé que le rythme et le tempo sont à l’origine de l’art, comme de toute chose :
« Le signe, la lettre, dépend du rythme et du tempo. Le rythme et le tempo créent et prennent les sons qui sont nés d’eux et créent une nouvelle image ex nihilo. »[29]
Malévitch note le caractère premier du tracement rythmique, du geste, avant toute expression :
« Dans l’acte du service, nous voyons le mouvement des signes, mais nous ne remarquons pas le dessin que dessinent en soi les signes. Le haut mouvement du signe suit le dessin, et si un photographe expérimenté savait prendre le dessin de la voie du signe, nous obtiendrons le graphique de l’état spirituel. »[30]
Ce rythme pré-tracé que Malévitch nomme « quelque chose qui est plus fin que la pensée, plus léger, plus souple qu’elle »[31] est mutilé quand il sert d’alibi à la « maîtrise artistique ». Le créateur du Quadrangle noir s’insurge contre la prédominance de la maîtrise artistique ou du « principe compositionnel », tel que le définit Nikolaï Taraboukine dans son essai Le dernier tableau [1920]. Dans ses analyses du rythme, Taraboukine reste dans la dichotomie entre un intérieur (le rythme) et un extérieur (les schémas typiques de tel ou tel genre artistique). Pour Malévitch, le rythme, qui est à l’origine de la vie en tant qu’excitation, doit apparaître en tant que tel. Il ne naît pas de rapport, de proportions, de symétries ou de dissymétries, il les origine. Le rythme se situe plutôt dans un centre de suspension entre l’apparent et l’inapparent.
Certains passages de l’article « Sur la poésie » ont une parenté avec ce que l’on appellera beaucoup plus tard le happening ou la performance, mais aussi avec l’automatisme contemporain de Breton. Faisant allusion aux poésies transmentales de Khlebnikov et surtout de Kroutchonykh, Malévitch écrit :
« Les rayons du nouveau poète ont été illuminés par les lettres, mais on les a appelées un ramassis de mots. Que l’on pouvait en ramasser en quantités, en veux-tu, en voilà […]
Je considère comme la chose suprême les moments du service de l’esprit et du poète, le parler sans mots, lorsque de la bouche courent des mots insensés, les insensés ne sont saisissables ni par l’intellect ni par la raison […]
Lorsque s’embrase la flamme du poète, il se dresse, lève les mains, plie le corps, en lui donnant la force qui sera pour le spectateur l’Église vivante, nouvelle, réelle. »[32]
Quand le suprématiste parle de « mots insensés » qui « ne sont saisissables ni par l’intellect ni par la raison », il se réfère aux déclarations des cubofuturistes russes autour de 1913 qui se référaient à la glossolalie dans certaines sectes de l’Empire Russe. Dans le premier Manifeste du surréalisme, Breton s’intéresse aux hallucinations, aux illusions engendrées par la folie, il s’en prend à la logique et au rationalisme, revendique la libération de toutes les formes produites par l’inconscient dont le continent onirique est inépuisable. Cela est accentué dans le second Manifeste où Breton « entre en insurrection contre la logique »[33] Mais ces parentés restent au niveau du discours, car au niveau de la visée de chaque discours, il est évident qu’ils sont à de pôles l’un de l’autre. Chez les Russes, les Ukrainiens, les Géorgiens de l’Empire Russe, l’autonomie de la nouvelle organisation des couleurs, des mots, des sons, des formes visait l’abstraction sans-objet. Alors que chez Breton la lutte contre la logique, le délire revendiqué, avaient une visée politique révolutionnaire, en particulier, la ruine de la religion, de la famille, de la patrie, symboles de la « bassesse de la pensée occidentale »[34].
Pour en revenir à Malévitch, sa pensée picturale tend à changer radicalement la vision du monde et ce sera à partir de cette nouvelle vision du monde que la réalité socio-politique sera radicalement changée. C’est donc une pensée anti-marxienne, comme Emmanuel Martineau l’a bien montré dans son exégèse de ce passage du traité malévitchien Dieu n’est pas détrôné (1922) :
« Le rien ne m’influence pas et « le rien » en tant qu’être ne détermine pas ma conscience, car tout est excitation en tant qu’état unique sans aucune sorte d’attributs, nommés par la langue de la vie de tous les jours. »[35]
Il s’agit évidemment d’une réfutation de la maxime de Marx dans La critique de l’économie politique (1859) :
« Es ist nicht das Bewußtsein der Menschen, daß ihr Sein, sondern umgekehrt ihr gesellschaftliches Sein, daß ihr Bewußtsein bestimmt »[36]
Malévitch en appelle aux « créateurs plus libres, les chantres du sur-terrestre », aux poètes, peintres, musiciens qui doivent accueillir « telle qu’elle est » la voix de l’authentique » qui « résonne en continu dans chacun d’eux ».
On connaît ce passage célèbre de « Sur la poésie » :
« Dans l’artiste s’embrasent les couleurs de toutes les teintes, son cerveau brûle, en lui se sont enflammés les rayons des couleurs qui s’avancent parées des teintes de la nature, elles se sont embrasées au contact de son appareil intérieur »[37].
Mais cette « tempête » des couleurs et des formes qui « s’embrase » dans le cerveau du créateur doit passer par « le condensateur de la raison qui réduit cette avalanche, cette force élémentaire pure, authentique, créatrice en formes figuratives, imitatives, mortes » :
« Cela est la même chose en sculpture, en musique, en poésie.
Il ne peut y avoir de maîtrise dans le divin poète, car il ne connaît ni la minute, ni l’heure, ni le lieu où s’embrasera le rythme.
Peut-être que ce sera dans un tramway, dans la rue, sur une place, sur une rivière, sur une montagne que se produira la danse de son Dieu[38], de lui-même. Là où il n’y a ni encre, ni papier et où il ne peut se souvenir, car à ce moment-là il n’aura ni raison, ni mémoire.
En lui commencera la grande liturgie. »[39]
Il faut ici souligner, encore une fois, que toutes ces réflexions philosophiques, voire théoriques, si multiples dans l’art de gauche de l’Empire Russe, puis de l’URSS, pendant le premier quart du XXe siècle, ont lieu soit à cause de l’incompréhension du public devant des oeuvres sans sujets figuratifs ou hermétiques et il s’agit alors d’une « défense et illustration », soit parce que l’artiste doit s’expliciter à lui-même ce qu’il a créé, dont tout le sens lui a échappé. Paradigmatique de ce dernier cas est l’apparition en 1915 du fameux Quadrangle noir dans le blanc.
La doxographie suprématiste dit que Malévitch, lorsqu’apparut sous son pinceau le quadrangle noir,
« ne savait pas et ne comprenait pas ce que contenait ce carré noir. Il le considérait comme un événement si important dans sa création que pendant toute une semaine, il ne put ni boire, ni manger, ni dormir. »[40]
L’enjeu était certes incalculable.
L’image de l’homme et l’image du monde, qui s’étaient interpénétrées à partir du « réalisme transmental », se sont définitivement réunies dans le Quadrangle noir. Dans le Quadrangle noir, l’image du monde a englouti l’image de l’homme, poussant ainsi à l’extrême la visée des cubistes qui, selon Apollinaire, était « l’expression de l’Univers » à travers la fameuse « quatrième dimension », laquelle « figure l’immensité de l’espace s’éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé », « est l’espace même, la dimension de l’infini ».[41]
Je cite ce fait pour confirmer le propos que j’ai mis en exergue de ma communication, à savoir que la réflexion théorique et philosophique se fait, dans les grands moments de l’art, à partir d’une pratique réalisée. Quand cela a pu être le contraire, une application par la pratique d’idées ou de théories se traduit par une sclérose de l’invention. Cela s’est passé et avec la dégénérescence des grands courants du XXe siècle dès qu’ils sont devenus des recettes – cubisme, futurisme, non-figuration, suprématisme, constructivisme, surréalisme.
C’est à partir de l’apparition insolite et inattendue du carré noir, car toute l’oeuvre qui le précède immédiatement est sursaturée d’objets, que Malévitch a creusé le sens et la signification non seulement de son art, mais de l’acte artistique en général. Dans le corpus impressionnant des écrits malévitchiens, une faible partie a pu paraître de son vivant et ont été publiés ou traduits dans les principales langues européennes un ensemble des inédits, certes incomplet, mais suffisant pour suivre la pensée du peintre. Quand Emmanuel Martineau a fait paraître en 1977 son Malévitch et la philosophie et que moi-même, dès 1974, j’ai mis en évidence le caractère profondément philosophique de tous les écrits du fondateur du suprématisme, il nous a été reproché d’oublier que ce dernier était un peintre. Cela témoigne de ce que, et cela est valable jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de l’art répugne à penser l’art et tend à se cantonner dans l’histoire des évolutions formelles et stylistiques. Dans son essai philosophique de 1922, Dieu n’est pas détrôné. L’Église. L’Art. Le Fabrique, il n’y a pas un seul mot sur la peinture et pourtant tout tend à faire apparaître ce qui est, l’être du monde, ce qui est l’objet de la peinture et du pictural, et cet objet est pour Malévitch le sans-objet, le rien qu’il convient de libérer dans l’acte pur. Cette pensée du « Rien libéré » s’est développée peu à peu à partir du jaillissement incompréhensible du Quadrangle noir.
Je prendrai un autre exemple dans l’art de gauche de Russie de la réflexion d’une oeuvre déjà faite à partir de laquelle sont posées de nouvelles orientations noétiques et pratiques. C’est un texte de Filonov en 1912 qui s’appelle « Canon et loi ». C’est en examinant le cubisme parisien comme étant, selon lui, « une réalisation logique et arbitraire de la forme par la géométrisation de l’objet représenté » [42] que Filonov peut distinguer deux méthodes, celle de la construction d’une forme d’une manière préconçue (le canon) ou bien organique (la loi). Cette opposition entre, disons pour faire court, une construction mécanique purement cérébrale et une voie organique où, selon Filonov,
« la forme pure est essentiellement quelque chose peint de façon à montrer ses liens avec l’évolution en cours, c’est-à-dire avec sa transfiguration perpétuelle en une chose nouvelle. »[43]
En conclusion, je soulignerai que la pensée artistique russe novatrice, celle qui a été véhiculée par les artistes ou les poètes en dévoilement des nouvelles formes apparues à la fin du XIXe siècle par eux-mêmes ou leurs contemporains, a été dominée par la volonté de libérer ce qui dans l’homme se situait au-delà de la logique et de la raison, ce qui se trouvait dans l’obscurité de sa conscience. De ce point de vue, on peut dire que le surgissement de l’inconscient ou bien le subconscient dont parle Malévitch dans ses premiers manifestes de 1915, n’a certes pas une évidence freudienne aussi évidente que chez Breton, mais il l’annonce. Bien des éléments, dont je n’ai pu donner ici qu’un aperçu, pourront être mis en rapport par les spécialistes de Breton avec la pensée poétique et philosophique de ce dernier. On pourra également voir les oppositions ou les nuances dans chacun des cas. Jacqueline Chénieux-Gendron a noté qu’il était difficile « de parler d’une „ontologie„ chez Breton où l’être, dont l’individuation est recherchée, se définit dans le temps. »[44] Du point de vue des arts plastiques, le fait que la peinture d’icônes soit le substrat mental et poiétique de tous les artistes du continent russien, permettra de comprendre toute la différence avec les surréalistes dans leurs explorations du domaine de l’obscur, en particulier celui de l’Éros.
[1] Giovanni Lista, « Marinetti et les anarcho-syndicalistes » in : Présence de Marinetti (éd. Jean-Claude Marcadé), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982, p. 69.
[2] N.G. Tchernychevski, Estétitcheskiyé otnochéniya iskousstva k dieïstvitel’nosti, [Les rapports esthétiques de l’art à la réalité] in Polnoyé sobraniyé sotchiniéniï v 13 tomakh [Oeuvres complète en 13 volumes], Moscou, 1939, p. 86
[3] Cité ici d’après la traduction dans : Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe. 1862-1914, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971, p. 52
[4] D. Mérejkovski, O pritchinakh upadka i novykh dvijéniï v rousskoï sovrémiennoï litératurié[Des causes de la décadence et des nouveaux courants dans la littérature russe contemporaine, 1893], cité ici d’après Valentine Marcadé, op.cit., p. 80
[5] « Plus incommensurable et insaisissable pour l’entendement est une production poétique, meilleure elle est » (Johann Peter Eckermann, Conversations avec Goethe (1836)
[6] D. Mérejkovski, « Des causes de la décadence et des nouveaux courants dans la littérature russe contemporaine », in catalogue Le Symbolisme russe, Bordeaux, Musée des beaux-arts, 2000, p. 172
[7] A. Biély, « Le symbolisme comme Weltanschauung » [1904], in Le Symbolisme russe, op.cit., p. 176
[8] Hans Urs von Balthasar, La gloire et la croix. Apparition, Paris, Aubier, 1965 (trad. Robert Givors), p. 13
[9] Ibidem, p. 377-378. Voir aussi, à propos de la dialectique profondeur/surface, initiée par Nietzsche et, à sa suite, par Biély en Russie le passage suivant de Hans Urs von Balthasar : « Dans la surface visible de la manifestation, on perçoit la profondeur qui ne se manifeste pas, et c’est cela seul qui donne au phénomène du beau son caractère enchanteur et subjuguant, de même que cela seul assure à l’étant sa vérité et sa bonté. Cela est vrai aussi bien de la beauté naturelle que de la beauté artistique et, pour cette dernière, même dans les compositions abstraites qui réduisent au minimum la dimension de la profondeur en cherchant à tout projeter dans les catégories horizontales de la surface, de la couleur et du rythme. Car l’oeil peut voir ces constellations de cent manières différentes, en saisissant la figure de telle ou telle façon, en vertu de sa puissance propre; et cela montre qu’ici encore jouent des phénomènes d’expression subjective interne, phénomènes d’un „vouloir-dire„ intentionnel ou de simple disposition subjective. On peut chercher à découvrir de multiples manières l’intention et la disposition de ce qui s’exprime dans une surface : en s’informant objectivement de ce que l’auteur a voulu dire, en cherchant à l’éprouver subjectivement à partir des données de l’oeuvre » – Ibidem, p. 373-374.
[10] Voir Valentine Vassutinsky-Marcadé, in Le Symbolisme russe, op.cit., p. 187-188
[11] Voir un choix de textes de ce journal profus dans la publication : Marianne Werefkin, Lettres à un Inconnu. Aux sources de l’expressionnisme (éd. Gabrielle Dufour-Kowalska), Paris, Klincksieck, 1999.
[12] Valentine Vassutinsky-Marcadé, op.cit., ibidem
[13] Marianne, Werefkin, « Causerie sur le symbole, le signe et sa signification en art » [1914], in Le Symbolisme russe, op.cit., p. 190
[14] Vassili Kandinsky, « Le contenu et la forme » [1910], in Le Symbolisme russe, op.cit., p. 184
[15] Ibidem, p. 164
[16] Ibidem
[17] Vassili Kandinsky, O doukhovnom v iskousstvié (Jivopis’) [Du Spirituel en art (la peinture)] [1910], in Izbrannyïé troudy po téorii iskousstva [Choix de travaux sur la théorie de l’art], t. I, Moscou, « Guiléya », 2000, p. 168; traduction française de l’allemand par Nicole Debrand dans : Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (éd. Philippe Sers), Paris, Denoël, folio, 1989, p. 201-202
[18] Ibidem, en russe, p.108, en français, p. 59
[19] Ibidem
[20] Jacqueline Chénieux-Gendron, Inventer le réel (1922-1950). Le surréalisme et le roman, Paris, Honoré Champion, 2014, p.32
[21] Georges Yakoulov, « Ars Solis. Sporady tsviétopistsa » [Ars Solis. Sporades d’un peintre de la couleur] dans la revue des imaginistes Gostinitsa poutiechestvouiouchtchikh v prekrasnom[Hôtel de ceux qui voyagent dans le Beau], I, 1922; traduit en français d’après un tapuscrit des archives du frère de Georges Yakoulov, Artiom, dans Notes et Documents de la Société de Georges Yakoulov, I, mai 1967, sous le titre « La définition de soi ».
[22] Facsimilé du tract russe de « Nous et l’Occident » et sa traduction en français dans : Bénédikt Livchits, L’archer à un oeil et demi, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971, p. 196-197
[23] Georges Yakoulov, « Le Soleil bleu » [1914] in Le symbolisme russe, op.cit., p. 186 (trad. Raphaël Khérumian)
[24] Bénédikt Livchits, L’archer à un oeil et demi, op.cit., p. 78
[25]Ibidem, p. 182
[26] Giovanni Lista, Futurisme : Manifestes, proclamations, documents, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, p. 88
[27] À la suite des peintres, il écrira à la même époque :
« J’ai imaginé […] le lyrisme multilinéaire auquel je réussis à obtenir cette simultanéité qui hante également les peintres futuristes, lyrisme multilinéaire au moyen duquel je suis convaincu d’obtenir les simultanéités lyriques les plus compliquées. », Opere di F.T. Marinetti, Milan, Mondadori, 1968, p. 68
[28] Jean-Claude Marcadé, « Peinture et poésie futuristes » in : Les avant-gardes littéraires au XXe siècle (éd. Jean Weisgerber), Budapest, Akademiai Kiado, 1984, p. 963-964
[29] Kazimir Malévitch, « Sur la poésie » [1919], in Écrits, t. I, Paris, Allia, 2015, p. 181
[30] Ibidem, p. 188
[31] Ibidem, p. Cf. Mallarmé : « quelque chose d’autre […] musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets », in « Avant-Dire » au Traité du Verbe de René Ghil, 1886.
[32] Kazimir Malévitch, Écrits, t. I, op.cit., p. 191
[33] André Breton, Oeuvres complètes, t. I, Paris, nrf-Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 785
[34] Ibidem
[35] Kazimir Malévitch, Écrits, t. I, op.cit., p. 309
[36] Cf. Emmanuel Martineau, « Sur „Le Poussah„ », in Ibidem, p. 653
[37] Kazimir Malévitch, Écrits, t. I, op.cit., p. 182
[38] Beaucoup de ces passages de « Sur la poésie » semblent avoir reçu une impulsion de Nietzsche, en particulier de Die Geburt der Tragödie; pour ce qui est de la danse, voir Le Crépuscule des idoles : » […] L’art de penser doit être appris, comme la danse, comme une espèce de danse… Qui parmi les Allemands connaît encore par expérience ce léger frisson que fait passer dans tous les muscles le pied léger des choses spirituelles ! — La raide balourdise du geste intellectuel, la main lourde au toucher — cela est allemand à un tel point, qu’à l’étranger on le confond avec l’esprit allemand en général. L’Allemand n’a pas de doigté pour les nuances… Le fait que les Allemands ont pu seulement supporter leurs philosophes, avant tout ce cul-de-jatte des idées, le plus rabougri qu’il y ait jamais eu, le grand Kant, donne une bien petite idée de l’élégance allemande. — C’est qu’il n’est pas possible de déduire de l’éducation noble, la danse sous toutes ses formes. Savoir danser avec les pieds, avec les idées, avec les mots : faut-il que je dise qu’il est aussi nécessaire de le savoir avec la plume, — qu’il faut apprendre à écrire ? « , Götzendämmerung, « Was den Deutschen abgeht », § 7
[39] Kazimir Malévitch, Écrits, t. I, op.cit., p. 188
[40]Anna Leporskaja, « Anfang und Ende der figurativen Malerei – und der Suprematismus »/ « The Beginning and the Ends of Figurative Painting – Suprematism », in : Kazimir Malewitsch. Zum 100. Geburtstag, Köln, Galerie Gmurzynska, 1978, p. 65
[41] Guillaume Apollinaire, Méditations esthétiques, 1913 (ch. III)
[42] Evguéni Kovtoune, « „L’oeil qui voit„ et „L’oeil qui sait„. De la méthode analytique de Filonov », in catalogue Filonov, Paris, Centre George Pompidou, 1990, p.116
[43] Filonov, « Le canon et la loi » [1912], cité par E. Kovtoune, op.cit., p. 116]
[44] Jacqueline Chénieux-Gendron, op.cit., p. 149
Vassili Kandinsky, Saint Georges et le dragon IV, c. 1917, huile/carton, 61×91 cm, Moscou, Galerie nationale Trétiakov
EMMANUEL MARTINEAU « SUR ‘LE POUSSAH' »,1975
By Jean-Claude on Mar 6th, 2025
EMMANUEL MARTINEAU « SUR LE POUSSAH« ,1975
[LES NOTES DE CE TEXTE SE TROUVENT DANS SA RÉÉDITION – MALÉVITCH, ÉCRITS 1, PARIS, ALLIA, 2015, p.645-676]
“Le problème existentiel de l’image ne peut plus se laisser écarter.” J.-P. Sartre, L’Imaginaire, 1940, conclusion, sect. 1.
I
La langue de Malévitch étant rocailleuse, et suggérant aux différents traducteurs différentes méthodes de restitution […], il est clair que le lecteur français attentif, désormais en possession de trois états de nombreux textes, sera enfin en mesure, sauf accident, d’extraire d’eux par comparaison un sens univoque ; qu’il se trouvera un peu dans la situation de saint Augustin exé- gète aux prises avec différentes traductions de la parole divine, et pourra partager, semble-t-il, l’optimisme du grand docteur qui concluait en ces termes leur examen comparé :
Quae quidem res plus adjuvit intelligentiam quam impedivit, si modo legentes non sint neglentes : “Cette circonstance – la diversité des traductions – a été plus favorable que défavorable à l’intelligence de l’Écriture, pourvu que le lecteur ne refusât point de lire”
Puisque nous-mêmes sommes ici en face de textes sinon sacrés, du moins inspirés, […] nous voudrions consacrer quelques brèves remarques en choisissant […]un exemple précis – celui de Poussah –, plutôt qu’en dégageant <des> divers textes, disparates par l’occasion, la date et la forme, des principes dont l’appréciation supposerait acquis ce qui est encore loin de l’être: d’une part l’exégèse approfondie de Dieu n’est pas détrôné (dont le Poussah est le prolongement), avec, en particulier, la recherche des motifs patristiques que cette œuvre recèle très probablement, d’autre part la publication critique de tous les écrits posthumes (la grande œuvre intitulée Mir kak bespredmietnost) et leur topographie d’ensemble.
Nous venons de parler du lecteur attentif : mais il convient avant toute chose de souligner combien l’espèce en est rare, au moins dès qu’il s’agit de Malévitch. Deux ans après la publication du premier tome de V. et J.-Cl. Marcadé , sept ans après celle des Essays, on entend encore couramment douter de la cohérence, que dis-je, du caractère “sensé” de la parole malévitchienne. Ce qui signifie simplement que, l’obstacle linguistique une fois levé par la traduction, un obstacle herméneutique, autant dire philosophiephique ou spirituel, subsiste, différent du premier mais peut-être encore plus malaisé à surmonter. Une répugnance, pour ne pas dire une “résistance”, se laisse observer devant une parole qui ne vient point s’insérer dans les cadres traditionnels de ce que l’on appelle “écrits d’artistes”. S’y ajoutent naturellement la méfiance inspirée par ce qui est russe, toujours suspect de théosophie, de “mysticisme” ou, en général, d’irrationalisme, et aussi l’influence délétère de la pseudo-herméneutique contemporaine, qui prêche des maximes plutôt contradictoires : on réclame d’un côté que la littérature veuille dire quelque chose (c’est par l’exemple le Sartre de Qu’est-ce que la littérature ?), tandis que de l’autre on dénonce le mythe du contenu pour brandir le signifiant. Or, entre la nostalgie du signifié et la rage du signifiant, non seulement le sens se perd, mais aussi, qui pis est, le sens du sens s’émousse – et avec lui le goût de la parole, à laquelle on préfère tantôt le vieux “message” (si possible politique) , tantôt le nouveau langage-écriture (si possible psychanalytique). Au confluent de ces feux croisés, dure et solitaire est la condition de celui qui a simplement – si l’on nous passe cet archaïsme – quelque chose à dire.
Or, qu’a à dire Malévitch? La vérité de l’être (et non point l’essence de l’étant) comme in-objectivité ; l’ineffabilité divine et la purification possible du rapport de l’homme au divin ; les conditions d’un communisme supérieur à l’“humanisme” du jeune Marx ; surtout: la liberté propre au Rien, d’un Rien où il faut que l’homme apprenne lui aussi à prendre son libre envol : rien de moins.
En d’autres termes: l’affaire de la pensée suprématiste, c’est exactement ce que la phénoménologie heideggérienne portera
plus tard à la parole. Et le plus étonnant est qu’en résumant ainsi l’enseignement du peintre, nous n’avons rien ajouté à ses propres énoncés, rien orné ni enjolivé: en dépit d’une formation philosophique probablement sommaire, en tout cas autodidactique, malgré son ignorance des conditions historiques propices à l’éclosion de la méditation de Heidegger, Malévitch, faisant le plus avec le moins, trouve en dix ans de réflexion solitaire le nom propre de la question “suprême”: le “Rien libéré”. Performance de grand penseur “sans le savoir”? Trouvaille heureuse? Il n’y en a point dans la domaine de la pensée. Courage plutôt et, comme dit Heidegger des Grecs, “passion de la vérité” assez ardente pour déplacer les montagnes de l’inculture (technico-philosophique), du climat idéologique, de l’avant-gardisme à courte vue, etc. Car ni la révolution, ni les fruits du renouveau russe – futurisme, formalisme, alogisme, etc. – n’expliquent la doctrine de Malévitch, de la même façon que Cézanne, le cubisme, le futurisme, etc., éclairent tout de sa peinture, sauf justement l’essentiel : la radicalité exceptionnelle de l’abstraction vers laquelle elle se porte entre 1913 et 1915 .
Voilà en gros pour les dimensions philosophiques – et humaines – des écrits malévitchiens. Elles sont imposantes. Mais, demandera peut-être le lecteur ingénu d’un document comme le Poussah, quelles proportions ont ces quatre petites pages de polémique avec des perspectives doctrinales aussi vertigineuses? Et l’échantillon choisi ne risque-t-il pas de trop peu prouver?
Sans affirmer que le Poussah soit un texte de l’ampleur de Dieu n’est pas détrôné, nous voudrions montrer, afin d’exorciser une fois pour toutes le soupçon d’incohérence dont nous avons parlé, combien est rigoureuse l’inapparente dialectique qui en constitue l’armature.
“Poussah: jouet d’enfant qui consiste dans un buste de carton représentant un magot, et porté par une demi-sphère de pierre, qui, ramenant toujours le centre de gravité en bas, le balance longtemps, quand on le pousse” (Littré)
– et l’empêche de rester “détrôné”. Car le poussah, sauf respect, c’est Dieu.
Mais quel Dieu ? C’est la question préalable, c’est la question ultime que pose notre texte. Pour la résoudre, il faut se rappeler deux mots
de Nietzsche, c’est-à-dire du penseur qui a tracé le champ à l’intérieur duquel se meut le Poussah. Le premier mot, au §125 du Gai savoir, est évidemment “Dieu est mort”, et le second :
“La réfutation de Dieu : – à proprement parler, seul le dieu moral est réfuté”,
ou encore:
“Vous appelez ça une auto-décomposition de Dieu : mais ce n’est qu’une mue: -il dépouille sa peau morale! Et vous le retrouverez bientôt, par-delà bien et mal.”
Le dieu qui est mort, c’est celui de la morale et de la théologie. Or, fait capital, Malévitch ne nous parle ici que de ce Dieu assassiné par l’homme insurgé, et non pas de l’“autre” Dieu, non pas de celui qui est vivant, non détrôné. S’il n’existe aucune contradiction grossière et littérale entre le traité de 1920 et l’appendice de 1923, c’est tout simplement que l’un et l’autre ne nous entretiennent pas du même Dieu. Mais alors, en quoi le Poussah demeure-t-il un post-scriptum ?
C’est l’occasion du texte, la réfutation des attaques d’Issakov, qui explique le décalage. En effet, Malévitch a devant lui ce qu’il appelle des révolutionnaires socialistes. Ces gens-là veulent briser les vieilles idoles, tuer Dieu, mais en même temps, ils ressuscitent Dieu en édifiant de nouvelles images. Soit : ils se contredisent, et Malévitch se gausse de vulgaires arroseurs arrosés. Sans doute, mais si la portée de son intervention se réduisait à cette critique de demi-habile, on ne voit point ce qui la distinguerait d’un exercice journalistique. Constater une incohérence n’est d’aucun profit, c’est même à la portée de toute droite, donc de tout le monde.
Il faut donc mesurer quel supplément positif, dans ce texte, vient s’ajouter à une critique d’aspect banal et ludique. Ce supplément est métaphysique. La méprise des révolutionnaires socialistes s’enracine dans une situation “historiale”, c’est-à-dire une situation où sont en jeu le rapport de l’homme à l’étant en totalité et la détermination du concept métaphysique de “Dieu”.
De ce caractère délibérément métaphysique du texte, le deuxième alinéa vient fournir aussitôt le clair indice:
“Ils ne voient que des idoles installées sur des trônes, alors que sur les tréteaux de théâtre, non seulement ils ne les voient pas, mais ils confirment celles qui sont renversées.”
Cette image des tréteaux ne se borne pas à faire allusion au théâtre de l’époque; elle indique surtout que ce qui retient l’attention de Malévitch, c’est le lieu où se trouvent les idoles, ou Dieu, leur place. Une réflexion sur la place de Dieu au sein de l’étant en son entier est évidemment étrangère à la polémique religieuse, à l’apologétique, et elle ne l’est pas moins à la théologie positive : ne la prend en compte, cette place, que la réflexion métaphysique, selon laquelle Dieu – quoi qu’il en soit par ailleurs de lui – se définit comme place. (Le terme “place”, ici, n’équivalant naturellement pas au site où se tient le Dieu indétrôné et inobjectif, ce site que Malévitch, en 1920 , demandait au terme eckhartien “repos” de nommer.)
Sous le nom de Dieu, comme l’a montré Heidegger , la métaphysique pense la région supra-sensible en général, fins et mesures, idées et idéaux, “soleil” et “horizon”. Or, de ce rappel élémentaire mais indispensable découle le sens d’ensemble du Poussah. Face à une “critique de la religion” qui charrie une métaphysique inconsciente et se borne à attaquer les idoles sans penser leur place, n’a donc aucune chance de triompher d’elles, Malévitch répliquera en métaphysicien conscient. Il acceptera un registre qui n’est pas celui où il entendait jusqu’alors s’exprimer. Car il sait qu’au-dessus du discours métaphysique sur Dieu, il en est un plus haut, celui – pour faire court – de la théologie négative. Par cette dernière expression, nous n’entendons point une méthode de dialectique pré-donnée, que notre auteur aurait héritée des Cappadociens, de Denys, etc. Car la théologie négative dont il use, loin de se superposer à celle des Pères et de ne devoir même son inspiration et ses origines qu’au christianisme, répond chez Malévitch – comme chez Maître Eckhart – à une expérience autonome, et surtout positive, en tous cas prioritaire du Néant en tant que “révélé” (offenbaren, disait Heidegger en 1929).Théologie du néantir (Vernichten) plutôt que de la négation, elle n’est point négative parce que théologique (parce qu’occupée du Dieu “transcendant” de l’Écriture), mais à l’inverse elle rencontre Dieu comme l’un des habitants (certes privilégié) d’un Rien qui lui est préalablement “apparu”, mieux qui s’est d’abord manifesté à lui ontologiquement, phénoménologiquement, en tant que lieu inobjectif. Un tel lieu, bien entendu, ne se confond nullement avec la région supra-sensible de la métaphysique, mais son exploration, sa découverte n’en sont pas moins indépendantes de la “révélation” historique du Dieu qui habite in luce inaccessibili, et que “l’homme n’a jamais vu”. Non qu’entre cette révélation-ci et la manifestation du Rien dont nous avons parlé le débat ne se doive ouvrir, pour le grand profit des études malévitchiennes, mais aussi des études eckhartiennes et de bien d’autres, non que l’assonance soit fortuite entre les formules que l’une et l’autre inspirent, mais il n’est de possible débat, Heidegger nous l’a souvent dit, que là où préalablement l’effort de la pensée a été de ne point réduire les dénivellations, les spécificités, et de laisser s’ouvrir, entre ce qui un jour entrera peut-être en dialogue, l’abîme le plus profond.
Bref, Dieu n’est pas détrôné, ouvrage du dernier et du plus intempestif des Pères, n’avait rien non plus de métaphysique, et c’est pourquoi ce traité avait été mal compris, et confondu avec un vulgaire retour de flamme religieuse et réactionnaire. Pour défendre le traité, Malévitch transpose métaphysiquement son propos sur Dieu autant que faire se peut, et consent à parler un instant la langue en laquelle on lui cherche querelle. Il va répondre en dialecticien. Ainsi s’explique que le Poussah, postérieur par l’occasion à Dieu n’est pas détrôné, lui soit en réalité propédeutique. Il se situera sur le terrain classique de la critique feuerbachienne et marxienne de la religion, à cette différence près qu’il ne récuse celle-ci que pour mieux répondre ensuite à la parole de Nietzsche :
“Et combien de dieux sont encore possibles !”,
et non pour renouveler de l’antique l’anthropothéïsme feuerbachien et l’humanisme des Manuscrits de 1844. Cet appendice, sans doute, est pré-nietzschéen, mais il l’est à dessein et stratégiquement, alors que Dieu n’est pas détrôné, inversement, s’avançait résolument au-delà de la problématique de Nietzsche et de toute théïologie métaphysique.
Pour plus de clarté, traçons un tableau des différents types de paroles sur Dieu ou le divin qu’il est urgent de ne plus confondre, sous peine de méconnaître la portée des textes en méconnaissant d’abord l’ordre au sein duquel ils se meuvent :
(1) Critique vulgaire (révolutionnaire) de la religion : les “révolutionnaires socialistes”.
(2) Critique feuerbacho-marxienne de la religion.
(3) Théïologie métaphysique.
(4) Théologie “dogmatique”.
(5) Théologie spirituelle au sens large, patristique entre autres,
incluant la théologie négative classique.
(6) Théologie apophatique du Dieu inobjectif, présupposant,
outre un accès expérimental à la vie positive du Rien, une remise en question “phénoménologique” – ou aphanologique – de la signification de l’apophase comme telle : cette dernière parole sur Dieu culmine naturellement dans la nomination du retrait du divin (Dieu n’est pas détrôné, § 12), motif où entrent en écho imperceptible la parole de Malévitch, la parole de Hölderlin, et la parole ultime de Nietzsche .
D’un mot : tandis que Dieu n’est pas détrôné escaladait vaillamment le cinquième et le sixième des niveaux distingués, c’est aux trois premiers que le Poussah condescend à séjourner.
Cela dit, nos quatre petites pages sortent de leur inapparence de pamphlet de circonstance. Une fine dialectique s’y laisse discerner, et ce à partir du cinquième alinéa:
“Il devient maintenant évident que, si l’on déboulonne Dieu du ciel, il tombera sur la terre.”
À cette phrase énigmatique, malgré ou à cause de l’“évidence” métaphysique dont elle s’autorise, vient répondre la fin de l’article :
“S’il (Issakov) les faisait partir (les dieux) de la terre, ce serait une autre histoire, mais la situation serait pour lui , là encore, sans issue : les ayant fait partir de la terre, ils s’envoleront au ciel.”
Y a t-il là-dedans plus que de bons mots, ou même mauvais ? Que s’est il passé entre les deux phrases ? Soit à montrer quelle logique stricte s’est développée de l’une à l’autre.
II
Une double logique, en vérité, puisque le Poussah exhibe, selon la profondeur avec laquelle on l’aborde, deux couches d’argumentation superposées, ou plutôt concentriques. Le texte, sur le tremplin, d’une démonstration obvie, formelle, conforme au bon sens le plus rassis, donne son élan à une méditation de plus grand style sur la vie divine, objet même du traité antérieur et du legs manuscrit des années .
Bon sens, mais bon sens dialectique. Cette dialectique, certes, nul ne la trouvera ici qui prête l’oreille au travail du négatif, au rythme de la scission, de l’aliénation, de l’Aufhebung… Point de Hegelei dans ce modeste opuscule, mais de la dialectique quand même : une dialectique antimarxienne, donc marxienne par le champ où elle se déploie, ainsi que le suggère, au milieu du texte, un fait aussi rare que palpable : Malévitch cite Marx, et se réfère au marxisme de Marx, et non pas, comme c’est toujours le cas ailleurs, au “marxisme” ou au “socialisme” tout court. Singulière citation assurément, mais qui n’a point attendu Issakov, puisque ce dernier n’a fait lui-même que la prélever au dernier paragraphe de Dieu n’est pas détrôné. On lisait là des choses bien difficiles, si embrouillées que la confrontation des trois traductions existantes pourrait inciter le lecteur à désespérer, et réduire à néant l’optimisme auquel nous venons de l’inviter. Le début du paragraphe étant assez clair, donnons aussitôt le passage litigieux, et d’abord en anglais :
“Therefore nothing influences me and “nothing” as an entity, determines my consciousness, for all is stimulus as a single state without any attributes that have a name in everyday language.” (Essays t. 1, p. 188.)
Mme Robel, dans son recueil, substitue :
“C’est la raison pour laquelle le “rien” n’agit pas sur moi, le “rien”, en tant qu’être ne détermine pas ma conscience, car tout
est excitation comprise comme l’état unique, dépouillé de tous les attributs que cite le langage de la communauté.” (p. 327)
tandis que M. Marcadé, un an avant, avait proposé :
“C’est pourquoi le rien ne m’influence pas, et “le rien” en tant qu’être ne détermine pas ma conscience, car tout est excitation en tant qu’état unique sans aucune sorte d’attributs, nommés par la langue de la vie de tous les jours.” (t. 1, p.147
Si la confrontation vaut la peine, c’est parce que l’anglais, surtout chez le philosophe, crée une fâcheuse tentation, et inspire un faux enthousiasme : cette langue ne pouvant distinguer entre rien et rien ne, et Malévitch usant de guillemets dans le second membre de la phrase (les premiers guillemets de Mme Robel ne sont pas dans le texte), on forme l’impression, en lisant les Essays, que Malévitch attribue une influence positive (ce qui est peut- être d’ailleurs vrai doctrinalement) au Rien lui-même. Rien ne m’influence, semble dire la première traduction, et (seul) le Rien, en tant qu’entité (le Rien “positif”) détermine ma conscience. Quelle thèse alléchante pour celui qui, comme nous, a la faiblesse d’attribuer à Malévitch une spiritualité d’anéantissement! Hélas, le peintre n’en dit pas tant, et il faut ici multiplier les précautions. Que dit-il ? Ce que lui font effectivement dire les deux autres versions , mais moyennant quelques gloses sans lesquelles ces versions lues telles quelles demeureraient – et nous ne leur reprochons pas – quasi inintelligibles. L’auteur nie résolument une proposition marxienne qu’il n’est pas besoin d’être érudit pour identifier, puisque ce n’est rien d’autre que la fameuse phrase de l’avant-propos à la Critique de l’Économie politique de :
Es ist nicht das Bewusstsein der Menschen, dass ihr Sein, sondern umgekehrt ihr gesellschaftliches Sein, dass ihr Bewusstsein bestimmt : “Ce n’est pas la conscience, l’être-conscient, des hommes qui détermine leur être, mais leur être social qui détermine leur être-conscient”.
Marx parle ici, que cela plaise ou non, de l’être, et Malévitch a bien voulu s’en
aviser. Or, en quoi conteste-t-il celle thèse sur l’être et la pensée ? M. Marcadé a accepté de m’aider à fixer comme suit la pensée du peintre : il faut abandonner entité, et admettre que le mot “être” (c’est le mot le plus courant en russe pour dire l’être, sur la racine * bhu), tel que l’emploie Malévitch, réplique rigoureusement au Sein marxien: d’où une stricte différenciation des deux coordonnées du début de la phrase, au premier aspect redondantes : a) “le rien ne m’influence pas” signifie que, étant donné que l’excitation est un rien , elle ne saurait ipso facto être quelque chose d’influent, de causal, d’efficient, de déterminant : jusqu’ici la phrase n’est pas polémique, et conclut simplement ce qui la précède ; b) la polémique anti-marxienne intervient après le et: cet être (social) que vous invoquez comme déterminant, dit Malévitch, moi je l’appelle un “rien”; donc il n’y a aucun “être”, et surtout pas celui-là, qui soit en mesure de déterminer mon être-conscient. En somme: le premier rien de la phrase, sans guillemets, désigne l’excitation, qui n’agit pas, même si – mais la langue de Malévitch réserve de ces surprises – la ligne précédente a parlé, cum grano salis, d’action de l’excitation ; quant au second rien, celui qu’encadrent des guillemets, c’est le vrai nom – polémique – de l’être selon Marx, c’est-à-dire de l’être en tant que social.
On voudra bien nous pardonner de nous étendre aussi complaisamment sur deux lignes déjà trois fois traduites, et qui plus est deux fois correctement, mais il nous semble que l’expression “en tant qu’être” ne pouvait se dispenser de quelques explications. D’une part, même si nous avons dû renoncer à parler d’un influxus du rien, ou au moins à l’extraire directement de la phrase, son interprétation plus poussée nous autorise à persister à l’y détecter indirectement, puisque l’excitation s’y offre bel et bien comme un rien, et comme un rien éminemment positif. D’autre part, sous peine de considérer comme un hors-d’œuvre l’ontologie malévitchienne, il était du plus haut intérêt de constater son opposition radicale, littérale et définitive avec celle de Marx.
Définitive, vraiment ? Mais si, précisément, par trop de littéralité crue, dissimulait une disparate plus fondamentale?
Laissons ici la question ouverte, non sans la libeller comme suit : lorsqu’une pensée “antimarxienne” de caractère non-métaphysique déclare son opposition à une thèse marxienne métaphysique, l’alternative primaire du “pour ou contre Marx” reste-t-elle bien éclairante? Et le propos d’une pensée non-métaphysique, au XXe siècle, plutôt que de nier les “positions” de la métaphysique ne consiste-t-il pas bien plutôt à ouvrir le champ de l’intérieur duquel seulement ces position, loin d’être évacuées, sont en mesure de trouver pour la première fois leur vérité supérieure ? Bref, peut-être que Malévitch, loin de réfuter Marx ou – qui pis est – de tenter de l’intégrer et de le “dépasser”, coopère à créer les conditions d’un dialogue fécond avec le marxisme? Il y coopère certes, dira-t-on, naïvement et comme à son insu? Mais le fait-il pour cela moins décidément ?
Quoi qu’il en soit, Issakov n’hésite point : “éructations idéologiques”, “instabilité idéologique”, perte de “flair”, tels sont les maux qui ont fondu sur Malévitch aux alentour de 1920. Lui répondre, entrer en controverse ontologique ? C’est évidemment exclu ? Pour disputer d’ontologie, il faut sinon dominer son champ, du moins s’accorder sur ses dimensions, le percevoir comme un champ dont la présence ne va point de soi. Sérieux philosophique et polémique journalistique étant donc tous deux rendus impossibles, l’un par la rudesse de l’accusateur, l’autre par le bon goût de l’accusé, ce dernier choisira la voie moyenne d’une dialectique, au sens ancien et noble du terme: lorsque l’on ne peut parler ad rem et que l’on s’interdit de répliquer ad hominem, il n’est pas qu’une ressource celle d’aller, si j’ose dire, ad verba, et d’ébranler ironiquement les énoncés de l’adversaire, les lieux communs sur lesquels il s’appuie et dont il se nourrit. Marxienne par le champ, comme on dit, la dialectique de notre texte sera socratique par la forme. Elle va s’employer à solliciter des topoi marxistes en les livrant à eux-mêmes: exhibant leur errance sans dénoncer leur fausseté, elle les abandonnera à leur propre mouvement jusqu’à ce que, d’eux-mêmes, ils se renversent.
“Il devient maintenant évident que, si l’on déboulonne Dieu du ciel, il tombera sur la terre.”
La phrase n’a d’abord que l’allure d’un constat, et l’évidence nommée par elle paraît purement descriptive: la Russie rénovée persiste à se “revêtir” de la “forme des images des Apollons”. Mais la phrase garde aussi sa tonalité monologique : ce qui devient maintenant évident à l’extérieur, se dit Malévitch à lui-même, ne l’était pas moins auparavant, philosophiquement. L’arriération artistique de la révolution apporte une confirmation expérimentale de plus à cette vérité plus ancienne, éternelle, que toute tentative de déboulonnage des dieux est toujours une méprise. Pourquoi? Parce que l’on s’impose alors, au lieu de se libérer à bon compte de l’illusion religieuse, la charge infiniment plus lourde de devoir déboulonner ensuite leur dépouille: l’image. Critiquer les dieux était d’une simplicité enfantine : ils n’étaient guère, expliquait-on, que des images, moyennant la définition subséquente de l’image comme illusion, fantasme, projection, ou comme on voudra dire. Mais une fois l’image rapatriée, vidée de ses prétentions anagogiques, réduite au statut de pure configuration (Gebild, comme dit Rilke), elle se met contre toute attente à faire question comme telle pour la première fois. La dénonciation de l’image comme mirage n’a fait que rapprocher le mirage de nous, et une critique qui niait être dupe lorsqu’il était au ciel se perd en lui dès qu’il gît sur la terre: le mirage n’est vraiment mirage qu’à partir du moment où l’image, n’étant plus vécue comme image, sombre dans l’“évidence” et va de soi. Bref, la critique des images a conduit à capituler devant l’image. Car l’image – et c’est ici le philosophe Malévitch qui tire la leçon de l’aventure –, ce n’est seulement les images, les effigies des vieilles divinités, les cuisses des Apollons tant abhorrés par Malévitch, tant de beaux blocs de marbre gaspillés, mais c’est aussi et surtout une région intentionnellement bien délimitée, de l’étant et un mode de celui-ci. La survie de l’eidôlon comme imago pose une énigme que la mort des idoles n’a fait qu’aiguiser.
Le monde des dieux était coextensif au monde des images. En balayant le premier, en le déboulonnant de sa place pour le jeter à
terre, on s’est retrouvé face à place avec le second comme problème. Car “dieux” et “images”, ces deux mots sont des synonymes, et ce qui vaut des uns vaut des autres, notamment la dernière phrase :
“S’il les faisait partir (les dieux) de la terre, la situation serait pour lui, là encore, sans issue: les ayant fait partir de la terre, ils s’envoleront au ciel”,
phrase qui, transposée des dieux aux images, signifie : il y a une transcendance irréductible de l’image en tant qu’intentionnelle qui, quelle que soit la place où on veut loger cette image, terre ou ciel, provoque irrémédiablement son maintien dans un certain en face, dans le lieu de l’image. Chassée de la terre, l’image miroitera de nouveau au ciel ; chassée du ciel, l’image persiste et trouve même une vitalité nouvelle, elle submerge le monde moderne. La critique de la religion, faute de prendre au sérieux le problème de l’image, a eu cet effet inattendu : contraindre l’homme à assumer la spécificité phénoménologique de ce que Husserl, avant Malévitch, a isolé sous le nom de “conscience d’image”. Si “les dieux” ne sont que fantasmagorie, la phantasia elle-même est une réalité indétrônable. La caducité du contenu a mis à nu l’irréductibilité du mode.
Mais n’allons pas trop loin dans cette voie, puisque Malévitch lui-même, réservant cette problématique, fait mine de négliger son propre concept de l’image pour épouser stratégiquement le concept adverse. Il décrit et ironise. Pour ce faire, son premier soin sera de fixer d’abord l’aspect sous lequel l’image indestructible sévit dans un monde qui, au lieu de la découvrir comme telle en sa transcendance, la prend désormais comme allant de soi. L’image, sous sa plume, garde encore ici un sens restrictif, celui de forme. Forme, c’est en effet le nom qu’a repris l’image dans la modernité:
“L’image, n’est-il pas vrai, c’est une certaine forme dans laquelle est mise en forme la matière”
L’image informe cette matière comme “l’âme et le corps”, entendons (probablement), comme l’âme, en bonne métaphysique d’École, informe le corps. Or la forme, Issakov y tient: selon lui,
interprète Malévitch,
“l’existence est mise en forme par l’artiste”,
de sorte que le peintre n’a aucune peine à ironiser:
“Les images (entendons : les formes) existent (selon vous) “dans la poussière idéaliste”” (…) “Pourquoi donc alors Issakov me reproche-t-il (de façon pas tout à fait exacte) d’affirmer le droit de l’artiste à mettre en forme l’existence et non le contraire?”
Faut-il comprendre qu’accusateur et accusé ont enfin trouvé un point d’unanimité ? Nullement, comme le prouve la parenthèse que nous venons de souligner, et qui suffit déjà à nous faire pressentir que l’interprétation de l’art comme “mise en forme” ne saurait satisfaire Malévitch comme elle satisfait Issakov. Pourquoi donc? Sans doute parce que cette fonctionnarisation de l’image dans le rôle de la forme, chargée d’informer le matériau qu’est l’être comme social, constitue le manquement le plus grave qui se puisse concevoir à la tâche à l’instant délimitée: faire face à l’image comme “corrélat” de la vie de l’homme moderne. Et ce qui trouble ici Malévitch, c’est le fait que la forme, plus que tout autre étant, fasse éminemment l’objet de cette fonctionnarisation. Que l’information soit le produit par excellence, c’est sans doute devenu, au soir du XXe siècle, un truisme sociologique, quoiqu’encore impensé. Mais Malévitch, à la date où il parle, est prophète : il saisit sur le vif l’avènement de la forme au rôle d’information, et surtout il s’interroge l’un des premiers sur le privilège qui échoit à ce concept à l’intérieur de la mise en service générale de l’étant. Pourquoi l’organisation de l’existence prolétarienne implique-t- elle avant tout sa “mise en forme”? Et quel pire péril pour l’art, dont c’est ici la vraie mort? Autant de questions qui, dans une optique heideggérienne, ne sauraient être adéquatement déployées que sur le fond de la question plus générale de l’essence de la technique. Mais si Malévitch l’aborde autrement , il ne la vit pas moins profondément : attentif au destin du Bild menacé de réquisition informationnelle, il nous rappelle que la perte de contrôle du monde passe aussi par la perte de conscience d’image.
D’où le sens de la parenthèse, que l’on peut ainsi développer : si l’attribution à Malévitch par Issakov d’une doctrine de la nécessité d’une production de formes est inexacte, c’est parce que la forme, chez Malévitch, se refusera justement à devenir informante. Si elle s’y résignait, elle ne serait, comme il est maintenant clair, que la retombée technique de l’ancienne image, enrôlée pour la construction du Weltbild prolétarien. Nous sommes d’accord , dit Malévitch, Issakov et moi, sur le fait de l’inéluctabilité de la forme, mais un tel fait, dans sa pensée et dans la mienne, se charge d’une signification exactement opposée : Issakov souscrit à son insu à une nécessité purement métaphysique, celle de la production massive de formes informantes et illustrantes, qui, au cours du siècle, deviendront informationnelles, puis informatiques. Moi, au contraire, je respecte une spécificité intentionnelle de l’image dont la puissance de la forme n’est que l’avant-plan; je sais que l’homme, en tant qu’existant, est en rapport fondamental à un “imaginaire” qu’aucune critique de l’idéologie ne peut évacuer, et je tente justement de débarrasser cet imaginaire des images pour la hausser, comme on va voir aussitôt, à la dignité de l’iconique, du Bild véritable.
Bref, à une même nécessité historiale – le caractère incontournable d’une relation de l’homme à la sphère du Bild – viennent répondre deux attitudes contradictoires: chez l’adversaire, la soumission, vécue comme triomphe, à l’invasion technique des formes, prétendument vidées de leurs prestiges idéologiques : chez Malévitch, une tentative de renverser le sens de cette nécessité tout en la respectant : l’image se révélant un existential fondamental, efforçons-nous de méditer l’impossibilité positive de la “détrôner”, et, au lieu de n’y voir que le signe d’un insuffisance “critique”, trouvons un rapport libre à cet indétrônable. Si nous y parvenons, peut-être alors que l’image ne sera plus asservissante, ou enlaidissante, mais anagogique : libératrice.
Ultime confirmation de ce refus malévitchien de la forme informante, qui écartera de nous, nous l’espérons du moins, le soupçon de “mettre” dans ces quatre pages ce qui n’y est pas – comme si la
recherche du non-dit d’un écrit malévitchien pouvait se contenter de toiser l’apparente pauvreté de ce qui s’y dit en avant-plan :
“D’ailleurs, je ne puis trouver dans ma brochure les mots : “et l’artiste créateur qui revêt d’une forme le chaos des émotions”, visiblement ce sont les paroles de S. Issakov.”
Comprenons, mon interprétation de l’art ne consiste point, en maintenant sa vocation “informante”, à lui assigner simplement un objet nouveau, qui serait l’émotion et non plus le réel social, mais au contraire à modifier sa vocation en lui interdisant d’informer quelque objet que ce soit ! L’émotion, loin d’attendre que l’on la vête d’une forme, est “élément formant”, selon l’expression des écrits pédagogiques de Malévitch, ce qui signifie tout sauf : élément formel. La présence, dans ce volume, d’un nouvel état du texte grandiose de Malévitch Sur la poésie peut momentanément nous dispenser d’aborder cette doctrine : l’opposition de la poésie formante et de la poésie informante qu’on trouve dès la première page de cet écrit capital suffira en tout cas à convaincre que le concept malévitchien de la forme n’est pas moins distant du formalisme que du productivisme d’Issakov.
III
Mais quel rapport peut-il bien exister entre cette dispute de mots sur la forme et l’image et la critique de Marx par Malévitch ? C’est la question même de l’unité du Poussah.
Et d’abord, résumons-nous. Il nous est apparu deux choses essentielles :
1. Le problème de l’existence ou de la non-existence des dieux n’intéresse pas Malévitch. Ce qui importe à ses yeux, c’est que le rapport de l’homme aux idoles (nous ne parlons pas ici, comme il a été dit, du Dieu non objectif), a toujours été rapport à l’image, ce que ni Feuerbach, ni Marx n’ont aperçu, occupés qu’ils étaient
uniquement par le contenu anthropologique du dogme (Feuerbach) ou par le processus de l’aliénation (Marx). Or, le peintre assiste à un pompeux déboulonnage des dieux et constate : cette opération ne fait que confirmer le caractère inexpugnable de l’image en tant que corrélat “intentionnel” de la vie humaine.
“Dieu, comme image, n’est pas détrôné”,
dit le texte, ce qui signifie : l’image détrônée comme Dieu n’est pas détrônée (ni détrônable) comme image. Autant dire que l’irréductibilité de l’image donne comme un avant-goût de celle du vrai Dieu, du Dieu-repos du traité de 1920. Ajoutons bien sûr que ce mot “intentionnel” vient de nous et non pas de Malévitch : si nous le risquons, c’est fort de la conviction (conquise ailleurs) que Malévitch, même s’il ne parle point le langage de Husserl, a atteint la notion d’inobjectivité au fil d’une méditation de type phénoménologique plus vulgairement appelée “peinture”.
2. Loin d’être découvert comme un existential riche d’enseignements cachés, le Bildbewusstein, le rapport à l’image, également le peintre-penseur, n’est point assumé par la modernité. Au contraire, il se perd, s’exténue. Le besoin des images est confondu avec une simple nécessité sociale. La production en série des formes n’est justifiée que par l’obligation d’”informer” la masse et d’illustrer sa nouvelle existence. En ce sens la révolution, comme toute l’humanité occidentale quoi qu’il lui arrive politiquement, est “idéaliste”, il n’y a pas moyen de faire autrement: le matérialisme, n’étant nullement un monisme ontique de la matière, inclut, en tant que pensée technique, un rapport à l’idée (idéa) devenue Gestalt, configuration, modèle, module, schème, schéma, structure, forme, etc., le tout produit en quantité suffisante. Bref, la poussière idéaliste continue à tourbillonner à la surface de la terre. C’est l’atmosphère qui nous préserve, en Occident, du feu solaire, mais aussi qui nous sépare, comme un “abat-jour”, du vaste espace où le vrai Dieu habite.
En somme l’image indétrônable, chance de l’homme, est devenue, comme forme, sa prison. En quel sens elle pourrait redevenir une chance, seule la phénoménologie (et la théorie spirituelle) de
l’expérience iconique, bien sûr, pourrait nous l’indiquer. Affirmer ou nier que cette phénoménologie “se trouve” dans les écrits de Malévitch n’est d’ailleurs pas une question de constat littéraire, mais d’interprétation du non-dit de ces écrits.
Mais Marx dans tout cela ? L’être et l’être-conscient, et la détermination de l’une par l’autre ? Même si, apparemment, Malévitch les a un peu oubliés, et nous aussi à sa suite, il prétend pourtant ne pas s’en être éloigné tant que cela, puisqu’il demande ex abrupto au huitième alinéa:
“Est-ce que la conscience détermine l’existence ou l’existence la conscience, est-ce que la poule vient de l’œuf ou l’œuf de la poule? Est-ce que l’existence existe en dehors de la conscience ou la conscience en dehors de l’existence? Qu’en pensez-vous, camarade Issakov?”
On sera peut-être tenté de régler la question du sens de ces lignes en n’y découvrant que de la plaisanterie. Et de fait, elles ne contiendraient rien de plus si Malévitch n’y avouait qu’une ignorance négative : si la conscience détermine l’être ou l’être la conscience, je n’en sais rien, je n’en ai cure et cela n’a pas en soi d’intérêt. Mais le style dialectique adopté par le peintre nous laisse aisément soupçonner que le sens de sa question est tout différent. Ce qu’il semble dire, c’est ceci : dans la perspective ontologique plus vaste que la problématique de l’image vient d’ouvrir, l’alternative sommaire de la détermination de l’être par la conscience ou de la conscience par l’être n’a plus d’intérêt. Cet intérêt qu’elle pouvait avoir, elle l’a perdu. La question marxienne, par conséquent, n’est nullement évacuée quant au contenu, mais c’est plutôt la façon de questionner du “marxisme” qui se trouve désormais frappée d’inanité. L’être, la conscience, Malévitch ne dit point que ce soient des mots vides, et que l’ontologie, en tant que préoccupation, soit un leurre. Il dit au contraire, si nous daignons prêter l’oreille au contexte général de sa question, que celui qui a pris acte du caractère indétrônable de l’image comme mode ontique est peut-être mieux armé pour faire
face à “l’alternative” marxienne. C’est ce qui nous reste à montrer, en lisant pour cela la phrase la plus importante du Poussah, négligée à dessein jusqu’ici, celle qui forme le noyau vivant d’une dialectique dont les moments plus haut examinés demeuraient périphériques :
“L’âme vole vers Dieu à partir précisément de l’image ici-bas pour aller vers la Réalité au ciel. De la sorte, la religion va plus loin que S. Issakov, elle ne fait que tenir ici-bas l’homme devant l’image et, après la mort, “l’âme”, comme essence, va non pas vers l’image, mais vers la “Réalité”.”
Sous prétexte de se défendre, décidément, Malévitch aggrave son cas : il n’est d’aucune affirmation, dans son texte, qui menace autant que celle-ci d’attirer sur lui le grief d’endurcissement idéologique, de récidive religieuse. Si la religion va plus loin qu’Issakov, n’est-ce pas elle que Malévitch dresse désespérément contre le socialisme ? Et quel moyen plus singulier, plus incohérent, apparemment, pour exorciser l’emprise des images terrestres, du nuage de poussière idéaliste, que de revenir au point de départ, et de refaire droit aux images sacrées? Le Poussah prétend-il donc remettre en question l’apport de la “critique de la religion”? Serait-ce un écrit réactionnaire? Surtout qu’il y a bien pis:
1. Non seulement l’idée qu’exprime ici Malévitch est traditionnelle, mais elle est même canonique. Car notre dernier extrait est une quasi-citation des décisions du VIIe concile œcuménique, contre les iconoclastes (deuxième concile de Nicée, en 787) :
“D’autant plus souvent (le Seigneur, la Mère de Dieu, les anges, les saints…) sont vus grâce à la figuration iconique, et d’autant plus ceux qui contemplent ces images sont élevés à la mémoire et au désir des prototypes, tendent à les aimer et à les honorer de leur vénération, non pas cependant de la véritable latrie conforme à notre foi, laquelle ne doit revenir qu’à la nature divine, etc.” (cf. Enchiridion symbolorum, no 302 .)
2. Si la forme était récusée par Malévitch (lorsqu’il reproduisait l’argumentation matérialiste) sous prétexte qu’elle se surajoutait de l’extérieur, d’en haut, à la réalité matérielle, à l’être social et ainsi lui juxtaposait un monde idéaliste” quoique terrestre, n’est-il pas aberrant qu’il lui oppose maintenant une image dont il avoue en même temps qu’elle n’est qu’une étape transitoire (une “ressemblance”) vers la Réalité spirituelle? Forme et image paraissant partager l’une comme l’autre la même condition de secondarité déchue par rapport à une réalité, matérielle ou spirituelle, qu’importe, l’on s’étonne que la seconde puisse être dressée contre la première. “Vêtement” idéal d’une réalité matérielle, telle est la forme, “vêtement” matériel d’une Réalité spirituelle, telle est l’icône. Dans un cas comme dans l’autre, le décalage ne persiste-t-il pas entre le modèle et la “mise en forme”?
À ce scrupule tout formel, il est aisé d’objecter deux choses: d’une part, Malévitch n’invoque ici l’exemple de l’icône qu’à titre d’antithèse purement dialectique. Il ne prétend nulle part que le rapport icône-réalité spirituelle lui paraisse normatif en tant que l’icône est une ressemblance, et la ressemblance d’un certain “objet” privilégié. Ce n’est pas en tant qu’image de quelque chose que l’icône l’intéresse, tout de même qu’il n’oppose point la dignité du prototype religieux à la bassesse d’autres prototypes. Il ne s’agit visiblement pas dans son esprit d’opposer un prototype à un autre. D’autre part, à ses yeux, le “commun” décalage de l’icône et de la forme par rapport à leur prototype revêt, ici et là, une signification distincte, et c’est même là, pensons-nous, que réside le nerf de sa lapidaire et énigmatique démonstration.
En effet, souligne Malévitch, tandis que l’imagerie matérialiste, malgré son caractère prétendument terrestre, immanent, illutratif, iconographique, n’arrive pas à se dépasser elle-même vers la réalité matérielle qu’elle voudrait exprimer, où elle voudrait s’anéantir, mais devient une nouvelle réalité idéaliste (éviction de la réalité par l’information en tant que nouvelle couche), l’icône, à l’inverse, sait s’effacer, s’abaisser, s’anéantir devant et au profit de son prototype, dont le caractère religieux, dans l’optique présente,
n’a pas grande importance. Bref, le mouvement psychagogique a bien lieu avec l’icône, alors qu’avec la forme informante s’installe la tautologie de l’information pour l’in-formation, exemple privilégié de “volonté de volonté”, comme dira Heidegger quelques années plus tard. La ressemblance “formelle” du réel devient le double du réel, et même le réel par excellence. On voulait célébrer la production, l’on ne fait qu’alimenter la consommation des formes. L’icône, en revanche, qui intéresse plus Malévitch en tant qu’image qu’en tant que chrétienne, possède au moins ce mérite qu’elle se sait comme forme inadéquate à un contenu “transcendant à toute image”, et qu’elle sait faire office de chemin vers ce contenu, au lieu de s’imposer comme sédiment imperméable entre l’homme et la Réalité.
Forme, contenu, ectype et prototype, n’ayons pas peur de ces mots, même s’il est aujourd’hui de mode de les stigmatiser. Oui, l’icône se sait dépendante d’une “Réalité” et Malévitch ne songe pas à le lui reprocher. Car ce dualisme de la ressemblance et du prototype n’est pas un mal en soi. Ce n’en devient un que lorsque, comme on vient de le dire, les formes, se solidifiant en région nouvelle, doublent l’être social au lieu d’y conduire, restaurent sur la terre la scission d’un monde sensible et d’un monde intelli- gible – d’un monde de la “grossière production matérielle” et d’un monde de la laide production formelle. Alors, comme dit Novalis, là où il n’y a plus de dieux, règnent les fantômes, entendons les phantasmata.
Peut-être maintenant commençons-nous à comprendre en quel sens Malévitch peut se permettre sa question abrupte à Issakov sur l’être et la conscience, sans compromettre pour autant l’unité de son propos. Que l’œuf sorte de la poule, que la poule sorte de l’œuf, que l’être soit déterminé par la conscience ou la conscience par l’être (social), l’essentiel, veut dire Malévitch, est que l’on part ici et là d’une dualité ; il y a l’être et la conscience, il y a d’un côté le noein, de l’autre côté l’einai, ou bien, en transposant, il y a d’un côté le réel et de l’autre côté les formes qui l’informent, tout en étant régies par lui en tant qu’elles l’imitent de façon
“réaliste”. Dualisme du réel et de la forme, dualisme de l’être et de la pensée, c’est après comme avant l’ennemi métaphysique et artistique sur lequel Malévitch concentre son attention et ses assauts. Le poussah, le nuage de poussière qui s’envole au moindre souffle et reprend de la hauteur, signifiait tout à l’heure positivement l’incontournabilité de la corrélation de l’existence humaine à l’image, il signifie maintenant négativement cet entêtement à placer la conscience au dessus de l’être qui la détermine. Or Malévitch, et nous accédons ici au cœur de sa doctrine, Malévitch veut que cesse cette thèse spontanée de la conscience comme distincte de l’être. Le suprématisme, ou l’Abstraction, ce n’est rien d’autre que l’entreprise, profondément apparentée sur ce point à la phénoménologie heideggerienne, pour faire faire résolument à la conscience (et à l’œuvre) sa sortie dans l’être, pour la conduire à sa perte dans l’être. “Briser l’abat-jour bleu”, cela n’a pas d’autre sens que remonter l’icône au prototype. En vérité, la tâche n’est d’ailleurs plus de remonter vers quoi que ce soit, ni de descendre vers l’être en tant que social, car il n’y a plus l’être (l’étant) matériel ou spirituel, il n’y a plus que l’être (en sa vérité) in-objectif, vers quoi il faut percer. Or si ce “prototype” d’un nouveau genre ne peut plus être appelé un modèle, pour la bonne raison que ce n’est plus un objet, cela n’entraîne point l’impossibilité, ni la superfluité d’“icônes” d’un nouveau genre : les icônes suprématistes, abstraites. Celles-ci, loin de fournir à la conscience la pâture de formes qui lui refléteraient sa condition sociale, ne s’adressant plus en l’homme qu’à la pure existence, la pure extériorité : d’un mot – mal famé – à la liberté.
Car ce que nous appelions (en songeant à Husserl, et aussi à ses continuateurs, tel Sartre et Fink) l’irréductabilité de la conscience d’image doit avant tout être interprété comme un rapport existentiel de l’homme au vrai transcendant. Non certes au “transcendant” des dieux objectifs, des idoles, légitimement brisé par la révolution. Mais au transcendant qu’est l’être lui-même comme lieu de repos d’un nouveau Dieu, celui que le crépuscule des idoles non seulement laisse indétrôné au sens négatif, mais
révèle aussi comme positivement indétrônable. “Si nous vainquons Dieu, dit Malévitch, nous deviendrons nous-mêmes dieux”. Puisse ce malheur nous épargner ! – tel est le sous-entendu de cette phrase redoutable. Devenir nous-mêmes des dieux, c’est nous nourrir de la terrible illusion que le surhumain, la conscience de l’homme comme exploitant de la terre, a pris la place de Dieu. Mais écoutons à ce propos Heidegger:
“Morts sont tous les dieux : maintenant nous voulons que vive le surhomme” (Ainsi parlait Zarathoustra, fin de la première partie).
“Une pensée grossière, dit Heidegger, pourrait s’imaginer ici que, selon ce mot de Nietzsche, la seigneurie de l’étant passe de Dieu à l’homme, ou, pour le dire de façon plus grossière encore, que Nietzsche installe l’homme à la place de Dieu. Ceux qui raisonnent ainsi pensent décidément bien peu divinement au sujet de l’essence divine. Au grand jamais l’homme ne peut se placer à la place de Dieu, parce que l’essence de l’homme au grand jamais n’atteint le domaine essentiel (Wesensbereich) de Dieu. En revanche, il peut se produire quelque chose de bien plus inquiétant, mesuré à pareille impossibilité, quelque chose dont c’est à peine si nous avons commencé à percer le sens. La place qui, à penser métaphysiquement, échoit à Dieu en propre, c’est le lieu de l’effectuation et de l’entretien causal de l’étant comme créature. Ce lieu de Dieu peut rester vide. Au lieu de lui (statt seiner) peut s’ouvrir un autre lieu – lui répondant métaphysiquement –, qui n’est identique ni avec le domaine essentiel de Dieu ni avec celui de l’homme, un lieu avec lequel, toutefois, l’homme trouve une relation insigne. Loin que le surhomme puisse en quoi que ce soit prendre la place de Dieu, la place où pénètre le vouloir du surhomme est un autre domaine, le domaine d’une autre fondation de l’étant en son être autre. Entre-temps, cet être autre de l’étant est devenu – et cela signifie le commencement de la métaphysique moderne – la subjectivité.”
Ce passage de Heidegger, bien plus précisément que nous n’avons ici le temps de le montrer, fait écho à Malévitch. Et surtout
par la distinction qu’il institue entre quatre lieux : le lieu essentiel du divin, en d’autres termes le repos suressentiel du Dieu malévitchien ; ensuite le lieu du Dieu-cause suprême de la théologie rationnelle ; ensuite le lieu de l’homme. Or, souligne Heidegger, aucun de ces trois lieux ne se confond avec celui du surhomme, qui, bien que “répondant métaphysiquement” au second, est d’une absolue nouveauté.
Or, il n’est rien dans ces lignes que Malévitch ne “sache”, et c’est pourquoi elles peuvent nous servir après coup de révélateur providentiel de sa propre pensée. Passons sur la différence des deux premiers lieux, plus que familière au peintre-penseur. Toute sa méditation, dans le Poussah, se consacre au troisième et au quatrième, au lieu de l’homme et au lieu du surhomme “révolutionnaire”. Et ce sur quoi il met l’accent, c’est sur la nécessité, pour ce surhomme, de trouver un lieu qui, justement, ne se confonde pas avec le lieu du Dieu métaphysique : en d’autres termes, sur la nécessité vitale, pour cette nouvelle figure de l’homme, d’accéder – puisqu’il ne peut plus et ne doit plus faire autrement que d’y accéder – ; à l’“autre domaine d’une autre fondation de l’étant dans son être autre”. Loin d’opposer la religion à l’avènement du surhumain, dans un geste de nostalgie et de timidité, Malévitch redoute donc que le surhomme ne reste inférieur à lui-même ! Qu’il ne soit qu’une caricature, qu’une singerie du Dieu-économe de la tradition. Qu’il reste, comme dit Nietzsche de Zarathoustra, “un vieil athée”.
Ainsi la relation au Dieu indétrôné ou in-objectif n’est pas proposée par Malévitch contre l’avènement du surhumain, mais est conçue par lui comme la plus extrême plénitude de cet avènement. Comme le Dionysos de Nietzsche, ce Dieu à venir n’est digne que d’une humanité qui aura préalablement dépassé sa prétention “idéaliste” à mettre en forme sa propre existence en tant que sociale. Ce qui ne signifie d’ailleurs nullement – et ici la difficulté atteint peut-être son comble – que la “foi” inobjective de Malévitch se puisse, comme celle de Nietzsche, accommoder de la volonté de puissance. Bien au contraire, elle requiert, comme dit Suprematismus (c’est-à-dire
les écrits posthumes, encore inédits en russe) la “liberté comme non-volonté” (Willenlosigkeit)
L’analogie Nietzsche-Malévitch, par conséquent, réclame un sérieux correctif: d’une part, Malévitch assume comme Nietzsche le surhumain, et c’est en l’assumant que, comme Nietzsche encore, il apparaît comme un “philosophe passionnément en quête de Dieu”. Mais d’autre part, la figure nietzschéenne du surhumain n’est pas celle qui, aux yeux de Malévitch, peut passer pour la figure définitive, “suprême” de l’homme. Bien au-delà de la volonté de puissance, il y a, secret encore réservé, une autre liberté, celle de s’élancer extatiquement vers l’être, ou mieux encore vers le Rien, lui-même “libéré”. D’où cette deuxième thèse, sur laquelle nous n’aurons point à revenir : le lieu du surhumain, que Nietzsche nomme “la terre” sans la penser thématiquement comme “autre domaine”, ce lieu reçoit de Malévitch, comme de Heidegger, le nom de l’être lui-même. Là où Nietzche laisse le surhomme sans monde, et laisse indécis son rapport nouveau au divin, Malévitch parvient à élaborer une pensée de la mondanéité du surhomme, et à y inclure une nouvelle figure de Dieu.
En voilà assez, pensons-nous, pour persuader le lecteur qui voudra bien aborder les textes ici traduits hors de tout préjugé sur leur prétendue “situation historique”, que la spiritualité qui les anime, d’une part existe (ne trouve-t-on pas dans Sur la poésie une théorie développée du sacrement !), d’autre part engage résolument la pensée au-delà des perspectives nietzschéennes. Or, comment nommer un tel au-delà, sinon “phénoménologie”? Comment se refuser à la révélation que le suprématisme est une pensée trans- métaphysique ? Comment enfin résister à la tentation d’un nouveau
rapport à Dieu, que phénoménologie et suprématisme, en dialogue silencieux et inconscient, conspirent avec la même ardeur à nous proposer comme le seul accomplissement possible de la surhumanité que nous sommes, du moins lorsque nous acceptons que la “domination de la terre” n’en épuise pas la grandeur et les possibilités ?
*
1. La conscience d’image est à la fois résidu et annonce du rapport à un monde ; 2. la structure d’autoanéantissement de l’image, loin de la frapper d’évanescence, de la réduire à un signe sans épaisseur, constitue l’essentiel de sa dignité ; 3. il n’est de véritable image que l’icône d’un prototype in-objectif ; 4. il n’est d’in-objectif que l’être (ou le Rien), et un Dieu-Rien dont les chrétiens ont su quelque chose, depuis Grégoire de Nysse jusqu’au fameux Deo non competit esse de Maître Eckhart; 5. le surhumain, s’il ne fait la sortie (extasis) vers ce Rien et vers ce Dieu, se condamne à l’impiété, pis encore, à l’infra-humanité qui ravage bêtement la terre et demande à l’art de célébrer le ravage par la hideur d’une “mise en forme” universelle ; 6. ce n’est plus une conscience, chez le surhomme malévitchien, qui est en rapport à l’être, ce n’est même plus une pensée, c’est une liberté ou encore, pour reprendre un mot de Heidegger toujours incompris, une ek-sistence.
Voilà, croyons-nous, le non-dit du Poussah. Libre évidemment à nos herméneutes de prétendre que nous prenons nos désirs spéculatifs pour des réalités textuelles, et de rabaisser l’opuscule considéré au rang de document intéressant sur les “problèmes” de l’art et de la politique au cours de la révolution russe. Libre à l’historicisme, et à la maniaquerie politisée, de refuser de voir de la pensée là où il n’y aurait selon elle que des “querelles de Weltanschauungen”. Mais libre à nous également de ne point répondre à ce type d’objections, et même de les tenir d’avance pour nulles et non avenues, sans pour autant vouloir nous soustraire à une critique pensante. Une seule chose est certaine : quiconque nie la dignité, l’autonomie, la vitalité de la pensée, quiconque nie la liberté humaine n’entrera point dans Malévitch, et perdra tout au plus son temps à fouler les avenues,
d’ailleurs richement peuplées, de l’“avant-garde russe”. Mais l’avant-garde à laquelle appartient historialement Malévitch, c’est peut-être cette libre avancée – cette “libre suspension”, disaient les maîtres victorins au XIIe siècle – dans l’Ouvert, qui, laissant la balourdise des révolutions faire du sur place, se presse à la vitesse du météore vers un “nouveau commencement”.
IV
Cela dit, pourtant, le problème ne fait pour nous que commencer, spécialement en France. Car enfin, si nous nous sommes permis de compter une analyse radicale de “l’attitude imageante” (l’expression est de Sartre) au nombre des possibilités essentielles de la phénoménologie, et bien entendu d’elle seule, nous ne nous dissimulons pas combien la maigreur de la contribution jusqu’ici apportée par la phénoménologie réelle à cette immense question pourrait faire hésiter le lecteur à partager notre foi en cette inépuisable fécondité de l’analyse intentionnelle. Faute de la place nécessaire pour remonter ici jusqu’au Vergegenwärtigung und Bild de Fink (qui d’ailleurs ne fait qu’effleurer son sujet et se termine en queue de poisson) et même à Husserl, prenons au moins le temps d’un bref examen de conscience : en domaine français, quel terrain a-t-il été réellement conquis jusqu’ici dans l’exploration de l’imaginaire comme néomatique, et le bilan des conquêtes passées peut-il en laisser sérieusement espérer de nouvelles? Question d’autant plus pressante que le beau programme tracé en par la phrase de Sartre qui nous a servi d’épigraphe n’a point fort stimulé, il faut l’avouer, des énergies que mobilisait de plus en plus la folle prétention de pénétrer, grâce à la “philosophie de Freud”, comme l’appelle aimablement Merleau-Ponty, les fameuses “structures anthropologiques” de ce même imaginaire : de telle sorte que toute l’attention s’est reportée pendant un temps sur le bric-à-brac symbolique, jusqu’à ce que l’actuelle réaction antijungienne choisisse plutôt de noyer, chez les amateurs de psychologie raffinée, la
question de l’image dans celle, totalitaire et obsédante, du “fantasme”. Bref, tout se passe comme si, devant la négation sartrienne de l’inconscient, l’on avait pensé tout résoudre d’un seul coup en niant cette négation elle-même, et en substituant à la conscience d’image les images “de” l’inconscient.
Mais quoi qu’il en soit de la valeur douteuse de cette substitution, que s’était-il réellement passé en pays phénoménologique ? Et surtout : pourquoi le premier travail moderne sur l’imaginaire, celui de Sartre précisément, devait-il être le dernier? Pourquoi, dès que posée, la question “existentielle” devait-elle retomber dans l’oubli ?
Manifestement, cela s’explique par le fait que ladite question, à peine soulevée par Sartre lui-même, avait été plutôt traitée dans son livre que véritablement déployée. Elle avait reçu réponse sans que l’on parvînt à savoir exactement à quoi la réponse était donnée. Pour le dire encore mieux: traiter cette question, pour Sartre, cela signifiait seulement expliquer la fonction existentielle d’un imaginaire dont la spécificité avait certes été conquise par de remarquables analyses, mais non sans que, simultanément, cet imaginaire se trouvât frappé de secondarité. Étant entendu que l’imaginaire est une conscience originale, mais, si l’on ose dire, dérivée – originale mais non originaire -, à quoi cette conscience sert-elle? Quel rôle joue-t-elle dans une existence qui l’inclut, mais ne saurait reposer sur elle ? Voilà ce qui était demandé ; la question résultait donc de la réponse au lieu de la réclamer, ainsi que l’a parfaitement vu Merleau-Ponty :
“L’imaginaire. Il est pour Sartre négation de la négation, un ordre où la néantisation s’applique à elle-même, et par-là vaut comme position d’être quoiqu’elle n’en soit absolument pas l’équivalent, et que la moindre parcelle d’être vrai, transcendant, réduise aussitôt l’imaginaire.
Ceci suppose donc une analyse bipartite: perception comme observation, tissu rigoureux, sans aucun “jour”, lieu de la néantisation simple ou immédiate –
l’imaginaire comme lieu de la négation de soi.
L’être et l’imaginaire sont pour Sartre des “objets”, des “étants”” .
À défaut, comme on va le voir, d’être exhaustive, et même de toucher le défaut principal de L’imaginaire, cette critique n’en garde pas moins une précision remarquable. Car rien n’est plus vrai : la perception fournissait à Sartre une constant référence naturelle, jamais remise en question en sa primauté. Le comble de la perception était même atteint – cartésianisme rigoureux de Sartre – avec “l’intuition simple d’une pensée nue” (p.223), de sorte que perception empirique et perceptio d’objectivités pures pouvaient se liguer, dans le champ du “réel”, contre la grande fonction irréalisante de l’esprit, réduite à un statut ancillaire comme chez Descartes :
“D’une part la perception (empirique) pose l’existence de son objet, d’autre part, les concepts, le savoir posent l’existence des natures (essences universelles, constituées par des rapports)” (p.231),
tandis que l’imaginaire “présentificateur” (p.203) , créant par-là un véritable “danger” (p.225): le danger que la pensée, faute d’arriver à “maintenir la subordination des structures matérielles (imaginaires) aux structures idéales” (ibid.), ne “s’enlise” (p.229), ne se “laisse absorber par l’image comme l’eau dans le sable” (p.220); car l’image “porte en elle, nous avertissait Sartre, un pouvoir persuasif de mauvais aloi” (p.231).
Par suite l’image, comme dans la géométrie de Descartes, devait demeurer un outil, dont les pouvoirs ostensifs constituaient un mal nécessaire. La variation imaginaire des Ideen était oubliée. Tout le travail de Sartre, s’il se proposait bien de creuser, en balayant “l’illusion d’immanence” (p.345) de la psychologie, “l’extraordinaire différence qui sépare du réel l’objet en image” (p.280-281), d’établir que “l’image et la perception représentent les deux grandes attitudes irréductibles de la conscience” (p.231), et même “s’excluent m’une l’autre” (ibid.) aboutissait à rabaisser ce dont il voulait exhiber le caractère irréductible. N’en déplaise à Aristote et à Kant, jamais cités, il était exclu que l’imagination pût fonder la perception, quelle lui fût condition de possibilité, puisqu’elle le
contestait bien affectivement et magiquement. Sans doute, entre image et pensée, nous disait-on, il n’y a pas d’opposition, mais c’était “parce que l’une et l’autre se rapportent comme l’espèce au genre” (p.235) :
“je perçois toujours plus que ce que je ne vois” (p.232).
Mais il n’y aurait rien eu dans tout cela de bien grave, surtout dans la perspective malévitchienne qui est la nôtre, si Sartre, s’en tenant à sa problématique intentionnelle, n’en avait tiré – ce que semble ne pas apercevoir Merleau-Ponty – la conséquence transcendantale la plus funeste : le refus résolu de toute mondanéité de l’imaginaire. Or, que l’on ne s’y trompe pas: si la pensée de Malévitch ne parvient pas à exhiber, par-delà la notion “intentionnelle” d’inobjectivité comme analogon de l’irréalité sartrienne, la présence “sensible” d’un véritable monde sans objets, alors nous serions les premiers à radier sans appel Malévitch de la liste des penseurs essentiels. Mais s’il y parvient – si l’étude ultérieure de sa doctrine parvient à découvrir en elle cet apport explicitement formulé -, alors l’urgence de la présente digression n’en apparaîtra que mieux : la question fondamentale est de savoir si la phénoménologie, quels que soient ses résultats dans la défense de l’originalité de la thèse imageante, est consciente de la possibilité et de la nécessité de scruter l’image comme monde, ou encore, selon une expression déjà risquée, le lieu des images. Bref, si elle est capable et désireuse de nier – à son tour, mais bien différemment de la psychanalyse – la négation sartrienne que voici:
“Lorsque nous parlons du monde des objets irréels, nous employons pour plus de commodité une expression inexacte. Un monde est un tout lié, dans lequel chaque objet a sa place déterminée et entretient des rapports avec les autres objets. L’idée même de monde implique pour ses objets la double condition suivante : il faut qu’ils soient rigoureusement individués ; il faut qu’ils soient en équilibre avec un milieu. C’est pourquoi il n’y a pas de monde irréel parce qu’aucun objet irréel ne remplit cette double condition” (p.254).
Un “anti-monde” (p.261), tel est en effet le pseudo-monde des objets irréels aux yeux de Sartre. D’où question : cette conclusion peut-elle valoir comme normative pour toute phénoménologie possible de l’image, et dès lors le concept même de monde sans objets (entendons : sans objets “réels” au sens phénoménologique) s’oppose-t-il inexorablement au sérieux de l’analyse phénoménologique de la mondanéité ? Ou bien les limites étroites que Sartre impose au concept de monde sont-elles la seule cause de l’apparente incompatibilité qui s’installe ici entre phénoménologie et suprématisme ? Est-il certain que, comme dit encore Sartre, “l’irréel soit produit hors du monde” (p.358) , ou bien le monde lui-même ne pourrait-il se produire originairement dans l’irréel? Et si c’est cette dernière thèse qui est appelée à se confirmer, le “monde sans objets”, loin de s’offrir comme un autre monde, ne se révèlera-t-il pas comme une interprétation phénoménologiquement rigoureuse de la mondanéité de l’unique monde?
“Pour moi l’être et l’imaginaire sont des “éléments”, poursuit Merleau-Ponty dans le fragment cité, c’est-à-dire non pas des objets, mais des champs, êtres doux, non thétique, être avant l’être.”
Laissons à ces lignes le caractère énigmatique qu’elles garderont sans doute toujours. Merleau-Ponty était-il conscient de la possibilité de rétablir l’imaginaire en sa primauté, et ainsi de dépasser les données de ce que l’on a pu appeler l’École française de la perception ? Autant telle concession à Freud invite à en douter, ainsi que le caractère purement métaphorique du concept de “chair” et des analyses abstruses qui tentent de l’imposer, autant certains traits fugitifs, dans le Visible et l’invisible, paraissent relever le défi philosophique :
“Pour étudier l’insertion de toute dimensionnalité dans l’Être, étudier l’insertion de la profondeur dans la perception, et celle du langage dans le monde du silence. Montrer qu’il n’y a pas de variation eidétique sans parole ; le montrer à partir de l’imaginaire comme soutien de la variation eidétique, et de la parole comme
soutien de l’imaginaire”. (…) “Comprendre l’imaginaire par l’imaginaire du corps. Et donc non comme néantisation qui vaut pour observation mais comme la vraie Stiftung de l’être dont l’observation et le corps articulé sont variantes spéciales”.
L’imaginaire comme champ, comme dimension, comme élément : même si le corrélat perceptif n’a pas complètement disparu, même si le genre dont l’image est l’espèce n’a changé que de nom (ce n’est plus la “pensée”, mais le sentir au sens charnel du terme), le progrès n’en est pas moins incontestable : sous le nom de “sens sauvage”, il est clair que Merleau-Ponty ne se serait pas borné à quêter le Lebenswelt, mais qu’il aurait mis en évidence non seulement une inobjectivité universelle de l’étant comme sensible, mais encore le caractère essentiellement “dimensionnel” in-fini du monde sensible. Aussi bien considérons-nous qu’une étude actuelle de Malévitch, outre qu’elle peut manifester la vitalité de la phénoménologie comme protagoniste privilégié du suprématisme, sera amenée à recueillir également, dans l’activité philosophique en France, l’apport le plus précieux et le moins exploité : une affirmation de l’irréel comme “être avant l’être”.
Paris, 16 septembre 1975
“ ”
EMMANUEL MARTINEAU (1946-2025)
By Jean-Claude on Fév 28th, 2025
Une grande figure de la vie intellectuelle française et de la philosophie n’est plus de ce monde. Emmanuel Martineau s’est éteint à Boulogne-Billancourt le 3 février 2025. Je ne peux sans émotion, moi qui ne suis pas philosophe, oublier l’importance que sa voix, que sa parole, que son écriture, que son engagement ont été décisifs pour mon itinéraire intellectuel. Il a soutenu aussi le travail de recherche de ma femme Valentine sur l’art ukrainien.
Je suis fier de m’être battu pour que l’Âge d’homme de Vladimir Dmitriјiević publie en 1977 son Malévitch et la philosophie, un livre pionnier qui, au-delà des éléments polémiques, à installé la pensée complexe et flamboyante de l’auteur du Monde en tant que sans-objet ou le repos éternel dans l’historialité de l’Abstraction.
Deux lettres d’Emmanuel Martineau à Valentine et Jean-Claude Marcadé, 1977
Des Archives d’Ania Staritsky
By Jean-Claude on Fév 26th, 2025
Des Archives d’Ania Staritsky
JEAN-CLAUDE MARCADÉ, ANNÉES 1970
Les arènes de Mouscardès
By Jean-Claude on Fév 24th, 2025
Deux grands artistes de la scène artistique moscovite et russe dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXe – Édik Steinberg et Francisco Infante.2O17
By Jean-Claude on Fév 20th, 2025
Deux grands artistes de la scène artistique moscovite et russe dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXe – Édik Steinberg et Francisco Infante. 2017
On ne peut que se féliciter de voir que MNAM a commencé à faire entrer dans ses collections un ensemble important d’oeuvres de peintres, de sculpteurs, de plasticiens qui ont créé, dans la seconde moitié du XXe siècle, en dehors de l’art officiel que contrôlait la dictatoriale Union des Artistes de l’URSS, émanation du Parti Communiste de l’URSS, née de la suppression en 1932 de tous les groupements artistiques qui avaient marqué la vie artistique de l’Union Soviétique pendant les années 1920. Son dogme était une application étroite et réactionnaire du « réalisme socialiste » qu’avait défini de façon plus complexe le grand écrivain Maxime Gorki lors du premier Congrès des écrivains à Moscou en 1934.
On peut dater du XXIe Congrès du P.C. de l’Union Soviétique, les 14-25 février 1956, c’est-à-dire quatre ans après la mort de Staline, le renouveau qui apparaît dans les arts plastiques russes, comme dans les autres domaines. Bien entendu, tout ce qui se fait en art passe par le contrôle de l’Union des Peintres de l’URSS et du Ministère de la Culture. L’art qui ne correspondait pas aux canons officiels n’a pu se faire entendre alors que dans des manifestations sauvages, telles ces expositions-éclairs de quelques heures, expositions qui étaient dues à l’initiative d’Instituts ou de civils et étaient fermées manu militari aussitôt qu’ouvertes. L’exposition de Mikhaïl Chémiakine à la cité scientifique d’Akademgorodok à Novossibirsk en 1967, venue après celle des grands artistes des années 1910 et 1920, Robert Falk, El Lissitzky et Filonov, était due à la témérité isolée du directeur d’alors de la galerie d’Akademgorodok – Mikhaïl Makarenko qui a été démis de ses fonctions et condamné à 8 ans de colonie pénitententiaire pour avoir entretenu une correspondance avec Chagall et pour spéculation. Le cas du sculpteur Ernst Niéizviestny est semblable. L’art cinétique a pu continuer à travailler officiellement dans la mesure où elle n’était pas considérée un art, mais comme une branche de la technique. Le groupe « Dvijéniyé » [Le Mouvement], très médiatisé par Liev Nusberg, dont un des représentants les plus conséquents est Francisco Infante[1], recevait des commandes officielles et eut des expositions autorisées – mais parce que l’on considérait leurs oeuvres comme ayant plus rapport à la technique qu’à l’art. De même pour l’autre groupe cinétique « Mir » qui était représenté par Viatcheslav Kolieïtchouk, toujours en activité, et Garry Faïf décédé à Paris en 2002[2].
J’ai commencé à voyager en Russie à partir de 1966. Je m’occupais alors du grand peintre arméno-russe Georges Yakoulov. Une association pour faire connaître et approfondir son oeuvre avait été fondée par le peintre et parapsychologue Raphaël Khérumian qui avait été fasciné et avait été encouragé dans les années 1920 par la personnalité et la création du créateur et penseur des « soleils multicolores », ami de sa famille. Ma femme Valentine, elle, mettait une dernière main à sa thèse du troisième cycle qui traitait du renouveau des arts dans l’Empire Russe depuis l’anti-académisme des Ambulants juqu’à la première avant-garde d’avant la guerre de 1914. Je ne me souviens plus comment, dès le début, nous avons lié amitié avec un des lieux privés de l’époque à Moscou, l’appartement communal de la peintre Maria Viatcheslavovna Raube-Gortchilina (1900-1979) où régnait aussi le physicien Maxime Arkhanguelski (1926-vers 2010) qui travaillait alors dans l’atelier de restauration des icônes et s’était converti à la sculpture. Maria Viatcheslavovna Gortchilina était l’âme d’une sorte de salon, si ce terme ne jure pas trop avec la réalité d’un appartement communal soviétique d’alors, où se rencontraient des peintres (en particulier un ancien élève, entre autre, de Malévitch, Zénon Komissarenko, 1891-1980), des sculpteurs, des écrivains, des critiques, des religieux (nous y avons rencontré les pères Alexandre Mien’ et Sergii Jéloudkov, la peintre d’icônes, moniale dans le monde, Soeur Jeanne Reitlinger, qui avait alors déjà perdu la vue), tous séduits par la personnalité attachante de la maîtresse de maison qui ne se contentait pas de régaler à toute heure, après 16 heures, du fameux thé russe, mais animait les conversations sur la situation de l’art, excitait les esprits, enchantait par ses récits sur les années tourbillonnantes et contradictoires du début de la Révolution – ces fameuses « Années Vingt » où il semblait que tout était possible. C’est par l’intermédiaire de Maria Gortchilina et de Maxime Arkhanguelski que nous avons pu rendre visite à Boulatov, à Kabakov, visiter l’appartement-musée de l’art non-officiel d’Alexandre Glézer. Ma femme, qui était allée à Léningrad pour travailler dans les archives, avait rencontré le collectionneur Liev Katsénel’son qui lui avait dit que les deux artistes les plus intéressants de la capitale nordique à la fin des années 1960 étaient Anatoli Kaplan (1902-1980) et Mikhaïl Chémiakine. Nous avons ainsi rapporté à Paris de nos rencontres des oeuvres sur papier données par les artistes pour que nous les montrions en France. Il y avait des oeuvres des abstraits Youri Titov (né en 1928) et Alexeï Bystrénine, des abstractions lyriques de Zénon Komissarenko, des monotypes de Maria Gortchilina, des photographies des illustrations de Chémiakine pour Crime et châtiment de Dostoïevski et des récits de E.T.A. Hoffmann (en particulier pour Le chat Murr), un portfolio de lithographies d’Anatoli Kaplan pour des textes illustrés de Sholom Aleichem.
Nous avons montré ces oeuvres à plusieurs personnes et, sur la recommandation d’Isabelle Rouault, à une grande galerie de l’avenue Matignon qui nous a dit que ces oeuvres étaient d’excellente facture mais que les artistes qui les avaient créées n’avaient ni passé ni avenir prévisible qui pût favoriser leur place dans le marché de l’art, car les collectionneurs étaient attirés soit par une signature connue, soit par des inconnus dont on pourrait suivre le développement, ce qui était improbable dans les conditions de l’URSS.
Dina Vierny qui, en tant que Russe, s’était toujours intéressée aux artistes russes, mais à ceux qui vivaient en France (Pougny, Kandinsky, Poliakoff), car elle prétendait, comme beaucoup d’émigrés d’ailleurs (voir André Salmon[3]), que ce n’était qu’à Paris que l’on pouvait devenir un grand peintre ou un grand artiste. Elle a sans doute changé ce point de vue lorsqu’elle a assisté à la soutenance de thèse de ma femme Valentine aux Hautes Études en 1969 où une grande place était faite à la révolution opérée en Russie entre 1907 et 1914, ne serait-ce que par Larionov, Natalia Gontcharova, Malévitch, Filonov, Tatline. Elle a pu entendre les membres éminents du jury, le grand fondateur de la sociologie de l’art française, Pierre Francastel, le directeur du Musée National d’Art Moderne Jean Cassou et la spécialiste de la littérature russe à la Sorbonne Sophie Laffitte, souligner l’importance de l’école russe du début du XXe siècle dans la naissance de formes inédites qui ont bouleversé les codes académiques. Certes, une impulsion décisive a été donnée par la peinture française impressionniste, post-impressionniste, fauve. Pour ceux qui ne pouvaient passer par les ateliers parisiens, il y avait la maison-musée de l’industriel Sergueï Chtchoukine, ouverte au public en 1909, qui offrait les plus grands chefs-d’oeuvre de Monet, de Cézanne, de Van Gogh, de Matisse, de Picasso.[4] Mais toutes ces novations venues des bords de la Seine ont été transformées en terrain russe et ukrainien par un substrat plastique totalement spécifique, celui de la peinture d’icônes, des images populaires xylographiées – les loubki, de l’art paysan ou artisanal dans l’Empire Russe.
Dina Vierny, donc, à qui nous avons montré quelques spécimens du travail de nos artistes de Moscou et de Léningrad, a jeté un regard rapide et a déclaré avec le vocabulaire dru qui était le sien : « Tout cela, c’est de la merde! ». Cependant, comme elle avait l’intention de se rendre en URSS, en tant que résistante française, elle nous a demandé les adresses de nos amis Gortchilina, Arkhanguelski à Moscou, et Chémiakine à Léningrad. La suite – on la connaît. Je résumerai. Dina Vierny s’est entichée au début surtout de Chémiakine et d’Arkhanguelski. C’est ainsi que sa galerie rue Jacob présente en 1971 la première exposition de Chémiakine avec un superbe catalogue, tel qu’on en faisait alors pour les classiques de l’art universel… Dans mon article pour ce catalogue, je soulignais que la création de Chémiakine, un work in progress, était une variante contemporaine originale du mouvement typiquement pétersbourgeois du Mir iskousstva. Puis Dina Vierny organisa en 1973 l’exposition mémorable « Avant-garde russe à Moscou », car elle avait eu un choc en rencontrant Kabakov, puis Boulatov et Yankilevski. Elle n’oublia par les sculptures de Maxime Arkhanguelski qui avait été le premier trait d’union à Moscou, mais leurs relations se refroidirent[5], tandis qu’elle rompit avec éclat avec Chémiakine qui n’avait pas accepté les conditions du contrat qu’elle lui avait proposé et cessa de le représenter.
J’ai eu et ai toujours de nombreuses amitiés avec quelques artistes venus de Russie et d’Ukraine. Je ne nommerai ici que William Brui, le sculpteur constructiviste-suprématiste Garry Faïf récemment disparu, ou encore l’Ukraino-Israélien Samuel Ackerman[6].
Mais aujourd’hui, je voudrais présenter deux oeuvres qui me paraissent être parmi les plus considérables dans l’art russe de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’en ce début du XXIe. Il s’agit d’Édouard (Édik) Steinberg qui nous a quittés il y a cinq ans en 2002 et de Francisco Infante, né en 1943, qui travaille toujours à Moscou avec sa femme Nonna Goriounova. Je voudrais intituler cette présentation
« LE CIEL ET LA TERRE DANS LA NOUVELLE ÉCOLE RUSSE DE LA FIN DU XXe SIÈCLE AU DÉBUT DU XXIe »
Pourquoi cette appellation? Car il s’agit de deux artistes en apparence totalement différents, en tout cas en ce qui concerne leur picturologie, c’est-à-dire leur science du pictural.
Édik Steinberg est un peintre dans le sens le plus complet de ce mot. Il poursuit la grande tradition de la peinture qui avait été déclarée périmée par Malévitch en 1920[7] et par les constructivistes soviétiques en 1921. Il s’agissait d’une attaque contre le tableau de chevalet qui avait eu un début historique à la fin du XIVe siècle et existait donc depuis cinq siècles. Mais si le tableau est daté historiquement, le pictural, (jivopisnoyé, selon Malévitch) existe depuis au moins 40000 ans, depuis les peintures pariétales de la préhistoire.
Pour revenir à nos deux artistes russes : Édik Steinberg est un peintre de chevalet, Francisco Infante est un sculpteur d’un nouveau type, un sculpteur de l’espace. Dans les deux créations, le pictural en tant qu’organisation spatiale est à l’oeuvre, que ce soit sur un support matériel ou directement dans la réalité qui nous entoure, nature et architecture. Les deux artistes puisent leur source directement dans l’art de gauche historique dans l’Empire Russe et en URSS – Steinberg dans le suprématisme et le primitivisme, Infante dans le suprématisme et le constructivisme.
Pourquoi les placé-je aujourd’hui sous le signe du Ciel et de la Terre? C’est un angle de vue qui n’épuise pas la polysémie de leur création. Je ne pourrai, dans le cadre de cette conférence, que donner quelques éléments qui permettent un dialogue visuel avec leurs productions artistiques.
Je commencerai par une citation d’un article de 1989 de feu l’historien de l’art russe Sergueï I. Kouskov sur Steinberg (il a d’ailleurs aussi écrit sur Infante) :
« Si dans sa toute première période (les années 1960) [Steinberg] n’a pas encore divisé le monde entre le ciel et la Terre […], vers la fin de ces années 1960 […] la structure plastique des méta-natures morte comme des méta-paysages s’est petit à petit cristallisée et s’est propulsée au premier plan.
La série concrète (la ‘nature morte’, les coquillages, les pierres, les crânes, les oiseaux, les poissons et la géométrie blanche) s’est condensée en formant dans le tableau une sorte de Zone de la Terre et, dans le même temps, a mis de plus en plus à nu ses propriétés célestes en éclaircissant et illuminant les profondeurs des fonds.
Dans la période suivante, la ‘méta-géométrique’, que l’on peut situer chronologiquement entre 1970 et 1985, c’est le Ciel qui, de façon évidente, est devenu premier. À ce sujet, ce n’est pas tant le Ciel perçu par la vision sensible, que le ciel des idées, celui de l’eïdos de Platon […]
Les objets de la contemplation d’Édouard Steinberg sont les „corps des idées” géométriques, l’eïdos du cosmos platonicien et le milieu de leur site – un méta-espace. Le cube, la croix, la sphère, la pyramide, les lignes, les points, signes de la Terre et du Ciel dans cet espace, sont présents également comme les signes des principes élémentaires et des ‘degrés’ de l’expérience spirituelle, les formules des correspondances de « cela » qui est en haut et de « cela » qui est en bas, dont le sens s’est précisé pendant des millénaire, se manifestant à travers la diversité des cultures. »[8]
Francis Infante, de son côté, à sa manière, a créé en 2001 une installation qui résume sa production des « faits d’art », ses artéfacts, installation qu’il a appelée « Entre ciel et Terre » :
« Entre ciel et Terre est la maison de l’homme, son séjour qui s’est créé au cours des millénaires. Entre ciel et Terre il y a la nature, les hommes, ma famille, moi, tout l’art.
Les impressions, reçues dans la vie et adaptées à la langue de l’art, permettent à l’artiste d’acquérir de temps à autre un point de vision claire, dans le rayon de laquelle se découvre une Nouvelle beauté. Cette beauté, de son côté, permet de dévoiler de nouvelles dimensions des sens éternels.
Symboliquement, le ciel, c’est le signe du haut, de l’idéal.
La Terre […], c’est le point de l’état des choses (ottchot), le commencement de la route.
L’interaction des mouvements du réel et de l’idéal en art peut accompagner l’apparition de la forme artistique. Dans mon cas, c’est le système de l’artéfact. Les efforts pour créer des artéfacts, comme les artéfacts eux-mêmes […] sont fixés à l’aide d’un appareil photographique. Et de la même façon que les artéfacts eux-mêmes, ils peuvent comporter les indices d’un certain art-événement qui se produit dans l’espace entre ciel et terre. »[9]
Voilà donc ce qui relie en partie Steinberg et Infante dans l’essence de leur iconologie, même si elle est totalement différente dans son incarnation : en effet, leurs oeuvres se retrouvent dans un lieu commun, celui d’un certain classicisme, ce qui veut dire intemporalité et pureté de l’idée et de la forme, plaçant l’art au-delà/en deçà des contingences socio-politiques et psycho-physiologiques.
Le point de départ de la création de Steinberg et d’Infante est, pour une grande part, le suprématisme de l’Ukraino-Russe Malévitch, même si chacun d’eux a une interprétation personnelle du suprématisme.
Prenons maintenant chacun de ces grands créateurs russes.
Édouard Steinberg! Pardonnez-moi de m’auto-citer, mais je ne dirai pas mieux ici ce que j’ai écrit sur la situation de son art dans mon essai pour la monumentale monographie qu’a conçue sa femme Galina Maniévitch avec la contribution de Gilles Bastianelli :
« Alors que l’art faisait, insidieusement, puis triomphalement, un retour cyclique à l’anecdotisme, à la dénonciation socio-politique, à la physiologie, l’apparition, à partir de la fin des années 1980, sur la scène artistique européenne et plus spécialement parisienne, d’un peintre qui ne faisait que de la peinture, que des tableaux, que du pictural, pouvait être considéré par la pensée dominante comme un anachronisme. Un artiste se réclamant de Malévitch à Paris, dans une galerie, la Galerie Claude Bernard dont le «profil» n’était pas, de façon prépondérante, celui d’une défense et illustration de l’Abstraction[10], cette révolution radicale au XXe siècle, qui rompait avec des siècles de figuration du monde sensible, un artiste, d’autre part, ayant une orientation métaphysique, ne pouvait qu’être regardé comme une espèce de survivance du passé. Et, de plus, dans l’Occident sécularisé, où se manifestait un rejet massif de toute Transcendance, cet artiste, le Russe Édouard, Èdik, Steinberg, n’a pas cherché à complaire à cette scène artistique dans laquelle il s’est retrouvé pendant les vingt dernières années de sa vie. »[11]
Cette situation a été celle d’Édik Steinberg tout au long de sa vie en Russie même. C’est ce que souligne son épouse Galina Maniévitch au début de son essai biographique :
« Lors du ‘dégel’ khrouchtchévien, à la fin des années 1950 et au tout début des années 1960, sont nées à Moscou quelques associations familiales-amicales d’artistes qui n’étaient pas tant liées par l’unité d’une position esthétique que par un moyen d’existence choisi existentiellement. Il y avait aussi des personnalistes-individualistes qui veillaient à leur indépendance par rapport à tels ou tels partis pris créateurs et amicaux. Ces originaux sans le sou et possédés par leur idée étaient unis par une seule chose – la non-acceptation radicale du mensonge socio-politique et de l’esthétique qui était la norme dans les années 1930-1950. On appelait ‘clandestinité’ cet état des artistes et des poètes dans l’art. On peut compter Édouard Steinberg plutôt parmi les représentants de la génération des personnalistes-individualistes solitaires; bien qu’il ait relié les sources de sa création à Taroussa, à la maison de son père [le poète] Arkadi Akimovitch Steinberg. »[12]
Toute l’œuvre de Steinberg est une exaltation du monde vivant authentique, quand l’accent dans la perception du monde est déplacé de la vérité vers l’authenticité. Et cette authenticité se révèle le mieux au contact de la nature. On sait l’amour qui a lié l’artiste à la nature russe et à son univers. Steinberg est allé chaque année se ressourcer dans ce milieu naturel, en particulier dans cette petite ville de Taroussa à 130km au sud de Moscou, qui fut dans les années 1960, et après, un haut-lieu des rencontres poétiques. Taroussa est une «ville à la campagne» du centre de la Russie européenne, sur les bords de l’affluent de la Volga, l’Oka, où ont vécu de très nombreux poètes, écrivains, peintres, cinéastes tout au long du XXe siècle : Boris-Moussatov, Marina Tsvétaïéva, Iosif Brodsky, Paoustovski, Nadiejda Mandelstam, Tarkovski et beaucoup d’autres. Taroussa fut, dès les années 1960, un lieu de la dissidence intellectuelle et artistique soviétique. Avec Moscou, puis Paris, Taroussa est le lieu privilégié par Steinberg pour sa création. C’est là que se trouve sa tombe après son décès en 2012. C’est là que Galia Maniévitch a favorisé la création d’un musée-centre culturel, filiale du Musée Pouchkine de Moscou.
Mutatis mutandis, Édouard Steinberg a suivi dans cette immersion dans un site loin des inauthenticités des grandes villes un cheminement identique à celui de Gauguin, parti loin des « laides civilisations » vers la sauvagerie primitive impolluée.
Cette référence à Gauguin va au-delà de l’anecdote existentielle. Ne pourrait-on pas appliquer à Édouard Steinberg ce que le critique d’art Gabriel-Albert Aurier écrit de Gauguin en 1891 :
« Il a, un des premiers, explicitement affirmé la nécessité de la simplification des modes expressifs, la légitimité de la recherche d’effets autres que des effets de la servile imitation des matérialistes, le droit, pour l’artiste, de se préoccuper du spirituel et de l’intangible. »[13]
Ce même Aurier n’a-t-il pas écrit de façon prémonitoire en 1891 dans son livre fondateur Les peintres symbolistes :
« Les objets, c’est-à-dire, abstraitement, les diverses combinaisons de lignes, de plans, d’ombres, de couleurs, constituent le vocabulaire, d’une langue mystérieuse, mais miraculeusement expressive, qu’il faut savoir pour être artiste. Cette langue, comme toutes les langues, a son écriture, son orthographe, sa grammaire, sa syntaxe, sa rhétorique même, qui est : le style. »[14]
L’oeuvre de Steinberg peut être divisée en deux séries, celle des abstractions à dominante suprématiste, et celle des toiles et des gouaches où, sur la surface plane abstraite, viennent s’inscrire des calligraphies et des formes primitivistes de visages d’animaux.
Steinberg est passé par le feu purificateur de la bespredmietnost’, ce sans-objet suprématiste qui s’est manifesté entre 1915 et 1920, du Quadrangle noir appelé communément « Carré noir sur fond blanc », à la série des toiles « Blancs sur blanc » dont le fameux Carré blanc sur fond blanc qui se trouve au MoMA. Cela a permis à Steinberg de créer un univers méta-géométrique, c’est-à-dire au-delà de la géométrie où, sur la pure picturalité de la surface plane, vient s’inscrire un vocabulaire de signes élémentaires -cercles, carrés, croix, ovales, triangles, quadrangles. Le peintre se réfère sans ambiguïté au suprématisme malévitchien, il conjugue cet héritage strictement pictural dégageant des énergies métaphysiques inconnues jusqu’alors sous cette forme, à une volonté purement existentielle de dire en signes sa vision du monde et des choses. Il déroule inlassablement sa méditation, nous livrant des variations, à la manière d’un musicien, sur le thème de la vie dans ses manifestations les plus quotidiennes. D’une certaine manière, l’exercice de la peinture est pour lui ce qu’est, pour un écrivain, l’écriture d’un journal intime.
Comme chez Malévitch, l’iconographie et l’iconologie de Steinberg tient de l’hésychasme, c’est-à-dire du repos et du silence. J’aime citer cette formulation de Saint Basile le Grand au IVe siècle après Jésus-Christ:
« Ce que le récit communique à travers l’ouïe, la peinture le montre silencieusement (siôpôsa) à travers la représentation (mimèsis) »[15]
L’héritage de Malévitch est principalement de l’ordre du formel, mais aussi du spirituel. Il n’adhère certes pas entièrement à la philosophie suprématiste, ce qui est normal puisque Malévitch vivait une toute autre époque. Ce qu’il a bien compris, c’est le caractère apophatique du suprématisme malévitchien, ce qu’il exprime dans sa célèbre Lettre à Malévitch du 17 septembre 1981 :
«Pour moi, ce langage [géométrique] n’est pas universel, mais il comporte une nostalgie du Vrai et du Transcendant, un lien de parenté avec la théologie apophatique.»[16]
Certes, il interprète le Quadrangle noir entouré de blanc de 1915 comme une expérience mystique tragique, celle de «la solitude sans Dieu», alors que Malévitch voyait dans « l’icône de [son] temps » la présence d’une absence, celle du Deus absconditus de la tradition théologique.
Malévitch niait le monde des objets, affirmait que l’homme ne peut rien se représenter. Aussi a-t-il développé dans sa période suprématiste une géométrie imaginaire qui flotte dans l’infini blanc tandis que les couleurs sont des quintessences des couleurs de la peinture d’icônes, de la polychromie de la nature et des produits humains. Chez Steinberg, comme l’a bien vu Dmitri Sarabianov, ses toiles sont
« une réflexion lyrique, une réalisation de la mémoire par des moyens plastiques, une incarnation des notions et des principes moraux ». « Le terrestre et le céleste s’y rapprochent », conclut Sarabianov.[17]
Les éléments formels et colorés de Steinberg sont tout en transparence et en pacification. Les signes picturaux sont transformés en hiéroglyphes, ces formes de la « sensation mystérieuse et profonde » dont parle Delacroix dans son Journal à la date du 20 octobre 1853 :
« Le signe visible, hiéroglyphe parlant, signe sans valeur pour l’esprit dans l’ouvrage du littérateur, devient chez le peintre une source de la plus vive jouissance, c’est-à-dire la satisfaction que donnent, dans le spectacle des choses, la beauté, la proportion, le contraste, l’harmonie de la couleur, et de tout ce que l’œil considère avec tant de plaisir dans le monde extérieur et qui est un besoin de notre nature. »
Je prendrai un seul exemple qui montre la différence entre le système géométrique imaginaire de Malévitch et le système méta-géométrique de Steinberg :
Le panneau central du triptyque Solntsé [Soleil] de 1992 est constitué d’une bande noire où s’inscrit le croissant de lune, et d’un carré couleur blanc cassé sur lequel, légèrement oblique, est tracée une croix blanche sur laquelle est «crucifié» un triangle couleur blanc beige : on peut y voir une interprétation méta-géométrique-symbolique de la Crucifixion du Dieu-Homme. Là aussi, du point de vue iconologique, on constate ce qui différencie Steinberg de Malévitch. Chez Malévitch, c’est le carré qui est crucifié sur la croix dans la toile Suprématisme de l’esprit (1919, Stedelijk Museum, Amsterdam).
Un trait distinctif de l’art du peintre de Taroussa est l’oscillation entre la suprême simplicité minimaliste et le jeu des combinaisons colorées.
Il ne renie jamais la dette qu’il doit à ses prédécesseurs et de la même façon il dialogue avec les peintres qui l’interpellent, même si leur démarche est dissemblable de la sienne. C’est ainsi qu’il a dialogué picturalement avec d’autres peintres. Je citerai Nicolas de Staël qu’il suprématise dans des peintures en camaïeu. Sans doute est-ce de cette connivence avec Staël que provient ces dernières années la partition des toiles en deux zones horizontales. De Rothko aussi. Certaines compositions sont rythmées par trois bandes colorées. La toile dédiée à Rothko est une des plus diaphanes : la lumière blanche se diffuse sur le corps pictural et une croix suprématiste au blanc éclatant sort d’un carré au blanc cassé, va rejoindre le sans-fond d’où avait émergé la forme circonscrite quadrangulaire.
Dans le cadre de cette présentation il n’est pas possible de parler de façon complète de toutes les facettes de cette création immense. Je voudrais seulement dire encore quelques mots sur les inscriptions calligraphiques dans plusieurs tableaux. Dans l’art russe, cela remonte à une tradition néo-primitiviste futuriste inaugurée par Larionov dans les années 1910. Chez Steinberg, c’est l’introduction des êtres et du monde de la campagne. La vie et la mort, les joies simples et la nature dans son cosmisme, son mystère, sa musique. Ces mentions cursives s’inscrivent à la fois dans cette tradition néo-primitiviste et dans le conceptualisme inauguré par Malévitch dans sa période alogiste. Le dessin de Malévitch Dérevnia (Village/Campagne) en 1915 porte ce seul nom inscrit sur la feuille de papier et en bas le commentaire suivant :
« Au lieu de peindre des khaty et des petits coins de nature, il vaut mieux écrire „village/campagne„ et chacun les verra surgir avec plus de détails circonstanciés en englobant un village/une campagne dans un ensemble. »[18]
Chez Steinberg, ce conceptualisme reste dans la ligne des graffiti néo-primitivistes. Il y a là également une volonté autobiographique, le souci de tenir une chronique du vécu.
Je terminerai ces quelques incursions dans le monde poétique, symbolique, abstrait de la peinture d’Édouard Steinberg, en soulignant le caractère profondément iconique de ses toiles, c’est-à-dire la création d’un espace coloré au-delà du monde sensible, se suffisant à lui-même dans sa vie interne. Beaucoup de toiles sont des prières silencieuses qui appellent à la contemplation et à la méditation.
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Tout autre, et pourtant rejoignant en quelque lieu le ciel et la Terre de Steinberg, tout autre est l’ensemble déjà impressionnant de Francisco Infante. Là aussi je ne développerai que quelques aspects d’une oeuvre de plus d’un demi-siècle qui n’est pas encore terminée.
Selon moi, Infante est un sculpteur, certes un sculpteur d’un type nouveau, mais travaillant de façon évidente en modelant et modulant l’espace extérieur. Avant de venir à cette esthétique totalement originale dans le concert des arts du XXe siècle, je voudrais m’arrêter un instant sur les débuts de cet artiste totalement russe malgré son nom qui lui vient d’un père, réfugié politique espagnol anti-franquiste qui a trouvé refuge en Russie. Francisco, né en 1943 dans ce pays est totalement immergé dans la culture intellectuelle et spirituelle de ce pays.[19]
Infante est un des fondateurs du mouvement cinétique en Russie. Il a raconté dans de nombreux textes comment, dès 1962, il a connu une période géométrique, étant essentiellement préoccupé par la question de l’infini. Cet infini, il l’a concrétisé dans de nombreux dessins, des peintures, des projets, des constructions. La spirale, le carré, le triangle, la croix, le ciel étoilé, servent d’exploration de cet infini qui est celui du mystère du monde. Il semble que l’artiste ne soit pas alors sous l’influence de l’avant-garde historique. Les projets de 1962-1965 sont dans la lignée du constructivisme du Bauhaus, voire du constructivisme polonais. On y trouve des réminiscences de Moholy-Nagy – par exemple, la construction Âme du cristal de 1963[20]. L’Objet cinétique. ESPACE-MOUVEMENT-INFINI de 1963-1966[21], qui se trouve maintenant à Beaubourg, doit beaucoup à Gabo dont Infante connaissait l’oeuvre, mais curieusement, par sa complexité, il est plus proche de Pevsner, par exemple la construction Monument symbolisant la libération de l’esprit qui se trouve au MNAM (maquette de 1952, construction de 1955-56)[22].
Il faut dire cependant que si la phase strictement cinétique est essentielle dans l’itinéraire créateur de Francisco Infante, elle a été de courte durée, trois années. L’année 1965 marque une rupture, c’est une révélation, on aime dire aujourd’hui une épiphanie : l’artiste nous a raconté l’illumination qu’il a eue au bord de la Mer Noire alors qu’il « jouissait du tableau du ciel nocturne étoilé ». Voici comment il interprète cet événement. La citation est longue, mais elle permet de comprendre comment s’est fait le passage de la construction traditionnelle à un autre mode opératoire, celui des artéfacts :
« Je transportai la grille de mes constructions imaginées sur le monde visible des étoiles nocturnes et m’est venue à l’esprit la pensée de représenter par des étoiles les signes cabalistiques, en créant par là-même un certain projet de COSMOS de la cabalistique, et, ensuite, une autre pensée, celle de reconstruire le ciel étoilé selon l’indice de la représentation des étoiles sous la forme de figures géométriques. Ces deux considérations je les ai réunies dans la série PROJETS DE RECONSTRUCTIOIN DU CIEL ÉTOILÉ. Avec ces projets je n’étais pas, bien entendu, à la poursuite d’un reflet d’une authenticité réaliste. Mais l’idée même, précisément d’une telle répartition nouvelle étoilée, manifestait sans aucun doute leur authenticité. D’autre part, cette capacité ne se distinguait pas d’une autre capacité, celle de voir le ciel, par exemple, comme la somme des signes du Zodiaque. Bien entendu, il y avait une différence. La différence que le Zodiaque est attaché à la répartition existante des étoiles, alors que dans le cas de la reconstruction géométrique les étoiles subissaient une nouvelle répartition. C’est en cela qu’est la conceptualisation du projet (ce terme n’était pas encore utilisé en 1965-1967 quand ce projet était dessiné). Mais en cela il y a aussi un élément d’absurde, car ici s’affirme le travail d’un autre démiurge alors que le Constructeur du Cosmos est Un Seul. Malgré tout, ces projets sont une pensée structurée incarnée. Elle est en harmonie, par exemple, avec l’idéologie du constructivisme – celle de transfigurer le monde accessible en conformité exacte avec ses idées esthétiques. En harmonie, mais dans le même temps elle la surpasse par ses paramètres conceptuels, en quoi consiste l’élan passionné extrême qui anime non seulement la réorganisation du monde accessible, mais également du monde visible. Ce qui, je l’espère, n’arrivera pas dans la réalité, car je comprends cette conception comme une forme autonome, autosuffisante, de l’expression de notre conscience, capable de contenir en soi le nombre infini de nos considérations et représentations articulées, et pourquoi pas – même les plus fantastiques. »[23]
Ce texte permet de comprendre le passage radical à un mode d’appréhension du monde totalement nouveau, celui de la sculpture des paysages et des architectures urbaines. Avant d’en venir à cette forme d’art dans laquelle travaille jusqu’ici Francisco Infante avec sa femme Nonna Goriounova, je voudrais citer, à propos de l’expression « cabalistique » dans la description du travail consacré au cosmos nocturne étoilé, cette définition du poète français Paul Éluard :
« Entre tous les hommes, ces figures géométriques, ces signes cabalistiques : homme, femme, statue, table, guitare, redeviennent des hommes, des femmes, des statues, des tables, des guitares, plus familiers qu’auparavant, parce que compréhensibles, sensibles à l’esprit comme aux sens. »[24]
À la même époque que son « Cosmos de la cabalistique« , Infante crée une série qu’il intitule « Architecture des systèmes artificiels dans l’espace cosmique » avec une prédominance de la spirale qu’il multiplie sur le papier comme des variation musicales, présentant métaphoriquement la génération des mondes dans l’Univers insondable. C’est alors qu’apparaît en 1968 la célèbre série des « Jeux suprématistes » qui sont, pourrait-on dire, les premiers artéfacts de l’artiste, c’est-à-dire une installation dans la nature dont la trace demeure grâce à la photographie qui devient ici l’oeuvre, tel le tirage d’une sculpture à partir d’une maquette. Ici, la maquette est la sculpture de l’espace réalisée avec des moyens technologiques, sculpture éphémère mais que l’artiste fixe photographiquement.
Tout d’abord, résumons ce que l’artiste a déclaré lui-même de son rapport à Malévitch et au suprématisme. Dans son entretien avec John Bowlt et Nicoletta Misler, Infante parle de ses premiers contacts avec Malévitch qu’il a eus au début des années 1960. Voici un extrait de ses réflexions à ce sujet :
« Il faut dire que l’infini „blanc” des tableaux de Malévitch m’a tout simplement frappé car il venait à la rencontre de mon mouvement personnel depuis le tréfonds de l’infini où flottait alors ma conscience. C’est justement à travers la catégorie du „blanc” ainsi représentée que j’ai commencé à comprendre la forme suprématiste globalement comme un système de la peinture orienté métaphysiquement. Or mes propres images, comme je le pensais, ont comme origine la métaphysique.
Dans le suprématisme même il n’y a pas et il ne peut y avoir pour moi rien d’opposé. C’est une forme se suffisant à elle-même dans l’art […]. [À l’encontre des futuristes], mon expérience est telle qu’il est impossible de voir l’avenir sans nuire, sans déformer par là-même le présent, c’est-à-dire la vie elle-même. Il me semble que Malévitch a été sauvegardé de l’utopisme des idéologèmes du futurisme par l’art et son propre génie. Ses toiles suprématistes en sont le témoignage. Parmi elles surtout – son célèbre „Quadrangle noir sur blanc” en tant que métaphore de l’avenir. »[25]
Les Jeux suprématiste étaient des installations de cartons peints en rouge, bleu, jaune, noir, disposés comme une composition picturale sur un sol neigeux. Écoutons encore Infante :
« C’était un superbe jour de mars ensoleillé de l’année 1968. Nonna et moi nous sommes allés à Tarassovka chez notre tante Liza. La neige avait fondu dans les champs, elle avait un aspect granuleux. Je passai toute la journée pendant qu’il faisait clair sur le terrain à étaler sur la neige les compositions suprématistes. J’en photographiais quelques unes. Je n’allais pas peindre la blancheur de la neige! Heureusement que j’avais alors un appareil photographique – le moins cher qui soit, un „Lioubitel„ (il coûtait 10 roubles!), et une pellicule à diapositive 6×6. Ainsi, tout coïncidait : la neige blanche, Malévitch, le format carré, une diapositive.
„Le Rien blanc” de Malévitch est une métaphore qui désigne ce qui se trouve au-delà de nous, tels que nous sommes représentés dans le monde. Dans cette étrange expérience d’alors avec le suprématisme de Malévitch la neige était „le Rien blanc„ par rapport aux cartons peints avec des pigments colorés. »[26]
Infante a vu, dans cette réunion sur une image du naturel (le sol neigeux) et de l’artificiel (les cartons colorés + la photographie), une conceptualisation du rapport de la nature au « rien » de l’art. Pour lui, ces Jeux suprématistes ont été le début de tout son travail ultérieur, tel qu’il le continue aujourd’hui avec Nonna Goriounova, travail auquel il a donné par la suite le nom générique d’artéfact. Il est impossible, dans le cadre de cette conférence, de donner une vue complète de toutes les interventions d’Infante et de Nonna Goriounova depuis 1976. Elles ont eu lieu en Russie même, à Moscou, dans la région de Moscou, de Tvier’, de Samara, du Baïkal, en Crimée, en Ukraine, en Espagne, à Gibraltar, en Italie, au Japon et en France (les magnifiques artéfacts de Bretagne[27] ou de La Napoule)…
Mais qu’est-ce que L’artiste entend par artéfact ? :
« Le mot ‘artéfact’ désigne un objet d’une seconde nature, c’est-à-dire un objet fait par l’homme et donc autonome par rapport à la nature. »[28]
Je n’ai pas trouvé chez Infante l’origine de ce choix du mot artéfact. Le plus vraisemblable est qu’il provient du vocabulaire archéologique, désignant les objets fabriqués préhistoriques trouvés lors des fouilles. Je ne sais pas si le livre du biologiste et biochimiste Jacques Monod Le hasard et la nécessité, paru en français en 1970 a été traduit en russe ou bien discuté en Russie à cette époque, ce qui ne serait pas étonnant puisqu’il exposait une thèse matérialiste athée, selon laquelle la vie est une succession de mutations dues au hasard. Ce qui n’est apparemment pas aujourd’hui la pensée d’Infante. Mais je suis intrigué par la présence de l’artéfact dans les propos du prix Nobel dans ce livre :
« Tout artéfact est un produit de l’activité d’un être vivant qui exprime ainsi, et de manière particulièrement évidente, l’une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception : celle d’être des objets doués d’un projet qu’à la fois ils représentent dans leurs structures et accomplissent par leurs performances (telle que, par exemple, la création d’artéfacts) »[29].
Francisco Infante insiste en disant qu’il s’agit d’un « objet artificiel qui complète la nature », c’est un art en tant que fait (ART-fakt), ce qui est à la fois l’étymologie du mot – artis factum, fait par l’art, et son interprétation qui se réfère au constructivisme soviétique- l’art comme fait. Ce fait exige « la présence créatrice de l’artiste ». Ce dernier intervient donc par un travail créateur intense et minutieux, le plus souvent directement dans le milieu naturel qu’il cerne, encercle ou investit avec des constructions géométriques. Cette géométrisation de la nature produit une nouvelle vision du monde, un nouvel objet qui ne porte pas atteinte à l’intégrité de cette nature, mais donne un nouvel aspect du mystère du monde. Infante revendique la géométrie non seulement comme un héritage des civilisations archaïques, mais surtout du suprématisme et du constructivisme. Ainsi, la création d’un artéfact comporte cinq phases :
1) le projet de création d’un objet artificiel;
2) l’apparition d’une conception d’une action concrète entre cet objet et la nature;
3) le choix d’un site naturel;
4) le montage des éléments au sein du site choisi dans les conditions réelles de celui-ci;
5) la photographie[30]
Alors que le coeur de l’action consistant à faire une construction sur le site naturel ou dans le milieu d’un ensemble architectural urbain est un artéfact éphémère, la photographie est l’artéfact qui fixe cet événement. L’artiste affirme que
« le produit de la création que représente une photographie est un élan passionné qui complète la signification du caractère technique du monde contemporain ».[31]
++++++
Le fait d’avoir réuni dans une seule communication deux artistes dissemblables dans leur mode artistique opératoire n’est pas innocent de ma part. C’est un choix délibéré, car il manifeste un vecteur qui me paraît essentiel dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe, à savoir la vision à la fois empirique et transcendantale du monde. En cela, Steinberg et Infante sont pleinement dans la tradition de la pensée russe, qui se démarque de la pensée grecque en n’opposant pas, mais en englobant dans un seul acte, être et étant, être en soi et existence.
Jean-Claude Marcadé, printemps 2017
[1] Infante a publié des réfutations du rôle que s’est attribué Nusberg dans la création du mouvement cinétique « Dvijéniyé », voir ses deux livres : Francisco Infante, Négativnyïé sioujéty [Sujets négatifs], Moscou, 2006, et Drémoutchii « pricheliets » [Un fieffé « alien »], Moscou, 2009
[2] Voir Jean-Louis Cohen (éd.), Garry Faïf. Un itinéraire de Moscou à Paris, Paris, Les Amis de Garry Faïf, 2016 (textes de Garry Faïf, François Barré, Jean-Louis Cohen, Jean-Claude Marcadé, Mikhaïl Guerman, Paul Chemetov, David Peyceré, Josephina Iarachévich, Dimitri Fessenko, Pierre Bordone, Michel Bleier, Kira Sapguir, Irina Zaborova, Margarita Viaghinova, Vladimir Pertz)
[3] « Il faut bien le dire, la Russie n’eut jamais d’autres artistes plastiques que les artisans peintres d’icônes, appliqués à suivre la tradition byzantine, et les délicieux peintres d’enseignes, celle du boulanger avec ses pains d’or, celle du petit traiteur avec ses plats de cacha, sa bouteille de vodka et sa serviette en bonnet d’archimandrite, là où il n’y avait pas de serviette du tout ; aussi les fabricants d’images populaires inspirées du folklore national, menus chefs-d’œuvre instinctifs dont, seul, sut tirer quelque chose au profit de l’art majeur, l’à la fois, ou tout à tour, innocent et rusé Chagal [sic], qui est juif.
À vingt ans, à Saint-Pétersbourg, quand l’exil si tôt éprouvé me laissait ignorer à peu près tout de la peinture française depuis Courbet, je n’avais pas besoin d’une plus grande compétence pour m’étonner de cette totale absence de génie pictural chez les Russes. » (André Salmon, Souvenirs sans fin. Deuxième époque (1908-1920), Paris, Gallimard, 1956, p. 228
[4] Voir le catalogue Icônes de l’art moderne. La Collection Chtchoukine (sous la direction d’Anne Baldassari), Paris, Fondation Louis Vuitton, 2016
[5] Dina Vierny était irritée par l’esprit religieux de Maxime Arkhanguelski; c’est aussi, en grande partie, à cause de cela qu’elle ne s’est jamais intéressée à Lanskoy qui était un pratiquant fervent de la religion orthodoxe. Maxime Arkhanguelski, quant à lui, est devenu moine sous le nom de Maxiane; il a été assassiné à la fin des années 2000 dans son appartement de Moscou par un gang maffieux qui s’attaquait aux personnes isolées pour les piller et s’emparer de leurs appartements avec la complicité de certains membres de la milice. .
[6] Voir son dépliant pour son exposition au « Printemps français à Lviv » en avril-mai 2017 : Samouïl Akkerman/Samuel Ackerman, Nerest prozoristi/La Fraie de la Transparence, Lviv, Galerie d’art Guéri Booumène, 2017
[7] « Il ne peut pas être question dans le suprématisme de peinture. La peinture a depuis longtemps fait son temps et le peintre lui- même est un préjugé du passé. » Kazimir Malévitch, Le Suprématisme, 34 dessins [1920], in Écrits, t. I, Paris, Allia, 2015, p. 263. Déjà, le remarquable poète, romancier, essayiste, critique d’art Gilbert-Albert Aurier (1865-1892) dont les écrits, encore mal connus, posent in nuce les questions essentielles qui agiteront les arts novateurs qui commencent à se manifester dans les années 1890, questions qui seront débattues et élargies pendant le premier quart du XXe siècle, écrivait : « Le tableau de chevalet n’est qu’un illogique raffinement inventé pour satisfaire la fantaisie ou l’esprit commercial des civilisations décadentes. Dans les sociétés primitives, les premiers essais picturaux n’ont pu être que décoratifs. » G.-A. Aurier, Le symbolisme en peinture. Paul Gauguin [1891], in : Albert Aurier, Textes critiques. 1889-1892. De l’impressionnisme au symbolisme, Paris, énsb-a, 1995, p. 36
[8] S.I. Kouskov, « Édouard Steinberg » in : Èdouard Chteïnberg. Dérévenski tsikl [Le cycle de la campagne. 1985-1987], Moscou, 1989. Le catalogue de l’exposition de Steinberg au Musée national russe est intitulé Èdouard Chteïnberg. Zemlia i Niébo. Razmychléniya v kraskakh [Édouard Steinberg : La Terre et le Ciel. Méditations en couleurs], Saint-Pétersbourg, Palace Editions, 2004 [textes de Hans-Peter Riese, Ievguéni Barabanov, Édouard Steinberg (sa Lettre à K.S. Malévitch)]
[9] Francisco Infante, Entre Ciel et Terre, Moscou, Galerie Krokine, 2001
[10] Il faut cependant ajouter que Claude Bernard n’a jamais été sourd à l’Abstraction : il suffit de mentionner, par exemple, qu’il soutient et expose l’oeuvre de Geneviève Asse.
[11] Jean-Claude Marcadé, « La Splendeur Géométrique à Paris » in : Galina Manevich, Gilles Bastianelli, Édik Steinberg. Paris-Taroussa, Paris, Place des Victoires, 2015, p. 253 (en russe et en français)
[12] Galina Maniévitch, « Édouard Chteïnberg : opyt biografii »[Édouard Steinberg : essai de biographie » [1988-2012], in Èdik Chteïnberg, Matérialy biografii [Documents pour une biographie], Moscou, Novoïé litératournoyé obozréniyé, 2015, p. 7, cité ici d’après le tapuscrit que m’a donné Galina Manévitch dont le détail ne correspond pas toujours avec la version publiée.
[13] G.-A. Aurier, Les peintres symbolistes [1891], in : Albert Aurier, Textes critiques. 1889-1892. De l’impressionnisme au symbolisme, op.cit., p. 106
[14] Ibidem, p. 103
[15] Saint Basile le Grand, Eis tous agious tessarakonta marturas [Panégyrique des quarante martyrs], Migne, P.G. 31, p. 509 A
[16] Lettre d’É. Steinberg à K. Malévitch, 17 septembre 1981, in E. Steinberg. Essai de monographie, op.cit., p. 68
[17] Sur les proximités et les dissemblances de Steinberg avec Malévitch, voir Claudia Beelitz, Eduard Steinberg. Metaphysische Malerei zwischen Tauwetter und Perestroika, Köln-Weimar-Wien, Böhlau, 2005 (le chapitre 5 « Die Affinität zu Kazimir Malewitsch », p. 114-175)
[18] Voir une variante contemporaine – la toile de Youri Al’bert consistant en la seule inscription manuscrite : Venez me rendre visite. Je serai heureux de vous montrer mes oeuvres, 1983
[19] Je ne peux m’empêcher de faire ici un excursus sur le problème de la nationalité qui ne saurait se définir par un nom de famille. Infante n’est pas plus espagnol que Malewicz n’est polonais. Je dis volontiers que les gènes donnent une physionomie particulière (pour Infante, celle d’un hidalgo!), des qualités physiques de bonne santé ou de maladies, mais pas des données intellectuelles, spirituelles, culturelles qui, elles, sont acquises. Ainsi Malewicz, bien que de père polonais dont les ancêtres venaient de la Volhynie ukrainienne, n’à jamais vécu ou été formé en Pologne et s’est imprégné pendant toute sa jeunesse du monde ukrainien, de son art populaire, de son mode de vie, sa nature. C’est à l’âge adulte que la Russie deviendra une composante essentielle de son art et de sa pensée.
[20] Voir la reproduction de Doucha kristalla [L’Âme du cristal], 1963, plexiglas, métal, lumière, 300x300x300 dans : Francisco Infante, Monografiya [Monographie], Moscou, Gossoudarstvienny tsentr sovrémiennovo iskousstva, 1999, p. 15
[21] Kinétitcheski ob »iekt PROSTRANSTVO-DVIJÉNIÉ-BESKONIETCHNOST’, 1963-65, métall, kapronovyi chnour, lampy, motory [Objet cinétique. ESPACE-MOUVEMENT-INFINI, métal, cordon en nylon, lampes, moteurs, 900x900x900
[22] Voir les reproductions et l’histoire de cette oeuvre, appelée aussi Monument pour le prisonnier politique inconnu dans : Antoine Pevsner dans les collections du Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne (sous la direction de Doïna Lemny), Paris, Centre Pompidou, 2001, p. 58-61
[23] Francisco Infante, « Kak ya stal khoudojnikom » [Comment je suis devenu artiste], in Monografiya op.cit., p. 13-14
[24] Paul Éluard, Donner à voir in Oeuvres complètes, Gallimard-La Pléiade, 1968, t. I, p. 942
[25] Francisco Infante, « Izbavi, Bojé, ot vsiatcheskikh outopii » [Préserve moi, Seigneur, de toutes sortes d’utopies], in : Francisco Infante i Nonna Goriounova, Katalog-al’bom artéfaktov rétrospektivnoï vystavki v Moskovskom mouziéyé sovrémiennvo iskousstva [Catalogue-album de l’exposition rétrospective au Musée moscovite de l’art contemporain], Moscou, 2006, p. 15-16
[26] Ibidem, p. 16
[27] Voir le catalogue, Francisco Infante, Artéfakty [Artéfacts], Moscou, Galerie nationale Trétiakov, 1992
[28] Francisco Infante, Monografiya, op.cit., p. 77
[29] Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, 1970, p. 25
[30] Francisco Infante, Monografiya, op.cit., p. 89
[31] Ibidem, p. 93
A propos de l’auteur
Jean-Claude Marcadé, родился в селе Moscardès (Lanas), agrégé de l'Université, docteur ès lettres, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S). , председатель общества "Les Amis d'Antoine Pevsner", куратор выставок в музеях (Pougny, 1992-1993 в Париже и Берлинe ; Le Symbolisme russe, 1999-2000 в Мадриде, Барселоне, Бордо; Malévitch в Париже, 2003 ; Русский Париж.1910-1960, 2003-2004, в Петербурге, Вуппертале, Бордо ; La Russie à l'avant-garde- 1900-1935 в Брюсселе, 2005-2006 ; Malévitch в Барселоне, Билбао, 2006 ; Ланской в Москве, Петербурге, 2006; Родченко в Барселоне (2008).
Автор книг : Malévitch (1990); L'Avant-garde russe. 1907-1927 (1995, 2007); Calder (1996); Eisenstein, Dessins secrets (1998); Anna Staritsky (2000) ; Творчество Н.С. Лескова (2006); Nicolas de Staël. Peintures et dessins (2009)
Malévitch, Kiev, Rodovid, 2013 (en ukrainien); Malévitch, Écrits, t. I, Paris, Allia,2015; Malévitch, Paris, Hazan, 2016Rechercher un article
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