Catégorie Des arts en général
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By Jean-Claude on Déc 5th, 2024
L’inconscient et l’alogisme dans l’art de gauche en Russie et en URSS dans les années 1910 et 1920
By Jean-Claude on Nov 26th, 2024
L’inconscient et l’alogisme dans l’art en Russie et en URSS dans les années 1910 et 1920
Quand André Breton publia en 1924 le “Manifeste du surréalisme” , il souligna que
” le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée”[i].
On peut dire que Breton formulait là des idées qui étaient déjà bien ancrées dans les arts novateurs du premier quart du XXème siècle, entre autres, dans le cubisme et dans le cubofuturisme et alogisme en Russie et URSS. Comme cela se passe toujours lors de l’apparition d’un nouvel “isme”, celui-ci privilégie dans la pratiques des courants qui l’ont précédé ce qui lui est nécessaire pour définir sa propre voie.
Dans ce premier manifeste de 1924 Breton nomme, surtout, des écrivains ayant “fait acte de SURRÉALISME ABSOLU”[ii], comme, par exemple, Aragon, Crevel, Desnos, Éluard, Soupault, Vitrac etc. et seulement un peintre, dont l’œuvre est encore mal connue, le Russe Malkine[iii]. Mais l’auteur du Manifeste du surréalisme en cite d’autres qui ne sont pas directement des surréalistes mais qui entendent ou ont “entendu la voix surréaliste” “chassant dans les alentours” du surréalisme. C’est, par exemple, dans le passé – Uccello, et dans le passé récent – Seurat et Gustave Moreau, ainsi que les contemporains de Breton -Picasso, Braque, Matisse (dans son panneau La Musique), Derain, Duchamp, Picabia, Chirico (avant 1918!), Klee, Man Ray, Max Ernst, André Masson[iv].
Finalement, s’il l’on veut déduire une conception esthétique de la rhétorique littéraire dy premier manifeste surréaliste, elle se résume à la quête d’une nouvelle réalité qui n’est pas soumise au contrôle de la raison. Cela n’est pas nouveau en 1924. On sait bien que la révolution dans les arts plastiques comme en littérature a eu lieu entre 1910 et1915. L’imitation de la nature (mimèsis) aussi bien que du monde visible, tel qu’il nous est donné dans les sensations extérieures n’apparaît plus comme une loi de l’art, ce qui rend caduque l’obligation de tracer des contours, de respecter des proportions, une perspective qui ressemblassent aux contours, aux proportions, à la perspective de l’espace euclidien tridimensionnel. L’artiste-novateur du XXème siècle ne recherche pas la copie fidèle de l’original, il ne veut plus être démiurge, mais se fait plutôt Prométhée et désire conquérir les secrets des apparences, pénétrer jusqu’aux racines du visible, saisir les rythmes qui meuvent le microcosme et le macrocosme.
Ce qui distingue le surréalisme des autres “ismes” qui l’ont précédé, c’est sa méthode, son Kunstwollen. Selon la définition de Breton lui-même, le surréalisme est un
“automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale”.[v]
Là aussi, il est possible de trouver dans la pratique et la théorie des arts du début du XXème siècle des visées analogues, surtout dans l’art de gauche en Russie et en URSS.
Je n’en donnerai que quelques exemples.
Commençons par Vassili Kandinsky et son idée de “la nécessité intérieure” (vnutrennaja neobxodimost’)[vi]. Dans l’introduction de son ouvrage principal Du Spirituel dans l’art, dont la première version allemande de 1909 (publiée à Munich en 1911) fut traduite par Kandinsky lui-même en russe à Moscou à l’automne de 1910 pour être lue au Congrès panrusse des artistes à Saint-Pétersbourg fin décembre 1911 (selon l’ancien calendrier russe) (cette version russe parut dans les Actes de ce Congrès en 1914), on trouve des déclarations analogues :
“Dans les obscurités profondes sont dissimulées les causes de la nécessité d’avancer et de s’élever, précisément ‘à la sueur de son front’, par la souffrance, le Mal, et ce que l’on appelle l’errement.”[vii]
Ou bien, dans l’avant-dernier chapitre du livre, intitulé “Théorie”, où l’artiste affirme que “la voie vers la peinture” “gît entre deux domaines”, celui de “l’abstrait” [abstraktnoe] et celui de la forme “corporelle” [‘telesnaja’ forma ] et ajoute :
“Au-delà de ces limites gisent […], à droite : la pure abstraction (c’est-à-dire une abstraction plus grande que les formes géométriques), et, à gauche : la pure réalistique (c’est-à-dire un fantastique plus grand que le fantastique – un fantastique dans la matière la plus dure). Et entre elles, un espace sans limites, la profondeur, la richesse, la vasteté des possibilités, et au-delà d’elles les domaines qui sont là (de la pureté abstraite et réalistique) – tout, aujourd’hui, est apporté par le moment d’aujourd’hui à l’artiste pour être à son service. Aujourd’hui, c’est le jour d’une telle liberté, laquelle n’est possible seulement que dans la haute époque qui commence. Et cette liberté est dans le même instant ce qui lie au plus haut point parce que toutes ces possibilités qui se trouvent entre les limites, dans les limites et au-delà des limites croissent à partir d’une seule racine : l’appel impérieux de la Nécessité Intérieure.”[viii]
Ce que Kandinsky appelle “la Nécessité Intérieure”, c’est sans aucun dout l’impulsion irrésistible qui s’impose à l’artiste créateur, l’oblige à choisir telle ou telle forme pour l’expression de l’essence des choses. Est-ce que cet “impératif catégorique” ne ressemble pas à la “dictée de la pensée” de Breton? Je pense que la source, consciente ou inconsciente, d’un tel mouvement qui naît de l’intérieur du processus créateur, remonte, selon toute vraisemblance à la “Wille zur Macht” nietzschéenne qui meut l’être lui-même, est l’être lui-même dans son “énergétisme”. C’est précisément dans ce sens qu’il faut comprendre chez Kandinsky des passages comme, par exemple, ce qui suit :
“Pleine de mystère est la naissance d’une création artistique. Oui, si l’âme de l’artiste est vivante, il n’y a plus alors le besoin de la soutenir, de l’aider par un travail cérébral et des théories. Elle trouvera elle-même, ce qu’elle doit dire, bien que, au moment de l’acte créateur, ce “quoi” n’ait pas été du tout clair à l’artiste lui-même. La voix intérieure de l’âme lui soufflera également de quelle forme il a besoin et où la chercher ( la “nature” extérieure ou intérieure). Tout artiste qui travaille, comme on dit, en suivant son sentiment, sait combien, tout soudain et pour lui-même de façon inattendue, lui répugne une forme inventée et comment”comme de soi-même” vient à la place de cette dernière une autre forme contraire, une forme juste.”[ix]
Traçant la ligne Nietzsche-Kandinsky-Breton du point de vue du processus créateur, je n’ignore pas le moins du monde ce qui sépare fondamentalement ces penseurs-créateurs. Tout d’abord, Kandinsky est un penseur chrétien pour lequel “Dieu” de façon générale, qu’il soit le Dieu ancien ou le Dieu nouveau, n’ est pas mort. Kandinsky affirme sans cesse Dieu et le Divin. S’il émet l’idée du surhomme[x] ou bien il ressemble lui-même à Zarathustra dans son rôle de prescient, entouré par “la méchanceté et les railleries”, qui “traîne à sa suite le lourd chariot de l’humanité toujours plus avant, toujours vers le haut[xi], ce n’est là qu’une enveloppe extérieure, car Kandinsky, en fait, professe l’idée de l’artiste – serviteur de Dieu, qui sait
” se détourner du corporel pour servir le spirituel“[xii].
Il est évident qu’une telle philosophie ne pouvait être acceptable pour l’athée Breton qui ne souffrait pas les moindres compromis avec l’idée de Dieu, surtout chrétienne. Même lorsqu’il cite la fameuse sentence de Braque : “La règle corrige l’émotion”, affirmant que lui, Breton, ne fait que renier avec la plus grande véhémence cette règle, il ajoute :
“Et cette règle – d’où il (Braque) la prend? Il doit y avoir une quelconque idée de Dieu là-dessous.”[xiii]
Et dans un texte tardif de 1941, où il énumère et décrit les peintres qui, selon lui, appartiennent au courant surréaliste, il accorde une place à l’œuvre de Chagall, indiquant que jusque là il avait ignoré Chagall “à partir d’une suspicion de mysticisme jetée sur Chagall”, ce qui dans les années 1920 et 1930 “avait un effet rédhibitoire”[xiv].
Si Breton avait mieux connu les idées des artistes russes de ce que l’on appelle “l’avant-garde”, il aurait été abattu, en prenant conscience que l’art de gauche en Russie et en URSS, à côté d’une ligne sans aucun doute possible théomachique, laquelle, à partir des Temps Modernes, est, de façon générale, un des aspects de la sécularisation de la vie dans toute l’Europe, est hanté par le principe spirituel qui se nourrit le plus souvent des sucs de la tradition judéo-chrétienne, et également des conceptions religieuses-philosophiques de l’Extrême-Orient.
Faisons attention à ce fait : En 1912, à Munich, paraît la version allemande du traité de Kandinsky Über das Geistige in der Kunst, – et, dix ans plus tard, en 1922, à Vitebsk en Biélorussie, est publié l’essai philosophique de Malévitch Dieu n’est pas détrôné. L’Art. L’Église. L’Usine, un des textes les plus profonds du XXème siècle où l’on peut lire dans le paragraphe 33 :
“Sont détruites les apparences, mais pas l’essence, et l’essence, selon la définition donnée par l’homme lui-même – Dieu, n’est anihilable par rien. Puisque l’essence n’est pas anihilable, Dieu n’est pas anihilable. Et ainsi, Dieu n’est pas détrôné. “[xv]
C’est là le bilan de la pensée malévitchienne. Dans un poème en prose, commençant par “Je suis le commencement de tout…”, Malévitch proclame encore plus clairement sa représentation apophatique de Dieu avec une tendance panthéiste (mais une telle tendance provient de l’Évangile lui-même quand l’ apôtre Paul écrit dans la Première Epître aux Corinthiens (XV, 28) :
“Que Dieu soit toute chose en tout”) :
“Ayant atteint le ciel, il reste devant nous à saisir toutes les Propriétés de Dieu, c’est-à-dire être omnivoyant, omnipuissant et omniscient. Cela veut dire qu’il est indispensable de se pulvériser dans les signes du monde, c’est-à-dire incarner à nouveau dans tout l’Univers, saturer tout de soi.”[xvi]
Et la fin de cette méditation ne laisse aucun doute concernant la pensée de Malévitch :
“Le Christ s’est transfiguré dans l’Église et l’ Église est sa nouvelle enveloppe. Ayant déjà vécu 2000 ans, elle peut encore vivre plus longtemps.
Dieu est immortel.”[xvii]
Toutes ces considérations paraissent nous éloigner quelque peu de l’objet de cet article mais il est indispensable d’avoir en vue ces idées essentielles pour comprendre en quoi consiste la distance qui sépare la notion d’inconscient et de représentation d’un monde non-logique chez les artistes en Russie et en URSS et, disons, dans le surréalisme occidental.
On sait que les poètes cubofuturistes russes rejetaient la raison et appelaient leur création “l’au-delà de la raison” (zaum’). Un jour, l’immense poète “transmental” Vélimir Khlebnikov déclara que Kant, quand il a établi les limites de la raison, n’a fait que démontrer les limites de la raison allemande! On sait que dans leur combat avec le sens logique les poètes transmentaux (zaumniki) ont eu recours à la glossolalie, à l’extase religieuse dans le milieu sectaire mystique russe[xviii]. Kroutchonykh cite le discours du flagellant (khlyst) Varlaam Chichkov comme modèle “de la langue transmentale libre” :
“Nossostoss léssontoss foutre liss natroufountrou kressfiré kréssentré. Fert tchérésantro oulmiri oumilisantrou.”[xix]
Et Kroutchonykh, citant en 1913, comme objectif de la création du “verbe nouveau” – “la vraie profession de foi, la dénonciation des choses invisibles”, donne comme exemple
“les simples paysans” qui “ont commencé à parler dans cette langue transmentale et dans de nombreuses langues étrangères qui leur étaient auparavant inconnues!
Eh bien, les linguistes (les critiques également) passent à côté de tels à la vérité prophètes!…”[xx]
Et en peinture, la variante de “l’au-delà de la raison”, de la zaum’ poétique, est appelée par Malévitch en 1913 “le réalisme au-delà de la raison” [zaumnyj realizm], puis “l’alogisme”. Il semble que Malévitch a utilisé pour la première fois l’expression “alogisme des formes” en 1916 lors de l’ “Exposition futuriste Magasin”, organisée à Moscou par Vladimir Tatline : par là il désignait tout un groupe de tableaux de 1913-1914, comme : La Vache et le violon, L’Anglais à Moscou, L’Aviateur et une œuvre aujourd’hui disparue intitulée “Le joueur d’échecs”. et en 1919, sous la lithographie qui représente La Vache et le violon, il écrivit :
“La logique a toujours été une barrière pour les nouveaux mouvements subconscients et pour se libérer des préjugés, on mit en avant le mouvement de l’alogisme. Le dessin montré ici représente une phase du combat – par la juxtaposition de deux formes : une vache et un violon dans une construction cubiste.”[xxi]
Dès le tout début de son activité picturale et théorique, Malévitch mène un combat impitoyable contre la raison humaine qui
“organise des potagers étatiques sur des déductions culturo-humano-économiques pour la pitance et pense que lorsque le globe terrestre sera ceint de l’unité humaine, alors nous sèmerons beaucoup de seigle et de blé et nous créerons des fours culturels perfectionnés et ferons cuire des miches de pain”[xxii].
Déjà, en 1915, il délare en guise de “vœux de Pâques”:
“La raison est une chaîne de bagnard pour l’artiste, c’est pourquoi je souhaite à tous les artistes de se priver de raison.”[xxiii]
A la “Première exposition futuriste de tableaux Tramway V” à Pétrograd en mars 1915, en guise de dénomination de cinq de ses œuvres, Malévitch écrit dans le catalogue :
“L’auteur ne connaît pas le contenu de ces tableaux .”
Et dans la brochure publiée à la fin de 1915 pendant la “Dernière exposition de tableaux 0, 10 (zéro-dix)”, toujours à Pétrograd, il en appelle au subconscient pour sortir de la servitude de la raison, du sens et de la logique, et il proclame
“le sentiment qui, d’on ne sait quels vides, tire dans la vie réelle du toujours plus nouveau.”[xxiv]
Et plus loin :
“La création intuitive est inconsciente et n’a ni objectif ni réponse précise.”[xxv].
En 1916, dans le livre Les vices secrets des académiciens [Tajnye poroki akademikov], il s’exclame :
“L’œuvre d’art suprême s’écrit quand il n’y a pas de raison.
Extrait d’une telle œuvre :
j’ai mangé à l’instant des pieds de veau.
Il est admirablement difficile de s’adapter au bonheur après avoir traversé toute la Sibérie.
J’envie toujours le poteau télégraphique. Pharmacie.
Bien entendu, beaucoup penseront que c’est de l’absurde, mais ils ont tort, il suffit seulement d’allumer deux allumettes et de poser un lavabo.”[xxvi]
Il n’est pas difficile de remarquer que de telles positions annoncent pour beaucoup l’esprit dadaïste et le surréalisme, en tout cas coïncident avec eux, bien que, comme nous l’avons précisé plus haut, la veine métaphysique de Malévitch, comme de pratiquement tous ses contemporains, le sépare très nettement des dadaïstes et des surréalistes de l’Europe.[xxvii]
[i] André Breton, Manifeste du surréalisme [1924], in : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. I, 1988, p. 328
[ii] Ibidem
[iii] Voir le catalogue
[iv] André Breton, Manifeste du surréalisme [1924], op.cit., p. 329, 330
v Ibidem, p. 328
vi V.V. Kandinskij, ” Soderžanie i forma” [Le contenu et la forme], dans l’almanach 1909-1910. Salon 2. Meždunarodnaja xudožestvennaja vystavka, Odessa, 1909, p. 15-16 [Traduction en français, castillan et catalan dans les catalogues Le Symbolisme russe, El Simbolismo ruso, El Simbolisme rus, Bordeaux, Madrid, Barcelone, 2000-2001]. Voir aussi : V.V. Kandinskij, O duxovnom v iskusstve (Živopis’)[Du Spirituel dans l’art (peinture)], dans le recueil Trudy vserossijskogo s”ezda xudožnikov [Actes du Congrès des artistes de toute la Russie],Pétrograd, t. I, 1914, p. 47-76
vii V.V. Kandinskij, O duxovnom v iskusstve (Živopis’)[Du Spirituel dans l’art (peinture)], op.cit., p. 48
viii Ibidem, p. 70
ix Ibidem, p. 72
x Ibidem, p. 71 : “Cette liberté illimitée doit être basée sur le sol de la nécessité intérieure (qui s’appelle “honnêteté”). Et ce principe n’est pas seulement un principe d’art, mais c’est aussi la vie. Ce principe est comme l’ épée grandiose du surhomme pour son combat contre l’esprit petit-bourgeois.”
[xi] Ibidem, p. 48
[xii] Ibidem
[xiii] André Breton, Le surréalisme et la peinture[1928], New York, 1945, p. 34
[xiv] André Breton, “Genèse et pespective artistiques du surréalisme” [1941], in ibidem, p. 89
[xv] K. Malévitch, Bog ne skinut. Iskusstvo. Cerkov’. Fabrika, Vitebsk, 1922, p. 46
[xvi] K. Malévitch, “Ja načalo vsego…” [Je suis le commencement de tout…] [début des années 1920], dans: D. Sarabjanov, A. Šatskix, Kazimir Malevič. Živopis’. Teorija [Kazimir Malévitch. Peinture. Théorie ], Moscou, 1993, p. 376
[xvii] Ibidem, p. 377
[xviii] Cf. D.G. Konovalov, “Religioznyj ekstaz v russkom mističeskom sektanstve”[L’extase religieuse chez les sectaires russes mystiques], Bogoslovskij vestnik [Le Messager théologique], avril 1908
[xix] A. Kručenykh, Vzorval’ [Explosant], Saint-Pétersbourg, 1913
[xx] A. Kručenykh, “Novye puti slova” [Les nouvelles voies du mot], dans le recueil poétique Troe [Les Trois], Saint-Pétersbourg, 1913
[xxi] K. Malévitch, O novykh sistemakh v iskusstve. Statika i skorost’ [Des nouveaux systèmes en art. statique et vitesse], Vitebsk, 1919
[xxii] Ibidem , cité ici d’après K. Malévitch, Œuvres en 5 tomes (en russe), Moscou, Gileja, t. I, p. 173
[xxiii] K. Malévitch, Œuvres en 5 tomes (en russe), Moscou, Gileja, t. I, p. 26
[xxiv] K. Malévitch, Ot kubizma k suprematizmu. Novyj žipopisnyj realizm, Pétrograd, 1915, cité ici d’après K. Malévitch, Œuvres en 5 tomes (en russe),t. I, op.cit., p. 31
[xxv] Ibidem
[xxvi] Ibidem, p. 57
[xxvii] Si Malévitch peut aussi écrire en 1916 : “Pour inutilité, je renonce à l’âme et à l’intuition” (Les vices secrets des académicien, op.cit., p. 56), en revanche, en 1919, donc en pleine révolution bolchevique, il chante un hymne à l’intuition, mais à l’intuition “qui pousse la volonté vers le principe créateur” (Des nouveaux systèmes en art. statique et vitesse, op.cit., p. 163) : “L’intuition est la graine de l’infini, en elle se pulvérise tout le visible sur notre globe terrestre. Les formes provenaient de l’énergie intuitive, après avoir vaincu l’infini, d’où proviennent les variétés de formes comme instruments de déplacement
<1921-1922> Le Suprématisme en tant que philosophie sans-objet absolue
By Jean-Claude on Nov 17th, 2024
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<1921-1922[1]>
Le Suprématisme en tant que philosophie sans-objet absolue [2]
Il est possible que dans un passé lointain les hommes n’aient pas connu les matériaux picturaux des couleurs et aient assouvi leur besoin de représentation avec un simple dessin linéaire et cela était déjà une grande évolution dans son développement.
Une chose m’a personnellement intéressé : est-ce que la représentation était le résultat d’un besoin esthétique, en tant que travail artistique, ou bien toute représentation se tenait sur un seul point ou sur une seule cause de la connaissance du monde des phénomènes.
Et est-ce que tous les processus humains ne sont pas les résultats de la connaissance du monde, est-ce que tout objet [viechtch’], quel qu’il soit, y compris tout ce qui est représentateur, n’est qu’un fait de la découverte par l’homme d’une nouvelle réalité dans le monde.
Est-ce que l’homme, de même que ses manifestations, n’existaient pas auparavant, que dans le monde naissaient d’autres fonctions dans son organisme et que, seulement grâce à la sensibilité de tel ou tel phénomène, le monde naissait dans la prise de conscience du réel, toutes les fonctions étant dirigées vers la connaissance du monde et, à mesure que le monde était conscientisé, elles se transformaient en événement réel.
Une de ces fonctions dans la connaissance, selon mon point de raisonnement, était de façon générale précisément l’art représentateur dont la tâche gît sans doute dans la seule connaissance pure des circonstances. L’art en tant que principe artistique n’existe possiblement pas. Il est vrai que ma conclusion provoquera des perplexités et l’on va m’accuser de comprendre de façon inexacte cette question, mais je vais m’efforcer, dans une future critique au sujet de l’art, de l’analyser du point de vue de nouvelles déductions, et également d’analyser à partir d’objets réels leurs éléments artistiques.
Le présent extrait sur l’art représentateur est sans doute le commencement de son examen sur le plan cognitif, scientifique, plutôt qu’esthétique, artistique. Il y a beaucoup de raisons qui semblent avoir été des impulsions et des causes authentiques pour la résolution des objets, dont l’authenticité était incluse dans une autre cause.
Il est donc possible que les causes soient colorées en concept artistique esthétique, que ce ne soit pas leur coloration authentique, mais que le rabaissement du monde réel authentique et de ses causes soit la seule tâche. L’homme se trouve dans un état, peut-être le plus épouvantable de toutes les épouvantes : jusqu’à présent il ne connaît pas l’authenticité du monde, le monde authentique l’entoure, est-ce qu’est réel tout ce qui le touche, est-ce la réalité ou bien ce ne sont tout cela que les hallucinations de sa représentation [predstavléniyé-Vorstellung] qui ne sont pas ce qu’est la nature [natoura].
Essayez de démontrer à un garçonnet, lorsqu’il joue à la locomotive ou au soldat, qu’il n’est pas une locomotive, un soldat, un aéroplane. Son psychique passe dans un état où il est identiquement et concomitamment réel – et un garçonnet et une locomotive et un aéroplane. Il ressent en lui tout ce qu’il a vu, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, touchait son organisme. S’agit-il en lui d’une reproduction artistique en soi de la réalité qu’il a vu, ou alors toutes ses forces sont dirigées vers la transmission de la réalité connue d’un phénomène.
Dans le cas présent, tout s’entrelace de sorte qu’il est difficile de séparer leur différence provisoire, là où commence en lui la prise de conscience de soi et la prise de conscience de la locomotive. Ce fait, on peut le trouver non seulement chez ce garçonnet, mais également chez tous les adultes qui se font des représentations dans différentes compréhensions de leur réalité et êtres nouveaux; l’homme tend perpétuellement à faire l’escalade d’une réalité de son être en une autre.
Toutes ces réalités désirées, il veut les révéler et les connaître, il veut comprendre sa propre réalité authentique, il se réincarne perpétuellement.
Un des indices de cette tentative, c’est aussi l’art représentateur, une connaissance, à sa manière, scientifique du phénomène, et l’aspiration à la compréhension de tous les phénomènes, à la connaissance de leur authenticité, au désir d’entrer dans la réalité authentique.
C’est pourquoi tout ce qui est fait par l’homme dans les questions de la science ou de l’art est le résultat des seules et uniques causes de la connaissance, et rien d’autre n’est exprimé dans chaque objet que l’addition des phénomènes reconnus, que, seulement au moment où se produit en moi cette addition ou bien en dehors de moi par moi, s’avance la réalité du monde (du monde subconscient).
Bien entendu, ce monde en train d’être connu exprime par lui-même à quel point est authentiquement réel cette connaissance; la question est extensible et discutable. Mais toute la vie n’est-elle pas constituée de la tentative de révélation du monde – de la révélation d’une réponse à la question de savoir où et en quoi je me trouve et si j’existe réellement, ou bien si tout ce que je vois n’est qu’hallucination et rêve. Y a-t-il quelque différence entre le rêve et les réalités? Y a-t-il quelque chose que l’on pourrait nommer naturel et non naturel. Il y a des rêves dans lesquels nous nous voyons dans un seul et même temps avec de nombreux visages; en rêve, je suis en même temps et un chien et un homme, je suis quelque chose qui vole, bien que je n’aie pas d’ailes, je vois tout cela dans mon rêve. Il n’y a dans ce moment rien de réel ou de non naturel. J’ai de nombreux visages, je ne distingue pas seulement le rêve de la réalité, ce qui se fait sentir dans mes états, mais est-ce que le garçonnet qui joue à la locomotive, n’est pas le même rêve où il est dans un seul et même temps et un garçonnet et une locomotive, et est-ce que les objets [predmiet] déformés par la perspective ne sont pas des déformations de rêve. Est-ce qu’existe dans l’authenticité une profondeur perspectiviste qui éloigne de moi les objets vers lesquels je vais ou d’où je m’écarte, de la même façon que je cours ou vole en rêve. Or mon corps est couché immobile, alors que ma conscience libérée vole en rêve et se meut dans le temps, en surmontant une foule d’obstacles, il traverse tout dans tel ou tel aspect, tout ce qui passe devant nous dans le même état que nous appelons de veille, mais en rêve je veille aussi et agis, et je me sens dans les mêmes corps et état physiques; cependant, si l’on vérifie ce cas, en installant près du dormeur des gardiens, ceux-ci verront que son corps ne s’en est allé nulle part et qu’en fait l’homme s’était éloigné de leur garde et était libre dans son sommeil.
Quand je me suis réveillé, une autre forme des mêmes choses naturelles ou non naturelles s’était accomplie à l’instant, je recommence à agir, à rencontrer des obstacles et à ressentir non moins d’émotions, je cours dans mon propre corps, le traîne à travers de nouvelles réalités. Dans ce cas comme dans l’autre, naissent et le temps et l’espace et la profondeur et la hauteur et la largeur.
Qu’y a-t-il de réel ici ou là-bas, puisque tout ce qui est ici et était là-bas existait pour moi, mon corps s’était trouvé être seulement un étui ou une porte cochère, dans lequel ou à travers laquelle s’accomplit mon mouvement dans une direction que j’appelle sommeil et, dans l’autre, qui s’appelle éveil, passant d’une circonstance à une autre. Quelle est donc ma réalité en quoi elle consiste, étant donné que ce n’est pas mon corps qui représente en soi mon aspect réel. Mes yeux ne sont que des fentes à travers lesquelles regarde cette chose inconnue, ce « Moi » inconnu à moi et à personne d’autre, mon « Moi » ou inversement X.
Il est en dehors du corps et représente en soi un corps qui est capable de passer de l’éveil au sommeil, c’est-à- dire dans un monde où mon étui en tant que corps n’avait pas participé physiquement. J’ai accompli de grands passages, me suis heurté à des situations dangereuses, menaçantes, et les gardiens de mon corps peuvent témoigner que mon corps ne s’est déplacé nulle part et n’a couru aucun danger.
Je ne pense pas que, s’il arrivait que quelqu’un voie un rêve dans lequel on l’aurait privé de vie, bien que l’on voie souvent des rêves où les choses vont jusqu’à l’assassinat de X, je ne pense pas qu’à travers les fentes des yeux passent des réfléchissements [otrajéniya] sur la surface du cerveau et la mettent en action par leur réaction. Mais toujours, dans ce cas, on se tirera d’affaire d’une façon ou d’une autre, au moyen de quelque changement, de la perception d’une nouvelle circonstance, soit on se réveille à ce moment-là, soit on se sent autre. S’accomplit la sortie de cette enveloppe ou de ces circonstances physiques sur lesquels le coup est porté. Et quand arrive le moment du réveil, cela peut témoigner du fait que mon « Moi » est revenu de son étui physique qu’un danger menaçait, mon « Moi » était menacé de la destruction du guide. Le réveil, c’est la sortie du sommeil et l’entrée dans ce corps que nous appelons état de veille ou nouvelle circonstance.
Tel est le réalisme de l’art représentateur. Les représentations enfantines indiquent dans beaucoup de cas la réalité du rêve, ils se trouvent en dehors de l’état éveillé réel, étant dans la vie éveillée il font tout de même des représentations non naturelles, seulement parce qu’on dirait qu’ils ne la connaissent pas. Mais je ne sais pas qui la connaît authentiquement. Car la scientificité de la représentation dans son identité avec le sensible ne signifie pas qu’elle est malgré tout authentique et juste. Les éloignements perspectifs dans le rêve ne sont pas authentiques, ils le sont dans l’état éveillé. Mais en est-il ainsi, il n’y a pas de profondeur perspective non plus dans l’état éveillé, car ce que nous voyons rapetissé, n’est pas du tout petit et ne s’est pas rapetissé lors de mon éloignement dans la réalité.
Cette perspective est aussi non naturelle que la représentation non naturelle par les enfants des personnes plus grandes que les maisons.
Dans la conscience des enfants, mais aussi chez les peintres adultes dans un passé proche, la perspective n’existe pas qui agrandirait ou rapetisserait les objets [viechtchi], ce serait une idée et une quête fausses de l’authenticité. Et pourtant on a besoin seulement d’authenticité, et dans ce cas, chez les enfants comme chez les peintres adultes, on rencontre une autre mesurabilité, précisément dans le vif de la signification. Il m’est arrivé de voir les dessins d’un garçonnet qui représentait son père, dans un cas – grand, dans un autre – petit; cela se produisait à partir des mêmes circonstances, dans lesquelles s’était trouvé le père : quand il joue aux chevaux avec les enfants, il est petit, quand il est avec les grands, il est grand; sa réalité change selon la circonstance.
Et ce fait est d’une grande importance, car ces causes indiquent que la réalité d’un seul et même fait, qu’un seul et même corps a accompli dans la conscience de l’enfant une évolution inverse et positive. Ici s’est accompli quelque chose d’insolite – le père s’est rapetissé jusqu’à son âge, est devenu réel également à lui.
Et, comme par un fait exprès, le garçonnet avait voulu avec sa représentation témoigner cette réincarnation réelle, en éclaircissant consciemment les circonstances.
En conséquence, la réalité des objets dans la conscience du garçonnet était mesurée non par ce que voyait son oeil, mais seulement par les circonstances dans lesquelles il s’était trouvé.
Le père représenté petit était égal à lui, l’âge et le temps du père étaient ramenés à ceux du garçonnet, mais il était en son pouvoir de le ramener plus loin, de l’amoindrir, de le rapetisser, et d’opérer une évolution inverse – de se faire remonter dans un âge plus élevé et de faire le père plus jeune.
Tout cela est fixé dans la figuration [izobrajéniyé-Darstellung] des représentations [predstavléniya-Vorstellungen] qui deviennent réalité.
La même chose se produit aussi dans la représentation d’un homme adulte qui représente une tour, tantôt elle est plus petite que lui, tantôt plus grande, tantôt elle se transforme en point, enfin elle disparaît. Elle est également insaisissable dans sa dimension, car chaque moment de mes déplacements est déjà le moment d’une nouvelle circonstance. Le garçonnet aussi bien que l’adulte sont occupés à une seule et même tâche – représenter et révéler l’authenticité, que ce soit dans la représentation ou dans l’objet construit dans l’espace, là où est la réalité authentique des phénomènes, où est la circonstance à partir de laquelle on peut la considérer comme réelle.
Le cas du garçonnet m’a montré beaucoup de choses et m’a montré que le garçonnet a vu les objets non pas de façon incohérente, bête ou non naturelle, il les a travaillés de la sorte parce qu’il n’était pas parfait et ne désirait pas leur côté naturel, et qu’il avait besoin d’apprendre beaucoup afin de dessiner comme il faut, naturellement, réellement.
Qu’est-ce donc que tout cela dénote? Cela signifie qu’il faut apprendre à fixer seulement les moments des faits isolés et à les voir dans leur statique, mais y a-t-il un tel moment quand rien ne bouge? Les maîtres à penser ont tenté de prouver de toutes leurs forces que la réalité du père ne peut se réincarner dans le temps qui est passé, que cela n’est qu’imagination [fantaziya], représentation [predstavléniyé] fausse et naïve du garçonnet.
Selon mon point de vue à moi, le garçonnet avait profondément raison quand il communiquait sa situation, ce garçonnet possédait une grande conscience des choses et voyait que l’objet était libre dans le temps, que le temps n’existait pas pour nous sous la forme d’un obstacle, mais qu’au contraire l’objet était maître du temps, et le créait quand cela lui était nécessaire dans sa flexibilité; pour l’objet donc n’existe pas seulement le passé, mais également l’avenir, ce qui se trouve au-delà des limites de notre prise de conscience.
C’est pourquoi il n’y a rien de risible de parler de l’existence de la vie d’outre-tombe, cette vie d’outre-tombe est, peut-être, seulement le même dessin naïf du garçonnet, qui semble n’avoir en soi aucune base, mais, en réalité, si l’on fait une analyse approfondie de ces représentations [izobrajéniya] et légendes, on a la solution future de la science physique. C’est que toute l’affaire se réduit à la non mortalité des phénomènes, c’est-à-dire de l’existence réelle éternelle de la conscience. Ainsi, l’outre-tombe ou l’avenir sont égaux dans leurs circonstances. L’outre-tombe peut être exprimée non seulement dans mon existence après la vie, mais elle est dans chacun de mes nouveaux pas, dès que je me déplace d’une circonstance en une autre.
De la même façon que dans le rêve je sors du corps que j’ai quitté à temps et reviens vers lui, même dans le cas présent de l’éveil je sors de lui; seulement, ce qui m’arrivera, quand je sortirai de l’état d’éveil et dans quelles circonstances je vais me trouver, on peut laisser cela dans l’obscurité pour un temps.
Que s’est-il donc passé quand survient la mort – eh bien, ce qui se passe dans le rêve lorsqu’on dort, que l’on te tue et que l’on t’a porté un coup mortel, au moment même du coup l’homme ordinaire se réveille de ce cauchemar, mais ce n’est pas un cauchemar, j’ai dû le vivre tout éveillé, et la réalité était égale à tout ce que j’avais vécu dans le rêve, l’homme s’est réveillé de son rêve comme si son « Moi » authentique se trouvait en état de sommeil, que par-delà de son être il avait perdu son corps, parce qu’on l’avait fait périr et que l’esprit en était sorti, comme on dit dans la communauté .
Mais il est possible que le nouveau fait au-delà de la vie, appelé « état éveillé », n’est qu’une répétition, le corps tué, comme dans le rêve, restera en dehors de la conscience, tandis que l’esprit ou « lui » passeront dans un nouvel étui.
Il est possible que lorsque l’homme s’en va, survienne dans le rêve la destruction de l’étui, bien entendu, il n’y rentrera plus. De même que l’homme n’entre pas dans sa maison qui en son absence a brûlé.
Sur les toiles du peintre il est possible de trouver toutes les formes de mouvement de la vie humaine, il fixe tout, à travers quoi passe l’humain, dans un sens comme dans un autre; non seulement l’esprit mais le corps aussi ne sont pas pensés par lui en dehors de la forme corporelle, dès que son état est flexible dans ses réincarnations.
Il est difficile de distinguer où est l’esprit et où est la matière, car rien n’a d’état statique, seulement la flexibilité des changements d’espèces, là où, de la sorte, survient la réalité de l’objet, lorsqu’il n’y a pas en lui d’invariabilité, il varie perpétuellement, car c’est ma conscience de l’objet qui varie.
L’art représentateur tente d’arrêter la variabilité, de fixer le fait dans la pose invariable d’une sculpture ou d’une toile. Or cela ne sera que l’un des moments de la condition cinétique d’un état, le fait authentique ne réussira pas à survenir, la fixation a déjà varié. Comme varie la montagne lorsque je m’en approche ou m’en éloigne. Et le fait de mon rapprochement, le fait de la représentation selon toutes les lois de la perspective, de l’établissement des rapports de celle-ci parmi les circonstances environnantes, du rendu de son coloris, ce fait sera cette même réalité primitive, comme était primitive la représentation de nos ancêtres.
La réalité de la montagne reproduite ne peut pas être réelle ne serait-ce que parce qu’une simple représentation n’exprime pas un très grand nombre des réalités qui la composent. Sa réalité s’agrandira si survient l’union de toutes les sciences des matières dont elle est faite et de toutes les circonstances qui l’entourent, et encore, si l’on réussit à isoler toutes les circonstances de leur lien avec les autres circonstances qui se trouvent être sans fin et gisent en dehors de la limite de notre connaissance.
Mais lorsque survient l’isolation, il est possible que disparaîtra aussi toute la donnée qui est en train d’être révélée. Malgré cette difficulté nous tentons tout de même, avec notre prise de conscience primitive, de la révéler de toutes les forces en notre possession. L’art ou la science, tout est occupé aux mêmes problèmes, aux mêmes tâches de révélation de la réalité qu’est l’être-existence pour nous.
L’art représentateur de nos prédécesseurs primitifs m’indique la progressivité de la connaissance représentatrice-scientifique des causes des phénomènes dans la nature [priroda], depuis les ornements les plus simples juqu’à la représentation de l’animal. On a de plus en plus la connaissance des éléments des formes qui constituent telle ou telle chose représentable, est-ce au nom de l’artistique que l’on a cette connaissance de la donnée ou bien sont-ce les besoins artistiques qui poussent à accentuer la connaissance, ou alors non, le fait reste un fait, l’objet est appréhendé, son schéma originel commence petit à petit à être légitimé par les causes appréhendées et les premières lignes commencent à évoluer selon le schéma ou la construction [konstrouktsiya] du corps donné.
La représentation commence à se construire selon la loi ouverte de la donnée; en conséquence, la donnée a été soumise à une recherche scientifique anatomique et a été reproduite par l’artiste, il a exécuté tout ce qu’a exécuté un autre savant qui a étudié des plantes ou des minéraux. Il aurait aussi reproduit sur son écran scientifique les données qui constituent un corps étudié, comme l’artiste, et cela n’aurait été aucunement pire par sa signification artistique.
La science aussi bien que l’art se divisent en deux sections : j’aurais appelé une section – une science malgré tout cognitive, de recherche, la seconde – une science qui applique toutes les données à l’édification de l’objet comme des emplois utiles. Il est possible que les personnes ayant une complexion pratique s’insurgeront contre une pure procédure de recherche, car ils ont besoin de données déterminées, découlant de leurs nécessités pratiques; c’est pour cela qu’ils s’efforcent d’entraver la recherche pure. Mais de telles personnes auraient tout simplement oublié ceci : s’ils possèdent quoi que ce soit, c’est bien uniquement grâce à cette recherche.
On peut rapporter cet exemple à l’art aussi : il doit représenter la vie ou telle ou telle doctrine, mais il ne doit pas s’occuper des affaires abstraites [otvlétchonnyïé].
Tout cela serait juste s’il y avait en l’homme une seule circonstance exclusivement pratique et seulement dans le cas où serait élucidée aussi son authenticité pratique. Pour moi personnellement, par exemple, il existe beaucoup d’objets non pratiques et abstraits – un aéroplane, une automobile et tout ce que je fais, cela est pour moi concret; de mon point de vue, il faudrait interdire de faire des objets qui se trouvent en état d’abstraction [otvletchéniyé] par rapport à moi; peut-être qu’il se rassemblerait beaucoup de personnes comme nous, des sans-automobiles.
Mais nous supportons : peut-être que ces choses-là seront pour nous aussi concrètes. Que ceux qui ont des automobiles soient patients à l’égard de nos travaux et toutes nos abstractions seront concrètes pour eux aussi.
Et ainsi, aussi bien l’art que la science ont suivi et suivent deux voies, la voie des abstractions et celle des données concrètes, sans jamais négliger leur but principal, celui de révéler la réalité du monde, non seulement en dehors mais aussi à l’intérieur de ce qui existe.
L’art représentateur est un dans tous les actes [diéyaniya] de l’homme, chacun de ses actes contient en lui un caractère représentateur, une seule et unique tâche – la révélation de la réalité, l’authenticité définitive pour soi de l’objet, et cela se produit dans l’art de la peinture et dans tous les autres ars de la science technique, pratique. Tout tend non seulement à la connaissance artistique, mais aussi à l’authenticité exacte scientifique de l’étude.
L’accroissement de l’art représentateur depuis les éraflures linéaires des représentations primitives de ce qui était l’objet de la connaissance, s’est élevé et s’est enrichi des savoirs de la donnée et a édifié ensuite la même ligne d’après eux; c’était la période de la connaissance de la forme et de son état, de ses causes. Les représentations primitives des prédécesseurs disent davantage que pour eux la tâche la plus capitale était de rendre l’état dynamique de la donnée [ill.], moyennant quoi la forme changeait sa réalité, son échelle et ses rapports réciproques, cessait d’être identité.
Ensuite, c’est l’état coloré du phénomène qui fut l’objet de la connaissance et, plus près de nous, nous voyons les phénomènes dans un nouveau milieu réel, dans les circonstances perspectivistes des interactions aussi bien linéaires qu’aériennes ou lumineuses; devant nous s’est ouvert un nouveau réalisme, celui des mêmes phénomènes dans une nouvelle authenticité.
On ne peut pas dire que l’authenticité perspectiviste n’ait pas été sentie aussi par nos prédécesseurs très loin de notre siècle. Ils en avaient le sentiment et aspiraient à représenter cette essence de notre siècle, beaucoup de représentations le prouvent, mais ils n’avaient pas les moyens pour cela, ils peuvent nous faire penser aux instruments scientifiques de la physique, à travers lesquels on aspirait à révéler telle ou telle forme et on n’y arrivait pas; c’est seulement la nouvelle démarche dans cette direction qui a obtenu les résultats qu’on ne pouvait obtenir auparavant.
Les musées de peinture et de sculpture présentent une analogie avec un musée des instruments de physique : dans les uns comme dans l’autre on voit l’évolution des perfections.
Quelques peintres et sculpteurs donnent l’anatomie complète de telle donnée, le réalisme représentateur est identique. Bien entendu, par identité il faut entendre la connaissance possible au niveau donné de notre temps. Le réel représentateur pictural devient semblable à l’autre représentation réelle dans l’art botanique. Il est possible d’indiquer les peintres savants Chichkine, [Théodore] Rousseau et beaucoup d’autres qui travaillent à l’idée d’identité dans leurs oeuvres picturales.
Tout le mouvement « ambulant », en dehors de l’addition de contenus idéologiques, était occupé par l’authenticité réelle, c’est toute une école scientifique.
Après eux, survient une nouvelle école, une nouvelle élaboration des moyens picturaux pour toujours la même obtention de l’authenticité, de la transmission réelle de l’impression de l’air, afin mener à son terme le problème de la connaissance de la forme et du côté aérien dans lequel vit la forme.
Mais malgré tout, l’Impressionnisme était seulement le seuil menant à encore une nouvelle expérience scientifico-picturale – le Pointillisme qui veut résoudre ce qui avait été conçu par l’impressionnisme au moyen de la constructivité [konstrouïrovaniyé] de points colorés sur la toile afin que leur vibration, lors de l’éloignement de l’oeil, ne donne pas l’impression mais plutôt la lumière et l’air vivants, donne la transparence, la consistance des rayons qui vibrent, dans lesquels se trouve les faits vivants. Les pointillistes prouvent que la peinture n’aspire pas seulement à des résolutions artistico-esthétiques, mais aussi à un travail scientifique purement cognitif. Ici, ils n’ont pas besoin de l’artistique, seulement l’authenticité physique qui existe dans la nature, ils ont besoin avant tout de la réalité et de l’identité du rendu.
C’est la même identité que tente d’atteindre la science, comme le pointillisme, elle ne veut pas prendre son parti de la seule impression, mais uniquement de l’identité de la réalité. De la sorte, j’ai devant moi une nouvelle science en peinture qui peut être une voie originale convenant à la connaissance et à la révélation du monde réel. La peinture est devenue devant moi non seulement un moyen de résoudre des questions esthétiques, mais aussi un moyen de connaissance aussi bien à travers toute une série d’expériences picturales, colorées, lumineuses, formelles, que de suppositions philosophiques.
De sorte que, dans ce cas, elle se divise, comme la science, en deux sections – celle des déductions philosophiques et celles des expériences de laboratoire sur le réel.
II
Et ainsi le Pointillisme semble terminer, épuiser la donnée de toute une énorme période de l’art représentateur dans la révélation de la nature de la nature profonde [natoura prirody]; il achève la dernière analyse de la couleur et du caractère aérien de ce dont s’était emparé la figuration passée et, en même temps, les Pointillistes achèvent aussi la synthèse de la science picturale représentatrice de la première période. Ce fut toute une période de figurativité de l’identique, furent analysés des phénomènes, appliqués aux besoins de rendre un fait, de peindre authentiquement tel ou tel phénomène sur la toile.
Avec le pointillisme se termine aussi toute la réalité [réal’nost’] de la réception tridimensionnelle des phénomènes, reproduits avec exactitude dans leur volume tridimensionnel. Leur Kunstwollen [volia] était exprimé dans un travail intransigeant pour faire apparaître la réalité [dieïstvitel’nost’] tridimensionnelle. Cela était seulement la dimension de celle-ci du seul point de vue immuable de la tridimensionnalité et cela était déjà suffisant pour ouvrir une nouvelle époque d’analyses et de synthèse, et cela suffisait pour abattre les voûtes de la science picturale construites au cours des siècles, pour violer la figuration tridimensionnelle et pour démontrer que n’est pas réel tout ce qui est reproduit car rien ne peut être examiné du seul point de vue immuable d’une seule, de deux, de trois dimensions, car il n’y a pas un tel point ni chez celui qui représente ni chez ce qui est à représenter.
II
Et donc le pointillisme semble avoir achevé, épuiser la tâche de toute une énorme période d’art représentateur dans la révélation de la nature naturée de la nature naturante [natoura prirody]; avec lui s’accomplit la dernière analyse de la lumière et du caractère aérien de ce qui captivait la représentation passée; dans le même temps, les pointillistes accomplissent également la synthèse de la science picturale représentatrice de la première période. C’était toute une période de représentativité de l’identique, étaient analysés les phénomènes et ils étaient appliqués aux besoins de transmettre le fait, de peindre authentiquement tel ou tel phénomène sur la toile.
Avec le pointillisme s’achève aussi toute la réalité [réal’nost’] de la perception tridimensionnelle des phénomènes, reproduits exactement dans un volume tridimensionnel. La volonté des pointillistes s’exprimait dans leur travail intransigeant pour révéler la réalité [dieïstvitel’nost’] tridimensionnelle. C’était seulement une dimension de celle-ci du seul et immuable point de la tridimensionnalité et cela était déjà suffisant pour faire apparaître une nouvelle époque d’analyses et de synthèse et c’était là aussi suffisant pour faire s’écrouler les voûtes construites par les siècles de science picturale pour transgresser la représentativité tridimensionnelle et prouver que tout n’est pas transmis réellement car rien ne peut être examiné du point immuable d’une, de deux, de trois mesures, car il n’y a pas de tel point chez celui qui représente ni dans ce qui est à représenter.
En dernier, une nouvelle chose fut dévoilée : tout se trouve dans le temps de l’espace, tout est en mouvement et pour connaître l’authenticité, il est nécessaire de se tenir sur cette nouvelle dimension dans l’espace.
De la sorte naît un nouveau problème pour la science picturale, avec toujours une seule obstination – poursuivre les phénomènes et conquérir le réel de la réalité [réal’nost’ dieïestvitel’nosti]. La nouvelle réalité [real’nost’], c’est le mouvement, les points de suspension du phénomène sont désormais examinés non dans le statique, mais dans l’étendue, ce n’est déjà plus une toile, mais un ruban, la cinétique d’un corps se trouvant en rotation, il est étendu et extensible et extensible non comme étant sur un ruban plat, mais dans un cube et comme s’il était seulement dans un cube, son réel polyédrique existe; telle est notre nouvelle prise de conscience d’un corps qui passe d’un être à un autre, d’une circonstance à une autre.
La science comme l’art se sont trouvés devant cette nouvelle formule. Bien entendu, c’est le Jugement dernier du monde conscientisé par l’homme dans son oeil tridimensionnel, dans sa perception de ce qui l’arrache à la cage tridimensionnelle. Il voyait que dans le monde il y avait trois chemins qu’il savait malgré tout prendre concomitamment, il avait déjà oublié les douleurs du moment où son bidimensionnel a explosé en trois parties.
Il s’y est fait et son organisme devint plus souple, car il se déplace concomitamment dans trois directions.
Maintenant arrive une nouvelle opération chirurgicale, on veut le faire exploser en un cube des côtés, on lui propose de marcher comme le monde entier marche dans la vie. On lui propose d’être naturel et égal au monde, autrement il n’arrivera pas à le suivre.
Et vraiment on ne pouvait rien dire contre la réalité de la quatrième dimension, c’était un fait inébranlable, c’est la vraie authenticité que peuvent prouver la montre qui se trouve dans votre poche ainsi que ces mêmes circonstances dans lesquelles introduit le corps.
Le fait est que la variabilité de ses affaires essentielles est édifiée sur cette quatrième dimension et que, dans chaque endroit, elle est autre et est commensurée aux circonstances environnantes.
Mais dès que dans la conscience une quatrième mesure nouvelle pour nous a été assimilée, nous nous sommes déjà mis à chercher sa structure, nous cherchons son étendue dans le temps ou l’espace : est-ce vraiment nous ou notre corps qui s’étire en créant le temps, y a-t-il vraiment une ligne le long de laquelle, dans mon point statique, je passe invariablement, y a-t-il une voie, une voie droite le long de laquelle je me déplace, la conscience semble vouloir retenir en soi la ligne droite, la planéité pour son mouvement droit. Mais c’est seulement de mon point de raisonnement que je sais s’il y aura des lignes où que le centre du mouvement est dans un perpétuel déplacement de ses circonstances.
De la sorte nous avons une seule ligne dans toute une série de brisures. La structure du temps est pareille au cristal qui se forme aussi à partir du mouvement de son unique matière [viechtchestvo] selon diverses circonstances, change sa direction en les réunissant sous divers angles. C’est ainsi que je m’explique la structure de chaque phénomène avec mes déductions et suppositions. Il est possible dans ce cas d’édifier aussi une structure de l’étendue humaine: si on prend l’homme comme une autre matière, celle-ci forme en se déplaçant telle ou telle ligne, les voies du mouvement forment le plan, le volume, qui forment dans leurs jonctions une série de figures géométriques ou de formes; ce graphique sera aussi la structure graphique de l’homme dans le temps.
Je vois la cause de la concrétisation [réalizovaniyé] de la peinture et de la sculpture voire, de façon générale, de tous les appareillages humains, seulement en ceci : la ligne, le volume, le plan, comme également les changements colorés sont les résultats du déplacement de ma matière dans les centres des diverses circonstances; les éléments, formés dans ces circonstances, de la ligne, du volume, du plan, comme aussi des différences colorées, pourraient poursuivre leur voie de développement seuls, dans le sens où ils sont compris par nous, à savoir qu’un élément n’est pas encore une forme, que la forme survient seulement quand survient la liaison des éléments; on peut apercevoir dans cette conception conventionnelle la prise de conscience du processus de construction du monde en soi ou en dehors, car, en fin de compte, les éléments n’existent pas dès qu’ils surgissent à partir de notre proposition (zadannost’) d’une forme construite pour laquelle les matériaux pleinement organisés peuvent servir d’élément pour une nouvelle proposition.
Ici, comme dans le premier cas, surgit une organisation : le moment où une seule et même matière, tombant dans une circonstance différente, se divise involontairement en bras qui aspirent à s’unir et à former à nouveau un tout unique, semblablement au cours d’un fleuve qui se divise et s’amenuise. Peut-être que la formation des planètes s’est accomplie sur cette base; elles représentent les mêmes éléments d’un seul tout de la matière, dissoute dans ses circonstances. Tous les cristaux représentent une nouvelle agglomération [spyléniyé] parmi de nouvelles circonstances; on peut avoir la pensée de savoir d’où viennent donc ces circonstances : ma réponse est que la matière elle-même, crée par elle-même en se déplaçant telle ou telle circonstance.
Il est possible de trouver quelque chose de semblable dans l’évolution picturale d’une seule et même matière, de la teinte [tsviet] ou, de façon générale, d’un matériau, la « couleur » [kraska] se divisant en une multitude de teintes dans son mouvement au moment de faire l’espace. Telles ou telles formes qui se constituent reçoivent des appellations spécifiques [vidovyïé] : volume, ligne, plan, point, tache etc., c’est-à-dire des éléments qui n’existent pas dans la réalité.
Toutes les édifications possibles de ces noms constituent la structure physique de la toile ou de la sculpture. La toile se couvre de toute la série des mouvements des derniers éléments et s’unit à eux réciproquement; de là nous pouvons voir que la toile, comme la surface plane [ploskost’], présente en soi un plan [plan] d’énergie en mouvement dans diverses circonstances, en s’unissant dans un unique tout [iédinoyé tséloyé] et elles forment la structure du corps pictural.
De la sorte la « couleur » en tant que matière est restée invariable dans son fond, a varié sa tension spécifique; de mon point de réflexion, son extensibilité se produit également dans tous les autres arts.
Malgré tout, ce que nous reproduisons sur cette toile ne change pas l’essentiel [sout’]; l’énergie de la matière, le fait de sa structure restent inébranlables dans leur essence [souchtchestvo] car ce que nous avons reproduit, ce seront seulement des circonstances organisantes mais, pour ce qui est de la matière, elles entreront toutes dans un seul engrenage.
Ici, bien entendu, il va de soi que s’invite la question de savoir que représente cet unique tout, cette question est, bien entendu, très intéressante et exige une réponse, car dans cet unique tout il est possible de sous-entendre le monde réel cherché.
Justement, nous sous-entendons le monde comme un tout achevé, nous pouvons le sous-entendre comme un unique tout réel.
Ainsi, se présente la solution de la question de savoir ce qu’il faut entendre par « tout » [ajout illisible], en passant bien entendu dans le domaine de la proposition philosophique, puisque la preuve physique ne pourra sans doute pas exprimer le tout dans une expérience.
Mon point de vue par rapport au tout est la suivante: ce tout est le « rien », atteindre le tout, cela signifie sortir dans la voie inverse et atteindre sa propre source, être en dehors de toutes les circonstances et être en dehors des circonstances, signifie ne pas se modifier, car il est possible de changer seulement, disons, à travers l’élargissement de soi pour être étendu, en conséquence les différences d’aspect dépendent de cet état.
S’il n’y a pas cet état, il n’y a pas d’aspect, il n’y a pas de face, il n’y a pas d’image, de forme de construction, c’est-à-dire qu’il n’y a pas les indices d’après lesquels nous distinguons une réalité [réal’nost’] d’une autre, il n’y a pas de proportion, il n’y a pas donc ni temps, ni espace.
En d’autres mots, il n’y a aucuns indices d’une quelconque existence. Et la toile picturale pourrait démontrer cette dernière chose en ce que la reproduction de l’espace, du temps, de la profondeur et de tout ce qui existe en elle, n’existe pas dans son authenticité, rien en elle n’est déplaçable [dvijno], cela l’est seulement en moi, mais il est possible qu’en moi aussi tout soit cette même toile où il n’y a pas de révélation de l’authenticité.
C’est seulement ainsi que je peux brièvement répondre à la question du tout unique. Et celui qui veut le révéler à travers une seule dimension a déjà créé ses nombreuses facettes, a créé une surface plane inclinée qui est devenue un élément des jonctions aux nombreuses facettes, engendrant deux, trois, quatre dimensions.
Mais si le monde est sans fin, sans fin sont les circonstances du déplacement de la matière, sans fin donc les facettes. S’il en est ainsi, on prouve que la réalité du monde ne peut pas être révélée car il n’y a pas de limite, pas de finitude, mais si la nature [priroda] est le fait de mes écrite (sotchiniéniya), elle peut être déplaçable et sans fin et finie.
D’où surgit en moi le rapport sceptique à l’égard de tout ce qui veut ou de tous ceux qui veulent révéler la réalité du monde.
Le peintre, plus que tous, doit être un sceptique dans la mesure où il tente de révéler l’authenticité, l’identité, car, par-dessus tout, sa toile indique que si les volumes sont rendus, il n’existe pas sur la toile de réalité [dieïstvitel’nost’] visible, on pourrait dire tactile, que ses efforts sont vains; les réaliser, c’est du réalisme psychique.
Mais tout le reste qui tente de révéler une autre objet [viechtch’] pratique, également une quantité innombrable d’objets, indique que ce domaine est aussi impuissant, il n’y a pas de loi universelle [ouniversal][3], pas d’uni-objectalité [iédinoviechtch’ié].
Seule l’uni-objectalité aurait pu prouver que, oui, l’objet existe mais si seulement nous nous approchions d’un tel objet, nous aborderions un lieu où nous devrions acquérir une telle loi universelle et alors nous rencontrerions devant nous quelque chose de plus grand qu’un lieu vide, nous y disparaîtrions sans laisser de traces, car, dans l’authenticité, nous représentons le « rien ».
Ce « rien » est dans tout ce qui nous paraît un existant tangible, réel, de même qu’en rêve, existent des objets authentiques dont nous ne pouvons pas considérer qu’ils sont d’origine physique, bien qu’ils touchent mon enveloppe physique de façon si forte qu’ils obligent de crier et de gémir dans le rêve. Mais le rêve reste rêve, bien que je m’en souvienne une fois éveillé et que je voie comme si j’avais vu la réalité [dieïstvitel’nost’] passant de l’autre côté de ma vie.
Tout, ici dans l’état d’éveil comme dans le rêve, est fixé et totalisé dans ma conscience et seulement pour mener une pleine analogie ou identité de deux existences physiques du monde en deçà et au-delà de mon être, pour vérifier leur identité physique une, il faut les prouver par un cliché photographique. Seule cette preuve photographique peut convaincre tout le monde, étant donné que la société croit au même [tojestvo] de façon générale et aux expériences physiques vérificatrices. J’admets que cela est un des problèmes de la science qui cherche la cause réelle et non réelle du monde; elle tente d’établir la frontière du réel et du non réel, du conscient et de l’inconscient.
Et véritablement, en quoi et où est la frontière du réel et du non réel : est-ce qu’est réel mon corps ou alors tout ce qui agit, ou est-il possible de considérer tout ce qui est physique comme réel, ou bien alors il est seulement ce à travers quoi agit le réel?
Nous voyons seulement des déplacements physiques et nous leur trouvons une cause dans le monde physique, c’est pourquoi l’eau se déplace parce qu’existe une inclinaison; le fait qu’elle se tient sur le globe terrestre, c’est parce que l’atmosphère la retient, tandis que l’atmosphère est tenue par une autre baleine qui s’appuie de ses extrémités sur le soleil etc.
La science s’est mise à blaguer sur l’obscurité de la science passée qui est tombée dans l’ignorance parce qu’elle admettait que la Terre est sur l’eau, que l’eau est sur des baleines, et les baleines sur des piliers.
Maintenant il en va autrement, il n’y a pas d’ignorance, comme il n’y a pas d’eau, mais seulement H2O et ce n’est pas une baleine qui tient l’eau mais l’atmosphère, et l’atmosphère tient le soleil, et le soleil est tenu par Hercule. Auparavant on pensait également que l’on ne pouvait se passer d’Hercule pour le tenir avec plusieurs haltères de deux pouds [31kg!], il fallait être fort – être Hercule. C’est un fait irréfutable et prouvable concrètement, ce réalisme est reporté sur l’Univers. La science astronomique construit aussi une réalité [réal’nost’] universelle : sans Hercule aucune pesanteur ne saurait être tenue et soulevée. Avant, la science ignorante arrivait à l’absurde en dépeignant l’Univers sous l’aspect d’Hercule, dans chaque cheveu duquel était fixé le monde. Il est vrai que demeurait inconnu de savoir à quoi Hercule lui-même se fixait. Mais maintenant l’ignorance n’est plus et il est prouvé qu’Hercule aussi bien que toutes les autres planètes ou systèmes solaires sont tenus pour la plus grande part par Hercule, non selon le principe de leur fixabilité au cheveu, mais par le principe de l’attraction. Par conséquent, gravitant l’un vers l’autre, c’est comme s’ils se tenaient l’un l’autre et afin de calmer une attraction trop forte, il existe un autre principe – négatif. Tout est proportionnellement construit pour qu’il n’y ait pas de grande négation et attraction.
Tout est construit par la raison du monde qui prévoit tout le côté pratique des systèmes du monde.
Ce serait une totale absurdité qu’il y ait un seul Hercule dans l’Univers. En premier, il n’y aurait aucune attraction et aucune négation, si Hercule n’avait pas la possibilité d’être tenu à quelque chose, il lui faudrait immanquablement tomber. Cela était très réel pour la raison du monde pour qui, d’après les légendes les plus anciennes des Aztèques, un seul Hercule aurait été construit au commencement, mais aussitôt la raison du monde a eu conscience de son erreur, dès qu’elle vit que son Hercule tombe et s’éparpille; sans tarder, il a commencé à diriger les débris dans l’espace et leur donna le principe des attractions; cela a été un des moyens les plus radicaux de la raison du monde; or, dans le même temps, une autre raison – critique, s’est malheureusement détachée seule de la raison du monde et, alors, à deux elles ont compris qu’il n’était pas possible de donner à tous les débris d’Hercule un seul principe d’attraction, il faut lui donner encore le principe de négation, car si l’on laisse un seul principe d’attraction, finalement ils peuvent à nouveau se rassembler et à nouveau tomber en ruines.
Secondement, on ne peut pas accomplir la réalité du monde dans le seul Hercule, les hommes n’avaient pas développé le principe de relativité, or c’est pour cela qu’ils pourront connaître notre Univers physique réel.
C’est ainsi que la raison du monde a construit la réalité de l’Univers, mais pour qu’il soit possible d’en avoir pleine conscience physiquement, elle a créé trois principes : l’attraction, la négation et la relativité, c’est là ce qu’il a été possible jusqu’ici d’imaginer afin de faire apparaître, depuis les ténèbres, l’Univers comme un monde.
Ce ne sont déjà plus trois baleines sur lesquelles se tenait la réalité du monde, mais c’est la réalité [dieïstvitel’nost’] traversée par la raison scientifique.
Vingt-cinq mille fronts savants ridés travaillent à l’étude des lois de la raison positive et critique du monde afin de construire sur la Terre, selon ces lois, un monde physique réel d’objets.
Que représente donc un monde construit d’objets et de quel résultat sont tels ou tels objets? Le monde humain présente la tentative infinie de lier les objets qu’il a construits, de les harmoniser en un seul organisme agissant; la création elle-même des objets s’est produite à partir de la combinaison de telles ou telles forces, c’est leur construction dans une donnée déterminée qui est l’objet en soi. D’où il résulte que l’objet existe et se divise en beaucoup de catégories et de destinations, comme s’il se justifiait par sa claire conformité à un but.
Si donc toute constructivité des forces constitue l’objet, celui-ci doit être pleinement clair dans sa conformité au but.
Un travail de jonction et de négation de telles forces se produit également dans la nature, en vertu de quoi on obtient aussi dans la nature un objet : celui-ci n’est pas conforme au but ou bien seulement une forme sans aucun but. C’est qu’on ne peut pas, de mon point de vue, estimer que le globe terrestre est un objet dont la conformité à un but est qu’y vivent des hommes et que diverses plantes poussent exclusivement pour leur besoin. Que toute la Terre est simplement un garde-manger matérialo-spirituel, un wagon-restaurant, dans lequel la prévoyance du buffetier a stocké des réserves qui devraient suffire jusqu’à une certaine gare du voyage de l’Univers.
Cela doit être ainsi, si l’on croit à la conformité au but de nos objets qui ne se créent pas autrement que sur la base du réalisme pratique et la réalité [réal’nost’] de notre globe doit bien entendu être examinée, comme est examiné notre train dont le mouvement est calculé, prévu et révélé réellement.
Si l’on avait pu construire un train que nous aurions pris et qu’il nous ait emporté sans jamais s’arrêter nulle part le long des villes, qu’il n’y ait eu aucune gare, nous aurions trouvé ce train absurde et non pratique. On ne peut ni en sauter, ni aborder une seule gare.
Notre globe terrestre représente pour le moment un tel train qui ne s’est pas encore une seule fois arrêté devant les gares qui nous intéressent hautement, nous ne pouvons jusqu’ici aborder la lune qui nous est la plus proche.
Notre patience est à bout et nous commençons à construire des aéroplanes pour nous défaire de cette course folle sur le globe terrestre et gagner nous-mêmes des gares dans l’espace astrologique.
Notre Terre, si elle est pratique pour nous dans le sens productif, ne marche pas du tout dans le sens du besoin qui est celui de notre train.
L’homme a devant lui un grand travail pour la rendre pareille au train, ce qui, à ce qu’il me semble, peut être résolu au moyen de la régulation des deux principes de l’attraction et de la négation, en transmettant tels ou tels principes sur la planète que nous voulons aborder et quitter, c’est la voie du rassemblement des négations.
Admettons que nous ayons atteint une telle révélation technique d’un moyen réel, nous pourrions voyager dans l’Univers, comme avec un train sur la Terre vers diverses villes.
D’ailleurs il n’est pas inutile de rappeler que le mouvement du train se produit non pas parce qu’il se meut par la vapeur, par l’électricité.
De mon point de vue, son mouvement s’est produit seulement parce qu’à un endroit, s’est formée l’attraction qui entraîne les gens, de sorte que le mouvement est conditionné par les mêmes principes d’attraction et de négation, la réalité de ces deux principes dans le sens de la force ne consiste pas du tout dans un matériau précis capable de posséder cette force, mais positivement dans tout.
Ce n’est pas un aimant qui attire ou repousse, mais toutes les affaires de l’homme qui s’arrangent à partir de ses besoins.
Existe-t-il des besoins dans la nature, y avait-il le besoin de créer le globe terrestre et tout ce qui pousse sur elle, est-ce que tout l’Univers est créé au nom du besoin de l’homme, il est difficile d’en décider, bien entendu. Est-ce que tout est pratique et conforme à un but, conscient et logique, raisonnable, etc.? Est-ce que la nature est conforme à un but ou alors seulement une image. Est-ce que tous nos objets sont conformes à un but ou alors sont-ils également des images.
Il me semble que pour déterminer si cela est conforme à un but ou bien imagé, il faut résoudre les positions de la finitude : est-ce que l’objet est fini, universel, épuise toutes les fonctions passées, d’aujourd’hui, futures – alors nous obtenons un unique objet, ainsi qu’une unique forme, alors il est conforme au but, alors c’est un objet, à condition cependant qu’il exprime en soi le but final.
Mais si nous n’y trouvons pas cette résolution, il n’est pas conformité au but et n’est pas un objet, seulement un caractère imagé.
L’image qui provient des interactions de tels ou tels éléments ou forces, lors de l’attraction ou la négation de ceux qui créent, ce sont les formes spécifiques d’un phénomène.
S’il en est ainsi, alors tout l’Univers et tout le travail sur la Terre ne sont que le résultat un des jonctions et des désunions des forces, ce sont des images.
La tentative de faire apparaître quelque chose de concret, d’authentique, de pratique est une tentative vaine, car en combinant une chose on obtient cette chose, en combinant autrement – autre chose.
La réalité du monde à une époque est une chose (sur des baleines), à une autre époque elle repose sur l’atmosphère, sur Hercule. Or tous ces matériaux sont composés d’atomes et les atomes d’électrons et de ions, la science future prouvera que les électrons et les ions, eux aussi, sont constitués d’autres x.
La maison est constituée de bois, la maison de pierre, les pierres de sable, le sable de petits grains. Tout doit être constitué de quelque chose, car seulement alors nous pouvons obtenir un monde réellement révélé et, en effet, on ne peut pas construire le monde ex nihilo. Dieu, admettons, s’est arrangé pour faire cela et je crains qu’il n’ait eu raison dans ce sens que rien n’existe.
Mais cela n’est pas avantageux pour personne, ni pour le marchand, ni pour l’artiste, ni pour la science – que pourraient-ils faire alors? Dieu leur a dit : je n’ai rien, c’est pourquoi je construirai le monde seulement comme un rien, cela veut dire qu’il n’y aura rien. Aussi, ayant fait attention à cet épisode, on s’est mis nous-mêmes à construire le monde, qui sur des baleines, qui sur l’atmosphère, qui sur les atomes, qui sur des pierres indivisibles, qui dans le temps, dans l’espace, qui en dehors d’eux, qui selon le principe des attractions négations, qui sur la relativité; ce dernier semble douter que l’on puisse bâtir l’authentique, car le relatif indique, à ce qu’il dit, qu’il n’y a rien d’authentique, seulement le relatif. Mais si cette dernière petite pierre ou échelon seront détruits, alors le Jugement dernier est inévitable – nous aurons cessé de voir le monde, car la proportionnalité relative aura disparu.
[Ajout :]
La science doit se réformer au plus vite : ici, pas bien loin, se tiennent des hérétiques; tels des diables, ils se tiennent dans le dos et chuchotent leurs discours sacrilèges. La Terre n’est pas sur des baleines, la Terre n’est pas sur l’atmosphère, l’édifice du monde n’est pas sur l’atome indivisible. Les anges vous ont trompés, mettez nos lunettes et vous verrez que l’atome, n’est pas l’atome mais seulement un électron et un ion. Voyez la fissure – le monde de la science, construit par vous, s’effondre. Ne pensez-pas échapper aux pierres, aux poutres qui s’écroulent, au déluge du monde détruit par les météores de feu, car ils s’effondrent toujours, en dehors et à l’intérieur de notre cerveau, partout ce sont des flammes, de la vapeur, de l’eau, partout des explosions et des destructions et vous ne trouverez pas de salut sous aucun toit. Vous voyez un enfer en feu qui n’a ni commencement ni fin, les mondes en extinction attendent leur heure pour s’embraser à nouveau et à nouveau dans l’Enfer, bouillonnant de feu, se tordant dans les convulsions des forces élémentaires [stikhiya] des incendies dans les ténèbres.
Mais n’ayez pas peur, vous êtes créés dans un tel matériau qui ne périt pas; dans votre cerveau se produit le même incendie; votre cerveau enflammé brûle à blanc, mais vous êtes intacts et incombustibles; dans la tempête de feu, dans l’effroyable courant d’air de feu, le monde en tant que matière [matériya] file dans votre cerveau pour seulement devenir brûlant et se débander en rayons dans les ténèbres, en l’éclairant pour notre savoir naïf, notre connaissance naïve, notre révélation naïve du monde authentique dans les ténèbres.
Mais cette lumière n’est pas de la lumière, seulement un tournoiement éclatant dans les ténèbres. Rien dans les ténèbres n’éclaire et ne révèle puisque la lumière et les ténèbres sont une seule et même matière [viechtchestvo] dans deux distinctions et degrés.
III
D’ailleurs, la lumière comme la couleur ont commencé à jouer un des principaux rôles dans le processus constructeur de l’homme, même une grande partie de cette chose revient à la lumière. La lumière est le moyen sans lequel l’homme ne peut pas être, la lumière est pour lui la lanterne grâce à laquelle il peut voir sa voie authentique et ne pas s’égarer; par la lumière il espère faire apparaître le monde perpétuellement cherché et tout objet authentique nouveau. La lumière est égale pour tous les arts de l’homme, aussi bien pour la technique, la science, que pour la peinture et la sculpture. Eh bien, j’ai tenté de débrouiller dans une des branches des arts, celle du pictural et du sculptural, quel rôle joue la couleur dans cette affaire.
Ainsi, pour le peintre, comme pour le sculpteur, la lumière a toujours existé, comme une certaine force qui éclaire la tâche donnée à révéler; la lumière se tenait dans on ne sait quel rapport à soi isolé et n’a jamais été, à ce qui me semble, un moyen égal pour toutes les teintes de la palette, au contraire, toutes les teintes étaient des moyens pour faire apparaître la donnée éclairée dans l’espace de la lumière.
Par le truchement de la lumière on révélait non seulement les données dans l’espace de la nature, mais aussi celles qui se trouvaient dans les ténèbres du centre créateur intérieur; la donnée intérieure se révélait à l’extérieur par la lumière qui se trouvait à l’extérieur. Cette question est devenue pour moi très importante, car ici doit se résoudre le problème dans le sens de savoir si la lumière existe en général, est capable de révéler l’objet ou bien alors si elle est égale à tous les éléments, les matériaux à partir desquels se crée la tâche donnée, s’il existera face à l’existence du soleil ou d’une autre matière [viechtchstvo] qui luit ou est privée d’éclairage.
La lumière, selon mon point de raisonnement, est égale à tous les matériaux, car, quels que soient ceux-ci, ils révèlent pareillement la tâche donnée et par conséquent éclairent pareillement et révèlent l’objet.
Dans la peinture, dans sa dernière évolution, on a mis à nu une division tranchée entre une frontière de lumière et une sans couleur. Tout le travail pictural de l’artiste consistait à révéler la lumière aussi fort que possible afin de montrer, à travers elle et en elle, la tâche donnée. Cette lumière se coloriait quelquefois et les données étaient révélées dans un rayon colorié.
Dans cette approche, le corps ou la facture authentiques étaient dissimulés par la lumière, comme si toute la tâche donnée était tissée de lumière par le peintre et n’avait pas d’autre matériau.
Dans un autre cas, les peintres révélaient simplement leur tâche donnée en dehors des sensations de lumière, ils s’assimilaient à n’importe quel maître ou à quelque inventeur de machine qui assemble celle-ci à partir de matériaux privés de lumière, offrant à la lumière d’éclairer l’objet révélé, comme tous les objet de la nature sont éclairés de manière générale par le soleil et la lune.
La lumière a joué un grand rôle en peinture et est devenue son principal rayon – c’étaient les fils avec lesquels on tissait la peinture.
Dans beaucoup de cas on pouvait dire que tous les objets [predmiéty] ou le sujet étaient seulement un canevas pour révéler la couleur; dans un autre cas, tous les objets [viechtchi] étaient la chose principale à révéler et la lumière seulement un moyen permettant au peintre de résoudre sa tâche.
Les uns disaient que la tâche du peintre et du sculpteur était exprimée par le rendu de la donnée des choses se trouvant en dehors de lui, d’autres que c’étaient celles à l’intérieur, qu’il n’existait pas pour le peintre d’objets [predmiéty] qui se trouvent en dehors de lui, mais seulement à l’intérieur.
Des troisièmes déclarent que ni l’une ni l’autre chose n’existent séparément, que tout ce qui est en moi et ce qui est en dehors de moi se lient dans le troisième cas de mon centre créateur et constituent la volonté de telle ou telle forme.
Dans cette dernière déclaration, il ne peut exister de prétexte, ce dont parlent si abondamment les peintres et les sculpteurs; ici peuvent pareillement servir de prétexte et la volonté intérieure de l’artiste et la volonté du prétexte qui se trouve au dehors.
Bien entendu, dans cette dernière position, la volonté se manifeste avec une grande force et manifeste telle ou telle forme dans laquelle tous les prétextes se sont dissous dans la volonté de l’artiste et ont créé une nouvelle conception.
Dans le premier cas, la volonté dépend des données qui se trouvent au dehors et dans le deuxième cas elle désire se libérer totalement de tout ce qui se trouve au dehors; la deuxième position est le seuil de la troisième qui examine les forces qui se trouvent et au dehors et à l’intérieur comme une unité matérielle à partir de laquelle est construite la volonté qu’ont le peintre et le sculpteur de construire une tâche donnée.
Pour la conscience picturale des pointillistes, la lumière est devenue le problème du mouvement pictural.
Et ici, ce n’était pas la lumière qui était le prétexte, mais seulement une tâche donnée scientifique déterminée, celle de concevoir la lumière par une lumière ayant un plus grand éclat d’éclairage, afin d’avoir la connaissance de la lumière; ce seul fait prouve que la lumière, en tant que quelque chose qui fait apparaître, est devenue elle-même obscure devant une autre lumière, celle qui connaît.
En second, la lumière des pointillistes n’était déjà plus un prétexte pour la reproduire sur la toile sous l’aspect d’une impression, il ne s’agit aucunement d’impression, les pointillistes ont posé la question on peut dire carrément [rébrom]. Ils se sont donné comme but, que la toile picturale obtienne une lumière physique vivante au moyen d’un processus de construction [konstrouktrouïrovaniyé] piqueté.
Comme si les pointillistes avaient tenté de résoudre le problème de la lumière, d’accomplir la tâche de leurs prédécesseurs qui étaient de primitifs et ne connaissaient pas les causes de la réalisation de la lumière.
Les pointillistes se chargèrent de cette affaire, en ignorant l’objet [predmiet], estimant que l’objet est seulement le lieu où vibre un rayon coloré en produisant la lumière. Les pointillistes indiquent encore que la peinture s’élançait vers le rendu de l’identité de la nature [priroda] sur la toile, qu’ils ne voulaient pas seulement faire que la toile soit une impression de la donnée, mais construire cette dernière par le même moyen dont elle se créait dans la nature.
Les pointillistes firent beaucoup pour atteindre ce but, le peintre put envelopper la tâche donnée d’une lumière vivante. Il en résultait qu’une partie de la peinture obtint dans son travail analytique une authenticité anatomique dans la forme, tandis qu’une autre, qui travaillait dans le domaine de la lumière obtenait de nouveaux et possibles résultats, accomplissait un autre travail analytique afin de créer à partir de ces deux moitiés analytiques la synthèse de tout un réalisme pictural.
On peut achever avec les pointillistes un travail artistico-pictural déterminé et toute une période de la pensée picturale qui aspirait à une identité authentique, à l’expression picturale naturelle.
La mission des pointillistes de révéler la lumière au moyen de sa réalité [dieïstvitel’nost’] physique indique encore qu’il ne faut pas chercher dans cette mission un principe artistique. Il n’y a ici que la saisie physique scientifique du phénomène (est-ce que se produit le mouvement des ondes de couleurs ou non?) et cela en dehors de la question de l’artistique.
Ici, l’approche du phénomène est scientifique; cette dernière chose a attiré mon attention sur le fait de savoir si toute la pensée picturale était artistique ou scientifique dans son essence, si elle représentait en soi une résolution exclusivement esthétique ou bien était une science picturale particulière qui aspirait à faire apparaître l’authenticité physique des phénomènes. Que signifie le réalisme vers lequel s’élançaient les peintres, vers quel réalisme ils allaient dans les divers groupes de peintres: dans un groupe, le réalisme était compris exclusivement comme la saisie de la nature et sa révélation au moyen de l’étude de son anatomie physique et uniquement en obtenant cette étude, l’artiste entrait dans le rôle d’un artiste qui peut, sur la base de données scientifiques, satisfaire ses besoins esthétiques en donnant aux lois de la nature les lignes et les courbures, la reconstruction idéale qui étaient dans son imagination artistique.
Dans ce cas, je vois une pleine identité avec toutes les sciences qui, par l’intermédiaire des instruments scientifiques ont la connaissance du phénomène de la nature et ensuite décrivent avec des mots imagés les phénomènes dans des livres de science, en ayant un appareil physique spécialement révélé, en tant que forme sortie également de l’étude de la nature.
Il est possible que, dans ce cas, tous les instruments scientifiques soient également des objets artistiques. Mais les tâches n’étaient pas artistiques. Je doute que la peinture ait eu un but artistique dans la constitution constructrice de tels ou tels éléments, qu’elle ait été seulement un moyen de connaissance – la ligne connue, le volume, se sont construits seulement grâce à et selon la cause de la connaissance du phénomène.
J’incline à penser que même tels ou tels objets, semblant construits exclusivement à partir d’une conformité au but pratique, ne représentent en soi qu’une superstructure dans la conscience de ce qui est connu ou une des formes de la prise de connaissance progressive d’un seul et même objet.
Plus nous nous plongeons dans le côté anatomique du phénomène, nous ne parvenons pas seulement à une fin exhaustive, mais nous rencontrons de plus en plus des phénomènes toujours nouveaux et avons besoin de plus en plus d’outils qu’on aspirait à construire pour surmonter les obstacles.
Il est possible que dans l’essence de l’art pictural se trouvent aussi des positions aux propriétés cognitives, lesquelles s’expriment sur la toile par toute une série d’édifications de lignes, de plans, de volumes en une seule construction, semblablement aux instruments scientifiques physiques qui expriment en soi le phénomène à révéler, lequel se reflète dans la conscience et produit telle ou telle action de la pensée.
Cette dernière chose me donne le droit d’estimer que le nouveau problème de l’essence picturale, exprimée dans les arts nouveaux, est demeurée la même, mais l’extraordinaire transmission vers les phénomènes ou le rapport à la nature ont provoqué un rapport hostile du monde pictural des arts; à vrai dire, ici s’est produit la collision de la vieille et de la nouvelle science picturale. Pour la prise de possession de l’authenticité des phénomènes. Et de leurs expressions. Bien entendu, les dévoilements de nouvelles circonstances créent aussi un nouveau monde d’objets [viechtchi], d’outils, d’instruments, d’appareils, créent aussi une certaine idée d’un seul et même monde à chercher.
La base principale de la nouvelle science picturale a dévoilé une nouvelle circonstance : le temps, qu’elle a appelé la quatrième dimension des objets; bien entendu, cette dernière circonstance doit changer beaucoup de choses dans le monde de la mensurabilité tridimensionnelle. La perception des objets à travers la dimension tridimensionnelle et quadridimensionnelle possède en peinture des différences substantielles de forme, de construction; au-delà, elle s’approfondit dans les systèmes idéologiques de l’Univers, ceux du pratique figuratif, ceux tout simplement des constructions matérielles, ceux du Suprématisme sans-objet : il faudra parler de toutes ces diversités dans les raisonnements à venir.
Dans tous les mouvements picturaux, comme aussi dans les systèmes de l’Univers, la lumière a joué un grand rôle. Et, dans chaque tendance, le rapport à elle change, par conséquent sa réalité devient autre. Il est possible de déterminer ces rapports en certaines périodes; la période picturale lumineuse s’étend sur plusieurs siècles, ayant comme source, pour parler de façon imagée, le soleil. Le soleil était l’unique source, en tant que source de la lumière, réalisant tout ce qui est dissimulé dans les ténèbres du monde physique, et également dans les ténèbres de l’incompréhensibilité, de la non prise de conscience des choses et de l’ignorance.
Ainsi, par exemple les poètes en appellent au soleil, mais même les savants ne dédaignent pas de la faire : « Soyons comme le soleil »[4], allons « vers la lumière »; le soleil ou la lumière étaient un emblème, un but définitif du mouvement humain; sans la lumière il n’y a rien dans le monde, sans la lumière nous n’avons la connaissance de rien etc.
Mais la ténèbre est la ténèbre, c’est-à-dire ce en quoi il n’y a rien d’autre qu’elle; notre conscience en déduit une foule de phénomènes, elle est notre être qui corrige notre conscience du côté de la mise en forme de l’obscur.
Cette dernière chose : « sans la lumière nous n’avons pas connaissance de rien », porte déjà un changement radical de la signification de la lumière du soleil, cela indique que la lumière solaire ne fait apparaître que ce qui est dissimulé dans les ténèbres, tandis que les fonctions de la connaissance se trouvent déjà dans une autre source, celle de la prise de conscience de la lumière.
Ici survient, dirait-on, une nouvelle exigence à l’égard de la lumière. Dans le pointillisme aussi survient une limite, les peintres obtiennent le mélange physique des points colorés; le travail de la science, appliquée par eux, a dévoilé que la réalité de la lumière consiste dans l’influence colorée d’un point sur l’autre, que la lumière blanche n’est que l’état des rayons colorés dans la circonstance du mouvement.
Que les mêmes teintes qui n’ont pas en elles de lumière, lors de leur mouvement réciproque, donnent une nouvelle réalité physique, comme la lumière.
En conséquence, les couleurs dans leur essence [souchtchestvo], comme tous les autres matériaux, sont obscures et leur réaction réciproque ne peut donner la lumière qui aurait pu éclairer les phénomènes de telle sorte qu’ils soient compréhensibles, clairs et lumineux.
Lors d’un éclairage violent, se produit la totale destruction du corps, sa réduction en transparence de lumière où l’on ne peut rien voir.
Le soleil est un phénomène d’un tel ordre et il me semble que si, à l’appel des poètes, on était parvenu à lui, il aurait été aussi obscur que notre Terre et si chaque homme était devenu soleil, il n’y aurait eu rien de clair et de compréhensible pour lui.
Après les pointillistes, les peintres commencent à changer, ils se soustraient à l’assaut lumineux sur la surface de la construction picturale, commence alors à être introduite la pure force colorée.
Déjà chez Cézanne on peut observer dans la consistance picturale la prédominance de la masse picturale tissée de couleur, mais non d’ondes de lumière, il élaborait une matière picturale particulière de telle sorte que ne soient pas visibles les rayons de couleurs dans la couche ou le tissu picturaux.
Même les nouvelles tendances picturales, après la peinture cubiste, commencent à attribuer une grande signification à la couleur, en raison de quoi la culture picturale de la masse doit s’arrêter et, au-delà, doit venir la tendance colorée pure. Il en est réellement ainsi. Le suprématisme n’est déjà plus un phénomène au sens d’un processus de construction des teintes dans la couche picturale des tons. Sa première et principale tâche était dans la couleur (« la suprématie de la couleur » dans une première période) et l’on ne peut nier que cette période suprématiste de la couleur a exercé une influence sur l’état contemporain de l’école picturale. L’édification de toute une discipline de la couleur devint, par exemple, une tâche importante à la tête de laquelle se sont trouvés des peintres qui travaillaient sous l’influence de la compréhension suprématiste de la couleur.
La couleur est devenue le but de la révélation, une analogie de la révélation de la lumière; bien entendu, la dernière mission [zadaniyé] des disciplines de la couleur est seulement un réflexe du suprématisme où la couleur n’est pas révélée (il n’y avait pas dans le suprématisme une telle tâche).
La révélation de la couleur était, bien entendu, posée par les peintres sous un aspect objectif, il est possible que le groupe d’artistes peintres qui travaille directement ou non sous l’influence suprématiste, ait eu le droit de transformer l’étude ou la révélation de la couleur en une méthode objective, étant donné que le rapport et la signification en question avaient été établis subjectivement.
L’établissement subjectif ou une personne sont quelque chose de semblable au prisme que l’on construit, à travers lequel tel ou tel phénomène se réfracte : le résultat reflété sur un écran sera le matériau objectif de l’étude dans le cas où ce matériau ne se réfracte pas dans chaque personne séparément comme dans un nouveau prisme de la perception. Dans de telles conditions seul est possible un enseignement objectif de l’objet [predmiet]; il est indispensable que celui qui enseigne s’isole de sa réfraction subjective de l’objet donné. C’est une des conditions les plus importantes avec une méthode objective car, dans le cas contraire, on ne peut établir une authenticité objective de l’enseignement.
Ainsi, nous pouvons étudier la couleur seulement en faisant l’anatomie des phénomènes ou en examinant les prismes des tendances picturales coloristes, si la couleur nous intéresse et celle-ci doit être étudiée non dans l’ordre de l’optique mais seulement dans celui du pictural. L’étude de la couleur dans l’optique est une chose : là, sa signification, sa compréhension et sa perception sont autres que dans la peinture. La lumière dans l’optique est une chose, mais dans la pensée picturale elle est autre, dans la philosophie – elle est une troisième chose, dans le cubisme – une quatrième. La lumière, ce n’est pas encore un phénomène objectif. Admettons qu’en ayant étudié dans la science optique les diversités lumineuses, on ne peut pas appliquer cette étude au cubisme, de même qu’en ayant étudié les teintes, on ne peut pas appliquer cette science dans le suprématisme, dans sa période sans-couleur.
Pour connaître tel ou tel fait dans toutes les sciences, les savants procèdent seulement à l’étude d’un seul domaine de la culture humaine, c’est le cas dans l’art pictural : ni les artistes, ni les savants, ni la société ne tentent d’étudier les phénomènes picturaux. Ils s’en détachent en crachant dessus, ils agissent pire que des singes à lunettes, le cercopithèque à lunettes, lui, essayait au moins de mettre ces dernières sur sa queue, puis elle les a cassées et la société fait tout simplement la même chose[5].
Ainsi, dans notre contemporanéité la lumière picturale, comme teinte, n’est pas exclue malgré tout, mais elle est révélée; bien entendu, la révélation de la couleur a un grand avantage par rapport à la révélation de la lumière du point de vue du pointillisme où tout était conditionné par la réalité de l’impression, où la révélation de la couleur était un fait réel du matériau. La lumière est réelle comme la couleur sur la surface plane; ici, le matériau de la couleur se trouve travaillé sur la surface plane de la toile, seulement le processus et la tâche de la révélation de sa force achevée consistent à la faire apparaître dans toute cette force et, bien entendu, nous tombons alors dans une nouvelle histoire, pareillement au pointillisme, qui tente de révéler la lumière physique sur la toile. Telle est la nature de l’homme qui ne veut pas prendre son parti d’une seule impression, aspire à l’authenticité et, de plus, veut apprendre à connaître toutes les causes, à partir de quoi et comment se produisent tels ou tels phénomènes. C’est pourquoi il érige une culture de divers passe-partout scientifiques afin d’ouvrir la serrure de la nature silencieuse.
Ainsi, la quête de la lumière peut être une des tâches premières de tout homme dans la société. En effet, c’est seulement en découvrant la lumière qu’il est possible de tout découvrir et de trouver la voie vers la vérité [istina].
La lumière est dans toute chose et partout, chaque instant s’accomplit à travers la lumière, le nouveau pas dans l’art pictural, le cubisme, n’a pas non plus renoncé à l’idée de la lumière. Les cubistes ont également posé la question de la lumière, bien que la perception picturale essentielle de la peinture cubiste ait été en dehors de l’incursion lumineuse.
La question de savoir ce que l’on peut considérer lumière et comme obscurité est examinée et délibérée lorsqu’on veut savoir si la lumière doit réellement être quelque chose de particulier, si elle doit révéler la lumière, c’est pourquoi si elle doit se diviser dans quelque chose qui éclaire le phénomène et le manifeste, mais une lumière qui éclaire le phénomène ne le manifeste pas encore dans la conscience, il ne peut pas être révélé pour le spectateur. On peut peindre un phénomène pictural avec des formes vives et bien éclairées et pourtant elles ne seront pas compréhensibles pour le spectateur. On peut trouver des analogies : si l’on fait entrer un homme incompétent dans n’importe quel laboratoire ou du côté des tubes astronomiques, des télescopes, bien que les formes aient été éclairées, palpées et réelles, elles ont été malgré tout obscures : ni la lumière de l’électricité, ni celle du soleil, ni les rayons X n’auraient pu éclairer pour cet homme les formes et lui révéler leur compréhensibilité.
Les cubistes ont établi pour la première fois dans la science picturale un rapport autre à la lumière, sans partir de la science optique ou autre sur la lumière-couleur. Ils ont trouvé insuffisante la vision rétinienne des constitutions de forme, révélés par la lumière physique et que la vision reflétée sur la plaque de la prise de conscience ne semblait pas élargir cette vision, que, même si l’oeil se tourne vers le soleil, en tant que globe resplendissant, brillant, de toute façon il pourra seulement rendre une foule de reflets sur cette même plaque et ceux-ci malgré tout ne seront pas réels et par conséquent ils ne seront pas révélés puisque est réel ce qui est révélé jusqu’au bout.
C’est pourquoi les cubistes ont une déduction, celle de s’appuyer sur une seule lumière, la lumière de la connaissance et ils disent que tout ce qui est pour l’homme compréhensible est révélé réellement, tout ce qui est incompréhensible est obscur, non révélé, non réel, ce qu’ils confirment par les mots : « c’est peu de voir, il faut aussi connaître ».
Les cubistes ont établi un point de vue sur la lumière nouveau et clair; bien entendu, cette lumière n’a rien à voir avec les réfractions prismatiques de lumière en optique.
Par ce bref raisonnement on voit que le cubisme est incontestablement une nouvelle circonstance de ce que l’on pourrait appeler la matière [viechtchestvo] picturale, sortie du spectre lumineux du soleil pour aller vers le spectre de la couleur, sortie, en outre, du tridimensionnel vers le quadridimensionnel, dans une circonstance où la structure de la matière picturale s’est trouvé un nouvel aspect , où les choses [viechtchi] ont changé leur forme antérieure et se sont tenues dans une nouvelle réalité.
Est-ce qu’une survivance de l’expérience, de la maîtrise, du savoir et des moyens, est possible si dans la nouvelle circonstance la réalité est autre ? Est-ce qu’est possible une survivance de la science pointilliste, mais également de la perspective et de l’anatomie, si la structure du corps est passée dans une nouvelle espèce réelle de la forme ?
On ne peut pas mettre son espoir entièrement dans l’être en ce qu’il dirigerait notre conscience. Encore une question: est-ce que l’être peut diriger? Ma conscience peut, bien entendu, diriger. Chaque trouée dans la glace ou chaque ravin me forcent à dévier dans l’un ou l’autre côté, forcent ma conscience à prendre telles ou telles mesures, mais toute la question est de savoir si cela est correct, si réellement l’être dirige ma conscience dans un vrai côté.
L’Arc-en-ciel, comme l’être, a dirigé la conscience des hommes vers un côté où l’Arc-en-ciel est la réconciliation de Dieu avec eux, il dit qu’il n’y aura pas de déluge[6], voilà pourquoi il apparaît au moment de la pluie.
L’analogie avec la lumière dans le Cubisme trouve une ressemblance dans le Suprématisme avec la couleur; beaucoup estiment que la couleur dans le Suprématisme est l’essentiel [sout’ glavnaya], que le suprématisme est une tendance coloriste. Le suprématisme, c’est derechef une circonstance nouvelle de la matière picturale. En lui, existent réellement toutes les disciplines de la lumière, de la couleur, de la forme, de la construction; il se peut que celles-ci sont soumises à l’étude ou à l’analyse, comme nulle part dans les circonstances picturales du passé.
On estime que le Suprématisme est un simple phénomène bidimensionnel, plan, coloré, mais étant donné que je mène cette recherche du Suprématisme, je ne trouve rien de tel, les trois carrés de couleur rouge, noire et blanche, construits dans le suprématisme ne sont absolument pas une confirmation de ces suppositions.
J’ai trouvé que le Suprématisme est un des prismes alternatifs de la science picturale, qu’à travers lui le monde se réfracte autrement que dans les prismes du Cubisme, du Futurisme. Sa philosophie est possible, comportant une part de scepticisme, elle trouve que l’on ne peut rien révéler dans le monde. Contre la figuration s’établit le sans-objet. On pourrait dire que le Suprématisme aspire à l’absolu dans lequel on se refuse à connaître quoi que ce soit, à travers quelque niveau culturel que ce soit et quelle que soit la lumière du savoir; aucune révélation des matériaux ne révéleront rien dans le monde.
Les disques solaires en tant qu’écrans ne peuvent être des écrans de la révélation de l’incompréhensible et, à l’inverse, il n’y a pas de disque noir sur lequel le soleil serait clair. Selon mon raisonnement, la peinture s’est donné un but égal aux autres sciences, ce but est dans la visée de « révéler » ou de manifester ce qui est dissimulé dans les ténèbres, la réalité du monde sur la plaque de la prise de conscience.
Le pointillisme a tenté de révéler la lumière comme quelque chose de réel et d’authentique, il a dévoilé que la lumière n’est pas l’authenticité, mais seulement le résultat de l’authenticité des oscillations de couleurs. De la sorte, c’était comme si avait été trouvée la vérité qui produit la lumière, mais il est possible que la couleur ne soit rien d’autre que le résultat de vérités qui se tiennent en dehors de la connaissance;
Ainsi, devant nous surgit toute une kyrielle de x que nous avons l’espoir de connaître dans le futur. Mais celui-ci est extensible, chaque aujourd’hui est futur pour le passé, en chaque passé d’aujourd’hui on a placé tous les espoirs qu’il représente la solution attendue des questions qu’il n’avait pas été possible de résoudre dans le passé, que lui, le futur, révèlera la lumière qui éclairera tout l’insaisissable, le confus, et manifestera la cause réelle des phénomènes. Mais les espoirs restent vains, chaque aujourd’hui, en tant qu’entendement [oum], est entré plus profondément dans le corps de l’objet [predmiet]; plus il entrait, l’objet se désagrégeait encore davantage et mettait à jour de nouvelles kyrielles d’objets, représentant une nouvelle énigme et un nouvel espoir que dans le futur leur multitude serait tout de même connue et révélée.
C’est comme si l’objet se désagrégeait exprès en cette multitude, comme s’il voulait conserver son caractère sans-objet qui se dissimule au tranchant de l’entendement, mais celui-ci assemble ses forces, il serre la poignée dans ses muscles et frappe l’objet avec une nouvelle force, afin de mettre à jour dans la coquille sa valeur authentique, car autrement il n’est pas pour lui un objet; et c’est à nouveau le tranchant qui est passé comme dans du sable fin et rien n’est resté sur le couteau effilé, le coup de la lame n’a rien tranché, car tout est comme du sable, comme de la poussière, comme du brouillard, comme une porosité, l’entendement gesticule avec sa lame dans tous les sens et ne peut trouver des points pour ses coups et le grand corps prend l’aspect d’une nébulosité sans-objet quand il s’approche de ma prise de conscience.
Ainsi, l’effort des pointillistes pour révéler la lumière a dévoilé la couleur, la lumière s’est désagrégée, s’est pulvérisée en une foule de couleurs et la couleur est devenue une nouvelle vérité du futur d’aujourd’hui. Et l’aujourd’hui, à son tour, pose le problème, à savoir que le futur révélera la couleur, mais il est possible qu’en révélant la couleur en tant que nouvelle vérité, quelque chose de réel s’avèrera dans les jours futurs le résultat d’une nouvelle vérité, mais une vérité non vraie.
La quête de la lumière reste, malgré tout, la chose principale. La lumière solaire n’est pas suffisamment souple pour pouvoir passer dans toutes les catacombes du regard de l’homme sur les phénomènes pour y découvrir ce qui a du prix.
Pour cela, son entendement aiguisé a inventé une multitude d’instruments qui éclairent dans l’obscurité l’objet cherché.
On a, enfin, trouvé un nouveau successeur, la lumière radioscopique, qui radiographie dans tout l’intérieur de l’objet tout ce qu’y est contenu; comme si tout ce qu’on ne pouvait pas ouvrir avec une clef ou, plus exactement, avec un passe-partout scientifique, s’était découvert grâce aux rayons de la lumière et que, de la sorte, nous apercevrons toute la richesse dissimulée; hélas, voir n’est pas encore entrer, apercevoir n’est pas encore avoir la connaissance.
L’entendement s’est aiguisé et transformé en rayon à partir d’un passe-partout de fer et il a pénétré par ce rayon dans l’objet. Eh bien quoi? Il ne peut rien en sortir, car là, il n’y a que l’infini, et l’infini, on ne le fera pas sortir, on ne le contournera pas et on ne le manifestera pas.
Le rayon X de la lumière est demeuré seulement une possibilité technique, de pénétrer les murs ou la serrure de la malle-nature sans les percer. À sa suite, doit venir encore une lumière plus souple qui devra alors avoir la connaissance de tout le contenu, c’est la lumière du savoir.
Cette nouvelle lumière est la dernière, la dernière facette des efforts humains, c’est une limite, la crête de tout le monde qui luit, la température la plus extrême, dont il est difficile pour l’homme de se représenter la force, l’enflammement le plus extrême du cerveau humain, dont la tension doit tout mettre à nu et prendre conscience, révéler, manifester la réalité authentique du monde.
La lumière du savoir appartient à la science, à la technique en provenant et, en conséquence, à la prise de conscience. Parfois les artistes s’y refusaient de façon générale, s’en tenant au processus intuitif ou en dehors de toute prise de conscience, sans répondre à la question : à quoi bon et à cause de quoi? Une seule et unique réponse plaît tant. La science inquiétait les esprits des peintres, trouvant dans la science un analytisme sans âme : c’est, disent-ils, un art cérébral, c’est-à-dire de l’entendement, de la mathématique et autre.
Par conséquent, du côté des peintres ou, de façon générale, des artistes, une seule action était acceptable – en dehors de la science : agissons sans connaissances; je rapporte cette dernière chose à l’essence picturale, laquelle a une assise solide dans le bilan définitif du suprématisme en tant que sans-objet : l’essence picturale va vers l’absolu ou représente en soi l’absolu.
Malgré la négation du travail de l’entendement en art, il faut malgré tout constater le fait que ce travail a eu lieu tout au long de toute l’histoire de la peinture. Il est possible que la forme de la cognition, comme aussi les approches elles-mêmes, fût autre, mais cela n’empêchait pas d’accomplir des recherches scientifiques authentiques et des études de la perspective anatomique.
Les derniers courants, comme le cubisme, ont une analogie avec les autres sciences, mais également avec toute la technique. La formulation des cubistes : « il est peu de voir, mais il faut aussi savoir », parle de façon éclatante de leur unité avec les sciences, à savoir que pour faire quoi que ce soit, il faut éclairer sa tâche avec la lumière du savoir.
À partir de là je vois qu’existe une nouvelle lumière réelle dans une nouvelle révélation et dans une science, une technique et un art nouveaux, une lumière qui se tient en dehors du prisme et de sa décomposition, c’est quelque chose de final, de réel, un outil achevé, rien ne peut être plus aiguisé.
Et si vraiment la science est savoir, cet authentique à qui revient de tout connaître, alors la réalité dépend seulement de la lumière du savoir.
S’il en était vraiment ainsi, la culture de l’homme ne devrait se réduire qu’à une seule lanterne dans laquelle serait contenu la lumière du savoir. L’homme passerait dans l’Univers en tant qu’authenticité réelle conscientisée ou, plutôt, ne bougerait pas, car tout l’Univers avec toute sa multitude serait dans la lanterne, c’est-à-dire dans la lumière du savoir.
Le mouvement est possible et existe dans l’homme parce qu’en lui est dissimulé tout ce dont il veut avoir la connaissance, en lui existent les questions « vers où? », « d’où? ». La nature n’a pas de mouvement, en elle il n’y pas de questions « vers où? », « d’où? », il n’y a pas de point vers lequel elle tendrait; bien entendu, l’homme ne sera pas d’accord avec cette supposition, mais la science astronomique l’est depuis longtemps. Sur ses cartes célestes il est nettement tracé que la Terre a sa propre orbite, qu’elle n’est pas un cercle, mais une ellipse, qu’elle a ses propres points de départ et d’arrivée et que ces points ont pour noms « aphélie » et « périhélie », car comment pourrait-il en être autrement : un train a une gare de départ et d’arrivée. Ensuite, la Terre tourne autour du soleil avec son propre système, de même qu’un train et ses wagons filent et passent vers Hercule. Hercule, c’est, semble-t-il le lieu principal vers où il va.
De la sorte, tout ce qui existe chez nous, cela est aussi dans l’Univers.
Tout ce qui est construit avec une admirable exactitude dans les dessins techniques du mouvement n’est rien d’autre que la réalité, que quelque chose d’effectif, d’inébranlable, d’éternel, de donné. La production de cette vérité [pravda] a eu lieu, bien entendu, à travers les connaissances, ici l’entendement s’est mis le doigt dans l’oeil : il a tracé et détracé et tout est devenu clair.
Nous détruirons avec la lanterne de la lumière du savoir notre ennemi acharné, ce sont les ténèbres, la lumière du savoir les dispersera et fera apparaître en elles toutes les valeurs qu’elles dissimulaient, laissant à l’homme le monde, non comme authenticité, mais comme représentation [Vorstellung].
Et ainsi se prolonge la lutte de la lumière du savoir avec les ténèbres du monde; elle est fière, inébranlable et calme, elle se dresse en recouvrant l’éternité. Le savoir courroucé ne peut rien contre, il doute de ses propres forces d’aujourd’hui à propos d’un allié dans l’éternel futur, ayant oublié que chaque jour est un toujours nouveau soldat venu du futur, un nouveau canon qui l’accompagne, un nouveau projecteur, un nouveau gaz asphyxiant, un rayon bleu aveuglant, un rideau de fumée, un aéroplane de combat, et, à leur suite, se préparent déjà de nouveaux appareils pour de nouveaux soldats, des engloutisseurs d’azote, d’oxygène ou de carbone.
Tout cela est l’appui de la science, et tout l’espoir et toute la culture et toute la science et toutes les connaissances.
On ne sait pas quel est l’espoir des ténèbres du monde, sur quoi elles s’appuient et qui elles appelleront comme allié ou conseiller. Et je suppose qu’elles ne s’appuient sur quoi que ce soit et n’appellent personne à l’aide : ainsi est « le monde », c’est-à-dire ce en quoi il n’y a rien.
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Deux philosophies découlent de cela : une, joyeuse, qui a espoir dans le futur, dans les connaissances, désire être dans la lumière. C’est une philosophie de l’optimisme, la seconde est une philosophie du scepticisme. Ces deux philosophies existent dans les arts. Par exemple, dans le suprématisme, existe le scepticisme, il a une attitude sceptique à l’égard de la culture, qui tente d’ouvrir avec ses passe-partout la malle de la nature et de s’y approprier toutes les causes et valeurs.
Le cubisme, au contraire, met son espoir dans la lumière, la lumière qui éclaire l’oeil et la lumière du savoir, il estime que tout ce qui est incompréhensible, obscur, se trouve dans les ténèbres et qu’est lumineux tout ce qui est compréhensible et clair, il croit que la nature se scrute minutieusement, qu’en elle existe un objet [predmiet] qu’il est possible d’examiner et d’analyser, il estime que la nature ou le monde sont réellement quelque chose qui peut être soumis à un processus analytique, qu’existent de façon générale je ne sais quelles actions avec l’âme, l’esprit, et des actions sans ces dernières choses.
Le cubisme, comme toute l’humanité pratique, croit et aux connaissances et à la possibilité des analyses st synthèses scientifiques, il croit à la culture, qu’elle construira, en tant que maître, une clef pour tout ce qui est inconnu.
Le suprématisme, lui, a une attitude sceptique à l’égard de ce maître et croit au contraire, sa culture détruit en pure perte, tâchant de trouver les matériaux qui conviennent pour la fabrication d’une clef et il croit que le monde n’a pas de serrure, qu’en lui rien n’est fermé, car il n’y a rien à clore.
On suppose que dans le monde, dans l’Univers, existent des objets [viechtchi] puisque des objets existent dans la maison, dans la culture, qu’ils portent un nom, se divisent en particularités pratiques. Comment donc n’y aurait-il pas d’objets dans l’Univers, dans le monde?
Il y a chez l’homme des lois, par conséquent elles doivent être dans la nature aussi; il a su qu’un élément possède telles propriétés, un autre – d’autres propriétés, il a obtenu une loi de leurs interactions grâce à leur agglomération [spyléniyé].
Chaque objet est construit par conséquent sur des lois, pourquoi alors les choses ne seraient-elles pas construites dans le monde sur des lois? Si l’homme étudie bien les objets, pourquoi la nature ne le ferait pas? Si l’homme possède une raison, pourquoi la nature n’en aurait pas?
Si j’ai des besoins, alors la nature en a évidemment aussi, car tout ce que possède l’homme, l’Univers, le monde doivent l’avoir.
D’où il découle, bien entendu, que la raison universelle a possiblement construit le soleil selon un dessin technique bien médité à l’avance, avec des synthèses concrètes tout à fait claires; sans passer à côté, bien entendu, du processus analytique, elle a fait des calculs pratiques à partir desquels on a obtenu le soleil comme synthèse, avec une destination spéciale, celle de chauffer le globe terrestre afin que l’homme vive au chaud; et au seul homme il est ainsi clair aussi que le monde entier est créé par la raison universelle, précisément pour lui : il est le seigneur du monde. Dans un autre cas, tout est pour le globe terrestre.
La lune aussi a une destination déterminée, celle d’éclairer la route de ceux qui se sont attardés après le coucher du soleil.
La raison du monde a tout construit de façon bien méditée, mais surtout pratiquement pour l’homme.
Tous les objets [viechtchi] pratiques naissent, bien entendu, des matériaux qui sont soutenus par l’esprit : telle doit être aussi la nature, elle aussi est née de matériaux par le truchement du feu.
Il est possible qu’il en aille autrement, de façon pas si raisonnablement, pas si pratique, pas si conforme au but. Il est possible qu’existe un quelque chose qui, dans un autre cas, s’appelle matière [viechtchestvo] (je suis très sceptique à ce sujet), cette matière, dans son action, non seulement n’a pas de besoins et de buts déterminés, mais ne connaît pas son but, étant aveugle, agissant en dehors de la conscience et ne prévoyant rien dans ses processus de désagrégation. Il est possible qu’en se désagrégeant la nature ait créé une multitude de circonstances. L’homme a accueilli un tel acte de désagrégation aussi bien de quelque chose que de toute la matière comme une catastrophe du monde, partant du point de vue de la désagrégation d’une maison ou autre. Mais étant donné que dans la nature l’immuabilité de la matière est reconnue en ce sens que cette dernière est partout une, dans le feu, dans l’eau, dans le gel, qu’il s’agit de quelque chose qui est dans tous ses aspects une seule et même chose. Il faut donc visiblement reconnaître qu’il n’y a pas de catastrophe dans le monde, car le monde est une seule matière, immuable dans tous ses aspects et processus, elle se dissout et se crée.
La lumière qui existe en elle n’est pas la lumière, seulement un des aspects de ce quelque chose. Ce quelque chose est connu au moyen de l’édification des prismes et dans ce prisme nous apercevrons seulement qu’il s’agit d’une seule et même chose dans deux, trois et mille aspects, comme la couleur, elle est aussi lumière, selon la circonstance.
Toutes les tendances picturales représentent des prismes et, à travers ceux-ci, on voit telle ou telle réalité.
Le suprématisme est aussi un prisme, mais un prisme à travers lequel on ne voit aucune réalité, dans ce prisme le monde est sans facettes, en lui le monde des objets [viechtchi] ne se réfracte pas, car ils sont absents, les deux sont sans-objet, les deux sont des lumpenprolétaires.
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La ligne du mouvement humain représente toute une série de centres qui ne sont rien d’autre que le rassemblement d’éléments culturels; chaque ville est le centre des éléments culturels, rassemblés en un unique appareil, lequel j’appelle « prisme »; dans chacun de tels centres existe une perception diverse du monde, bien que le monde soit un pour tous les prismes. Chaque ville, en tant que prisme, réfracte le monde de façon diverse et de cette différence dépendent aussi l’édification de tout son plan, la tournure de sa façon de penser.
Et l’homme est persuadé que l’être [bytiyé] authentique est révélé, alors qu’il ne l’est pas du tout, car on ne sait pas comment il faut constituer le prisme pour qu’il montre son authenticité. La nature se réfracte dans les diverses couleurs de l’arc-en-ciel, mais il s’agit là d’un de ses multiples côtés. Chaque prisme n’est qu’une circonstance dans laquelle est tombé de son propre corps le seul et même être [souchtchestvo] qui a créé le prisme en question.
Chaque centre culturel est un musée vivant des prismes, tout un ramassis d’instruments et de réseaux pour connaître l’authenticité ou attraper l’absolu. Que représente donc chaque outil ou prisme? Selon mon raisonnement, chaque prisme peut être un télescope révélant- approchant le phénomène de ma conscience. Par conséquent, toute la culture de tous les instruments scientifiques est constituée de moyens qui, d’une manière ou d’une autre, contribuent à la révélation-approche des phénomènes à connaître.
Il est possible de comprendre diversement la question de la révélation : par exemple, en peinture, dans les disciplines qui travaillent à la révélation de la couleur en tant qu’une certaine force de celle-ci, les uns semblent trouver que dans la nature la couleur est insuffisamment révélée et les autres qu’il s’agit simplement de la révélation de l’authenticité définitive.
Il est possible encore de poser une autre question, à savoir que les révélations proviennent exclusivement de ma conscience, puisque tout dans la nature est immuable, immobile, tout est achevé et qu’il n’y a aucun processus, alors que ma conscience se trouve dans un perpétuel mouvement et une perpétuelle inspection de l’absolu de la nature.
Et ne serait-ce qu’à cause de cela, on ne peut rien cultiver, ni prendre dans la nature ni couleur, ni forme, ni construction [konstrouktsiya], ni matériaux : dans la nature, tout est absolument immuable.
Je prendrai conventionnellement comme exemple une automobile en course, ayant passé devant mon centre conscient : un de ses moments s’est trouvé dans les rayons de mon savoir, une fixation du moment s’est produite, mais tous les moments qui suivent m’éloigneront d’elle, déjà sa réalité, dans mon savoir et ma prise de conscience, va détruire la forme fixée restante du premier moment et là commence alors un doute sur sa réalité, apparaissent toute une série de suppositions. Est-ce qu’elle existe ou non? Finalement, il ne reste dans le centre de la prise de conscience qu’une photographie, tandis que la réalité authentique a complètement disparu, on ne peut pas la révéler d’aucune manière dans le cas où l’automobile ne revient pas au moment précédent, mais ce ne sera pas encore une révélation, car il est possible que toutes les circonstances de ma perception se trouveront déjà dans de nouvelles circonstances, comme l’automobile.
Allons plus loin : sa réalité au moment de la fixation n’était seulement qu’un des moments de son étendue dans toute une série de circonstances et le rapprochement authentique de la prise de conscience du réel dans son ensemble est demeuré au-delà des limites de l’étendue infinie.
Il se produira aussi le contraire si le centre de prise de conscience tourne autour de lui.
D’où surgit une autre position : est-ce qu’il est possible de produire une analyse ou une synthèse de quelque révélation que ce soit d’une donnée, si les moments d’un objet [predmiet] étudié ne nous sont pas connus dans leur étendue, s’il n’est pas possible de rassembler toutes ses nombreuses facettes? Par exemple, l’analyse du volume pictural et les révélations de sa synthèse sur la surface plane de la toile laissent une seule preuve, à savoir que dans la peinture d’une toile bidimensionnelle ce volume n’existe pas.
Également les autres prismes à travers lesquels nous visionnons un phénomène : on fixe également un de ses nombreux moments dont on peut douter de l’authenticité pour une‡ première raison et pour une seconde, à savoir que le prisme peut être construit aussi comme un des moments des possibilités, que, lors d’une autre possibilité, la ligne en tant que chose immuable de la couleur se dédouble en de nouvelles composantes.
Dans un troisième cas, surgit encore une question : le prisme ou un autre outil physique naissent d’une circonstance authentique ou alors ils ne sont qu’un moment parmi les nombreuses circonstances dont la réalité n’a rien de commun avec toutes les circonstances suivantes. Ils sont aussi étendus, comme tout ce qui est cognoscible et se trouvant dans un des moments de la chose à étudier, ils se trouvent dans une de ses circonstances. Il est possible que le prisme construit au cours de la recherche de la couleur ou du rayon de lumière nous donne un spectre déterminé et que, en visionnant la lumière qui s’échappe des profondeurs de l’Univers, nous obtenions les mêmes lignes de la couleur ; cela prouvera qu’une partie de la couleur se trouve dans une seule et même circonstance.
En conséquence, la réalité d’une circonstance et d’une autre est diverse : où donc et dans quel prisme peut-on établir une authenticité ?
D’un autre côté, il y a l’opinion scientifique selon laquelle existe une énergie éternelle, immuable, inépuisable, que cette énergie possède une coloration, qu’elle se colore ou non, qu’elle constitue tout l’Univers et existe partout et toujours, comme une force unique, ou alors qu’elle se divise en classes et se répartit dans divers aspects, et que chaque aspect coloré crée une circonstance séparée, en d’autres mots, que l’énergie représente en soi un spectre de couleurs, c’est pourquoi il y a des énergies diverses qui n’existent pas partout : dans un endroit existe le rouge, dans un autre le bleu, le jaune, le vert, c’est pourquoi dans une circonstance il n’y a pas de ligne verte, dans une autre, pas de jaune. Mais il est possible que l’énergie soit en dehors de toute division, qu’elle soit une dans tout et partout, que seule la coloration dans une des circonstances n’est pas révélée par le prisme que nous avons construit.
Le travail sur la révélation de la lumière en peinture à conduit à dire que la lumière est le résultat de la couleur.
Les gouttes de pluie ont formé leur propre prisme et on divisé la lumière en deux désagrégations : la lumière est restée d’un côté de ce prisme naturel, la couleur, de l’autre côté – deux conceptions et réalités différentes.
Admettons que cette circonstance soit construite de telle sorte que notre globe terrestre soit coloré d’une seule des couleurs de l’arc-en-ciel ou bien de toutes les couleurs. Nous n’aurions pas eu aucune idée [predstavliéniyé] de la lumière réelle qui aurait été arrêtée par ce prisme du monde quelque part en dehors de notre portée.
À son tour, la couleur aurait été étudiée par nous à travers un nouveau prisme et aurait donné de nouvelles désagrégations de diverses colorations. La toile picturale peut représenter en soi un petit champ sur lequel agit une seule matière [viechtchestvo] colorante ; celle-ci se désagrège et se comprime. Le peintre peut travailler seulement avec sept couleurs et autrement avec trois. Par conséquent trois est la base de toute la variabilité du spectre coloré, ces trois couleurs primaires, traversant, comme une seule matière, toutes les circonstances sur la surface plane de la toile, créent beaucoup de couleurs par le truchement de leur union réciproque. Variabilité et coloration se produisent à partir de leur compression ou de leur désagrégation, ce qui est conditionné par le lieu de la circonstance ; elles peuvent aussi sortir de la combinaison dans une circonstance donnée. Il y a une foule infinie de telles circonstances sur la surface plane picturale; la toile peut servir de petit champ significatif de la façon dont se produisent toutes les variations de la matière colorante dans l’Univers, si existent réellement trois ou sept couleurs de base, cela est très important : nous sommes d’avis que trois sont les parents de quatre, mais il est possible que trois soient aussi engendrées par une seule : tout cela dépend des circonstances.
Dans la nature tout ne naît pas de deux parents, mais aussi d’un seul, à condition qu’existe une unité qui se reproduise.
La surface plane picturale représente en soi le meilleur phénomène pour étudier sa structure en tant que résultat du mouvement de la matière colorante à travers tous les centres des circonstances toujours nouvelles. Travaillant à l’étude du mouvement de la matière colorante, j’ai eu l’image [predstavléniyé] du monde entier comme des points de suspension constituant les centres ou les angles de sa structure, réunis entre eux par l’étendue de la matière. Chaque point est la circonstance d’une énergie assemblée, en raison de quoi la force de l’énergie est diverse; d’où je suppose, bien entendu selon ma propre dimension intérieure, que la coloration de l’énergie est parfois diverse, c’est pourquoi les sept couleurs de base représentent le temps divers d’une seule et même énergie. Si la surface plane picturale est recouverte de formes colorées, l’énergie colorée se trouve dans différents moments de sa propre force : c’est de telles différences que se constitue la surface plane de la peinture.
À partir de là j’émets la supposition que l’énergie est capable de miroiter non seulement dans cinq, mais dans une foule innombrable de nuances colorées et de couleurs; il est possible que cette foule innombrable de couleurs existe maintenant aussi, mais notre prisme oculaire ne peut les percevoir, d’où il découle que dans cette question on invente dans la technique des outils qui sont un perfectionnement de notre oeil.
Le peintre construit la réalité picturale sur la base de trois ou sept couleurs primaires, mais c’est là seulement la base de sa perception oculaire de trois ou de sept tensions de l’énergie.
Tout homme représente en soi une des unités de l’accumulation de l’énergie; le peintre modifie la surface plane picturale selon la variété et de la forme et de la couleur et du ton parce qu’en lui se lient les noeuds des diverses tensions de l’énergie.
Il m’est arrivé de prêter attention au travail d’un cabinet physique naturel dans lequel un arc coloré s’était dessiné de façon particulièrement vive sur le fond sombre d’une nuée. Cela fut la chiquenaude pour de nombreuses réflexions, ce qui déboucha sur le graphique du mouvement coloré à travers les centres de la culture humaine.[7]
Je réfléchissez que si une goutte d’eau était la circonstance d’un nouveau phénomène réel, alors pourquoi chaque nouveau centre ne peut être une telle circonstance. Que, visiblement, toute la réalité [réal’nost’] de telles ou telles diversités, ce sont les résultats infinis de circonstances à travers lesquelles elles se réfractent mutuellement, c’est pourquoi la nature est l’écheveau d’un seul et même fil emmêlé que l’on ne peut démêler par aucun syllogisme, ni que l’on peut fendre avec aucun instrument physique, il est impossible de mettre la frontière du réel et du non réel.
Et donc si une goutte d’eau a créé une circonstance dans laquelle la lumière s’est désagrégée en teintes, alors il est possible que chaque fleur soit également une circonstance dans laquelle s’est réfractée la matière couleur. Allons plus loin, l’homme, lui aussi, représente en soi un prisme dans lequel s’est réfracté tout le monde des couleurs et, à son tour, chaque homme, étant un individu subjectif qui reçoit, pareillement à la fleur, telle ou telle pigmentation et teinture, ne dépend pas, selon mon jugement, de leur état esthétique ou dynamique, chaque individu représente un prisme de structure différente, moyennant quoi la réfrangibilité des phénomènes est diverse et la diversité des réfractions dépend à nouveau de l’état de la tension dynamique, de sorte que chaque phénomène peut être perçu dans les phases de telle ou telle vitesse du mouvement mais également de la forme de la construction [konstrouktsiya] et de la coloration.
Le mouvement de la couleur forme la couleur blanche; deux individus édifiés dans un processus de construction divers des mêmes éléments sont possibles, une seule et même matière peut dans diverses combinaisons recevoir diversement la réalité du phénomène.
Un homme parmi les autres ou bien chaque homme représente tel ou tel caractère de variabilité de la forme de perception du « monde », bien que tout le monde représente en soi une seule forme humaine; c’est seulement à cause de cela que chacun perçoit le « monde » de façon autre, mais les hommes possèdent encore la propriété particulière des preuves mutuelles dont le sens est celé dans le travail d’éclaircissement pour soi de la réalité unique du « monde ». Ce processus de travail des preuves culturelles mutuelles, je l’appelle des moments de construction en soi d’un prisme unique afin que parmi les hommes ou tous les hommes représentent en soi une seule forme une de perception du monde, afin que pour eux le monde soit un. Je vois dans cette dernière chose tout le sens de toute doctrine et le débat savant comme cuisson ou soudure de deux visions du monde; la difficulté pour obtenir une telle soudure est évidente, mais il est possible que la peinture représente un modèle concret de ce que la perception du monde réel était dans la lumière, tous les peintres voyaient tout phénomène dans la seule lumière.
Et il arrivait que l’on bataillât avec ceux qui pouvaient voir le monde teinté de couleur
La peinture nous prouve que le prisme de réception par le peintre des phénomènes en soi ou en dehors de soi a changé. Le pictural contemporain ultérieur perçoit déjà les phénomènes non pas dans la lumière mais dans la couleur.
La science picturale pointilliste a déjà prouvé que l’authenticité d’un phénomène se tenant à l’extérieur et qu’il faut rendre se trouve non dans la lumière mais seulement dans la couleur, que le rayon coloré y papillote et que c’est seulement grâce à l’état dynamique des rayons colorés que, dans leur collision, se forme la lumière.
Et donc si l’homme représentait en soi une forme achevée d’un prisme qui ne recevrait que la lumière, alors la réalité du monde serait une, mais grâce au fait qu’il continue de travailler sur le côté construit des choses, il a bâti un nouveau prisme qui a montré que la lumière est la réalité de la couleur.
A eu lieu la découverte que l’objet [predmiet] de se trouve pas authentiquement dans la lumière mais seulement dans la couleur, même si cet objet était recouvert de brouillard; quand celui-ci disparaîtra, l’objet montrera sa coloration authentique. D’où la possibilité de reproches que peuvent se faire entre eux les peintres, à savoir que pour les uns, c’est la lumière qui est réelle, comme quelque chose d’authentiquement pictural, alors que pour d’autres le pictural ne sera déjà plus authentique dans la peinture lumineuse, car le pictural opère seulement avec la couleur pure et, en la construisant dans un processus mixte, obtenant une masse picturale.
J’appelle cette forme de peinture une forme qui se trouve en dehors du lumineux qui sort de la substance [iestetstvo] physique pour aller dans la substance de la volonté créatrice du peintre qui construit [konstrouïrovat’] les couleurs entre elles dans l’ordre dont il a besoin, et non dans l’ordre d’une action lumineuse physique, d’une nécessité de nature.
Cela ne signifie pas malgré tout que le peintre qui construit de couleur pure une donnée picturale a aussi raison, en tant qu’opérant avec une réalité authentique, que tout son processus constructeur coloré et toutes les connaissances et savoirs de la couleur qui sont indispensables pour cela sont justifiés, que toute cognition colorée est l’alpha et l’oméga.
La goutte d’eau que j’ai mentionnée plus haut, qui a servi de circonstance de désagrégation de la lumière en couleur, a tourné mon attention sur les fleurs en tant que nouvelles circonstances de l’état coloré; j’ai commencé à faire des recherches sur la ligne de la structure [stroïéniyé] culturelle humaine, j’ai établi une seule ligne à travers tous les centres de la culture humaine, j’ai considéré comme des centres culturels les lieux dans lesquels les hommes produisent les formes de tels ou tels objets [viechtchi]. La campagne était prise comme point de départ, ce point se présentait à moi comme un certain prisme qui percevait un des moments du mouvement de l’énergie de la matière [viechtchestvo] colorée. Moyennant quoi la teinture ou l’encoloration de tous les objets et de soi-même existait et ne dépendait que de cette dernière chose.
Le coloris de la campagne coïncidait presque entièrement avec le spectre d’un champ en fleur. Si l’on admet maintenant que tous les hommes sont les mêmes récepteurs de l’énergie colorée et représentent en outre, de façon générale, une énergie, alors les facteurs, à la suite de la campagne, de nouveaux centres prouvent avec une plus grande force dynamique l’ascension ou le développement d’une force dynamique ; par conséquent la matière coloris se trouve déjà dans une nouvelle circonstance et son coloris doit être autre. Dans ce nouveau centre, non seulement le coloris change mais également la conscience qu’on en a, le savoir, la maîtrise, l’Art et la science ; ces nouvelles circonstances exigent de nouvelles formes et de nouveaux rapports. Moyennant quoi l’héritage de la circonstance passée pourra ne pas être utile, mais si elle l’est, cela confirmera seulement que l’ancien s’est transféré dans la nouvelle circonstance ; par conséquent l’ancien se retrouve dans un des centres de la nouvelle circonstance.
Mais quoi qu’il en soit là, les fleurs, transportées des champs dans la ville, ne vont pas changer leur état dynamique, elles ne feront que faner.
La capitale de province est un tempo énergiel élevé, son coloris est diminué, son spectre, en comparaison avec le spectre des champs ou de la campagne, montrera une forte différence, sur lui les lignes de la couleur sont insignifiantes, il a une grande quantité de lignes tonales et de lignes du noir et du blanc.
La capitale, en tant que centre suprême, dévoilera dans son spectre plus de lignes noires et blanches qui occuperont selon mon graphique de recherche scientifique[8] le premier groupe, suivent un deuxième groupe de gris et de marrons-bleuâtres, un troisième groupe de bigarrés avec injection du coloré et le quatrième groupe constitue un dixième de tous les groupes, une bande colorée des six tons fondamentaux des groupes.
À partir du graphique que j’ai construit, on peut déduire une loi de correspondance de la teinte des objets [viechtchi]. Selon ce graphique, il est possible de voir dans quelles couleurs ou teinte devra être colorée l’objet.
Si vous convertissez toutes les actions de la capitale donnée en état pictural, vous admettrez que la capitale représente en soi quelque chose d’autre en tant que surface plane sur laquelle a lieu un déplacement vivant des formes picturales et nous nous représenterons de la même façon d’autres champs de la campagne ; nous verrons que leur surface plane picturale sera très différente dans son rapport tonal coloré.
À partir de cette confrontation, j’ai découvert que l’influence sur la conscientisation picturale devait être énorme. Un peintre de la campagne, un autre de la ville seront soumis à diverses influences et leurs surfaces planes picturales seront diverses.
Ici, j’aurais même dit que ce n’est pas d’influence qu’il est question, mais plutôt de la loi d’une action de l’état de l’énergie de la matière [viechtchestvo] colorée.
Cette loi me donne la légitimité de recouvrir la toile de telles ou telles couleurs dans chaque nouvelle circonstance.
Dans ce cas, aucune esthétique n’est en état de changer quoi que ce soit, car tout est soumis au mouvement physique.
En développant le graphique du mouvement de la matière couleur, on envisage une nouvelle ville ou un nouveau centre dans lequel il ne doit y avoir que deux groupes de coloration, du noir et du blanc. On envisage que, par le truchement d’un graphique auxiliaire, précisément celui du déplacement de l’homme d’un champ dans un autre, ce graphique auxiliaire représente en soi un réseau et un lien et un degré des centres ou des villes selon leurs orbites (une ville de district et tout un réseau de villages, une ville de gouvernement et des district, des villes de gouvernement et des capitales); ces graphiques montrent que les capitales dans le futur, en vertu de la loi du mouvement et de l’intensité de l’énergie, sont le seuil, la veille de la révélation d’un nouveau centre que j’aurais appelé l’ « Hercule » de l’énergie humaine. Lequel dirige tout le réseau de la multitude des centres.
À l’aide de ce graphique il était facile de déterminer aussi sa place dans le graphique des couleurs en indiquant son coloris ou son absence de couleur. J’entends le blanc et le noir par l’absence de couleur.
L’action de la capitale est forte ; d’après le graphique, on voit que les rayons de la matière couleur parviennent au centre et s’éteignent, sont absorbés par le noir et le blanc ; le rayon d’absorption se déplace jusqu’aux points initiaux du rayon coloré, en l’absorbant, et il teint toujours de plus en plus le centre initial, disons la campagne.
Il se peut que le graphique construit du mouvement coloré ait donné quelques arguments à l’appui des résolutions du Suprématisme. Les trois carrés édifiés, rouge, noir et blanc, s’éclairèrent.
Le graphique de la couleur n’a pas seulement indiqué le mouvement et la modification de la peinture, mais il m’a aussi indiqué que la création ou bien le niveau de la culture de l’homme peut être déterminé par la couleur. Telle ou telle idée est toujours teintée, il ne se passe aucun cas suréminent en dehors de telle ou telle teinture.
Toutes les occasions solennelles sont enluminées : les noces et la mort sont enluminés de deux éléments – le noir et le blanc, mais il arrive que la mort soit aussi rouge, c’est-à-dire que cela dépend des circonstances dans lesquelles la mort s’est accomplie – d’où la coloration du cercueil en rouge selon les circonstances.
On peut prescrire telles ou telles colorations pour des événements correspondant aux seules traditions d’une nation, de peuples; c’est ainsi que dans un peuple l’événement peut être teint en bleu, en blanc, en jaune[9]. Mais cela m’indique seulement que pour tel ou tel peuple la coloration dépend malgré tout de son niveau dynamique, c’est-à-dire de l’état de la tension dynamique elle-même.
L’établissement de ce graphique et son élaboration engagent un énorme travail, la nécessité de sa construction découle de l’état le plus chaotique de l’assise picturale qui n’est pas établie sur la forte ligne du temps; tantôt elle est en couleurs, tantôt tonale, tantôt des artistes, des peintres, sont entraînés par tels maîtres et introduisent dans notre circonstance une circonstance qui est loin de nous; alors, en établissant une ligne solide de vie, on peut établir aussi une correspondance des objets [viechtchi] si chaque minute ne change plus la circonstance, si chaque homme en se mouvant ne tombe pas dans des circonstances toujours nouvelles (tantôt il est sur une place, tantôt dans un péréoulok, tantôt il est dans un éclairage, tantôt dans l’obscurité totale, tantôt en dehors d’elle). En outre, tout le travail intérieur de sa pensée change aussi et bouge, et que ne pourrait-on dire pourrait des circonstances de tels ou tels siècles.
Cette dernière chose touche non seulement la chromographie [tsviétopis’] de la peinture mais aussi de façon plus générale les formes des objets techniques aussi bien que les sculpturales.
Nos capitales, par exemple, en tant que centre et circonstance suprêmes, dans lesquels la dynamique atteint un grand niveau, contiennent dans leurs rues aussi bien la traction hippomobile que les automobiles ; cela indique que deux forces de deux degrés dynamiques s’embrouillent entre elles.
Le moteur s’est révélé à partir de la circonstance de l’état dynamique de la capitale ; aucun héritage et aucune expérience de cochers n’est acceptable, le moteur a fait naître ou apparaître une conscience particulière sous les traits du mécanicien. Il se peut que cela n’ait pas été prévu par le graphique révélateur, mais que cela coule dans l’ordre des forces élémentaires. Mais il me paraît que lors de la construction du graphique étaient visibles ce qu’il était nécessaire de révéler et ce qui n’avait pas de rapport avec la circonstance donnée.
La peinture en tant que chromographie me rappelle aujourd’hui des hommes qui seraient sur une planète où il n’y a pas d’eau, mais où ces gens seraient occupés à révéler à fabriquer des barques.
Les peintres contemporains sont occupés dans la majorité des cas à élaborer la couleur, à révéler la couleur : c’est leur tâche de première importance. Le peintre contemporain me rappelle un Nègre occupé à orner son torse de rubans colorés.
Ainsi tout ne correspond pas au temps et à la circonstance d’une couleur disparue depuis longtemps.
Je ne puis pas ne pas prêter attention au fait que la période du Suprématisme coloré sur la forme du carré rouge n’a pas exercé d’influence sur les peintres jusques et y compris la forme elle-même. Je ne pus pas ne pas prêter attention au fait que l’apparition des disciplines de la couleur dans le monde des écoles est également issu du Suprématisme coloré ; elles ont été construites dans l’École moscovite par un groupe qui travaille approximativement sur les assises du Suprématisme.
Or cela indiquait seulement qu’il n’y avait rien qui soit incompris dans le suprématisme coloré; j’ai été le premier contre toutes les disciplines de la couleur parce que, de mon point de vue, il apparaissait alors que je vivais dans une autre circonstance dynamique où il n’y avait pas de place pour la couleur, que je ne vivais pas dans la capitale de je ne sais quel roi de tribus africaines.
La révélation de la peinture ou du coloris dans l’état dynamique contemporain signifierait que les usines devraient s’occuper à fabriquer les mêmes télègues. Mais elles fabriquent des moteurs; dans un autre cas la campagne devrait fabriquer des automobiles sans modifier sa topographie; or l’automobile en tant que résultat d’une nouvelle circonstance doit modifier aussi la circonstance campagnarde et la topographie doit se soumettre à une très haute tension et se tourner vers sa circonstance.
Nous pouvons révéler une grande intensivité de la couleur pareille à l’acheminement d’une grande pierre dans une ville où tout est constitué de gutta-percha et où la pierre restera pierre comme un fatras inutile. Elle n’est pas tombée dans sa propre circonstance.
Révéler à partir de là la couleur, cela veut dire ne rien révéler. Allons plus loin, dans une autre forme on peut parler de la couleur avec un point de vue déjà sceptique à l’égard de l’étude des révélations de façon générale.
Mettons qu’un homme reste sur place et révèle la couleur. Là il faut comprendre que révéler la couleur veut dire l’isoler de toutes les circonstances; est-ce qu’il est possible de le faire? Car, en la révélant à travers la création de circonstances qui influent sur la couleur à révéler, cela ne peut être une pure capacité à révéler, ce n’est déjà plus une isolation, une déduction de la circonstance de la couleur dans son propre authentique réel.
Deuxièmement, pouvons-nous dire que le rouge est le plus rouge de tous, indiquer les limites, des confins? Quand chaque couleur dépend des influences de la matière colorante ou de la teinte qui bougent dans différentes circonstances? S’il n’y a pas de confins, il n’y a pas d’isolation et de révélations dans le temps, dans l’espace.
Mettons qu’on ait réussi à établir une frontière et à révéler la couleur dans la forme de la surface plane sur une toile, indifféremment du vert, du bleu, du rouge, du jaune : eh bien, sera-ce une révélation définitive de la couleur? Est-ce qu’elle ne changera pas en y appliquant un nouvel élément? Dessinons en bas de la toile une nouvelle bande sous forme de toit ou bien faisons au milieu une tache nébuleuse avec des couleurs blanche et grise ou bien traçons sur toute la toile une bande en contraste. Nous verrons qu’un nouveau phénomène s’est formé (un nouveau temps ou un nouvel espace) qui a obligé toute la surface plane et même le coloris à se modifier; il prendra une autre signification matérielle [viechtchestvienny].
Il faut ajouter à la question de la révélation de la couleur ceci : est ce une mensuration que la couleur bleue ou rouge soit révélée, peut-on établir une mesure? Il m’est arrivé personnellement de pratiquer ces expériences et quand, de mon point de vue, la couleur était suffisamment révélée dans un lieu donné, alors cette révélation paraissait insuffisante à celui qui travaillait sur elle.
En conséquence, la mesurabilité de l’intensité de la couleur passe par la manière de voir subjective et elle va plus loin et acquiert des circonstances conformément à sa subjectivité personnelle concentrée. Là où la couleur bleue peut tomber dans les circonstances du noir, du blanc, du jaune, du rouge, du vert, toutes les couleurs retournent, elles aussi, aux circonstances bleues.
À partir de là il est possible de disposer une nature morte de couleurs et tout individu pourra révéler telle ou telle couleur. Aucune nature morte ne peut être disposée pour tous; l’étude d’une révélation colorée à travers les natures mortes donnera une reproduction mécanique.
Prenant comme mesure que toute personne est un prisme qui réfracte en soi le monde, il sera déjà suffisant que la cognition du rayon coloré qui est en lui soit autre; c’est pourquoi il est possible de dévoiler chaque prisme grâce à l’étude de chaque personne, de l’observer, d’introduire tels ou tels ajouts, mais nous n’avons aucune ligne nous permettant de savoir à quel niveau ou à quelle ligne nous devons les mettre, à l’exception de la mensuration que je propose selon le fond des circonstances que je dévoile dans mon graphique des couleurs.
L’étude des circonstances est la première des choses à faire car la matière qui y tombe (que ce soit un homme ou un autre matériau) prend telle ou telle modification d’aspect.
Pareillement à la tentative ou à la manie psychique de révéler tel ou tel autre élément d’ordre pictural, on passe aussi à la révélation des matériaux. On obtient toute une série de révélations, qu’un aéroplane est le résultat de la révélation de matériaux ou, à l’inverse, que tous les matériaux sont les résultats de la révélation d’une donnée.
En conséquence, une donnée déterminée est la cause de la révélation des matériaux aussi. Qu’est-ce qui révèle qui? L’atmosphère – un aéroplane ou l’aéroplane – l’atmosphère?
Bien entendu, il est possible de tout essayer, mais ce tout sera possiblement un simple fatras.
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Les aspirations picturales se sont toujours approfondies dans le problème de la révélation de la lumière et au fur et à mesure de cet approfondissement on le calculait enfin jusqu’a son authenticité à l’aide de la science; finalement, on a réussi en la personne des Pointillistes d’atteindre cette limite, et que s’est-il alors passé? Les peintres ont du constater une nouvelle réalité – la couleur.
Au lieu de la révélation d’une réalité définitive de la lumière, la nouvelle réalité de la couleur a été révélée, le prisme a indiqué qu’une réalité dans deux degrés ou deux aspects devait relever ce qui est authentique dans ces deux états, ce qu’il est nécessaire de révéler et ce qui est prééminent; l’objectif était clairement de révéler la lumière et on a révélé la couleur; il est possible qu’en révélant la couleur, un autre côté se révèlera et tous les côtés n’ont pas de lisières à travers lesquelles il serait possible de dégager ce qui est révélable, il n’y a pas de frontières du réel et du non réel.
Le travail pointilliste sur la révélation de la lumière ne pouvait pas ne pas exercer une influence sur la peinture. Il devait devenir clair pour l’artiste que la lumière , entant que quelque chose de pictural consiste dans le mélange des rayons de couleurs, en vertu de quoi on obtient une coloration tonale des objets [predmiéty].
En conséquence, la peinture n’est rien d’autre que la construction [konstrouktsiya] de couleurs; ce stade libère le peintre de la coloration arbitraire des objets [viechtchi] qui se trouvent en dehors de sa volonté et lu donne la possibilité de soumettre les couleurs à la construction qu’exige sa donnée créatrice.
À partir de là il est possible que surgisse pour la première la réponse à ce qu’est la peinture.
À partir de là surgit aussi une autre réponse à savoir que la peinture est aussi une fin en soi, car la seule identité d’une révélation des objets [predmiéty] à travers la lumière n’était plus de rigueur, et que la peinture est un matériau à partir duquel doivent être bâties les spécifiques constructions picturales des objets [viechtchi], des systèmes entiers.
Mais cela ne s’est pas accompli tout d’un coup : étant passé de la lumière à la couleur, l’objet [predmiet], la nature morte, ont continué pendant encore longtemps à se teindre en couleur; il est vrai que la nature morte était déjà devenue comme un prétexte et cela signifiait que la volonté du peintre la dominait désormais, ce qui menaçait la forme de sa nouvelle reconstruction qui aurait lieu désormais à partir de la nécessité de la fin en soi picturale.
On peut trouver une autre découverte du pointillisme dans le fait que ses peintres ont reconnu l’oscillation ou le mouvement des rayons de couleurs et la lumière, à savoir la tension dynamique de la couleur dans le temps. D’où dépend aussi le degré de son coloris.
C’est de là que sembleraient surgir le temps et le matériau pictural, la masse construite des couleurs. Étant arrivé à ces deux positions, le peintre commence à avoir une tâche beaucoup plus élargie, il avait pris conscience de plus en plus de son matériau pictural qui ne pouvait pas être appliqué à aucun objet [predmiet]; ainsi la construction de l’objet était accomplie selon une autre donnée.
Parvenus au temps-espace, nous obtenons de nouveaux moyens qui révèlent notre donnée; ici se découvrent une nouvelle époque de la peinture, une nouvelle analyse et une nouvelle synthèse; ici a surgi une vérification : en quoi se trouvait avant tout ma donnée, dans quelles et à travers quelles circonstances elle était révélée; les résultats ne se firent pas longtemps attendre : l’analyse a montré que tout ne se construisait [konstrouïrovat’sia] pas autrement en moi que dans la circonstance temps-espace. Il en résultait que le peintre devait prêter attention aussi à une seconde circonstance : en quoi et où il devait réaliser sa propre donnée. Bien entendu, la réalisation de la donnée pouvait se faire seulement quand elle serait reproduite avec toutes ses circonstances, de l’intérieur vers l’extérieur, c’est-à-dire dans les mêmes temps et espace qui étaient dans l’idée [predstavléniyé] de rayon en tant que reflet de l’être-existence.
Nous sommes ainsi parvenus à de nouveaux problèmes de la peinture, à de nouvelles circonstances; la peinture doit enjamber une berge pour aller vers une autre, en abandonnant sur la première tout son habit et ses essais historiques malgré toute leur tradition, ancienneté, expérience.
La nouvelle circonstance exigera de nouvelles expériences et de nouveaux moyens.
Pourquoi la peinture doit-elle abandonner la toile, mais parce que la toile, en tant que moyen, n’avait la possibilité que de réaliser la hauteur et la largeur, sans avoir pratiquement de profondeur. Quant au peintre, il a reconnu sous quelles circonstances se créait et se révélait chez lui une tâche donnée et qu’il voulait voir celle-ci authentiquement réelle et non comme une impression.
Le peintre ne pouvait pas rendre le volume réellement, seulement en obtenir une impression suspecte.
En soumettant à la recherche la plante picturale, il a été très démonstratif pour moi la façon dont se passe et se révèle toute cette croissance de la peinture; j’ai découvert que la toile doit occuper petit à petit une autre position car l’exigence de la révélation d’un volume réel doit lui en donner aussi une nouvelle.
Le principe du collage cubiste lui a fait découvrir un embryon ou bien un indice du volume qui croît à partir de la surface plane de la toile.
Le collage ou bien le garnissage témoignent déjà d’un volume réel et non d’une impression. La toile reçoit une nouvelle signification, la signification que le plan ne peut plus rien réaliser sauf seulement sa bidimensionnalité; c’est pourquoi en lui n’est réel que tout ce qui s’y déploie.
Le plan est seulement l’assise de ce qui doit passer à la réalité tridimensionnelle, au volume, lequel ne peut encore être révélé malgré ces trois mensurations, ce n’est encore qu’une révélation demi-volumique; pour révéler un volume il est indispensable de le transporter dans le temps, c’est-à-dire de lui faire quitter ses fondements, son assise, de l’élever dans l’espace, de le mettre dans une circonstance de rotation, c’est-à-dire dans des conditions où il existe en moi, dans mon intérieur.
L’espace et le temps commencent à être la principale force signifiante et à devenir le problème principal de l’ascension picturale. Le peintre a pris conscience que rien ne se trouve dans une isolation statique mais n’est qu’en état dynamique, et que tout le complexe des éléments reçu de ses réactions volitives extérieures et intérieures, amené dans un système déterminé, se trouve dans le temps et chaque élément se mélange dans l’espace en proportion de l’éloignement ou du rapprochement nécessaires.
Tout ce genre de travail du peintre, consistant à amener un complexe d’éléments dans un système, a reçu l’appellation de « réalisation spatiale » ou de « réalisme spatial ». Cette dernière détermination indique réellement que la peinture est parvenue à une révélation réelle analogique d’un autre art, de l’architecture ou de la toile technique en général. Mais cela ne signifie pas encore que les formes soient un prétexte pour ces dernières. [Son dernier prétexte?]
Ainsi la toile est-elle demeurée provisoirement un moyen auxiliaire d’une simple notation approximative de tout ce qui se passait dans le temps du complètement des éléments dans une donnée déterminée qui devait être réalisée dans l’espace et pour réaliser cette donnée, il était indispensable que le peintre ait recours aussi à de nouveaux moyens, c’est-à-dire à la liaison technique des matériaux. Ce dernier phénomène a provoqué la perplexité et les lamentations dans le milieu des peintres et on s’est mis à crier à la décadence de la peinture, et l’on disait que le nouvel art n’était pas de la peinture, il opérait avec du sable, de la tôle, du fer, mais pas avec de la peinture, il était cérébral, rationnel, mathématique etc.
Ces lamentations qui ne sont fondées sur rien paraissent être les lamentations des gens qui, ayant vu que l’homme s’était mis à voler, se sont mis à crier : mais sont-ce vraiment des hommes, est-ce qu’il sied à l’homme de voler, est-ce vraiment nature? C’est cérébral, rationnel.
La seconde position pose la question : avec quoi donc opère la peinture? Ou bien : En quoi consiste la peinture des anciens peintres? Nous voyons que n’importe quelle surface plane picturale y consiste dans la réalisation des impressions provoquées par ces mêmes verre, sable, fer, eau, feu, pierre et que beaucoup de peintres essaient d’obtenir leur totale illusion.
On peut prêter attention au fait que la surface plane picturale de la toile bidimensionnelle représente en soi toute une série de diversités[10], mais en réalité celles-ci consistent toutes en une seule matière colorée [tsvietnoïé viechtchestvo] qui dans plusieurs endroits du tableau s’appelle nuage, eau, maison, arbre, de sorte que toute la surface plane consiste en ces noms. Mais où est donc la peinture? En quoi est-ce de la peinture et pourquoi ici ce nom? Est-ce que vraiment la peinture est dans le fait que les objets [predmiéty] donnés sont décrits de façon vivant? Mais n’est-il pas vrai que chaque construction est vivante? En conséquence est vivante toute édification d’éléments en un système déterminé.
Nous avons donc à faire non avec de la peinture, car il n’y a pas un tel matériau ou matière, seulement avec de la matière colorée qui, en se construisant [konstrouïrovat’sia] dans diverses circonstances crée les diversités. Une des circonstances de ce type était la vieille façon de comprendre la peinture dans laquelle la matière colorée donnait telle ou telle diversité ou nom, plus exactement, l’impression du nom de ses données réelles.
Ainsi je vois que la peinture en tant que matière colorée ne disparaît pas, elle ne fait que se transférer en une nouvelle circonstance; un homme qui passe d’une carriole à deux roues dans un aéroplane demeure en tant que matière humaine en modifiant seulement sa forme spécifique.
Le décalage [sdvig] en peinture du côté de la quatrième dimension n’est pas, bien entendu, une simple plaisanterie concernant exclusivement le seul domaine pictural, le décalage vers le temps-espace est un décalage de toute la culture tridimensionnelle.
Cette nouvelle circonstance doit détruire toute cette culture tridimensionnelle de la même façon que celle ci a détruit la bidimensionnelle. L’homme est passé dans une nouvelle circonstance et doit construire une nouvelle forme.
Bien entendu, les vieillards pantouflards, restés longtemps assis en se reposant dans la contemplation tridimensionnelle doivent se bouger et penser à leur salut. Ce n’est pas sans raison qu’ils font peur à la nouvelle génération en disant que toute la nouvelle forme est un « Pou », on fait peur avec des poux, jadis on faisait peur aux enfants avec le loup-garou, avec le Dragon Gorynitch[11]; la vieillerie reste de la vieillerie, allez-y, vous n’êtes pas, j’espère, des idiots fieffés pour ne pas comprendre la signification des vieilleries pour votre vie future, quand vous grandirez. Ménagez grand-mère, elle fut naguère très belle et aimable.
Mais à son tour on peut dire que pour les idiots le futur est incompréhensible. L’aéroplane n’est pas une vieillerie, comme non plus la lumière de l’électricité. Essayez de les trousser dans une circonstance vieillarde, la vieillerie ne se jettera pas de peur dans la mer.
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L’essence est dans la dissolution, le cosmos n’est pas dans la puissance d’une intégralité mais est seulement éparpillement; notre globe terrestre n’est qu’une association et une agglomération provisoires qui devront être éparpillés dans le futur.
Ce n’est pas un hasard si les petits aéroplanes sont sortis des tréfonds de la Terre; la loi de cette dernière ne les arrêtera pas, ils iront là d’où ils sont arrivés et ont bouclé la planète; la Terre comme paradis se dispersera et pourra d’assembler dans un nouvel aspect; les hommes, tels du sable chassé par le vent, prennent une forme et une surface nouvelles; notre tridimensionnalité est édifiée sur de tels fondements; la culture est simplement le résultat de la couardise, ou bien elle se tient à la Terre ou bien elle grandit, arrive à la surface pour se jeter dans l’espace.
La peinture dans le Cubisme a atteint sa limite suprême et doit passer au temps de son point suprême en orbite, après quoi elle commence à s’éparpiller en rayons colorés; en s’approfondissant toujours davantage elle sortira de la sphère de la coloration, notre conscience ne percevra plus le coloris car sa circonstance dynamique sera sans couleur.
Le stade suprématiste, en tant que nouvelle circonstance, a montré qu’ont eu lieu dans son prisme trois phases de coloré et deux de sans-couleur (du noir et du blanc) selon les formes de trois carrés. Cela s’est accompli spontanément [stikhiïno], en dehors de preuves de leurs significations à l’appui, ce que j’essaie d’élucider maintenant. J’ai vérifié, comme je l’ai dit plus haut, ma ligne suprématiste et de façon plus générale la ligne de la vie, en tant qu’énergie, j’ai trouvé l’identité au graphique sur le mouvement de la couleur. Trois moments ont été clarifiés, du coloré, du noir et du blanc, ce qui m’a donné la possibilité d’édifier un graphique et de tirer au clair le futur dans le carré blanc, en tant que nouvelle époque blanche de la structure cosmique [mirostroïéniyé] du Suprématisme sans-objet.
L’analyse du Suprématisme m’a donné une certaine idée, celle de supposer que la matière couleur est possiblement sans-couleur et ne fait que se colorer dans les circonstances de tel ou tel mouvement.
Il est impossible cependant d’entendre par Suprématisme blanc que le blanc a été obtenu à partir d’une oscillation physique, bien que cela puisse faire l’objet de notre attention, mais le blanc peut avoir également un autre sens, en tant que pureté absolue, dans laquelle il n’y a pas de diversités et le noir peut-être du blanc dans le sens de la pureté.
Ainsi la peinture en tant que matière couleur est parvenue à une nouvelle circonstance où elle a perdu toutes ses diversités colorées, à une matière en tant que sans-objet, à une énergie sans-couleur.
Et n’est-ce pas en cela que consiste tout le sens de tous les sens, de toutes les doctrines et de tous les syllogismes sur le monde et tout le mouvement des peuples vers ce monde blanc du sans-objet (je comprends le blanc comme le champ pur de ses couleurs).
La voie qui y mène est difficile, elle traverse toutes les doctrines, toutes les idées, l’eau froide, bouillante, le feu, le gaz, le fer, la dynamite, [illisible], les rayons bleus aveuglants, [illisible] : tant qu’on n’aura pas traversé toutes ces diversités, on ne l’atteindra pas.
C’est pourquoi le rouge est comme le mot d’ordre d’un incendie prodigieux à travers lequel la conscience doit passer pour la dernière fois et parvenir au Suprématisme blanc du monde sans-couleur.
Sur la base de la construction du graphique du mouvement coloré, j’ai établi un nouveau graphique économique, politique, dans lequel la forme de prise de conscience de telle ou telle déviation était manifestés par la coloration; ici aussi rien n’était passé en dehors de la couleur, au contraire, chaque mouvement, qui dirigeait tous ses efforts vers la révélation des données socialistes, se colorait; chaque mouvement, de mon point de vue, représentait en soi une tension dynamique et un coloris était obtenu à partir de telle ou telle tension.
Il m’est arrivé d’être le témoin de la conversation d’un socialiste qui affirmait que le drapeau rouge désignait le sang de l’ouvrier, mais mon point de vue à moi, conformément au graphique, dit que, si le sang de l’ouvrier était vert, eh bien, la révolution se serait accomplie sous le rouge.
Pareillement à la révolution picturale, la palette colorée de l’économique ou de la socialiste colorie de nouvelles formes en teintes diverses, chaque conscience d’un groupe politique possède son propre coloris.
La forme Internationale représente en soi une palette colorée. Nous avons maintenant trois formes d’internationalistes qui partagent entre eux leur intensité et forme. Le premier d’entre eux doit être sur un fond de jaune, son niveau doit se colorer de rouge; chez le deuxième, les couleurs assemblées s’accroissent; et chez le troisième le ton extrême rouge de la tension s’est déjà achevé sur le disque du jaune par la formation d’une plus grande surface plane. Autant la forme de la troisième internationale aspire à l’égalité des peuples, autant elle aspire à détruire les diversités dans le large sens du mot, autant le rouge va vers le nouveau centre – blanc – en tant que symbole du sans-couleur, en d’autres termes – vers la non-diversité ou l’égalité.[12]
Et dans ce cas on voit que la couleur disparaît du groupement politique. L’anarchie paraît être coloriée en noir, c’est-à-dire que l’on ne voit pas une seule diversité dans le sombre, le rayon obscur a engloutit toutes les teintes et a opéré l’unité en dehors des diversités et des prééminences.
On voit à partir de ce qui a été dit sur la couleur que c’est partout une seule et même matière; en tombant dans telle ou telle circonstance, celle-ci reçoit une forme et un coloris; de là surgit une foule de diversités, or dans l’homme tout aspire à une seule circonstance dans laquelle il n’y aurait pas de diversités ni de prééminences, comme il n’y en a pas dans l’Univers.
Chaque doctrine, quelle qu’elles soit, se tient sur une seule chose et en appelle à une seule circonstance dans laquelle il n’y aura pas de diversités. Elle en appelle à l’unité, au tout, au repos éternel, c’est-à-dire à un monde ou tout est égal, plutôt où il n’y a rien.
Ainsi donc, en terminant ma brève pensée sur la couleur, la lumière, le principe de révélation de l’authenticité de l’essence du naturel, du non naturel, du conscient et de l’inconscient, la révélation de la face authentique du monde représente en soi une des plus difficiles affaires [diélo] de l’homme. Tout s’est mis à s’appuyer sur la science et a l’espoir que celle-ci ouvrira une brèche dans les ténèbres et révèlera le visage du monde à travers la lumière, mais une telle lumière n’existe pas qui aurait éclairé et révélé la face du monde, car la lumière elle-même n’est qu’un degré des obscures ténèbres, c’est une seule et même matière dans tous ses degrés.
Il est possible d’admettre que l’on puisse comprendre par caractère révélable une réaction aveugle de forces qui sont en dehors et à l’intérieur. Il en découle que le peintre, le sculpteur ou tout autre personne ne peuvent rien révéler d’autre que la réaction qui s’est produite à partir des interactions des forces qui se trouvent en dehors ou à l’intérieur; ces forces changent leurs formes : où est leur face authentique qui voudrait révéler ce rien par le truchement de la contemplation de modifications sans fin?
Cet acteur du monde se dissimule comme s’il craignait de montrer sa face, pour que l’homme ne lui arrache un masque aux nombreuse faces et ait la connaissance de son vrai visage parmi la diversité sans fin.
Mais cet acteur a une fente, c’est le rayon noir ou blanc de l’engloutissement, de l’acceptation ou du refus indifféremment, là-bas s’éteint son authenticité ; sur le spectre de notre science il n’y a qu’une petite raie sombre ou blanche, à travers laquelle nous voyons seulement les ténèbres, inaccessibles à toute lumière de soleils, car toute la lumière est constituée du rayon des ténèbres. Dans cette petite raie ou fente noire finit le spectacle.
C’est là qu’est entré l’acteur du monde après avoir dissimulé ses nombreuses faces parce qu’il n’a pas de face authentique.
Mais les hommes ne perdent pas courage, ils travaillent sur les clefs scientifiques, aiguisent des haches et leur entendement, afin de fendre la fente, mais la hache aussi bien que l’entendement ne s’y enfoncent pas, de même que la clef ne trouve pas de trou de serrure car il n’y a dans le monde ni trou ni objet à fendre.
[1] Cette date est retenue car, beaucoup plus loin dans le Carnet d’où est tiré cet essai, Malévitch cite et recopie des passages des articles sur l’art, dont celui de Nadiejda Kroupskaya, dans la Pravda du 13 février 1921.
[2] Début d’un Carnet manuscrit intitulé « Vypiski iz tchernovika pissan<novo> v 1920 godou. [Illisible] K II tchasti Souprématizm kak bespredmietnostnaya absoliout<naya> filossofi<ya> » [Notes d’un brouillon écrit en 1920. [..] Pour la IIème partie du Suprématisme en tant que philosophie sans-objet absolue]. Ce Carnet manuscrit de Malévitch, appartenait à Mme Nina Souïétina, fille du grand disciple de ce dernier, Nikolaï Souïétine, et belle-fille de la femme peintre Anna Léporskaya, assistante du fondateur du Suprématisme dans les années 1920. Je remercie Nina Souïétina de m’avoir confié les photocopies de ce Carnet. Il occupe les 88 premières pages du Carnet. Il a été répertorié par Troels Andersen dans le tome III de Malevich, The world as Non-Objectivity. Unpublished Writings 1922-1925, Copenhague, Bergen, 1976, p. 365, dans la présentation d’un tapuscrit intitulé « I/42 » traduit en anglais, p. 34-146. L’original russe de cette traduction a été publié par Aleksandra Chatskikh dans Oeuvres en cinq tomes, t. 4, p. 68-134, sous le titre « Bespredmietnost' » [Le sans-objet]. Le texte traduit ici est en sans doute le brouillon original de cours ou de conférences donnés à Vitebsk. Il n’est pas retravaillé, ni rédigé, sans ponctuation, fourmillant d’anacoluthes, d’hypallages, visiblement destiné à être lu devant un auditoire, ce qui m’a conduit dans ma traduction à faire un minimum de corrections pour rendre plus lisible cet essai important pour la pensée malévitchienne, tout en maintenant la fougueuse « sauvagerie » de l’expression. Selon la méthode habituelle de l’artiste, cette version est un texte obéissant à une logique spécifique, originale, formant un tout, bien que des passages entiers se retrouvent dans le « I/42 » traduit en anglais, cité plus haut, et avec « La lumière et la couleur ».
[3] Malévitch utilise ici le mot polonais et ukrainien uniwersal qui désignait les manifestes des hetmans
[4] Allusion au célèbre recueil poétique du symboliste Konstantine Balmont Soyons comme le Soleil[Boudiem kak Solntsé!] (1903)
[5] Allusion à la fable célèbre de Krylov, Le cercopithèque et les lunettes (Martychka i otchki,), qui flétrit la bêtise et l’ignorance. Voir notre Tome1, p.70 et 385
[6] Voir Gn. 9, 8-13
[7] Voir les graphiques réalisés au Ghinkhouk [Institut national de la culture artistique] de Léningrad, emportés par Malévitch à Berlin en 1927, dans Jean-Claude Marcadé, Malévitch, Paris, Casterman, 1990, p. 202-211
[8] Voir les 22 graphiques établis sous la direction de Malévitch au Ghinkhouk de Léningrad dans Malevich, Stedelijk Museum Amsterdam, 1970 (par les soins de Troels Andersen), p. 115-133. Une partie est publiée avec traduction des textes explicatifs dans Jean-Claude Marcadé, Malévitch (1990), op.cit., p. 202-211.
[9] Notons que les couleurs nationales de l’Ukraine sont le jaune et le bleu…
[10] Pour l’emploi par Malévitch du mot et de la notion de « diversités » [razlitchiya], voir dans notre Tome1 le manifeste « Le miroir suprématiste », p. 358-359
[11] Le « Dragon Gorynitch » [Zmieï Gorynitch] esr dans les contes populaires slaves@ une bête monstrueuse à plusieurs têtes soufflant le feu
[12] La Première Internationale de Marx et d’Engels dura de 1864 à 1876; la Deuxième Internationale d’Engels dura jusqu’à la Première guerre mondiale; la Troisième Internationale dura de 1919 à 1943.
L’innovateur ukrainien Baranoff-Rossiné
By Jean-Claude on Nov 8th, 2024
L’innovateur ukrainien Baranoff-Rossiné
Dans l’œuvre de l’Ukrainien Baranoff-Rossiné, comme chez la plupart des artistes du XXe siècle, se succédèrent un grand nombre de périodes : réalisme poétique, impressionnisme, pointillisme, Art Nouveau, symbolisme, fauvisme, cézannisme, cubisme, cubo-futurisme, sculptures polychromes, contre-reliefs, abstraction, biomorphisme, non-figuration musicaliste. Ayant quitté l’Ukraine pour Paris en 1910, il prend le pseudonyme de Daniel Rossiné qu’il garde jusqu’à son retour dans la Russie révolutionnaire de 1917, où il adopte le nom de Vladimir Baranoff-Rossiné par lequel il sera connu comme un des inventeurs originaux de l’avant-garde de Russie et d’Ukraine.
C’est à Odessa que le jeune Leonid Davydovič Baranov fit ses premières armes ; un de ses condisciples n’est autre que Natan Altman qu’il retrouvera à Paris entre 1910 et 1914, puis à Pétrograd après les révolutions de 1917. À la fin de ses études secondaires en 1905, il se consacre de façon systématique à son métier de peintre à l’Académie de Saint-Pétersbourg. Jusqu’en 1907 s’esquisse déjà l’éclectisme inné de Baranoff-Rossiné. Que l’on ne prenne pas ce mot péjorativement ! Toute la création de l’artiste est là pour prouver sa totale originalité, sa « griffe ». Telle une abeille, il butinait avec délectation tout ce qui se trouvait sur sa route et lui plaisait, et en faisait du miel. Entre 1905 et 1907, c’était en Russie le règne du « Monde de l’art » (Mir iskusstva), mouvement sécessionniste animé par Diaghilev et Alexandre Benois , qui avait rappelé que l’art n’avait aucune fonction utilitaire autre que le service de la Beauté.
L’exposition d’art russe organisée par Diaghilev et Alexandre Benois à Paris en 1906 faisait coexister pacifiquement sous le sigle du Monde de l’art le réalisme poétique, l’Art Nouveau, le Symbolisme, l’impressionnisme. On trouve les traces de tous ces styles dans les paysages, les scènes de genre, les natures-mortes, les nus de Baranov à cette époque, mais son style dominant est l’impressionnisme qu’il module en de multiples variations. Tantôt il s’agit d’effets luministes avec le jeu des ombres et des lumières, dans le sillage de Répine, le plus grand peintre de l’école réaliste des Ambulants qui, malgré son aversion pour « les innovations étrangères », avait intégré, sans excès, certains principes de l’impressionnisme français (pleinairisme, parcellisation des touches, éclairages solaires…) ; tantôt l’héritage de Van Gogh donne des variantes un peu grossière des vibrations de l’espace pictural, avec une convergence curieuse avec les premières œuvres impressionnistes de Malévitch ; tantôt la parcellisation de la toile en petite touche nerveusement ajustées se conjugue à l’emploi d’une pâte épaisse créant un relief, comme dans les œuvres impressionnistes de Kandinsky dans les années 1900 ; tantôt encore l’espace est cerné par un réseau de petits quadrilatères (Autoportrait au pinceau, 1907 et d’autres portraits de cette époque), ou bien de petites mailles, de petites parcelles avec lesquelles Vladimir Bourliouk, son compatriote de Kherson, construisait ses toiles au moment de la première exposition de ce qui sera appelé indûment par la suite « l’avant-garde russe » et qui devrait s’appeler « L’art de gauche dans l’Empire Russe et l’URSS », à savoir «Στέφανος» à Moscou en 1907, exposition importante à laquelle le jeune Ukrainien Baranov participa. Le nom de « Stéphanos » reprenait le titre d’un recueil poétique du théoricien du Symbolisme Valéri Brioussov qui désignait une couronne de fleurs, en l’occurrence une guirlande de poésies. En russe, cela se disait « Venok » et en 1909 il y eut, cette fois à Saint-Pétersbourg, une autre exposition intitulée « Venok-Stéphanos » où Baranov montra à nouveau ses œuvres. Avec la participation à l’accrochage dans les rues de Kiev en 1908 des toiles des jeunes peintres de la future avant-garde (exposition « Zveno »/ « Le maillon »), ce sera la contribution de Baranov, avant son départ pour Paris en 1910, au renouveau pictural en Russie, que l’on appelait alors « impressionnisme » pour l’opposer au réalisme naturaliste ou à l’académisme, car d’autres dénominations n’avaient pas été encore trouvées en Russie, comme ce sera le cas après 1910 quand apparaîtront les dénominations de « futurisme », de « futuraslavie » (budetljanstvo), voire de « cubo-futurisme ».
Le jeune Ukrainien Daniel Rossiné est marqué fortement par le cubisme parisien, tel qu’il s’est manifesté au tout début des années 1910. Son compatriote Archipenko écrit dans Le Messager de Paris [Parižskij vestnik] du 17 juin 1911 un article où il souligne l’importance de Gleizes, Léger, Metzinger, Le Fauconnier, dont il souligne le géométrisme des formes qui se répètent rythmiquement sur leurs toiles et dans cet étalement des formes géométriques, il y voit une logique étonnante. C’est précisément ces années 1911-1912 qui sont les plus « cubistes » dans la création de Rossiné. À côté d’œuvres « cézannistes géométriques », comme la série des « Villages norvégiens » (lors du premier séjour en Norvège en 1910, où il passe en venant à Paris depuis Saint-Pétersbourg), des tableaux comme Coq (anciennement coll. Tatiana Baranoff-Rossiné) ou La cousine aux fleurs (coll. Tsarenkov), on note un dialogue avec André Lhote : La maison au bord du lac (1911, anciennement coll. Eugène Baranoff-Rossiné) peut être mise en rapport avec Vue de la ville de Nevers du peintre français (Stockholm, Thelska Galleriet), ou La cousine aux fleurs est construite comme Jeunes filles autour de la table de Lhote (Genève, Petit Palais). Le peintre ukrainien partage également avec Lhote le système des formes en éventail, la couleur verte très saturée, ainsi que les poses des « Ève » (dans la série orphiste de Rossiné sur le thème d’Adam et Ève), à mettre en parallèle avec les « Bacantes » de Lhote autour de 1910). Mais c’est de Gleizes qu’il se rapproche dans son tableau le plus « cubiste parisien », La Forge du MNAM. On y trouve la même composition que, entre autres, dans Le dépiquage des moissons du Français. Mais l’Ukrainien ne peut rester longtemps dans cette retenue coloriste parisienne, il est contemporain des fauvistes cézannistes russes et ukrainiens qui, d’ailleurs, furent exposés aux Indépendants de 1911. Dans le chef-d’œuvre qu’est la Nature morte avec une chaise (vers 1912), l’énergie du prisme coloré est d’une grande intensité. Cela va se conjuguer à partir de 1912 avec une dynamisation futuriste du volume cubiste et le simultanisme orphiste, par exemple dans la Maternité. La soeur de l’artiste (anciennement coll. Tatiana Baranoff-Rossiné).
Autour de 1912-1913, Rossiné a peint une série de tableaux sur le thème d’Adam et Ève où se fait sentir un dialogue avec Robert Delaunay, les formes circulaires et un chromatisme orphiste[1]. Un élément capital qui a aimanté le jeune Rossiné vers le simultanéisme de Robert Delaunay, ce sont ses propres recherches synesthésistes à cette époque sur les concordances des sons et des couleurs. Robert Delaunay, de son côté, écrivait à Kandinsky le 5 avril 1912 :
« J’attends encore un assouplissement des lois que j’ai trouvées, basées sur des recherches de transparence de couleurs comparables aux notes musicales, ce qui m’a forcé de trouver le mouvement de la couleur. »[2].
Il est bien connu aujourd’hui que dans la marche vers l’Abstraction, vers la « peinture pure », la musique a été un analogon par excellence pour beaucoup de pionniers comme Kandinsky, Kupka, Delaunay, Larionov. Or précisément Rossiné, qui fera la démonstration de son Piano optophonique dans les années 1920 à Moscou, puis à Paris, travaillait autour de 1912 dans ce champ musique-couleur. Voici ce que Kandinsky écrivait à son ami, le compositeur russe Thomas von Hartmann [Foma Alksandrovič Gartman] :
« Rossiné (un jeune peintre russe), qui travaille la théorie de la peinture et tout spécialement des partitions musicales, veut absolument faire ta connaissance. Lui-même est fantastique. Peut-être qu’il viendra encore une fois à Munich en septembre, autrement il te demande de venir en Suisse (à Weggis près de Lucerne – il y a un centre de la Suisse qui peint : « Moderner Bund » [Очень с Тобой хочет познакомиться Rossiné (молодой русский художник), занимающийся теорией живописи и специально живописными нотами. Сам он – чудесный. Может-быть, он приедет ещё раз в Мюнхен в сентябре, а то зовёт Тебя в Швейцарию (в Weggis близ Люцерна, центр”молодой“ живописующей Швейцарии ”ModernBund”][3].
Cela est confirmé par Hans Arp dans ses mémoires des années 1950 :
« Der russische Maler Rossiné, der mich in dieser Zeit besuchte (in der Schweiz), brachte dagegen meinen Versuchen ein unerwartet grosses Verständnis entgegen. Rossiné zeigte mir einige seiner Zeichnungen, auf denen er mit farbigen Punkten und Kurven seine innere Welt auf eine nie gesehene Art dargestellt hatte. Seine und meine Arbeiten waren konkrete Kunst »[4].
On peut trouver un écho des recherches synesthésistes de Baranoff-Rossiné (qui avaient leurs racines dans le milieu symboliste russe, en particulier chez Skriabine) dans plusieurs projets de ce type entre 1914 et 1916[5]. Cependant, dans cette question « musique/abstraction picturale », il est clair que Kandinsky – comme l’écrit un de ses derniers exégètes – « élimine toute théorie de la transformation directe, par exemple des moyens musicaux en moyens colorés, de la forme musicale en couleurs, transcription qui, on le sait, tenta longtemps les artistes »[6].
L’influence ukrainienne se traduit de plus en plus chez Daniel Rossiné, à partir de 1913, par une propension au « baroque » (torsions, spirales, occupation maximale de l’espace, ampleur du mouvement). L’utilisation du « ruban de Möbius » fragmenté donne une nouvelle dimension au cylindrisme cubiste (voir plusieurs « Autoportraits » cubistes de 1913-1914). Les éléments de la toile volent, sont pris dans un tourbillon multicolore, comme dans la magnifique Rhapsodie norvégienne.
Lorsque l’on considère l’ensemble de l’œuvre de Baranoff-Rossiné, on est frappé par son caractère protéiforme. Les périodes les plus variées se succèdent, quelquefois se chevauchent, chaque fois si différentes dans leur style qu’il est impossible de parler de « transition » ou d’« évolution ». Alchimiste de la peinture, expérimentateur infatigable, Vladimir Baranoff-Rossiné n’a cessé de créer, d’inventer, de trouver des formules originales. Créateur de son temps, il ne s’est jamais borné à une formule, il a tenu constamment son génie inventif en éveil, et s’il a laissé plus de cinq cents huiles, dessins, aquarelles, gouaches[7], son activité ne s’est pas arrêtée là. Dans sa lettre, écrite à Robert et Sonia Delaunay de Ljän en Norvège le 26 juin 1916, il déclare
« Je suis très occupé, comme je l’ai toujours été et comme toujours je le suis, je ne vis que par la peinture. La période d’un repos prolongé autant que le voyage à travers la Grande Russie[8] ont eu une action bénéfique.
En peinture, je suis le même qu’auparavant : et je mourrai aussi, tel que je suis. Je fais tout ce que je veux. Et ma lutte consiste exclusivement à lutter contre les impossibilités qui empêchent la réalisation de ce que je veux. Je peins des études académiques et travaille dans le domaine de la chimie, j’étudie les analyses spectrales et le soleil ; je travaille aussi à une œuvre avec divers matériaux, diverses couleurs et formes. Pour moi, la peinture c’est la vraie vie. Le principal est que ce que je fais, je le fais avec amour, à tel point cela me plaît. » [Я очень занят, как всегда бывал и как всегда живу только живописью. Период продолжительного отдыха да поездка по Великой России[9] очень благоприятно подействовали.
В живописи я тот же, что и раньше, так и умру. Я делаю всё, что хочу. И моя борьба состоит в том, чтобы бороться с теми невозможностями, которые мешают исполнению того, что хочу. Я пишу этюды академические и работаю по химии, изучаю спектральные анализы и солнце, работаю также по одной вещи разными материалами, разными красками и формами. Для меня живопись – жизнь. Главное делаю всё любя, ибо так нравится.] [10]
Dans ces quelques lignes on voit l’amplitude de l’activité artistique du peintre ukraino-russe : il s’exerce à la fois dans l’art traditionnel (« les études académiques »), la recherche scientifique des lois de la lumière (les analyses du spectre du soleil »), l’invention d’objets intégrant des matériaux divers. C’est là le résumé de ce qu’ont été tout au long de sa vie les préoccupations esthétiques de Baranoff-Rossiné : la peinture de chevalet, la connaissance technique et l’invention technologique. Répétons-le, il s’agit d’une attitude typique de l’artiste du XXème siècle pour qui l’art comme technè a retrouvé son caractère de pratique empirique, scientifique, cognitive, que la routine académique séculaire avait contribué à occulter, en la limitant au cadre d’un seul mode d’appréhension du réel.
On voit donc que Baranoff-Rossiné, avant la révolution de 1917, se situe dans la ligne que Robert Delaunay expérimentait depuis 1912-1913, celle de la lumière en tant qu’élément matériel, rétinien, de la vision. Dans sa volonté de dépasser l’impressionnisme et le néo-impressionnisme, qui s’en tenait aux effets de la lumière, Robert Delaunay s’est tourné vers les sources de la lumière, telles que la science permettait d’en faire apparaître les rythmes-ondes colorées ou, comme on disait avant 1914, « les vibrations dans l’éther ». Dans une autre lettre de Rossiné du 15 septembre 1916, écrite aux Delaunay depuis Kristiana, il dit avoir étudié Chevreul. Or c’est précisément l’objet des recherches du couple Delaunay.[11]
Un autre aspect de l’activité créatrice de l’artiste ukraino-russe, c’est aussi qu’il travaille en 1916 sur des œuvres « avec divers matériaux, diverses couleurs et formes ». Il continue donc, après sa Symphonie N° 1 de 1913 (MoMA) à explorer un nouveau type de sculpture. C’est ainsi que depuis le milieu des année 1910 jusque dans les années 1930, il a créé différents types sculpturaux. De ce qu’il appelle dans son « Mémo » de 1925 des « contre-reliefs », possiblement sous l’influence de Tatline, on en connaît que deux :l’Artiste invalide du Wilhelm Lehmbruck Museum et le Toréador(coll. privée), qui sont sans doute de 1915.
De la fin des années 1920 (et non de 1913, comme cela est indûment répété) la monumentale sculpture en bois peinte Rythme (anciennement collection Dimitri et Tatiana Baranoff-Rossiné) représente un couple enlacé dansant. Et, en 1933, sa Sculpture polytechnique (MNAM) provoque les sarcasmes de la presse française qui ne trouve pas assez de mots pour ironiser sur ces enroulements de métal, de verre et de bois. Cette construction a la rigueur des premières œuvres spatiales des constructivistes soviétiques à partir de 1921, avec une inflexion « baroque » (les torsions, les spirales serpentines qui sont la marque de l’appartenance de l’artiste à l’École ukrainienne du XXème siècle).
Rossiné ne se contente pas, autour de 1914, d’apporter une contribution originale à la géométrisation cubiste de la forme, au dynamisme futuriste ou aux expériences coloristes parisiennes, il crée une iconographie avec des fragments de rubans aux volumes cylindriques qui s’enroulent dans l’espace du tableau, se déroulent et se retournent dans un mouvement constant. C’est le principe du ruban du géomètre allemand Möbius qui est transposé dans un espace plastique, ce que fera aussi, quelques trente ans plus tard un Max Bill.
Cela conduira autour de 1919-1920 à une série de tableaux intitulés « Copeaux ». Le célèbre tableau de Vladimir Baranoff-Rossiné Les copeaux, qui se trouve au MNAM, n’est pas de 1910 comme semble l’indiquer la date inscrite sur le tableau où la date a visiblement été “grattée”. Dans le « Mémo » que l’artiste a écrit en 1925 sur sa production artistique principale depuis 1911, l’œuvre est bien de la période abstraite à Kherson autour de 1919-1920. J’ai traduit ce mémo où parfois le peintre ukrainien mêle les lettres latines et les cyrilliques… Les essais pour dater la création abstraite de Baranoff-Rossiné d’avant 1914, ne se justifient pas et beaucoup d’œuvres des années 1920-1930 sont indûment datées des années 1910.
Ces années de recherche sont marquées par deux moments exceptionnels : l’exposition de deux sculptures baptisées « La danse » ou « Symphonie » aux Salons des Indépendants de 1913 et de 1914 et la destruction d’une de ces œuvres, la Symphonie N° 2, jetée, selon les souvenirs de Sonia Delaunay, dans la Seine après le Salon de 1914. Cette dernière action, qui se déroula selon un cérémonial où participèrent d’autres peintres, devance des gestes analogues, comme ceux accomplis plusieurs décennies plus tard par Yves Klein. Il y avait, à cette époque, un comportement typique du futurisme, en particulier du futurisme russe. Les poètes Khlebnikov et Kroutchonykh n’écrivaient-ils pas dans un de leurs manifestes de 1913 : « À déchirer après lecture ! ». Il y avait là ce que l’on pourrait appeler un esprit pré-dadaïste, à l’instar des actes conceptuels de Marcel Duchamp. D’ailleurs, d’après la Symphonie N° 2 qui s’est conservée et se trouve actuellement au MoMA, on mesure ce que pouvait avoir de déconcertant ces constructions faites d’éléments hétéroclites. La critique de l’époque parle « d’assemblages paradoxaux de zinc vernissé aux bariolures fraîches et vives, servant de support à d’étranges moulins à poivre, rondelles bleues, crème ou garance entremêlées de ressorts inattendus et de tiges d’acier ». Ces objets sont à la limite de la peinture et de la sculpture, une réduction de la marge qui sépare l’art. pictural de l’art sculptural, comme cela commençait alors à se pratiquer (les premiers reliefs de Picasso, les sculpto-peintures d’Archipenko ou les reliefs picturaux de Tatline). Ce n’était plus la sculpture traditionnelle qui servait de structure mais le pictural qui s’appropriait l’espace, qui intégrait ce que Margit Rowell a appelé dans une exposition mémorable au Guggenheim new-yorkais « the planar dimension » en 1978 : c’est le pictural qui se développait en espace, ce que les constructivistes soviétiques systématiseront à partir de 1920.
Un trait dominant de toute la création picturale de Rossiné après 1910 est précisément leur potentialité sculpturale. Il s’agit là, certes, d’une des lignes développées par le cubisme dans ses contrastes de volume, l’autre ligne étant, à l’opposé, l’aplatissement des éléments structurant la surface picturale, ce qui sera porté à son intensité maximale dans le suprématisme de Malévitch. Chez Rossiné, cette tendance au volume se conjugue à une façon toute particulière de faire saillir sur la surface plane picturale le sujet de la représentation, mettant ainsi en contraste le fond du tableau et l’objet qui s’en détache. L’objet dans la plupart des peintures de l’artiste entre 1910 et 1943 ne s’intègre plus dans la construction picturale, il est comme une excroissance dont les contours, bien qu’ancrés au support du tableau sont bien délimités par rapport à la surface. Il n’y a jamais chez lui pulvérisation (raspyliéniyé) de l’objet, selon l’expression de Nikolaï Berdiaev à propos de Picasso dans son article de 1914 sur ce dernier, mais, au contraire, son émergence, la concrétisation de sa masse volumique.
Au milieu des multiples activités, la pictural restera jusqu’au bout le domaine privilégié de l’artiste ukrainien. S’il fait des incursions dans d’autres domaines, c’est toujours en prenant comme point de départ sa passion pour l’art de peindre. Après le début de la Première guerre mondiale, il s’installa jusqu’à la révolution de 1917 dans la capitale de la Norvège qui s’appelait alors Kristiana. Il y organise la seule exposition personnelle qui eut lieu de son vivant. Au contact de l’expressionnisme scandinave, surtout d’Edward Munch, au contact aussi de la nature norvégienne, sa palette se fait plus sourde, la ligne devient plus appuyée, on note même une tendance néo-primitiviste à la simplification des lignes où dominent les rayons concentriques du soleil. Mais, revenu dans la Russie révolutionnaire, il crée des toiles cubo-futuristes aux couleurs flamboyantes et aux formes spiralées tournoyantes sur le thème norvégien qui se réfèrent au ruban de Möbius.
Nous l’avons dit, Rossiné avait côtoyé dans les années 1910 les Delaunay, Arp et Kandinsky. Revenu à Pétrograd à la faveur des révolutions de 1917, devenu Vladimir Baranoff-Rossiné, il propage ses recherches sur « les rapports formes et couleurs » et concrétise le résultat de ses expérimentations simultanistes-synesthésistes en créant son fameux Piano optophonique dont il fait une démonstration en 1924 au Théâtre de Meyerhold, puis au Bolchoï. Les affiches annoncent :
« Pour la première fois au monde ! Un concert coloro-visuel (optophonique). La réincarnation de la musique en images visuelles avec le piano visuel inventé par le peintre Vladimir Davydovitch Baranov-Rossiné ; ou bien : « Concert optophonique, coloro-visuel (reproduction de la musique en couleurs) à l’aide d’une nouvelle invention du peintre Vladimir Davydovitch Baranov-Rossiné ».
Au Bolchoï, la représentation fut précédée d’un exposé d’introduction du théoricien en vue de la littérature, l’écrivain Viktor Chklovski. Un orchestre, des danseurs et des chanteurs d’opéra participèrent au spectacle.
Le Piano optophonique s’inscrit dans la série des essais pour « associer les perceptions simultanées, modifiées dans le temps suivant un rythme concerté, une impression artistique particulière », comme l’écrit le peintre dans des notes manuscrites où il rappelle que le philosophe Eckartshausen avait transcrit au XVIIème siècle des chansons populaires en composition colorée. Il mentionne aussi le songe apocryphe qu’aurait fait Jean-Sébastien Bach, alors qu’il était enfant, d’une construction où les rythmes architecturaux s’unissaient en rythmes sonores, où les arcs-en-ciel se transformaient en parfums, où la gamme chromatique tombait en bas-reliefs sur les colonnes. De même, un mathématicien français du XVIIIème siècle, le Jésuite Castel, avait tiré des théories optiques de Newton l’idée de gammes de couleurs ; l’abbé Castel avait publié son livre La musique en couleurs et inventé un « Clavecin oculaire ».
En Russie même, Koulbine, qui était appelé « le grand-père du futurisme russe », organisa de 1908 à 1910 des expositions dites « impressionnistes » et publia en 1910 un almanach théorique, littéraire et artistique Le Studio des Impressionnistes. C’est dans ce recueil qu’il fait paraître son article intitulé « La musique libre comme fondement de la vie » où il insiste sur la parenté des moyens musicaux et picturaux. La dernière partie de son article est intitulée « La musique en couleur » [Tsvetnaja muzyka]. Koulbine va jusqu’à établir dans la musique de Rimski-Korsakov un tableau de correspondances son-couleur : do rouge, ré orange, mi jaune, fa vert, sol bleu ciel, la bleu, si violet. Il cite Le poème de l’extase de Skriabine pour ses dissonances harmoniques [12]. Certains aphorismes de Koulbine sur l’association peinture-musique sont publiés dans le catalogue du Second Salon d’Izdebski à Odessa en 1910 dont le coéditeur était Vassili Kandinsky. [13]
Baranoff-Rossiné voulait extraire les éléments de la musique (intensité sonore, hauteur de son, rythme et mouvement) pour les rapprocher d’éléments semblables existant ou pouvant exister dans la lumière. Au Deuxième Congrès d’Esthétique de Berlin en 1925, le Piano optophonique est remarqué. Ses peintures dynamiques abstraites (les disques colorés dont le mouvement dépend des touches d’un clavier) créent des images mouvantes qui sont projetées au rythme de la musique.
Après la palette « polychrome », après le Piano optophonique, Baranoff-Rossiné fera encore d’autres inventions : le « photo-chromo-mètre » ou « mensurateur » qui est « une loupe complète et perfectionnée » pour déterminer mathématiquement les cinq qualités d’une pierre précieuse (poids, grandeur, impeccabilité, vivacité) ; le procédé « Caméléon » ou « Camouflage pointilliste » est une étonnante application du pictural à l’art militaire, puisqu’il s’agissait de projeter des taches de couleurs grossies au maximum sur tout objectif militaire, « de façon à ce qu’il ressemble à l’air »…
Toutes ces inventions para-picturales auxquelles s‘ajoute encore une invention qui n’a rien à voir avec la peinture, qui est purement à visée commerciale, celle du « Multi-Perco », « appareil breveté de fabrication, stérilisation et distribution des différentes boissons gazeuses (Vitaminade, Expressinade, vins, cidres, apéritifs etc. », pouvant s’expliquer par la situation générale des artistes, et en particulier aux artiste issus de l’Empire Russe et de l’URSS, dans la France d’entre les deux guerres mondiales. Le chroniqueur français de la vie artistique parisienne dans la première moitié du XXème siècle, André Warnod, écrit en 1925 :
« Les peintres russes de Montparnasse, que leur peinture ne nourrit pas, assurent leur matérielle en faisant d’autres métiers. Ils acceptent toute sorte de besognes. Il y en a qui sont chauffeur de taxi, nettoyeurs de carreaux, mais la plupart sont plutôt décorateurs, ouvriers en batik, au pochoir, etc., ou même peintres en bâtiment. Ils font de l’art en dehors de leur journée de travail ».
Dans les années 1920, l’amie de Baranoff-Rossiné, Sonia Delaunay, originaire d’Ukraine comme lui, fait de son appartement parisien un atelier proposant « robes, manteaux, écharpes, sacs-tapis, tissus Simultané », mettant ainsi les découvertes les plus modernes de l’art pictural au service de l’art vestimentaire. Baranoff-Rossiné, lui, met sur l’en-tête de son papier à lettre : « Inventions. Études. Recherches scientifiques, optiques, électriques, perfectionnement mécanique. Construction et mise au point etc. ».
Certes, il y avait là une façon comme une autre de gagner sa vie, sans trop s’éloigner du domaine de la peinture, mais chez Baranoff-Rossiné, il y avait surtout un besoin impérieux de trouver perpétuellement des formes et des idées nouvelles. Ce génie industrieux inné s’est traduit, dans sa création picturale d’après 1925, par des phases stylistiques très différentes (post-cubisme surréalisant, abstraction prenant comme base les formes biomorphiques de Hans Arp, avec qui il était en contact depuis le début des années 1910[14], puis le monde organique et inorganique), mais ce qui domine, c’est la ligne ondulante, mélodique, dynamique, enveloppante, donnant un rythme musical à ses toiles ; cela explique sans doute l’invitation faite à Baranoff-Rossiné par le fondateur du musicalisme, Henry Valensi, d’accrocher ses œuvres à l’exposition des artistes de cette tendance à Limoges en 1939
L’apport de l’École ukrainienne à l’intérieur de ce que nous avons pris l’habitude d’appeler « l’avant-garde russe » est considérable. On le sait, le « futurisme russe » est né en Ukraine dans la propriété de la famille Bourliouk dans le gouvernement de Tauride. Tous ceux qui ont visité ces lieux autour de 1910 sont, d’une manière ou d’une autre, liés étroitement à l’Ukraine : Bénédikt Livchits, Khlebnikov, Larionov, Tatline. De nombreux protagonistes de l’art de gauche manifestent des impulsions qui proviennent de ce territoire qui, sous le tsarisme, on appelait Petite Russie : outre les visiteurs des Bourliouk mentionnés plus haut, dont les protagonistes sont David[15] et Vladimir, on doit nommer, entre autres, Archipenko, Malévitch, Alexandra Exter, Andreenko, Sonia Delaunay et, bien entendu, Baranoff-Rossiné dont toute la création plastique et l’ethos sont sous le signe de l’hyperbolisme ukrainien.[16]
Mémo de Baranoff-Rossiné en 1925 (Anciennes Archives d’Eugène Baranoff-Rossiné)
.
Traduction du „Mémo“
1) [illisible] 1911
2) Table rose fleurs 1911- expo. 1912
3) Adam et Ève 1912 Chourik et [illisble]
4) Symphonies N°1 et N°2 1913 et contre-reliefs
5) Guerre et paix 1914-18
6) Sculptura politecniqa [sic] 1915
7) Samovar, Synagogue, Trondheim, Hiver en Norvège
8) [rayé]
9) Portrait de Vania et de ma femme 1917 et guerre et paix
10) 1918 dessins à l’encre de Chine et Guerre et paix 1918
1919 Abstractions de Kherson
1920 Copeaux roses. Symphonie N°3
1921 Copeaux [illisible]
1922 Piano visuel [sic]
1923 Concerts, la jeune file d’Edom
1924 Le printemps, le poète
et 25 –
[1] Voir, par exemple, la série des Adam et Ève dans le catalogue Wladimir Baranoff-Rossiné, Berlin, Galerie Brusberg, 1983, et l’article d’Andreas Weber, « Zu ‘Le Rythme – Adam et Eve’ « , p. 2O-21
[2] Robert Delaunay, Du Cubisme à l’Art abstrait : Documents inédits publiés par Pierre Francastel et suivis d’un catalogue de l’œuvre de R. Delaunay par Guy Habasque., Paris, S.E.V.P.E.N., 1957 p. 178
[3] Lettre de V.V. Kandinsky à F.A. Gartman du 2O.VIII. 1912, Archives Nationales de Russie (RGALI), Moscou
[4] Hans Arp, Unsrem täglichen Traum, Zurich, 1955, p. 8
[5] Cf. Pascal Rousseau, » ‘Cherchons à voir’. Robert Delaunay, l’oeil primitif et l’esthétique de la lumière », Robert Delaunay. 1906-1914. De l’impressionnisme à l’abstraction, Paris, Centre Georges Pompido, 1999, p. 35
[6] Philippe Sers, Kandinsky. Philosophie de l’Abstraction : l’Image métaphysique, Genève, Skira, 1995, p. 39. Dans une de ses premières réflexions, autour de 1910, sur ses « compositions pour la scène » qui unissaient mots, sons et couleurs, Kandinsky écrit : » [Les arts] doivent tous s’unir et chacun avec ses propres moyens faire lever le tourbillon impérieux qui balaye les ordures de l’extériorité. C’est précisément cela qui est l’union des arts, là où ils parlent tous ensemble, mais chacun dans sa propre langue » [ /Искусства/ должны все соединиться и всякое своими средствами поднять вихрьвластный и сметающий сор внешности.
Именно это соединение искусств, где они говорят все вместе, но всякое своим языком], DuThéâtre. Über das Theater. O teatre, Paris, Adam Biro, 1998, p. 146-147
[7] Selon le Catalogue des œuvres de Baranoff-Rossiné réalisé par Christiane Wiehn, comme Mémoire présenté à l’École du Louvre sous la direction de Michel Hoog en 1976
[8] On voit ici que Rossiné se présente comme venant de la « Petite Russie » (une des appellations alors de l’Ukraine dans l’Empire Russe) et voyageant dans la « Grande Russie » (un des noms alors de la Russie)
[9] On voit ici que Rossiné se présente comme venant de la « Petite Russie » (une des appellations alors de l’Ukraine dans l’Empire Russe) et voyageant dans la « Grande Russie » (un des noms alors de la Russie)
[10] Anciennes Archives d’Eugène Baranoff-Rossiné
[11] On connaît l’importance des travaux du chimiste français du XIXe siècle Michel-Eugène Chevreul sur la recherche de la lumière-couleur chez Delaunay. Les titres seuls du savant, qui fut directeur de la Manufacture Royale des Gobelins, nous montrent quel écho ces recherches trouvèrent chez le peintre des Fenêtres, des Formes circulaires ou des Disques (1912-1913): De la loi du contraste simultané des couleurs (1829), Mémoire sur la vision des couleurs matérielles en mouvement de rotation et des vitesses numériques de cercles (1883).
[12] Cf. N. Koulbine : « Svobodnoe iskusstvo kak osnova žizni » [1910] in: Die Manifeste und Programmschriften der russischen Futuristen (par les soins de V.F. Markov), Munich, 1967
[13] Dans ce catalogue, on trouve également la traduction d’un article d’Henri Rovel intitulé « L’harmonie en peinture et en musique » où il est affirmé que les phénomènes de la vue et de l’ouïe ont comme point de départ les oscillations de l’air et que la parenté des accords parfaits en musique et en peinture est la preuve que l’une et l’autre sont soumises aux lois identiques et uniques de l’harmonie.
[14] Voir les mémoires de Hans Arp, Unsrem täglichen Traum, Zurich, 1955, p. 8
[15] Voir la biographie encyclopédique d’Evgenij Demenok, Давид Бурлюк, Москва, Молодая гвардия, 2020
[16] Je renvoie à mon article : Jean-Claude Marcadé, « Raum, Farbe, Hyperbolismus : Besonderheiten der ukrainischen Avantgardekunst » / « Space, Colour, Hyperbolism : Characteristics of Ukrainian Avant-garde Art, Avantgarde & Ukraine, Munich, Villa Stuck, 1993, p. 41-49
Rivera et les montparnos russes des années 1910
By Jean-Claude on Nov 4th, 2024
Rivera et les montparnos russes des années 1910
Il est connu de la biographie parisienne de Diego Rivera qu’il a fait partie entre 1910 et 1920 de la bohème internationale montparno dont un des points de ralliement principaux était le café La Rotonde. Et, plus particulièrement, Rivera a fréquenté de façon intense la communauté russe, puisqu’il avait épousé à Dieppe en 1911 la peintre et graveure Anghélina Bélova (Angeline Beloff, 1879-1960) originaire de Saint-Pétersbourg (ils divorcèrent en 1921, c’est-à-dire juste après la période parisienne du Mexicain). L’œuvre d’Angeline Beloff reste totalement méconnue en France[1]. Elle est présente, ainsi que Diego Rivera, au Salon d’Automne de 1913 ; le catalogue indique pour les deux artistes la même adresse : 26 rue du Départ. Angeline montre Porteuse d’eau (peinture à la détrempe) et trois eaux-fortes (Les femmes à la fontaine, La procession, Intérieur) ; Diego, lui, expose Composition (peinture à la détrempe), La jeune fille aux artichauts, p., La jeune fille à l’éventail, p.)[2]. Ilya Ehrenbourg décrit ainsi l’épouse de Rivera :
« [C’était] une Pétersbourgeoise aux yeux bleus, aux cheveux clairs, réservée à la manière des gens du Nord […] Elle avait une forte volonté et un bon caractère, cela lui permettait de supporter avec une patience véritablement angélique les accès de colère et de gaîté du bouillant Diego ; il disait : ‘On lui a donné un prénom comme il faut’… »[3].
Si Angeline Beloff est oubliée en France, en revanche elle a travaillé et exposé au Mexique où elle a vécu du début des années 1930 jusqu’à sa mort. Elle eut des expositions personnelles à Mexico en 1950, 1967, 1988, et le musée Dolores Olmedo Patiño possède une collection de ses œuvres du début.[4] On connaît le beau portrait que Rivera fit d’Angeline Beloff en 1909 (colección del Estado de Veracruz, Xalapa, México). Le style de cette huile sur toile est légèrement impressionniste avec des nuances de pastel. Quant à Maternidad. Angelina y el niño Diego (Museo de Arte Alvar y Carmen T. de Camillo Gil, MCG-INBA, México DF, Mexico), il est un des chefs-d’œuvre de Rivera cubiste non seulement par la clarté de la construction picturale, mais également par la polychromie éclatante. On sait que le petit Diego ne vécut pas plus d’un an et la doxographie nous dit que le père aurait été jaloux de l’attention amoureuse portée par Angeline à leur enfant, au détriment de l’amour exclusif qu’il attendait d’elle et qu’il se serait alors tourné vers la peintre bohème Marevna (Maria Vorobiova-Stébelskaïa, 1892-1984) qui devint, en effet, sa maîtresse en 1917 et lui donna en 1919 une fille, Marika, qui, elle, survécut.
« Leur caractère était semblable – se rappelle Ehrenbourg[5]– : emporté, puéril, émotif. »Marevna est relativement bien connue à cause de ses mémoires (voir en français : Mémoires d’une nomade, P., Encre, 1979) et de sa série tardive de portraits des artistes montparnos, exécutée dans les années 1950-1970[6].
La vie personnelle de Rivera, son appétit d’ogre pour toutes les jouissances de la vie et, de façon privilégiée, pour les femmes, son épicurisme, en ont fait un personnage idéal de roman. Le roman épistolaire d’Elena Poniatowska, traduit en français sous le titre Cher Diégo, Quiela t’embrasse (Actes Sud, 1984) raconte l’abandon d’Angeline Beloff (Quiela) par le peintre mexicain. Récemment encore, une histoire romancée de la vie commune de Diego et d’Angeline a paru sous la plume de Sharon Up, House on the Bridge : Ten Turbulent Years with Diego Rivera (Trafford Publishing Paperback, 2008).
La mythologisation de la vie de l’artiste mexicain à Paris dans les années 1910 a commencé, de son vivant, avec le roman picaresque d’un de ses plus proches amis d’alors, le poète et écrivain Ilya Ehrenbourg, Les aventures extraordinaires de Julio Jurenito et de ses disciples (1922)[7]. Julio Jurenito, c’est Rivera en qui, d’après le cercle théosophique qu’il fréquentait, s’était réincarné Bouddha ![8]. A travers Julio Jurenito, Ehrenbourg présente le personnage de Rivera comme un être extraordinaire, un aventurier, partisan de Zapata, s’initiant à toutes sortes de sciences exactes, polyglotte et, bien entendu, « s’occupant d’art »[9]. Ehrenbourg avait fait connaissance de Rivera au début de 1913, au moment où le Mexicain sortait de l’influence des españoladas de Zuolaga[10]. Il raconte la première « apparition » qu’il eut (le roman est une Ich-Erzählung) de Julio Jurenito-Diego Rivera à La Rotonde :
« Un quidam, vêtu d’un imperméable gris, coiffé d’un chapeau melon, entra.
La Rotonde était exclusivement fréquentée par des étrangers, des peintres ou simplement des vagabonds – tous d’un aspect peu ordinaire. Ni l’Indien aux plumes de coq, ni mon copain le tambour de music-hall en haut-de-forme beige, ni le petit modèle, mulâtresse nue, n’attiraient l’attention.
Mais le monsieur coiffé d’un chapeau melon semblait si singulier que tous les habitants de la Rotonde frissonnèrent. Un silence pesa sur la salle, précédant des murmures d’inquiétude et d’étonnement.
Moi seul, je compris tout. En effet, il suffisait d’un regard attentif pour dégager la signification de l’énigmatique melon et de l’imperméable gris. Il était évident que le chapeau aveit la mission de dissimuler deux petites cornes qui se dressaient au-dessus des tempes et que l’imperméable avait celle de rabattre une queue pointue. »[11]
Voilà donc Rivera devenu le Diable en personne ! Mais ce Diable se révèle être buveur de bière et fumeur de pipe, développant une philosophie de la vie fondée sur le « carpe diem » : la seule Réalité est celle de l’instant présent :
« Tout meurt, tout ressuscite, voilà ! »[12]
Grâce à Ehrenbourg, tout un aspect de la personnalité de Rivera à Paris est mis en lumière, non seulement à travers Julio Jurenito, mais également à travers ses mémoires tardifs, et aussi à travers deux poèmes érotico-ésotérico-satiriques de 1916, « surréalistes » un peu dans la manière des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire[13], A propos du gilet de Sémione Drozd [O jiliétié Sémiona Drozda] et surtout L’Histoire de la vie d’une certaine Nadienka et des signes prophétiques qui lui sont apparus [Poviest’ o jizni niékoï Nadienki i o viechtchikh znamiénakh, yavliennykh ieï], petit livre artisanal fabriqué par Rivera qui l’illustra de sept lithographies « cubofuturistes ».
Dans ses mémoires des années 1960, Ilya Ehrenbourg décrit la faune de La Rotonde, la bigarrure des types, des langues, « une sorte de pavillon d’exposition internationale, voire le brouillon d’une répétition d’un congrès de la paix ».[14] Dans la longue liste des poètes, peintres ou sculpteurs français, italiens, russes (Chagall, Soutine, Larionov, Natalia Gontcharova, David Sterenberg, Krémègne, Feder, Fotinski, Marevna, Izdebski, Dilevski, Archipenko, Zadkine, Mestschaninof, Indenbaum, Chana Orlova), polonais (il inclut ici Lipchitz), japonais, norvégiens, danois, bulgares, Ehrenbourg cite deux peintres mexicains : Rivera et Sarraga. Voici comment il décrit Rivera :
« Diego Rivera fascinait par sa canne mexicaine sculptée. Sa compagne, la peintre Marevna (Vorobiova-Stébelskaïa), aimait s’habiller de façon bigarrée, sa voix était tonitruante, stridente. »[15]
Du physique de Rivera il dit :
« Diego avait une peau jaune ; quelquefois il retroussait la manche de sa chemise et proposait à l’un de ses amis d’écrire ou de dessiner quelque chose avec la pointe d’une allumette. »[16]
Ehrenbourg raconte une crise de somnambulisme de Rivera pendant laquelle ce dernier le voit sous la forme d’une araignée qu’il essaie d’écraser[17] :
« Le somnambulisme, la peau jaune, les lettres en relief – tout cela était les conséquences d’une fièvre tropicale qu’il avait contractée au Mexique.»[18].
Ehrenbourg souligne pour ses lecteurs soviétiques la nostalgie du pays natal chez le peintre mexicain :
« Diego aimait parler du Mexique, de son enfance. Il a vécu à Paris dix ans, est devenu un des représentants de « l’École de Paris » ; il était l’ami de Picasso, de Modigliani, des Français ; mais il y avait toujours devant ses yeux les montagnes rousses, couvertes de cactus piquants, des paysans aux grands chapeaux de paille, les mines d’or de Guanajuato, les révolutions incessantes – Madero renverse Dias, Uesta renverse Madero, les partisans de Zapata et de Villi renversent Uerta […] Il était enthousiasmé par les adeptes de Zapata ; il était attiré par l’anarchisme puéril des bergers mexicains. »[19]
L’écrivain russe rapporte de mémoire une discussion à bâtons rompus chez Modigliani « sur la guerre, l’avenir, l’art »[20]. Y participaient Léger, Volochine, Modigliani, le journaliste politique social-démocrate Lapinski, le terroriste social-révolutionnaire Savinkov, Ehrenbourg et Rivera. Retenons ce que ce dernier aurait déclaré :
« L’art à Paris n’est utile à personne. Paris se meurt, l’art se meurt. Les paysans de Zapata n’ont vu aucune automobile, mais ils sont cent fois plus contemporains que Poincaré. Je suis persuadé que si on leur montrait notre peinture, ils comprendraient. Qui a construit les cathédrales gothiques ou les temples des Aztèques ? Tout le monde. Et pour tout le monde. Ilya, tu es pessimiste parce que tu es trop civilisé. Il faut que l’art avale une gorgée de barbarie. La sculpture nègre a sauvé Picasso. Bientôt vous irez tous au Congo ou au Pérou. On a besoin d’une école de sauvagerie. »[21]
Tout semble conduire Ehrenbourg à constater que Rivera en est venu au cubisme en grande partie sous l’influence de Picasso qui faisait partie de son cercle rapproché :
« Diego a pu dire :
‘Picasso peut non seulement faire d’un diable un juste, il peut forcer le Seigneur Dieu à se faire chauffeur de l’Enfer’.
Jamais Picasso n’a prôné le cubisme ; il n’aimait pas les théories artistiques et se sent accablé quand on l’imite. Il n’a pas non plus essayé de convaincre Rivera ; il lui a simplement montré ses travaux. Picasso avait peint une nature-morte avec une bouteille d’une boisson anisée espagnole, et très vite je vis la même bouteille chez Diego… Bien entendu, Rivera ne comprenait pas qu’il imitait Picasso ; et plusieurs années plus tard, en en ayant pris conscience, il s’est mis à dénigrer la ‘Rotonde’ : il règlait ses comptes avec son passé. »[22]
Rivera a exécuté pendant son séjour parisien de nombreux portraits cubistes de ses amis peintres, sculpteurs, poètes, écrivains. Les Russes occupent une grande place dans cette galerie impressionnante. Outre la magnifique représentation d’Angeline Beloff allaitant le petit Diego, mentionnée plus haut, il portraitura les poètes Volochine et Ehrenbourg, les sculpteurs Indenbaum et Miestchaninof, le peintre Alexandre Zinoviev. Ce dernier est complétement oublié aujourd’hui depuis la fin des années 1930[23]. Le sculpteur Léon Indenbaum n’est guère plus connu aujourd’hui[24]. En revanche Oscar Miestchaninof n’a jamais cessé d’être présent dans les expositions d’art russe[25].
Malgré les affirmations d’Ehrenbourg, le cubisme de Rivera ne saurait se réduire à l’influence de Picasso. Les portraits de Miestchaninof et de Zinoviev sont plutôt proches de Gleizes et la toile La TourEiffel (coll. part.) de 1914 montre une convergence avec Feininger. Ces œuvres, qui sont dans les tonalités dominantes grises, bleutées, ocres du cubisme parisien de 1910-1911, alternent avec des toiles à la vive polychromie avec une certaine convergence avec Juan Gris.
La collaboration de Rivera et d’Ehrenbourg se résume à un portrait à l’huile d’où fut tirée une lithographie et à l’illustration de deux petits livres :
« J’ai posé pour Rivera – se souvient l’écrivain russe[26]. Il m’a dit de lire et d’écrire, mais m’a demandé de rester assis en chapeau. Le portrait cubiste est, malgré tout, d’une grande ressemblance […] En 1916, Diego a fait les illustrations de deux de mes petits livres : un a été imprimé par […] Rirakhovski[27], l’autre a été tiré selon le procédé lithographique – j’écrivais et Rivera dessinait. Diego était attiré par dessus tout par les natures-mortes.»
Le premier livre mentionné est le poème satirique A propos du gilet de Sémione Drozd, qui comporte un frontispice de Rivera. Le second petit livre est celui de L’Histoire de la vie d’une certaine Nadienka et des signes prophétiques qui lui sont apparus. Un exemplaire de ce livre, ayant appartenu au graveur Jean Lébédeff (Ivan Konstantinovitch Lébédev), autre ami russe de Rivera, se trouve à la Bibliothèque Nationale François Mitterrand. Il comporte, sur la première page où est collée une xylographie de Rivera, une dédicace autographe en russe d’Ehrenbourg (« Au cher Ivan Lébédev – Ehrenbourg »).[28]
Il faut dire que les illustrations lithographiées de Rivera n’ont qu’un rapport très lointain avec le poème d’Ehrenbourg. L’artiste mexicain a créé son propre poème dessiné à partir de données générales tournant autour de la présence féminine entre deux hommes (Rivera et Ehrenbourg – cette constellation se retrouve dans le frontispice lithographié d’A propos du gilet de Sémione Drozdov où la masse des formes cubistes camoufle une scène d’étreintes érotiques entre deux hommes et une femme), avec des éléments faisant allusion au judéo-christianisme d’Ehrenbourg et également au milieu théosophique-anthroposophique de la maison du poète Amari (pseudonyme de Mikhaïl Ossipovitch Tsetline). Cette maison était fréquentée, outre Rivera, par les Russes Volochine, Larionov, Natalia Gontcharova, Savinkov. Dans son poème A propos du gilet de Sémione Drozd, Ehrenbourg fait une description satirique d’une soirée chez les Tsetline :
« Le soir […] il y avait comme invités :
Un théosophe, un cubiste, tout simplement un farceur,
Et la présidente de je ne sais quelle société,
Il me semble ‘Aide aux guerriers aveuglés’ »
Suit un dialogue débridé :
« – Et Gauguin n’est pas mal, mais j’ai vu un petit
Cézanne
-
Pardonnez-moi mon indiscrétion, combien il demande
-
Dix, il le laissera pour huit…
-
Oh, le cubisme, la monumentalité !
-
Seulement, vous savez, on en a assez…
-
Mais moi, au contraire, j’aime quand à la place des yeux il y a de ces trucs…
-
Vous êtes familier de la signification du zodiaque ? Steiner me met en extase…
-
Je connaîtrai le Seigneur Dieu, j’irai à Bâle…
-
Si vous saviez combien notre Société est dans le besoin
Nous allons faire un concert
C’est affreux – devenir aveugle à jamais […]
Les invités parlent encore beaucoup –
De l’oreille de Van Gogh, de la quête de Dieu,
Des soldats aveuglés,
Des chiens sanitaires,
Des danses mexicaines
Et des assonances… »[29]
La xylographie de Rivera est une composition de formes hétéroclites géométrisées sur un encadrement cosmique – le soleil , la lune, Saturne, les étoiles- avec des éléments venus sans doute de la théosophie – une forme cruciforme constituée de deux troncs d’arbre qui peuvent aussi être des fleuves. Sur cette forme cruciforme – un poisson primitiviste sur le flanc duquel se trouve une plaie d’où s’écoule trois grosses gouttes de sang (allégorie christique). Du soleil part une tête de taureau avec le signe de l’infini, un 8 renversé – donnant à l’ensemble une tonalité mexicaine. Une femme géométrisée en diagonale a sa tête qui disparaît sur celle du taureau.[30] On trouve cette même inspiration « cabalistique » dans les ex-libris pour Maximiliane Volochine.
Page 14, la lithographie utilise des plans géométriques pour représenter une jeune fille russe avec une blouse décolletée à la manière d’un sarafane avec dentelles. Derrière, une forme noire monstrueuse tenant une fleur, sans doute celle de celui qui a défloré Nadienka au premier bal des officiers. Le mur est fait de plans tapissés avec une commode à tiroir. La géométrie de l’ensemble fait contraste avec la courbe de la fleur et, surtout, au bas des deux personnages est tracée une spirale cosmique- équivalent du tourbillon de la passion. Page 20 – deux personnages, l’homme en noir au chapeau haut-de-forme nimbé de poteaux électriques, c’est sans doute Rivera, sur le « sein » duquel est couché un Ehrenbourg tenant les Tables de la Loi, au visage stigmatisé par le triangle de Yahvé. Page 23 – sur les mêmes plans géométriques placés en diverses positions, se lit la forme d’un personnage en noir, Ehrenbourg, caractérisé comme un juif pieux à papillotes, qui « tient dans ses bras » la petite Nadienka comme une poupée. Page 26 – une lithographie assez énigmatique : l’homme et la jeune fille sont stylisés par une tête ronde noire pour lui, et une tête quasi christique pour elle ; les cheveux de cette dernière sont comme une couronne d’épines – clin d’œil à l’art religieux populaire mexicain. L’homme semble bien être Diego lui-même avec ce bâton noueux qui évoque sa fameuse canne sculptée (on pourrait aussi interpréter cette image comme celle de la jeune fille « sur les genoux » d’Ehrenbourg avec la canne comme équivalent phallique de la présence de Rivera…). Page 29 – une composition quasi suprématiste avec son jeu de carrés et de rectangles noirs ; on assiste à la fusion de l’homme noir et de la jeune fille dans une atmosphère mystique orthodoxe (les croix russes de l’encadrement). Enfin, page 33, on retrouve la constructions de plans à la symbolique mystico-théosophique : la jeune fille est une nonne géométrisée, soudée à l’homme noir, une Eve aux seins de laquelle vient s’allaiter un serpent, symbole phallique s’il en est. En haut – des signes cabalistiques avec « l’œil de Dieu ».
Ehrenbourg, tardivement, opposera le Rivera des années 1910 à Modigliani et Soutine, donnant sa préférence à ces derniers et considérant le cubisme de Rivera comme « sec », ce qui est peut-être vrai des lithographies, mais pas de la peinture qui compte plusieurs chefs-d’œuvre de ce mouvement. Si le contact de Rivera avec la Russie fut très fort pendant sa période parisienne, il se poursuivra de façon intense après la Révolution d’Octobre 1917, étant donné ses sympathies communistes. Rivera donnera même des impulsions à plusieurs artistes. Eisenstein fut marqué par la forte personnalité artistique du Mexicain et ses « dessins mexicains », comme son cinéma, sont en partie imprégnés de l’art de Rivera qui « a concentré en lui, jusqu’à un certain point, la synthèse de toutes les variétés du primitivisme mexicain »[31]. Un autre dialogue s’est installé dans les années 1920 entre les monumentalistes ukrainiens sous l’égide de Mikhaïlo Boïtchouk et l’art de la fresque de Rivera. Un article de 1995 étudie ce parallèle[32]. On pourrait penser, ce n’est qu’une hypothèse, que Rivera a pu recevoir une première impulsion de cet intérêt pour l’art primitiviste archaïque servant à une thématique moderne, de l’exposition « néo-byzantine » du peintre ukrainien Mikhaïlo Boïtchouk et de ses disciples à Paris en 1910. Apollinaire les avait mis en avant, avec quelques restrictions : « Ils réussissent pleinement et leurs travaux bien achevés, bien dessinés sont d’un byzantinisme accompli. Ils ont également appliqué la simplicité, les fonds d’or, le fignolage de leur art à travers de petits tableaux plus modernes : La Gardeuse d’oie, L’Architecte, La Liseuse, Idylle etc. »[33] Et ceci, plus important :
« [Le] néo-byzantin Boïtchouk, qui emplit l’an dernier les ‘Indépendants’ de ses peintures et de celle de ses élèves, non sans profit peut-être pour les Français à qui c’était une façon de rappeler que les peintres, aussi bien que les poètes, peuvent bien tricher avec les siècles. »[34]
Jean-Claude Marcadé
[1] Le catalogue L’École de Paris 1904-1929. la part de l’Autre, M.A.MV.P., Paris musées, 2000 mentionne Angeline Beloff dans l’article sur Diego Rivera en estropiant son nom en « Angelica Berof »…, p. 358
[2] Salon d’Automne 1913, 11ème exposition. Catalogue, P., Kugelmann, 1913, p. 71, 222
[3] Ilia Ehrenburg, Lioudi, gody, jizn’ [Gens, années, vie], [1961-1966], Moscou, Tekst, 2005 (édition corrigée préparée par B. Ya. Frézinski), t. I, p. 190
[4] On peut trouver une biographie d’Anghelina Bélova dans le dictionnaire biographique russe : O.L. Leïkind, K.V. Makhrov, A. Ya. Sévérioukhine, Khoudojniki rousskovo zaroubiéja [Les artistes de l’étranger russe], Saint-Pétersbourg, « Notabene », 1999, p. 128-129
[5] Ilia Ehrenburg, Lioudi, gody, jizn’ [Gens, années, vie], op.cit., p. 194
[6] Voir la biographie de Marevna dans : O.L. Leïkind, K.V. Makhrov, A. Ya. Sévérioukhine, op.cit., p. 414-415 ; voir aussi le catalogue Paris Russe, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux- Saint-Pétersbourg, Palace Editions, 2003, p. 250-255
[7] Niéobytchnyié pokhojdiéniya Khoulio Khourénito i iévo outchénikov, Moscou-Berlin, 1922
[8] Ilya Ehrenbourg, Les aventures extraordinaires de Julio Jurenito et de ses disciples [1922], traduction française de Mme A. Beloff et Draga Illitch, préface de Pierre Mac Orlan, P., La Renaissance, 1931, p. 20-21
[9] Ibidem, p. 23
[10] Ilia Ehrenburg, Lioudi, gody, jizn’ [Gens, années, vie], op.cit., p. 190. L’écrivain russe note aussi que sur les murs de l’habitation de Rivera, il y avait des reproductions du Gréco et de Cézanne.
[11] Ilya Ehrenbourg, Les aventures extraordinaires de Julio Jurenito et de ses disciples, op.cit., p. 14-15
[12] Ibidem, p. 18
[13] A propos de l’auteur des Mamelles de Tirésias, Ehrenbourg rapporte l’anecdote suivante: « [Picasso] avait l’air d’un tout jeune homme ; il aimait faire des farces. Un jour, il est venu [à La Rotonde] avec Diego et raconta qu’ils avaient joué une sérénade sous les fenêtres de Guillaume Apollinaire : Mère de Guillaume Apollinaire » ! Ilia Ehrenburg, Lioudi, gody, jizn’ [Gens, années, vie], op.cit., p. 145
[14] Ilia Ehrenburg, Lioudi, gody, jizn’ [Gens, années, vie], op.cit., p. 143
[15] Ibidem, p. 144
[16] Ibidem, p. 189
[17] Ibidem, p. 188-189
[18] Ibidem, p. 189
[19] Ibidem, p. 189, 192
[20] Ibidem, p. 192
[21] Ibidem, p. 193-194
[22] Ibidem, p. 191
[23] Voir la biographie d’Alexandre Pétrovitch Zinoviev (1889-1977) dans : O.L. Leïkind, K.V. Makhrov, A. Ya. Sévérioukhine, op.cit., p. 292-293 ; notons qu’Apollinaire a relevé une œuvre d’Alexandre Zinoviev dans sa recension du Salon des Indépendants de 1913, son portrait du poète André Fontainas, « peinture un peu lourde, mais non pas ennuyeuse de Zinoview qui, dans un paysage semble très influencé de Friesz » (Apollinaire, Œuvres en prose complètes, P., Gallimard-La Pléiade, t. II, 1991, p. 530, et, dans un autre journal : « On y remarque un robuste portrait du poète André Fontainas, par Zinoview. » (Ibidem, p. 543)
[24] Voir la biographie de Liev (Léon) Indenbaum (1890 ou 1892-1981) dans : O.L. Leïkind, K.V. Makhrov, A. Ya. Sévérioukhine, op.cit., p. 301-302 ; André Salmon a reproduit ses œuvres dans Art russe moderne, P., Laville, 1928, p. 50-51 ; il était représenté dans l’exposition L’École de Paris 1904-1929. la part de l’Autre, op.cit., p. 177, 343
[25] Voir la biographie d’Oskar Samoïlovitch Mechtchaninov dans : O.L. Leïkind, K.V. Makhrov, A. Ya. Sévérioukhine, op.cit., p. 421-422 ; voir aussi : L’École de Paris 1904-1929. la part de l’Autre, op.cit., p. 351, et : Paris Russe, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, op.cit., p. 258-259
[26] Ilia Ehrenburg, Lioudi, gody, jizn’ [Gens, années, vie], op.cit., p. 191
[27] « La typographie de [Issaï Abramovitch] Rirakhovski, juif à la superbe barbe noire, s’était ouverte à Paris boulevard Saint-Jacques dans une petite boutique de rien du tout. », Ilia Ehrenburg, Lioudi, gody, jizn’ [Gens, années, vie], op.cit., p. 83
[28] A la page 4 est indiqué qu’il s’agit de l’exemplaire N° 5 d’un tirage de cent exemplaires numérotés. A la dernière page 34 est mentionnée la date de la fabrication : 25-29 janvier 1916.
[29] Ilia Ehrenburg, Lioudi, gody, jizn’ [Gens, années, vie], op.cit., p. 126-127
[30] Cette xylographie a été utilisée par Ilya Ehrenbourg pour la couverture de son roman en vers V zviozdakh [Dans les étoiles], édité à Kiev en 1919
[31] Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, Mémouary [Mémoires], [1946], Moscou, 1997, t. II, p. 124 ; Eisenstein a consacré dans ces mémoires des pages très pénétrantes sur l’art monumental de Diego Rivera.
[32] Je n’ai pas eu la possibilité de consulter l’article de Lioudmyla Sokoliouk sur « Diego Rivera et Mikhaïlo Boïtchouk » (1995)
[33] Guillaume Apollinaire, Chroniques d’art (1902-1918), P., Gallimard, 1960, p. 79-80 (article du 19 mars 1910)
[34] Ibidem, p. 167 (article du 22 avril 1911). Sur Mikhaïlo Boïtchouk, voir : Valentine Marcadé, Art d’Ukraine, Lausanne, L’Àge d’Homme, 1990, p. 205-207 et passim ; Vita Susak, Ukrainian Artists in Paris. 1900-1939, Kiev, Rodovid, 2010, p. 36-46 et passim
Sabine Buchmann
By Jean-Claude on Oct 29th, 2024
Sabine Buchmann
artiste peintre
162, rue Docteur Elie Lambotte
1030 Bruxelles
Belgique
+32-473-733970
Buchmann.sabine@gmail.com
www.sabinebuchmann.com
Aperçu de mon travail artistique
Langage de la peinture
À L’image d’un temps sans peur
Biographie
Extrait des expositions individuelles et collectives précédentes
Informations supplémentaires et projets actuels
Bruxelles, Octobre 2024
Sabine Buchmann
artiste peintre
Aux estampes de Sabine Buchmann
Il pleut, il neige le pictural
En stries floconneuses
Défiant la verticalité des béances
Il bruine, il brume le rythmé
Des miroirs en camaïeu
Qui sertissent la fenêtre
Fenêtre – l’Ouvert
D’où ruisselle, d’où s’étoile
En sillons, en amers
La multitude des nuances
Et les failles, ces traverses – frontières,
Qui divisent et concilient
L’espace du mouvement
Affirmant le repos
Jean-Claude Marcadé
De l’image, du concret : Sabine Buchmann
Texture, tissu, entrelacs la font jaillir
Des fontaines de la polychromie.
Sabine Buchmann connaît l’alchimie du pictural,
La vie cachée des rythmes,
L’irisation de ce monde.
Ces espaces qui s’évanouissent,
Dans lesquels la pensée
La mémoire se perd en se précipitant,
Elle donne des hachures et du relief,
De sorte que sont bannies
Les plus anciennes de toutes les peurs
Et le signe, l’image,
L’icône
Apparaît suspendue
Aux frontières de l’invisible.
Jean-Claude Marcadé
« Constellation », vinyle, sable, pigments sur toile, 150 x 200 cm, 2022
À L’image d’un temps sans peur
Dans les moyens simples de la peinture, il y a une ouverture qui m’émeut. Les moyens pointent vers eux-mêmes et sont plus qu’eux-mêmes dans leur être-là déterminé.
L’ouverture est « l’espace vide » de la sensation, de l’intuition et du rêve. Thème de l’homme, sa liberté et sa possibilité de non-violence. Sensation dans tous les êtres humains. La vie et l’art sont dans une tension constante.
L’ouverture de la couleur elle-même et son interaction est sans retenue, sans pouvoir ni but et m’émeut. Les propriétés de la matière colorée, dans ses variations liquide, pâteuse, transparente, pulvérisée et les variations des coups de pinceau, des points, des taches, des éclaboussures de peinture, des lignes, de la peinture liquéfiée, du sable et des pigments, des couleurs et des formes entre elles – tenues comme par hasard – sont ce qui est concrètement visible dans mes tableaux.
Dans mes tableaux naissent des formes sans objet, des rythmes de couleur, de sable – de transparence et de peinture. Une présence de la plénitude du langage de la peinture.
De ce langage pictural naissent des images du visage du visage humain.
« Tète de femme », vinyle sur papier de riz, 130 x 72 cm, 1995 – 2010
« Repos repli », technique mixte sur bois, 41 x 48 cm, 1993
Il en résulte des images qui rappellent la nature, des formes faites de sable et de pigments.
Des images comme épanouissement ou croissance.
« Croissances – Courant », vinyle, pigment, sable, 100 x 160 cm, 2008
« Épanouissement – Silence », papier, vinyle, pigment sur bois, 0,70 x 0,73 m, 2022/23
Langage de la peinture dans lequel la forme du carré est visible dans une variation musicale.
« La nature est un tableau vivant … Nous sommes le cœur vivant de la nature … «
(Malévitch), vinyle, sable sur toile,
« Maison – voix intérieure », technique mixte sur toile, 45 x 45 cm, 2018
« Croissance musicale », vinyle, sable, pigments sur toile, 150 x 200 cm, 2020-21.
« Il n’y a pas plus de jardins que ceux que nous portons en nous »
Octavio Paz
Dans d’autres tableaux utilisant le même langage de la peinture concrète, on peut voir une maison, une table et, dans les premiers tableaux, des oiseaux et des poissons, non pas comme des représentations, mais comme des rêves issus de l’histoire de la peinture et transcendés par la peinture concrète.
Les images sont des transitions qui se transforment – se métamorphosent – grâce au langage pictural sur la surface de la toile, du bois, de mes papiers faits main à partir de matériaux naturels. Ce sont des citations de l’histoire de la peinture qui, par leur symbole ou leur emblème, se transforment en une réalité de la couleur de mon tableau (exemple : Hommage à Brueghel, Matisse, Fruhtrunk, Malévitch).
« Apparition-rêve – Hommage à Matisse », vinyle, sable, pigments sur toile, 150 x 80 cm, 2018
« Quiétude et inquiétude – Hommage à Brueghel », pigments et sable sur toile, 34 x 48 cm, 2018-19
Le hasard et l’ordre sont des transitions. Le passage du semblable au dissemblable, c’est le changement et la transformation, comme un thème musical, l’impulsion d’une réflexion profonde.
Mes tableaux doivent être compris comme un passage de la sensibilité, comme un processus qui se déroule en chaque être humain. Développer l’imparfait comme un possible. Le rapport au cosmique, à la croyance en l’instance créatrice en chaque être humain, au rêve et à la création au quotidien. Il s’agit d’une introspection continue dans laquelle ont lieu la nostalgie de l’harmonie et en même temps le mystère de la compassion. La petitesse des grandes choses est exprimée dans les images sans objet, la grandeur des petites choses, par exemple les feuilles, les poissons, les oiseaux, sont reliées entre elles par la poésie.
L’indescriptible est matérialisé par l’expression de l’éphémère (pensez à Claude Monet) et se transforme dans nos rêves en quelque chose d’impérissable, l’éternité d’un instant. Le perfectionnement est un processus et non un achèvement. Il s’agit d’une intuition, d’une pensée et d’un sentiment de chaque être humain pour l’ouverture de la vision, comme dans une œuvre musicale.
Il semble y avoir un certain manque d’ordre au premier abord, mais il est issu du même courant de ma pensée et de mes sentiments. Cette simultanéité du langage de la peinture, qui a lieu dans mon art, est un retour à la nature dans l’homme. Fruhtrunk l’a appelé (1981-82), en parlant de mon travail et de mon enthousiasme de l’époque, le « rousseauisme de la conscience artistique ».
« Si je regarde attentivement, je vois la nazuna fleurir près de la haie ».
Basho
« La maison de Malévitch », technique mixte sur bois, 57 x 51 cm, 2020
Depuis quelques années déjà, le titre de mes expositions est « À l ‘image d’un temps sans peur ». Cette appropriation signifie « espoir et foi en la force intuitive de la couleur – en la force intuitive de l’homme dans le sens d’une liberté qui aide l’homme.
La présence de la matière se transforme en immatériel, en art. Le thème de mes tableaux naît d’un matériau coloré qui n’est pas encore chargé d’objectifs : La réflexion qui ramène à la nature.
L’accord sans questionnement du monde figuratif avec lui-même doit être ébranlé.
Sabine Buchmann
artiste peintre
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Biographie
2000 – 2020
Enseigne à l’École Européenne de Bruxelles
Depuis 2016
Enseigne à l’atelier Betty Scutenaire, Maison des Arts de Schaerbeek, Bruxelles
Depuis 1986
Vit à Bruxelles
2014
2014
Séjour au Brésil. Performance « Passages-Partages »
1985
Séjour au Brésil. Conférence à l’Université d’Assis (São Paulo) « Aspects de l’abstraction et du pictural »
1984 – 1986
Vit à Paris
1982 – 1984
Professeure remplaçante de la classe de Günter Fruhtrunk à l’Académie des Beaux-Arts de Munich
1980 – 1982
Assistante de Günter Fruhtrunk
1979
Certificat d’aptitude au professorat et diplôme de l’Académie des Beaux-Arts de Munich
1973 – 1979
Académie des Beaux-Arts de Munich / Maître-élève de Günter Fruhtrunk
1953
Naissance à Marburg/Lahn (Allemagne) / Baccalauréat au Lycée Philippinum de Marburg/Lahn
Sélection Expositions collectives
Sélection Expositions collectives
2024
Peinture Sabine Buchmann / Bruxelles ; Gerry Keon / Londres ; Margot Middelhauve / Darmstadt
Dans l’Atelierhaus-Vahle, Darmstadt
2022
Exposition de la collection de Valentine et Jean-Claude Marcadé au musée Villa Beatrix Enea, Anglet, France
2017
Hommage an das Oberfeld, Designerhaus, Darmstadt
2005
Aquaactuel, Maison Communale de Schaerbeek, Bruxelles
2003 – 2004
Atelierhaus Vahle, Darmstadt
2002
La Savonnerie, Bruxelles
1997
« Le grand Meaulnes ou la passion d’un regard », Mons et Epineuil Le Fleuriel (achat du tableau par la Communauté française pour le Musée Alain Fournier)
1996
Rencontre Euro-Méditerranéenne : « Image de deux rives », Corse.
Exposition pour le soutien de la construction de la Pinacothèque der Moderne Haus der Kunst, Munich
1991
« Mozart de jour, Mozart de nuit », La Rochelle
1984
« Continuité – Discontinuité. Hommage à Fruhtrunk», Goethe.
Institut, Paris (organisation de l'exposition avec Verena Kraft et
Kurt Petz).
«Bayerische Kunst unserer Tage»,Vienne
1983
«Frauen an Akademien», Hamburg
«Kontinuität – Diskontinuität. Hommage à Fruhtrunk», Munich
1982
«Medium Papier», Städtische Galerie Villa Zanders, Bergisch
Gladbach
1980
Deutscher Künstlerbund, Hannover; Kunstmesse «Art», Bâle
1975 – 1976
Haus der Kunst, Munich
Sélection Expositions individuelles
2021
Sons Couleurs Partages, Exposition à la Maison des Arts
2019
Domaine de Sengresse (France)
2014
Performance et exposition au Brésil (Brasilia- São João d’Agança)
2012
« Paradies – im Himmel und auf Erden», Exposition dans plusieurs églises de Darmstadt
2011
« Das Format » Atelierhaus Vahle, Darmstadt
Maison de l’Union Syndicale, Bruxelles
2010
«Fliessen, Strömen, Schöpfen», Atelierhaus Vahle, Darmstadt
et Schloss, Lichtenberg
2008
Künstler im Atelier, Bruxelles
2006
Atelierhaus Vahle, Darmstadt
2004
Künstler im Atelier, Bruxelles
2001
Librairie UOPC, Bruxelles.
Atelierhaus Vahle, Darmstadt
2000
«De profundis animae – Dem Bild einer Zeit ohne Angst»,
Atelierhaus Vahle, Darmstadt
1997
«Zaun am Ende der Welt», Atelierhaus Vahle, Darmstadt
«Künstlerinnen gestalten Kirchenkomplexe», Frankfurt a./Main
1996
«Variationen über ein Thema ohne Titel. Dem Bild einer Zeit ohne Angst», Galerie Radegundis Villinger-Schmeller, Würzburg et Schloss, Veitshöchheim
«Offene Flächen – Brücke», Tielt
1995
«Offene Flachen – Brücke», Atelierhaus Vaille, Darmstadt.
«De profundis animae – Dem Bild einer Zeit ohne Angst», Maison Communale de Schaerbeek, Bruxelles
1994
«Dem Bild einer Zeit ohne Angst», Kunstverein, Friedberg
1993
De Carnière Art Galerie, Bruxelles.
Salle du Musée Maison Communale, Jodoigne.
«Dem Bild einer Zeit ohne Angst », Goethe Institut, Bruxelles
1992
Galerie du Temple, La Rochelle
1991
« Variation sur un thème sans titre », Maison Communale de Schaerbeek, Bruxelles.
Chapelle des Dames Blanches, La Rochelle ARECI Réalisation d’une fresque murale à l’Institut Saint Louis, Bruxelles
1990
«Offene Flächen – Brücke», «Dem Bild einer Zeit ohne Angst», De Carnière Art Galerie, Bruxelles
1985 – 1986
«Surfaces – Traverses, Offene Flächen – Brücke», «Dem Bild einer Zeit ohne Angst», J. C. Marcadé, Paris, Catalogue, Galerie Albert Dumont, Bruxelles
1983
«Variationen über ein Thema ohne Titel», Galerie Münchener Freiheit, Hambourg
1982
«Dem Bild einer Zeit ohne Angst», Edition e. Munich
1979
Edition e. (W. Wassermann), Feldkirchen, Munich
1978
Galerie Zimmermann, Munich
Action du Transport de mon tableau « Rencontre des peintres » du 18e au 6e arrondissement, pour l’exposition chez J. C. Marcadé, Paris, France, 1985
Informations supplémentaires et projets actuels
Sélection d’œuvres dans les musées
Lenbachhaus Munich ; Collection d‘ Art Deutsche Bank, Francfort-sur-le-Main ; Collection d‘ Art BMW Munich ; Modernes Kunstmuseum Karlsruhe ; Städtisches Museum Ratisbonne, Grafische Sammlung Munich …
Projets actuels
Publication de mon livre : « Augenblick und Inbegriff – Erinnerungen an Günter Fruhtrunk ».
Réalisé en 2023-24
Création de mon catalogue d’œuvres
Préparation d’une exposition au Brésil en 2025/26 en coopération avec l’Université de Brasilia.
Informationen
„ Tête de femme “, Technique mixe sur papier de riz, 18 Variations, à voir des deux côtes, 1,30 x 0,90 m, á la Maison des Arts, Bruxelles. 2021
Installation „L’oiseau joyeux“ Technique mixte sur sable, 2,50 x 2,50m
Informations de contact
Sabine Buchmann
buchmann.sabine@gmail.com
www.sabinebuchmann.com
+32 473 733970
Anette Kirschling-Lemke
Management
Anette.Lemke@outlook.com
+32 474 526581
Alvaro Vargas Muñoz (1955-1991) – POEMAS (1985-1990) (brouillons)
By Jean-Claude on Oct 26th, 2024
A propos de l’auteur
Jean-Claude Marcadé, родился в селе Moscardès (Lanas), agrégé de l'Université, docteur ès lettres, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S). , председатель общества "Les Amis d'Antoine Pevsner", куратор выставок в музеях (Pougny, 1992-1993 в Париже и Берлинe ; Le Symbolisme russe, 1999-2000 в Мадриде, Барселоне, Бордо; Malévitch в Париже, 2003 ; Русский Париж.1910-1960, 2003-2004, в Петербурге, Вуппертале, Бордо ; La Russie à l'avant-garde- 1900-1935 в Брюсселе, 2005-2006 ; Malévitch в Барселоне, Билбао, 2006 ; Ланской в Москве, Петербурге, 2006; Родченко в Барселоне (2008).
Автор книг : Malévitch (1990); L'Avant-garde russe. 1907-1927 (1995, 2007); Calder (1996); Eisenstein, Dessins secrets (1998); Anna Staritsky (2000) ; Творчество Н.С. Лескова (2006); Nicolas de Staël. Peintures et dessins (2009)
Malévitch, Kiev, Rodovid, 2013 (en ukrainien); Malévitch, Écrits, t. I, Paris, Allia,2015; Malévitch, Paris, Hazan, 2016Rechercher un article
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