Catégorie Des arts en général
Des mœurs éditoriales d’une revue d’art (dans mes archives)
By Jean-Claude on Mar 21st, 2023
Voici des notes qu’une certaine dame Zorzi, qui m’a sollicité en mars 2017, par questions, pour un numéro d’une feuille de chou appelée Art magazine que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam, ni Zorzi ni la feuille de chou – les questions ont disparu de l’ordinateur. Je n’ai plus jamais entendu parler de cette dame et de mes notes ci-jointes.
Or j’apprends que la feuille de chou est une sorte d’annexe de Beaux-Arts Magazine pour lesquels une certaine dame Solène de Bure m’avait commandé fin 2016 deux articles pour un numéro spécial de sa revue consacré à la Collection Chchtchoukine, numéro qui, selon ses dires, était introduit par une interview d’Anne Baldassari…Le numéro fut mis en page sans que j’aie pu vérifier les épreuves et je m’aperçus que cette mise en page non seulement maltraitait mon texte de façon cavalière, mais introduisait une illustration avec un faux Natalia Gontcharova et une iconographie pleine d’erreurs grossières… Après mes protestations indignées, dame de Bure, comme la dame Zorzi, n’a plus donné de signes de vie…
Cela m’apprendra de ne pas demander des garanties quand on passe une commande…
Chère Diane Zorzi,
Voici mes propositions. Tenez-moi au courant de la suite. Je vous demande instamment de respecter ma transcription des noms russes qui correspond strictement aux règles de la phonétique française, ce qui n’est pas le cas dans le instructions données aux lecteurs (je tiens, en particulier, à Malévitch avec un accent sur le “é”).
Cordialement,
jean-claude marcadé
1) Kandinsky a évolué entre la fin du XIXe s. et 1914 dans le milieu allemand, à Munich. Le livre de l’historien de l’art allemand Wilhelm Worringer Abstraction et empathie, en 1907, qui opposait une sphère figurative à une abstraite, a joué un rôle conceptuel dans la naissance de la non-figuration puis de l’abstraction. Le livre Du Spirituel en art (1910) de Kandinsky et ses premières oeuvres non-figuratives ont été le premier déclencheur. Il y eut ensuite la pratique et les écrits de Larionov, inventant le rayonnisme en 1912-1914. Le saut dans l’abstraction radicale, le sans-objet, a été fait par Tatline et ses “reliefs picturaux” en 1914 et le peintre russo-ukrainien Malévitch en 1915 avec son “suprématisme de la peinture” (exposition “0,10” à Pétrograd). Il est certain que pour tout artiste de l’Empire Russe la peinture d’icônes, qui crée un monde au-delà du monde réel, a été un moteur essentiel dans la profusion de l’abstraction en Russie entre 1913 et 1926. Il y a eu aussi la forte imprégnation de l’ornementation très luxuriante de l’art populaire qui a permis de faire naître un puissant “décorativisme pictural”. À partir de 1907, c’est-à-dire après la révolution russe de 1906 qui a mis fin à l’autocratie séculaire, sont nés de nombreux groupes artistiques antagonistes, appelés communément par leurs détracteurs conservateurs “futuristes”, ayant à leur tête des leaders : l’Ukrainien David Bourliouk et l’introduction d’un impressionnisme primitivisme (1907-1910); Larionov et la création avec sa compagne Natalia Gontcharova du néo-primitivisme (1909-1925, exposition “La Queue d’âne” en 1912); Piotr Kontchalovski et Ilia Machkov à la tête du cézannisme fauve primitiviste du “Valet de carreau” (1910-1924) à Moscou; Matiouchine et sa femme la peintre et poète Éléna Gouro créent à Saint-Pétersbourg le mouvement “L’Union de la jeunesse” qui traduira en 1913 le livre de Gleizes et Metzinger Du”cubisme” et publiera trois almanachs sur la théorie et la pratique des arts novateurs (cubisme et futurisme); Larionov et Natalia Gontcharova sont à la tête de l’abstraction non-figurative rayonniste (1912-1914, exposition “La Cible” à Moscou); Malévitch est un des protagonistes du cubo-futurisme et de l’alogisme en 1913-1914, puis du courant suprématiste (1915-1926), avec, au début, des adeptes comme Olga Rozanova ou Ivan Klioune; Tatline crée un mouvement opposé au suprématisme, insistant sur la “culture du matériau” (1914-1920), ce qui sera revendiqué par des artistes comme Lioubov Popova et Rodtchenko et aboutira à la création du constructivisme soviétique en 1921-1922 (Le Pavillon soviétique de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels à Paris en 1925 fera connaître ce dernier mouvement de l’avant-garde historique de Russie et d’Ukraine).
2) Il n’y a rien à “comprendre”. L’art n’est pas de la littérature, c’est ce que n’ont cessé de proclamer par leurs oeuvres et leurs écrits les novateurs de l’art de gauche en Russie, en Ukraine ou en Géorgie (Le terme “avant-garde russe” a été créé très tard en Europe occidentale – dans les années 1960; les arts et les artistes novateurs de l’Empire Russe, puis de l’URSS se sont dits “de gauche”, ce qui, avant les révolutions de 1917, n’avait pas un sens strictement politique, mais s’opposait à un “art de droite”, conservateur et académique). Comprend-on quelque chose lorsqu’on regarde dans la nature ou dans l’environnement matériel des harmonies colorées qui nous émeuvent? Le mot-clef de Malévitch est la sensation (songeons qu’il est aussi un mot-clef pour Cézanne). La purification suprématiste permet de voir dans l’art de la peinture non des anecdotes à déchiffrer (cela est du domaine de la psychologie ou de la sociologie), mais le pictural, c’est-à-dire l’énergie, le mouvement, l’harmonie de la couleur. Cela permet également de voir cette trame “picturologique” dans les oeuvres figuratives du passé au-delà et en-deçà des sujets (on comprend alors pourquoi Matisse a pu dire que “tout art est abstrait”, alors qu’il n’a jamais pratiqué la forme abstraite). Donc il faut se laisser saisir par le “pouvoir de commotion” des toiles suprématistes. Les toiles suprématistes n’illustrent rien, en particulier elles n’illustrent pas une ou des “idées”. En revanche, dans la suprématie de la couleur, dans son mouvement même, il y a une action philosophique qui se fait voir, celle du “Rien libéré” qui rend compte du caractère illusoire du monde des objets. Cette “pensée picturale” est proche de la Maya de l’hindouisme et du bouddhisme. Les toiles de base que sont le Carré noir, la Croix noire, le Cercle noir de 1915 ont donné lieu à plusieurs interprétations fondées sur les déclarations du peintre. Donnons-en quelques unes qui n’épuisent pas les sens possibles de ces tableaux. Le carré est à la fois éclipse totale des objets et une nouvelle forme d’appréhension du divin, habituellement signifié dans le monde occidental par le triangle. La croix est à la fois “corps” du monde et inscription chrétienne sur l’Univers. Le cercle est à la fois éclipse totale du monde des objets (comme le carré) et planète qui traverse l’espace blanc vers l’infini. Les “Blancs sur blanc” de 1918-1919, dont le Carré blanc sur fond blanc, nous entraînent dans l’apparition et la disparition des choses; l’acte créateur n’est pas mimétique, c’est un « acte pur » qui saisit l’excitation universelle du monde, le Rythme, là où disparaissent toutes les représentations figuratives de temps, d’espace, et ne subsistent que le rythme et l’action qu’il conditionne.
3) Malévitch ne voulait pas choquer un public non préparé au minimalisme suprématiste, car lui même a été le premier “choqué” par l’apparition sur sa toile en 1915 du Quadrangle noir (ce qu’on a appelé par la suite le Carré noir sur fond blanc). La doxographie nous dit que Malévitch n’a pas pu manger ni dormir pendant une semaine après la création de son Carré noir. Cette oeuvre est un saut dans le vide, le désert, dans le sans-objet absolu.
4) Le suprématisme est la mise à zéro de l’art figuratif, pour aller au-delà de ce Zéro. C’est un acte pur qui fait apparaître l’inanité de toute représentation et crée une “géométrie imaginaire” de pure picturalité. Cet acte pur pictural est la quintessence de la sensation que l’artiste a du monde, que ce soit la sensation de la nature ou des oeuvres du passé. C’est ainsi que les blancs, les noirs et les rouges de certaines oeuvres sont la quintessence de ces couleurs dans la peinture d’icônes russe. La polychromie de plusieurs toiles vient également de l’art populaire, en particulier de son Ukraine natale.
5) L’école suprématiste comprend de nombreux artistes russes qui, a un moment ou à un autre, ont été marqués par cette radicalité (parmi les plus importants Olga Rozanova, Lioubov Popova, Alexandra Exter, Ivan Klioune, Nikolaï Souiétine, Ilia Tchachnik; dans la seconde moitié du XXe siècle – Francisco Infante, Edouard Steinberg). Grâce à l’exposition du directeur du MoMA Alfred Barr “Cubism and Abstract Art” en 1936 à New York, les artistes américains purent faire connaissance avec le suprématisme, ne serait-ce que par la présence d’une toile emblématique de la série des “Blancs sur blanc” de Malévitch, le fameux Carré blanc sur fond blanc. Il ne fait aucun doute que la pratique formelle et conceptuelle de l’oeuvre suprématiste de Malévitch a joué un grand rôle dans l’apparition du Minimal Art américain, en particulier chez Sol LeWitt ou Carl André. De même les artistes du Colorfield Painting (en particulier Barnett Newman, Ad Reinhardt ou Ellsworth Kelly) ont comme point de départ initial le suprématisme malévitchien qui s’est fait connaître, de façon encore sporadique mais suffisante, dès la publication dans les cahiers du Bauhaus du livre Le Monde sans-objet à Munich en 1927. Le suprématisme a été revendiqué par le groupe yougoslave de Zagreb “Gorgona” dans les années 1960 (un de ses meilleurs représentants est Julje Knifer). Aujourd’hui, l’art étant dominé par la physiologie, l’abstraction radicale suprématiste n’est plus présente de façon significative dans la peinture ou chez les “plasticiens”. En revanche, on retrouve un fort dialogue avec le suprématisme dans toute une partie de l’architecture actuelle, en particulier dans le minimalisme japonais.
Jubilatoire fête du 8 mars!
By Jean-Claude on Mar 8th, 2023
De la musique avant toute chose
C’est des beaux yeux derrière des voiles,
Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
Il advint qu’un beau soir l’Univers se brisa
Encore un peu de café Lenchen s’il te plaît
– Lotte es-tu trille O petit coeur – Je crois qu’elle aime
– Dieu garde – Pour ma part je n ‘aime que moi-même
– Chut A présent grand-mère dit son chapelet
– Il me faut du sucre candi Leni je tousse
– Pierre mène son furet chasser les lapins
Le vent faisait danser en rond tous les sapins
Lotte l’amour rend triste – Ilse la vie est douce
Apollinaire
Collection Valentine et Jean-Claude Marcadé à la Villa Beatrix Enea à Anglet
By Jean-Claude on Mar 5th, 2023
Les rapports de la musique et des arts de la couleur dans l’Empire Russe de 1910 à 1925
By Jean-Claude on Mar 3rd, 2023
Musique et arts de la couleur -1910-1925, Cité de la Musique, 27 mars 2014
Les rapports de la musique et des arts de la couleur dans l’Empire Russe de 1910 à 1925
Ivan Wyschnegradsky a quitté la Russie en mars 1920, il allait donc sur ses 27 ans. C’était donc un homme « fait », si l’on peut dire, profondément marqué par la culture russe, la vie intellectuelle, philosophique, artistique d’une période faste qui a vu naître, dès 1907, la notion d’art de gauche, que l’on a pris l’habitude de dénommer a posteriori « avant-garde ».
Bien que cet art de gauche se soit dressé contre le symbolisme historique, il a continué d’œuvrer, comme ce dernier, dans l’aspiration à la synthèse des arts, voire à l’oeuvre d’art totale, issue du Gesamtkunstwerk wagnérien.
Ici, je voudrais faire un excursus du côté de la spécificité de la pensée russe qui la distingue de la tradition philosophique qui remonte aux Grecs. Il y a, en effet, dans la pensée russe un invariant existentiel qui la porte toujours à ne pas séparer le questionnement philosophique de l’expérience vécue. Ainsi, la tradition philosophique, depuis le poète-philosophe et théologien du milieu du XIXème siècle, Alexeï Khomiakov, sera celle de la philosophie religieuse dans laquelle la spéculation et le vécu de l’être sont étroitement imbriqués. Le lexique philosophique ou théologique traduit bien cette dualité conciliée. Ainsi, le mot qui, en russe, désigne l’être (το είναι, das Sein) – bytiyé, désigne aussi l’existence. L’oratorio qu’Ivan Wyschnegradsky a traduit par La journée de l’existence pourrait être traduit, à partir de l’original russe, Dien’ bytiya, par La journée de l’être. D’ailleurs dans son Journal de septembre 1918, traduit dans l’ouvrage qui vient d’être publié par Pascale Criton, on peut voir la continuité de cette pensée russe dans la définition que le compositeur donne de ce qu’il considère comme le « créateur d’une philosophie absolue » : « il ne planerait pas dans les sphères de la pensée abstraite, coupée de la réalité concrète, il saurait, à la différence de ses prédécesseurs, relier cette réalité vivante aux deux profondeurs abstraites que sont le Tout et le Rien. » Comment ne pas penser ainsi, à travers la pensée orientale, à Malévitch et à sa philosophie du « Rien libéré ».
Mais il n’est pas dans mon propos d’aujourd’hui de me plonger dans les arcanes de la philosophie de l’auteur de La journée de l’existence pour montrer qu’il participe à toute une ligne, disons pour faire court, anti hégélienne, de la philosophie russe, pour laquelle la connaissance intégrale est fondée sur la plénitude de la vie, où « la saisie de ce qui est n’est donnée qu’à la vie intégrale de l’esprit, à la plénitude de la vie ».
Mon propos, aujourd’hui, est de montrer les liens étroits entre musique et peinture, tels qu’ils ont existé, non seulement dans le Symbolisme, mais également dans l’avant-garde russe. Cela se justifie d’autant plus que Wyschnegradsky, comme ses grands contemporains, vivait en lui la synthèse des arts, puisque, en même temps que la musique, l’occupaient et l’écriture philosophique et la peinture et le dessin. On sait qu’il a pris des cours de dessin à Pétrograd en 1918 auprès du célèbre peintre à la charnière du symbolisme et de l’avant-garde Kouz’ma Pétrov-Vodkine et de l’académicien réaliste, le baron Émile Wiesel.
Pétrov-Vodkine est une des éminentes personnalités des arts russes de la première moitié du XXème siècle. Il occupe dans les années 1910 une position très originale. En effet, il manifeste dans sa création des traits qui proviennent de la peinture d’icône, du Quattrocento italien, mais également du grand réaliste du XIXème siècle Alexandre Ivanov, d’un des fondateurs du Symbolisme russe Borissov-Moussatov, mais aussi de Maurice Denis ou de Matisse. Dans ces années, Pétrov-Vodkine a commencé à penser et pratiquer ce qu’il appelait « la science de voir », dont les éléments les plus spécifiques et originaux sont « la perspective sphérique » et la théorie des trois couleurs. Selon cette théorie des trois couleurs, Pétrov-Vodkine affirmait que « l’on doit construire un tableau sur la combinaison d’un petit nombre de couleurs, lesquelles remontent directement au tricolore chromatique « rouge-bleu-jaune » [Alla Roussakova in : K. Pétrov-Vodkine, Khlynovsk. Prostranstvo Evklida. Samarkandiya, Léningrad, 1970, p. 21] Mais on peut penser que ce qui a surtout marqué Wyschnegradsky, ce sont les conceptions philosophiques picturales de l’artiste russe. En effet, Pétrov-Vodkine rejette la perspective linéaire dite scientifique de la Renaissance, pour proposer, à partir de la perspective inversée léguée par l’art de l’icône, une perspective sphérique qui englobe l’objet dans l’espace du monde : « Tout objet se trouve dans la sphère de l’espace du monde », disait l’auteur du célèbre Bain du cheval rouge (1912). Pour Pétrov-Vodkine, les axes qui structurent un objet sont « soumis au centre de chute. La Terre est le centre ». D’où « l’absence de verticales et d’horizontales dans la nouvelle façon de regarder ». Cette vision planétaire, cette sortie de l’espace euclidien, cette plongée dans le cosmos, cette prise en compte des forces d’attraction terrestre, n’ont pu que trouver un écho chez le jeune Wyschnegradsky au moment de sa quête métaphysique sous le signe du Zarathoustra nietzschéen et de l’hindouisme.
Dans le dialogue des arts qui caractérise aussi bien le symbolisme que l’art de gauche russe dans le premier quart du XXème siècle, celui qui touche à la musique et aux arts de la couleur est particulièrement fécond et relativement peu étudié en Occident. Il est étonnant que Wyschnegradsky parle très peu de ce sujet, comme il ne parle pratiquement pas de peinture. Et pourtant il a été très lié au monde des arts plastiques. Peut-être que son intimité avec le cercle des Benois, puisque Wyschnegradsky a épousé la fille d’Alexandre Benois, Hélène, elle-même peintre, ne l’incitait pas à s’étendre sur « l’art de gauche » qui se manifestait depuis au moins 1907 dans les deux capitales russes Saint-Pétersbourg et Moscou et dans la capitale ukrainienne Kiev. En effet, Alexandre Benois, qui se déclarait lui-même un « passéiste invétéré », a été un contempteur permanent de tous les mouvements novateurs des années 1910. D’autre part, toute la complexion intellectuelle de Wyschnegradsky le portait à un mysticisme qui était plus proche évidemment du symbolisme russe dont Skriabine fut le seul grand représentant en musique, que du mysticisme, disons pour faire court pagano-slave du Stravinsky du « Sacre du printemps », ou du suprématisme de Malévitch visant le monde sans-objet comme repos éternel. Wyschnegradsky est clair sur ce qu’il entend par mysticisme authentique. Dès ses débuts, le créateur de La journée de l’existence aspire à la synthèse, qui hante tout le monde des arts du premier quart du XXème siècle, à la suite du Gesamtkunstwerk wagnérien. Cette aspiration à la synthèse est pour Wyschnegradsky « la réunion » dans une œuvre des « arts séparés qui sont spécialisés » [Ivan Wyschnegradsky, « La gestation d’une œuvre » [1916], in Libération du son. Écrits 1916-1979 (par les soins de Pascale Criton), Lyon, Symétrie, 2013, p. 60] et elle est une aspiration au mysticisme. Et d’ajouter :
« Ce n’est pas un hasard que le peintre lituanien Čiurlionis, génial mais peu connu, dont les tableaux exhalent un profond mysticisme universel, a été en même temps musicien et poète, et qualifiait ses œuvres de sonates et de préludes. Et ce n’est pas en vain que ce genre de tentatives ont toujours émané de musiciens, ces représentants du moins réaliste des arts. » (Ibidem)
Il est remarquable de noter que c’est le seul passage où est mentionné cette synthèse entre un musicien et un peintre dans ce qui est connu aujourd’hui des textes de Wyschnegradsky par l’impressionnant volume des écrits. Il ne fait aucun doute, cependant, qu’il était au courant de tous les bouleversements esthétiques qui agitèrent le monde des arts russes entre 1907 et son départ de Russie en 1920. Il cite à plusieurs reprises les publications futuristes où se trouvent les conceptions et des exemples de la nouvelle musique, en particulier de Koulbine, de Matiouchine et d’Arthur Lourié.
Pour en revenir au compositeur et peintre lituanien Čiurlionis, qui fut marqué par la folie dont il mourut en 1911, comme le peintre Vroubel, comme Skriabine à la même époque, Čiurlionis a été considéré par les historiens de l’art comme un précurseur dans la naissance de la non-figuration et de l’abstraction en Russie au tout début des années 1910. L’oeuvre picturale de Čiurlionis vise à rendre « sensible la musique des sphères », « le magma du globe baigné dans la lumière transparente des astres » (Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe. 1863-1914, Lausanne, 1972) et à exprimer de manière de plus en plus immatérielle des paysages au-delà du monde sensible. Le fait que le peintre ait été le premier grand compositeur classique de la Lituanie montre que le modèle musical sera la référence de la première non-figuration russe, celle de Kandinsky et de Larionov. Rappelons aussi le rôle des peintres dans la mise en valeur des interdépendances peinture et musique. Ainsi, en 1899, Gauguin avait proclamé depuis Tahiti que la couleur vibrait pareillement à la musique. Ou encore Matisse, dans ses Notes d’un peintre, parue en 1908 en russe dans la revue symboliste moscovite La Toison d’or avait déclaré que les harmonies colorées étaient semblables à celles d’une composition picturale. Dans le sillage de Čiurlionis, entre symbolisme et non-figuration, il faut citer le peintre autodidacte, théoricien et éditeur Nikolaï Koulbine, qui est cité à plusieurs reprises par Wyschnegradsky comme un des pionniers de la novation conceptuelle musicale. Koulbine était appelé « le grand-père du futurisme russe », il organisa de 1908 à 1910 des expositions dites « impressionnistes » et publia en 1910 un almanach théorique, littéraire et artistique Le Studio des Impressionnistes. C’est dans ce recueil qu’il fait paraître son article intitulé « La musique libre comme fondement de la vie » où il insiste sur la parenté des moyens musicaux et picturaux :
« Aux combinaisons étroites des sons correspondent en peinture les combinaisons étroites de couleurs, voisines dans le spectre […] Par des combinaisons étroites on peut obtenir aussi des tableaux musicaux, faits de taches de couleur séparées qui se fondent en une harmonie fugitive, semblablement à la nouvelle peinture impressionniste » (cité par Valentine Marcadé, op.cit., p. 208).
La dernière partie de son article est intitulée « La musique en couleur » [Tsvietnaya mouzyka]. Koulbine va jusqu’à établir dans la musique de Rimski-Korsakov un tableau de correspondances son-couleur : do rouge, ré orange, mi jaune, fa vert, sol bleu ciel, la bleu, si violet (Ibidem) Koulbine cite dans son article Le poème de l’extase de Skriabine pour ses « dissonances qui donnent une harmonie avec les souvenirs qui sont déjà oubliés par la majorité de l’auditoire, mais sont conservés dans l’âme des auditeurs attentifs, capable de saisir l’art ». (N. Koulbine : « Svobodnoïé iskousstvo kak osnova jizni » [1910] in: Die Manifeste und Programmschriften der russischen Futuristen (par les soins de V.F. Markov), Munich, 1967, p. 17) Il est aujourd’hui bien connu que pour Le Poème de l’extase (1908), Skriabine, dans sa quête d’un art synthétique, avait envisagé l’utilisation des effets de lumière en correspondance étroite avec la partition. En 1909-1910, Skriabine inventa un clavier réglant des jeux colorés de lumière en contrepoint de la partition. Et l’on sait aussi qu’il aspirait « à créer un mystère universel contenant la somme de tous les aspects de l’art », ce qui sera une des impulsions pour le Wyschnegradsky de La Journée de l’être-existence.
Pour revenir à Koulbine, on retrouve ses aphorismes sur l’association peinture-musique dans le catalogue du Second Salon d’Izdebski à Odessa en 1910, là où le coéditeur du catalogue Vassili Kandinsky a traduit et commenté en russe l’article de Schönberg, « Les parallèles dans les octaves et les quintes ». Dans ce catalogue, on trouve également la traduction d’un article d’Henri Rovel, dont je ne suis pas arrivé à savoir qui il était (il y a bien un peintre lorrain de ce nom, mort en 1926), intitulé « L’harmonie en peinture et en musique » :
« Pour percevoir les couleurs et les sons nous possédons deux organes : l’œil et l’oreille. Le premier est excité par des ondes courtes, le second par des ondes longues. Il conviendrait donc d’éviter toute action simultanée sur eux. Mais étant donné la capacité autonome qu’a notre organisme de vibrer constamment, le système nerveux qu’il commande développe parfois une énergie sensitive si intense que, dans ces moments, les actions de seules oscillations sonores, par exemple, suffisent à donner une sensation unie des sons et des couleur. J’ajouterai que sous l’influence d’une excitation particulièrement forte, certains sujets sont même capables de ressentir des couleurs là où elles sont totalement absentes – ils distinguent ‘clairement’ des rayons rouges alors que rien d’autre qu’une lumière diffuse incolore, ne se trouve devant leur rétine. Cette aberration se produit, bien entendu, parce que l’être tout entier de ces sujets s’embrase d’excitation, les oscillations de leurs organes perceptifs atteignent leur tension maximale et, enfin, leur œil commence à percevoir la première couleur spectrale, le rouge, c’est-à-dire celle qui est constituée par les ondes les plus longues.
Les phénomènes de la vue et de l’ouïe ont comme point de départ les oscillations de l’air. La parenté des accords parfaits en musique et en peinture est la preuve que l’une et l’autre sont soumises aux lois identiques et uniques de l’harmonie. »
Ce texte, qui fut lu sans aucun doute par les artistes russes de l’avant-garde est une des sources qui permettent de mieux comprendre les orientations prises par la peinture russe à partir de 1910. Non seulement on y trouve les germes de la pratique et de la théorie du rayonnisme de Larionov, de « la vision élargie » de Matiouchine, mais aussi la place donnée à l’excitation ne sera pas oubliée par Malévitch qui érigera dans Dieu n’est pas détrôné (1922) en principe ontologique.
Si la révolution picturale a bien été à l’origine de la révolution littéraire du XXème siècle, il ne faut jamais perdre de vue que les spécificités de l’art musical sont un des moteurs de la prise de conscience par les artistes de l’autonomie des éléments picturaux ou verbaux. On ne saurait oublier que Boris Pasternak, fils du célèbre peintre réaliste Léonide Pasternak, a commencé par être un musicien avant d’être un poète : sous l’influence de Skriabine, il s’est essayé à la composition entre 13 et 19 ans.[1]
Kandinsky a particulièrement insisté sur l’idée que « la peinture est capable de manifester les mêmes forces que la musique ». Dans Du Spirituel dans l’art, la musique tient une grande place. Kandinsky souligne les correspondance qui existent entre les vibrations physiques des ondes sonores et celles des ondes lumineuses en se référant aux expériences fructueuses de la violoniste Alexandra Zakharina-Ounkovskaya au Conservatoire de Saint-Pétersbourg où elle a élaboré une méthode pour « voir les sons en couleurs et entendre les couleurs en sons ». (édition française,1969, p. 87-88)[2] La tâche de la peinture est « de mettre à l’épreuve, de peser ses forces et ses moyens d’en avoir connaissance comme la musique l’a fait depuis des temps immémoriaux […] et d’essayer d’employer d’une façon enfin picturale ses moyens et se forces pour atteindre les buts de la création. » (V. Kandinsky, « O doukhovnom v iskousstvié », Saint-Pétersbourg », 1914, p. 55)
On le sait, Kandinsky, comme Larionov, n’est pas passé par la discipline cubiste, il utilise constamment des termes musicaux, car sa non-figuration des années 1910 est analogue à l’abstraction musicale, alors que les cubistes parisiens et les cubofuturistes russe, dans leur interprétation de Cézanne, se livrent à la géométrisation du monde des objets.
Larionov apportera avec son rayonnisme en 1912-1913 une nouvelle appréhension picturale du monde visible, se référant, comme Kandinsky, à la musique. Évidemment, il ne s’agit pas chez Larionov, comme chez Kandinsky, de faire une peinture « musicaliste », la musique est pour ces deux pionniers de l’Abstraction, un analogon du processus pictural, chaque art restant dans son autonomie. Larionov déclare dans ses textes sur le rayonnisme de 1913 :
« La peinture devient l’égale de la musique, tout en gardant ses caractérisations spécifiques »
Le nom de Mikhaïl Matiouchine, violoniste, peintre, compositeur et théoricien de la musique et de la peinture, est cité à plusieurs reprises par Ivan Wyschnegradsky comme un pionnier des recherches ultrachromatistes. Dans son article de 1922 intitulé « Révolution dans la musique, Wyschnegradsky déclare :
« Le problème de la musique en quarts de ton, c’est-à-dire de l’introduction dans la musique d’intervalles plus fins que le demi-ton, est loin d’être nouveau pour notre culture européenne. En Russie, Arthur Lourié et le futuriste Matiouchine l’ont abordé naguère dans un recueil littéraire d’avant-garde. » ( Libération du son. Écrits 1916-1979, op.cit., p. 195).
En 1924, dans son article « La musique à quarts de ton », il réitère :
« À vrai dire, le problème des quarts de ton n’est pas nouveau dans l’histoire de notre culture européenne. En Russie, on en a parlé bien avant la guerre – notamment chez les futuristes : Koulbine et Matiouchine. Arthur Lourié fut le pionnier de l’idée. Il écrivit beaucoup de pièces en quarts de ton ; mais elles demeurèrent inédites, à l’exception d’un prélude, qu’il donna comme exemple musical dans son article ‘La musique du chromatisme suprême » qui parut en 1913 dans une revue moderne, Stréliets, à Pétrograd. Il tenta même de faire construire un piano à quarts de ton par la maison Diederichs frères, mais la guerre et la révolution l’empêchèrent de réaliser ce projet. Finalement, Lourié abandonna l’idée.” (Idem, p. 215)
En réalité, l’almanach dont parle Wyschnegradsky, Stréliets(Le Sagittaire), a paru en 1915 comme premier numéro d’une série de trois recueils, le dernier ayant paru en 1922 avec un article de Lourié intitulé « La musique à un carrefour » où il proclamait la synthèse des arts « non pas comme leur union mécanique », mais il considérait que la tâche du XXème siècle consistait en « l’union naturelle, le passage sans contrainte du pur langage d’un art au langage d’un autre ».
Wyschnegradsky revient dans son article de 1956, « Problèmes d’ultrachromatisme » sur les tentatives ultrachromatistes de Matiouchine et de Lourié, lequel «d’une façon plus sérieuse que Matiouchine, conçoit le projet d’un piano à quarts de ton et écrit quelques pièces pour cet instrument » (Idem, p. 392). Il affirme qu’avant 1918, date de ses premières œuvres en quarts de ton, il ne connaissait que l’exemple musical de Matiouchine, « publié dans une revue futuriste : « À l’époque, il ne m’impressionna pas » (Idem, p. 393) Les extraits musicaux dont parle Wyschnegradsky ont été publiés en réalité en 1913, non pas dans une revue, mais dans l’édition du livret de l’opéra cubofuturiste du poète et théoricien transmental Kroutchonykh La Victoire sur le Soleil à l’occasion de sa première à Saint-Pétersbourg.
Avant d’en venir à ces quelques morceaux musicaux de Matiouchine dont parle Wyschnegradsky, j’aimerais dire quelques mots très brefs sur Mikhaïl Matiouchine. Il fit ses études musicales au Conservatoire de Moscou en 1876-1881. De 1882 à 1913, il est violoniste de l’Orchestre Impérial de Saint-Pétersbourg. Entre 1904 et 1906, il fréquente l’atelier du peintre académique Tsionglinski dans la capitale septentrionale. C’est là qu’il fit connaissance de sa femme, la poétesse Éléna Gouro qui fut aussi un peintre de grand talent. Il rencontre également dans l’atelier de Tsionglinski le peintre et théoricien de l’art de gauche russe, le Letton Vladimir Markov (Valdemars Matveïs). En 1906-1908, Matiouchine fréquente l’École de Mme Zvantséva où professaient Bakst et Doboujinski. C’est en 1909 qu’il entre en contact avec les membres de l’avant-garde, Koulbine, les frères Bourliouk… Il sera en 1910 un des fondateurs du groupement avant-gardiste « L’Union de la jeunesse ».
À partir de ce moment-là, il sera l’un des novateurs principaux de l’avant-garde russe, créant même après les révolutions de 1917 une école organiciste qui mena des expériences sur « la nouvelle perception de l’espace ». Cela aboutira à la théorie de « la vision élargie, celle de l’acte conscient d’unir simultanément non seulement la vision centrale de ‘œil, mais la vision des zones périphériques ». Matiouchine était persuadé que l’artiste pouvait « activer » sa vision, l’entraîner à développer les capacités existantes d’accommodation de la vision. Dans son « Centre de Visiologie », Zor-Ved, Voir-Savoir, il multiplie les expériences pour prouver que l’élargissement de la sensibilité visuelle des centres optiques rétiniens permet de trouver une nouvelle substance et un nouveau rythme organiques dans l’appréhension des l’espace. Selon Matiouchine, la nouvelle perception et la nouvelle mesure de l’espace et du temps ont été données aux artistes par les théories non-euclidiennes de Lobatchevski, Riemann, Poincaré, Hinton et Minkowski. À ce propos, on doit noter que l’idée de la « quatrième dimension », qui domine les débats des novateurs dans la première moitié des années 1910, fut popularisées par le théosophe Piotr Ouspienski, dont le Tertium Organum de 1911 fut très lu dans les milieux artistiques russes de l’époque. Notons que dans ce livre, qui est une anthologie des textes de la pensée universelle aussi bien judéo-chrétiens que grecs, donne une grande place à la pensée hindouiste. Je ne citerai que ce passage qui définit ainsi la formule védique Tam tvam asi dans les Upanishad:
« [Tam tvam asi ] signifie : Tu es Cela. Le mot Cela dans cette phrase désigne quelque chose qui nous est connu sous différents noms, dans les différents systèmes de la philosophie antique et moderne. – C’est Zeus ou Dieu ou, en Grèce, Τὸ ὂν , c’est ce que Platon appelait l’ Idée éternelle, que les agnostiques appellent L’Inconnaissable […] C’est ce qui en Inde s’appelle Brahma (Brahman), un être [Wesen] qui se tient derrière tous les êtres, une force qui émet de soi l’Univers, le soutient et l’attire à nouveau en soi. Le Tu dans cette phrase désigne l’infini dans l’homme, l’âme, un être qui se tient derrière le Moi humain, libre de toutes les entraves, libre des passions, libre de tous les attachements (Atman). L’expression Tu es Cela veut dire : ton âme est Brahma ; ou, autrement dit : le sujet et l’objet de tout être [Sein] et de toute connaissance est une seule et même chose. »[3]
Revenons aux extraits musicaux de Matiouchine pour La Victoire sur le Soleil. Matiouchine a dit qu’il recherchait « de nouvelles harmonies, de nouvelles harmonisations, une nouvelle structure (le quart de ton), le mouvement simultané de quatre voix totalement indépendantes » et il se réfère à Max Reger et à Schönberg, en déclarant que la tâche de la musique est de briser « le diatonisme dont on a assez ». Rappelons que Wyschnegradsky a noté que les exemples publiés ne l’ont pas impressionné. Le compositeur allemand d’origine chilienne Juan Allende-Blin a été le premier à faire une analyse détaillée des fragments de la musique de Matiouchine pour La Victoire sur le Soleil dans son article « Sieg über die Sonne. Kritische Anmerkungen zur Musik Matjušins » dans le numéro de la revue munichoise Muzik-Konzepte consacré à « Alexandre Skriabine et les Skriabinistes » en juillet 1984. Juan Allende-Blin conclut son analyse détaillée par ce verdict :
« Matiouchine entremêle dans la musique qui nous a été transmise de La Victoire sur le Soleil les fioritures tonales les plus banales et des dissonances vraiment vides de sens. Ainsi, apparaît une musique pseudo-futuriste ou pseudo-moderne, de la façon dont un petit-bourgeois [Spiessbürger] se représente un art musical révolutionnaire – fort éloigné de l’évolution conséquente de manière immanente, d’un nouveau langage musical chez un Schönberg, un Varèse, un Webern ou d’un Skriabine que Matiouchine avait à portée de main. »
Ce jugement sévère sur la musique de Matiouchine, je l’ai entendu aussi dans la bouche d’Igor Markevitch à qui j’avais montré les extraits pour La Victoire sur le Soleil et offert les partitions de deux pièces pour piano, violon et voix inspirés par des texte d’Éléna Gouro.
Juan Allende-Blin, en revanche fait l’éloge de la peinture de Matiouchine et aussi du théoricien de la musique, soulignant que son Manuel pour l’étude des quarts de ton pour violon [Roukovodstvo k izoutchéniyou tchetvertieï tona dlia skripki] de 1915 a été « d’une importance extraordinaire » en tant que « signal pour la découverte d’un nouveau matériau sonore » :
« Avec son plaidoyer pour la recherche des micro-intervalles ainsi qu’avec des exercices pratiques, Matiouchine a montré le chemin à de plus jeunes compositeurs, comme Ivan Wyschnegradsky, Arthur Lourié, Nikolaï Roslavets. » (Juan-Allende-Blin, « Sieg über die Sonne. Kritische Anmerkungen zur Musik Matjušins , op.cit., p. 172)
Nous avons noté que Wyschnegradsky mettait en valeur l’article d’Arthur Lourié « À propos de la musique du chromatisme suprême ».
Avant d’en venir à ce texte, disons quelques mots d’Arthur Lourié. Bénédikt Livchits, le poète et théoricien (entre parenthèses auteur d’un célèbre textes sur « La libération du mot » en 1913) en a fait, dans ses mémoires de 1933 L’archer à un œil et demi, un portrait quelque peu caricatural. Il souligne le dandysme du personnage, comme cela apparaît dans les photographies de l’époque ou dans le portrait que fit de lui Piotr Mitouritch, très proche en particulier de Vélimir Khlebnikov. Bénédikt Livchits appelle Lourié « le dandy de Birzoula » pour souligner l’origine provinciale juive de l’élégant Pétersbourgeois.
Lourié n’était pas né dans la bourgade ukrainienne de Birzoula mais dans une autre bourgade de Biélorussie en 1892. Il s’appelait Naoum Izraélévitch Louria et prit, lors de sa conversion au catholicisme les prénoms d’Arthur-Vincent à cause de son admiration pour Arthur Schopenhauer et Vincent Van Gogh. Il fit ses études musicales au Conservatoire de Saint-Pétersbourg-Pétrograd de 1909 à 1916.
Lourié entretint avec Anna Akhmatova une liaison tumultueuse en 1913-1914 qui se renouvela après 1917 avec la présence supplémentaire de l’actrice et fabricatrice de peintures à l’aiguille et de poupées en chiffons variés, Olga Glébova-Soudieïkina.[4]
De 1918 à 1921, Arthur Lourié fut commissaire du peuple à la Section musicale du Narkompros. Il partit pour Paris en 1922, se lia avec le penseur catholique Jacques Maritain et sa femme Raïssa, d’origine judéo-slave comme lui. Il dut quitter la France pour New York en 1941 et mourut à Princeton en 1966.
En 1914, Apollinaire publia dans La Revue des Deux-Mondes le manifeste « Nous et l’Occident », écrit signé par le peintre, constructeur et théoricien d’origine arménienne Georges Yakoulov, le poète Bénédikt Livchits et le compositeur Arthur Lourié. Ce texte oppose les recherches de l’Occident et celles de l’Orient, auquel appartient la Russie. L’art d’Occident est territorial alors que l’art de l’Orient est cosmique. Sont proclamés les principes communs à la peinture, à la poésie et à la musique : « un spectre spontané, une profondeur spontanée, l’autonomie des tempos comme méthodes d’incarnation, et des rythmes en tant qu’immuables ». Et, comme principes particuliers pour la musique, Lourié affirme : 1) vaincre la linéarité (de l’architectonique) par la perspective intérieure (synthèse primitiviste) ; 2) substantialité des éléments.
Plus que dans ces déclaration quelque peu rhétoriques, Lourié s’est montré novateur dans le bref article sur « La musique du chromatisme suprême », article accompagné d’extraits musicaux. C’est cet article qui a frappé Wyschnegradsky, car Lourié y prône « l’introduction des quatre tons comme principe, au sens plein du terme, d’une nouvelle époque organique, sortant des limites d’incarnation des formes musicales existantes. » De même il y annonce la réalisation prochaine (qui n’aura pas lieu !) de « la reproduction du chromatisme suprême dans l’orchestre, de la reconstruction du piano en introduisant les quarts de ton. ». Comme le résume Bénédikt Livchits :
« Cette musique nouvelle exigeait aussi bien des modifications dans le système de notation (les signes des quarts, des huitièmes de ton etc.) que la fabrication d’un nouveau type de piano avec deux étages et un double clavier (qui avait, si je ne m’abuse, trois couleurs ».
L’article de Lourié est précédé du portrait de Marinetti par Koulbine et d’une abstraction du même Koulbine, sans doute un équivalent pictural des « formes en l’air » de Lourié, créées en 1915 et dédiées à Picasso. Quant au peintre Yakoulov, il fit la couverture imaginiste de la partition de l’Arabesque diurne en 1918.
On ne saurait ne pas mentionner dans l’osmose qui s’est produite entre musique et peinture de façon particulièrement insistante dans les années 1910, l’apport du peintre Léopold Survage qui vient s’installer très tôt à Paris, en 1909, et fit partie du cercle cubiste de la baronne d’Oettingen et de son cousin Serge Férat. Survage peint en 1913 pour un film abstrait, jamais réalisé, près de deux-cents Rythmes colorés sur lesquels il s’est expliqué :
« La peinture s’étant libérée du langage conventionnel des objets du monde extérieur a conquis le terrain des formes abstraites. Elle doit se débarrasser de sa dernière et principale entrave – de l’immobilité, pour devenir un moyen, aussi souple et riche pour exprimer nos émotions, comme il en est pour la musique. » (1914)
Un autre peintre, l’Ukrainien Vladimir Baranoff-Rossiné, qui après un passage en Europe entre 1910 et 1916, où il côtoie les Delaunay et Kandinsky, revient, à la faveur des révolutions de 1917 à Moscou. Outre son enseignement sur «les rapports formes et couleurs », il concrétise le résultat de ses recherches simultanistes-synesthésistes en créant son fameux Piano optophonique dont il fait une démonstration en 1924 au Théâtre de Meyerhold, puis au Bolchoï. Les affiches annoncent :
« Pour la première fois au monda ! Un concert coloro-visuel (optophonique). La réincarnation de la musique en images visuelles avec le piano visuel inventé par les peintre V.D. Baranov-Rossiné ; ou bien : « Concert optophonique, coloro-visuel (reproduction de la musique en couleurs) à l’aide dune nouvelle invention du peintre V.D. Baranov-Rossiné ».
Au Bolchoï, la représentation fut précédée d’un exposé d’introduction d’un des théoricien en vue de la littérature, l’écrivain Viktor Chklovski. Un orchestre, des danseurs et des chanteurs d’opéra participèrent au spectacle.
Le Piano optophonique s’inscrit dans la série des essais pour « associer les perceptions simultanées, modifiées dans le temps suivant un rythme concerté, une impression artistique particulière », comme l’écrit le peintre dans des notes manuscrites où il rappelle que le philosophe Eckarthausen avait transcrit au XVIIème siècle des chansons populaires en composition colorée. Il mentionne aussi le songe apocryphe qu’aurait fait Jean-Sébastien Bach, alors qu’il était enfant, d’une construction où les rythmes architecturaux s’unissaient en rythmes sonores, où les arcs-en-ciel se transformaient en parfums, où la gamme chromatique tombait en bas-reliefs sur les colonnes. De même, un mathématicien français du XVIIIème siècle, le Jésuite Castel, avait tiré des théories optiques de Newton l’idée de gammes de couleurs ; l’abbé Castel avait publié son livre La musique en couleurs et inventé un « Clavecin oculaire ».[5] Baranoff-Rossiné voulait « extraire les éléments de la musique (intensité sonore, hauteur de son, rythme et mouvement) pour les rapprocher d’éléments semblables existant ou pouvant exister dans la lumière ». Au Deuxième Congrès d’Esthétique de Berlin en 1925, le Piano optophonique est remarqué. Ses peinture dynamiques abstraites (les disques colorés dont le mouvement dépend des touches d’un clavier) créent des images mouvantes qui sont projetées au rythme de la musique.
Je ne saurais terminer ce rapide panorama des rapports musique et arts de la couleur dans la Russie du premier quart du XXème siècle sans m’arrêter quelques instants sur la réflexion de Malévitch sur la musique. On sait les liens très forts qui unissaient Malévitch à Matiouchine dès le début des années 1910. Bien que n’étant pas musicien, Malévitch a fait porter sa réflexion suprématiste autant sur le pictural, que sur la poésie, que sur l’architecture et que sur la musique.
Les premiers contacts de Malévitch avec la musique eurent lieu très tôt, au début des années 1890, dans la ville ukrainienne de Konotop où, adolescent, il se lia d’amitié avec un Ukrainien d’à peu près le même âge que lui, Nikolaï Roslavets (1881-1944) qui étudiait le violon. Les deux jeunes gens firent même une revue artisanale sur la littérature, la musique et la peinture. Roslavets avait organisé un chœur auquel participa Malévitch et ce chœur chanta par la suite dans une église de Konotop. Les parents de Malévitch et de Roslavets, qui travaillaient dans une compagnie de chemins de fers, furent mutés vers 1896 à Koursk. C’est à Koursk que Roslavets organisa un grand chœur ukrainien et même un orchestre. Roslavets et Malévitch se retrouvèrent à Moscou au début des années 1905. Malévitch a peint un portrait de son ami qui a disparu. Seul existe un dessin intitulé Esquisse pour le portrait de Roslavets. Chant aux nuages bleu clair.
Cette œuvre est typique de la période symboliste de Malévitch. Elle représente un adolescent nu jouant du violon, rappelant la première vocation musicale de Roslavets qui plus tard s’était fabriqué lui-même un violon dont il jouait en autodidacte. Roslavets fit ses études au Conservatoire de Moscou, études qu’il termina en mai 1912. Sa cantate-mystère Ciel et Terre sur des textes de Byron obtint une grande médaille d’argent.[6] Les musicologues s’accordent pour dire que c’est à partir de 1913 que sa création picturale fait partie du mouvement novateur de la musique russe dans le sillage de Skriabine, mais sans le mysticisme exacerbé de ce dernier. Roslavets a créé une nouvelle tonalité proche de Schönberg, mais combinant la série avec des associations tonales, se faisant ainsi le créateur d’une sérialité non dodécaphonique. Pour lui, il s’agissait de construire pour telle œuvre précise une série spéciale qu’il appelle synthétaccord, c’est-à-dire accord synthétique. Dans l’article de Éléna Pol’diaïeva et Tatiana Starostina dans l’ouvrage fondamental paru en 1997 à Moscou, La musique russe et le XXème siècle, est résumé l’apport du compositeur de la façon suivante :
« le synthétaccord de Roslavets – c’est un phénomène modal exprimé avec éclat; il constitue un seul complexe intonationnel sonore pour tous les paramètres de hauteur des sons : de la verticale, de l’horizontale et de la ‘diagonale’ » (p. 618).
Les rapports entre les deux amis d’enfance Roslavets et Malévitch se refroidirent autour de 1913, car Malévitch reprochait à Roslavets de s’acoquiner avec des poètes et des peintres peu radicaux, comme Igor Sévérianine, comme David Bourliouk ou Lentoulov, de ne pas être disons « cubofuturiste ». C’est Matiouchine qui pendant toutes les années 1910 lui en impose. Au moment de la création du suprématisme, en 1915, il lui dit être obsédé par « la libération de l’instrument et l’élévation de la vague musicale au-dessus de son Moi » et se déclare partisan « du passage au statisme du son musical et à la dynamique des masses musicales » (12 octobre). Dans une autre lettre de l’automne, il dit être hanté de plus en plus par « les masses musicales, les mottes, les strates de quelques 20 accords, jetés dans l’espace et la masse figée d’un cube musical. C’est ainsi que j’entends voler ces strates, des sons de 20 pouds [320 kilos], et encore l’alogisme des instruments dans la musique [Malévitch o sébié, Moscou (par les soins de MMes Vakar et Mikhiyenko, 2004, t. I, p. 73]
Un tournant dans les relations Malévitch-Roslavets, se fera à l’occasion de la célèbre « Dernière exposition des tableaux futuristes, 0, 10 » à Pétrograd où apparut le « suprématisme de la peinture » à la toute fin de 1915. Il semble que Malévitch ait eu connaissance alors de la musique d’Arthur Lourié, en particulier de ses synthèses musicales opus 31 (Cf. Alexandra Chatskikh, Kazimir Malévitch i obchtchestvo Souprémous , Moscou, 2009, p. 215]. En tout cas on constate que, de retour à Moscou, Malévitch fréquente régulièrement la maison de Roslavets, assiste aux concerts où se jouait la nouvelle musique, et il écrit le 12 avril 1916 à Matiouchine que Roslavets est « sans aucun doute un énorme compositeur russe » [Malévitch o sébié, op.cit., p. 73]. Et plus loin, il s’écrie :
« Comme un fanatique qui avale le désert, j’exige de la musique le désert. Le désert des couleurs. Le désert du Verbe. » (Idem, p. 81)
Cela sera à nouveau développe dans un des textes les plus profonds de Malévitch « Sur la poésie », où il écrit :
« C’est au rythme et au tempo que s’ajustent les choses, les objets, leurs particularités, leur caractère, leur qualité etc./C’est la même chose en peinture et en musique. » (Idem, p. 74)
Notons que pour le premier numéro d’un almanach intitulé Supremus, préparé en 1916 à la suite de l’exposition « 0, 10 » et non publié à cause des événements révolutionnaires de 1917, Roslavets a été appelé à écrire un article non sur la musique mais sur « l’art sans-objet ». C’est Matiouchine qui écrit l’article sur « L’Ancien et le Moderne en musique » et l’on peut dire qu’il n’apporte rien de bien positif, si ce ne sont des attaques peu argumentées contre Skriabine, traité de « sentimentaliste- sensuel » [sentimentalist-tchouvstviennik] et contre Stravinsky, dont il ne cite que Pétrouchka, qui, disciple de Rimski-Korsakov, ne fait entendre que « des cris de toutes sortes d’agitations vaines ».
En revanche Roslavets, parlant de peinture, montre une grande profondeur de vue. Il souligne l’aspiration du peintre novateur à « la libération du pouvoir de l’ ‘objet’ ». Et de s’appuyer sur Schopenhauer qui, selon Roslavets, « enseigne que seul l’intellect, libéré de la volonté, le pur intellect, est capable de s’élever jusqu’aux hauteurs d’une vision claire intuitive » (intouïtivnoïé prozréniyé). Il ajoute : quelque chose qui est valable autant pour la peinture nouvelle que pour la musique nouvelle :
« Le pouvoir séculaire des dogmes, sacralisant de son autorité la soumission de la liberté créatrice à ce que l’on appelle ‘le bon sens’ – voilà le symbole de l’asservissement suprême de l’intellect à la volonté – ce pouvoir séculaire tombe alors, cédant la route à l’édification nouvelle de l’art. »
Pour terminer sur un sujet dont je n’ai pu donner que quelques éléments saillants, je citerai le long article, non publié, que Malévitch a envoyé en 1924 à la revue dont Roslavets était le rédacteur en chef, La culture musicale , article dédié à son ami Roslavets. Il y commentait un article de l’éminent propagandiste de la musique contemporaine, le musicologue et compositeur Léonide Sabaniéïev. Malévitch, une nouvelle fois souligne dans son style haut en couleurs et polémique que le combat pour débarrasser l’art de tous les contenues figuratifs et idéologiques est le même pour la musique et pour la peinture :
« Le nouvel art en est arrivé à une nouvelle compréhension de ce que la peinture , et nécessairement la musique et la poésie, ne voit dans tous les phénomènes que tel ou tel matériau, à partir duquel on doit bâtir telle ou telle forme d’un édifice ; et, bien entendu, ce matériau est retravaillé grâce à la chimie musicale, à ses conditions, pareillement au kaolin (l’argile) retravaillé en tasse de porcelaine. » (t. 5, p. 298)
La spécialiste russe de Malévitch, Mme Chatskikh, qui a été la première à étudier les rapports entre Roslavets et Malévitch (cf. Kazimir Malévitch i obchtchestvo Souprémous , op.cit.), affirme que les projets musicaux, tels que Malévitch les a exprimés avec « sa grandiose gaucherie », annoncent ce que, quelques décennies plus tard, se réalisera chez certains compositeurs. Ainsi de « la statique sonore combinée avec les ‘explosions » dynamiques chez György Ligeti. Ainsi du : « le but de la musique est le silence» chez John Cage. N’étant pas musicologue, je ne peux que m’adresser aux spécialistes russes de la musique, qui n’ont pas, à ma connaissance, prêté attention aux réflexions du fondateur du Suprématisme, pour qu’ils nous disent leurs conclusions à ce sujet.
J’ai essayé de retracer quelques étapes des rapports musique-peinture, telles qu’ils se présentaient à l’époque russe d’Ivan Wyschnegradsky. Il était parfaitement au courant du bouillonnement de la vie artistique russe, même s’il ne s’est pas étendu là-dessus, son propos n’étant pas celui d’un historien, mais d’un créateur de nouvelles idées et formes musicales-philosophiques. Je ne puis m’empêcher de voir une convergence entre l’affirmation incessante de la quadrangularité chez Malévitch et la prospection de « la quadrangularité divine » de l’auteur de La Journée de Brahma. Nous sommes là encore dans l’identique dissemblable. Le contexte où se sont développées les recherches de Wyschnegradsky et ses créations des années 1910-1920 permet, me semble-t-il de mieux cerner la spécificité et l’originalité de son œuvre dans la musique du XXème siècle.
Jean-Claude Marcadé, mars 2014
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Quand j’ai écrit cet article je ne connaissais pas l’article sur les rapports du peintre « cézanniste fauve » Robert Falk avec la musique, article que je recommande de lire : Il’dar Galéyev, « Fal’k i mouzyka » [Falk et la musique], in : « Robert Rafaïlovitch Fal’k (1886-1958) Raboty na boumaghié » [Oeuvres sur papier], Moscou, GaléyevGaléréya, 2012, p. 81-89
[1] L’influence de la musique sur la naissance de la poésie abstraite de Khlebnikov et de Kroutchonykh, la zaoum, la poésie transmentale, outre-entendement ne fait pas de doute.
[2] Alexandra Zakharina-Ounkovskaya est absente du remarquable volume consacré en 1997 à La musique russe et le XXème siècle.
[3] P.D. Ouspienski, Tertium Organum. Klioutch k zagadkam mira [ Tertium Organum. Clef des énigmes du monde] [1911], seconde édition, Pétrograd, N.P. Tabériou, 1916, p. 256-257
[4][4] Dans la poésie d’Akhmatova de cette époque, dont plusieurs pièces furent mises en musique par Lourié en 1914, le compositeur est présent en filigrane de façon passionnée, en particulier sous la forme du Roi David.
[5] Que l’on songe seulement au « Rimington Colour Organ » (Londres, 1911), au clavier de lumière de Skriabine (1911), au jeu de couleurs prévu par Schönberg pour son oeuvre chorale Die glückliche Hand (1913), au « Clavilux » du chanteur danois Thomas Wilfrid (New York, 1922) ou encore à l’instrument « chromophonique » du compositeur français Carol-Bernard qui exposa ses idées des la Revue musicale en 1922.
[6] Ses œuvres précédentes sont marquées par le symbolisme ambiant, si l’on en juge par les titres Rêverie pour piano et orchestre et piano (1912), Aux heures de la plénitude , poème symphonique de la même époque..)
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De la lumière
By Jean-Claude on Fév 28th, 2023
De la lumière
Le problème de la lumière en tant qu’élément matériel, rétinien, de la vision qui, selon Robert Delaunay en 1912-1914, “dans la Nature crée le mouvement des couleurs”, qui “joue le rôle d’ordonnance de la représentation”[1], fait l’objet d’une réflexion approfondie dans le milieu artistique parisien. Le grand sociologue et philosophe de l’art français Pierre Francastel a été le premier à dire que “le fondement de l’art de Delaunay est dans la vision […] C’est seulement dans l’acte de la vision, qui établit nécessairement un rapport physique entre l’Univers et l’artiste, que se situe pour lui la possibilité de connaître et d’exprimer.”[2] Dans sa volonté de dépasser l’impressionnisme et le néo-impressionnisme, qui s’en tenait aux effets de la lumière, Robert Delaunay s’est tourné vers les sources de la lumière, telles que la science permettait d’en faire apparaître les rythmes-ondes colorées ou, comme on disait avant 1914, “les vibrations dans l’éther”[3]. On connaît l’importance des travaux du chimiste français du XIXe siècle Michel-Eugène Chevreul sur les expérimentations de la lumière-couleur chez Delaunay. Les titres seuls du savant, qui fut directeur de la Manufacture Royale des Gobelins, nous montrent quel écho ces recherches trouvèrent chez le peintre des Fenêtres, des Formes circulaires ou des Disques (1912-1913) : De la loi du contraste simultané des couleurs (1829), Mémoire sur la vision des couleurs matérielles en mouvement de rotation et des vitesses numériques de cercles (1883). L’historien de l’art français Georges Roque, qui a publié d’importants travaux sur les rapports de la science et de l’art au XIXe et au début du XXe siècles, a attiré l’attention sur l’ouvrage de Michel-Eugène Chevreul au titre suggestif : De l’abstraction considérée dans les rapports des Beaux-Arts avec l’homme (1864) où l’on trouve ce passage permettant de comprendre le complexe des idées qui préside à la naissance de nouvelles interprétations picturales à partir de Turner et de l’Impressionnisme :
“Si l’abstraction est à la base de toutes les connaissances positives qui constituent les sciences, et si, comme j’ai cherché à le prouver, ce qu’elle nomme des faits ne sont que des abstractions précises, bien définies, il n’en est pas moins important pour la connaissance de l’homme de démontrer que les Beaux-Artss n’offrent au sens auquel chacun d’eux s’adresse que des abstractions, quand bien même ils nous présentent un objet, un portrait, par exemple, qui semblent réunir toutes les propriétés, toutes les qualités, tous les attributs visibles d’un modèle concret.”[4]
Ce texte donne un éclairage particulièrement vif à la célèbre formule d’Henri Matisse :
“Tout art est abstrait”[5].
Mais ce qui nous intéresse ici concernant la lumière, c’est la mise en avant, dans ce jeu entre abstraction et concret chez Chevreul, d’une expérimentation positiviste, purement matérielle, de la lumière naturelle[6]. Cela culmine dans la peinture de Robert Delaunay en 1912-1914 et son article “De la lumière”, traduit en allemand par Paul Klee dans Der Sturm de janvier 1913[7].
On trouve chez les Russes avant 1914 la même préoccupation d’explorer le champ de “la spécificité rétinienne de la lumière”[8]. Chez Sonia Delaunay, évidemment. Chez Survage et ses Rythmes colorés, pour qui la couleur “est le cosmos, le matériel, l’énergie-ambiance, dans le même temps pour notre appareil percepteur d’ondes lumineuses : l’œil”[9]. Mais aussi chez une Alexandra Exter, un Baranoff-Rossiné ou un Georges Yakoulov[10]. Yakoulov, on le sait, a propagé au cabaret pétersbourgeois “Le Chien errant”, avec le spécialiste des littératures romanes, Alexandre Smirnov, les idées de Delaunay sur le prisme coloré. Il a confronté ses propres expériences sur la lumière et celles de Delaunay pendant l’été 1913, et les deux artistes ont exposé à “Erster deutscher Herbstsalon” à la galerie “Der Sturm” cette même année. Yakoulov nous dit dans son Autobiographie qu’il avait observé dès 1904 “les effets lumineux dans divers lieux du Caucase, sur les monts de Mandchourie”, et en avait déduit “l’idée que la différence des cultures était renfermée dans la différence des lumières.”[11] De plus, Yakoulov a été un des premiers à vouloir traduire sur le tableau la “nouvelle lumière” contemporaine, celle des réverbères électriques, des vitres et des miroirs que le peintre arménien oppose à la lumière naturelle :
“L’époque contemporaine doit créer de Nouveaux Mythes et une nouvelle cosmogonie de la lumière.”[12]
Entre 1918 et sa mort en 1928, Yakoulov utilisera ce qu’il appelle “la peinture-lumière” (svetopis’) par opposition à la “peinture-couleur” (cvetopis’). La svetopis’ est l’utilisation de tout un jeu de lumières qui peuvent à tout instant transformer l’édifice scénique dans ses multiples variations. C’est cet emploi d’un clavier lumineux qu’il introduira dans sa mise en scène de l’opéra de Wagner Rienzi à l’Opéra Zimin à Moscou. Un critique a parlé à cette occasion d’une véritable “symphonie de lumière”[13].
Face à cette exploration de la lumière solaire, l’opéra cubofuturiste de Matiouchine, sur un prologue de Khlebnikov et un livret de Kroutchonykh, une mise en scène, des décors et des costumes de Malévitch, monté au Théâtre Luna-Park de Saint-Pétersbourg en décembre 1913, faisait l’effet d’une bombe. En s’attaquant au soleil, les budetljane (les Futuraslaves) voulaient mettre à mal une des images mythiques et symboliques les plus puissantes, les plus universelles à travers les siècles et les cultures, les plus caractéristiques aussi de la pensée figurative. Dans La victoire sur le soleil le soleil n’est pour les hommes que prétexte à être esclaves du monde-illusion. Ses racines “ont le goût rance de l’arithmétique” (oni propaxli arifmetikoj) :
Notre face est sombre
Notre lumière est en dedans
C’est le pis crevé de l’aurore rouge
Qui nous réchauffe
(Likom my temnye
Svet naš vnutri
Nas greet doxloe vymja
Krasnoj zari)
La lumière du soleil est donc trompeuse, elle n’éclaire que des fantômes du réel. D’où un des sens (il y en a beaucoup d’autres!) du Quadrangle de Malévitch en 1915, le fameux “Carré noir sur fond blanc” : il est la face noire du monde qui a englouti la fausse lumière que donne le soleil dans le Rien, dans les ténèbres. La vraie lumière n’est donc pas celle du soleil mais celle qui émane du tréfonds du sans-objet (bespredmetnyj mir, mir kak bespredmetnost’).
On ne pouvait mieux s’opposer aux recherches parisiennes sur la lumière. Les travaux de Chevreul n’ont aucun écho dans les débats esthétiques sur la couleur en Russie. Même Yakoulov, l’interlocuteur privilégié de Delaunay, n’y fait jamais allusion. Malévitch, dans son cours sur “La lumière et la couleur” dans les années 1920, les ignore, comme il semble ignorer les théories de Delaunay; il s’en tient au pointillisme et polémique, de façon générale, contre la peinture considérée comme “catégorie de l’activité scientifique”, ou comme révélation de la lumière physique, celle dispensée par le soleil : “Le pointillisme a été la dernière tentative dans la science picturale qui s’est efforcée de révéler la lumière, ils furent les derniers à croire dans le soleil [les Delaunay et Yakoulov n’existent pas!!!], à croire en sa lumière et en sa force. Que seul il révélera par ses rayons la vérité des œuvres.”[14]Malévitch récuse toute authenticité de l’éclairage diurne et même “si chaque homme était aussi le soleil, rien ne serait, de toutes façons, clair, et si nous étions arrivés au soleil, il aurait alors également été sombre, de même que la Terre.”[15]
Le fondateur du Suprématisme pose la question philosophique de la réalité de la lumière, d’où découle la manifestation de la couleur à travers le pictural. Tout le questionnement vise à montrer que la lumière (qu’elle soit celle du soleil ou celle de la connaissance) n’a pas d’existence réelle et que, par conséquent, la couleur n’est qu’un phénomène du “prisme de la culture”. Malévitch affirme que la seule réalité vivante est le “monde sans-objet”, le Rien. L’acte pictural est une libération du regard en direction de l’être par la mise entre parenthèse du monde des objets. C’est du sein du sans-objet que part l’excitation (vozbuždenie), c’est-à-dire le rythme de cette liberté. Pour Malévitch, le suprématisme comme sans-objet est le “Rien libéré” (osvoboždennoe ničto)[16]. La fin de l’essai de Malévitch sur “La lumière et la couleur” résume sa philosophie suprématiste, que l’on pourrait appeler une “phénoménologie apophatique”[17] :
“Sur le prisme il n’y a qu’une bande noire, telle une petite fente à travers laquelle nous voyons seulement les ténèbres, inaccessibles à quelque lumière que ce soit, ni au soleil, ni à la lumière du savoir.”[18]
On remarquera que dans le suprématisme, celui du Maître et celui de ses “vrais disciples” – parmi eux, Olga Rozanova, Souiétine, Tchachnik – il n’y a aucune recherche de lumière, de recherche de l’ombre et du clair. Il y a, avant tout, l’énergie-excitation des couleurs; chez Malévitch, c’est le triomphe du Blanc.
On ne saurait oublier que pour tout peintre issu de l’Empire Russe, le substrat plastique, une grande partie de sa mémoire visuelle et conceptuelle, c’est la peinture d’icônes qui est venue dans la Rous’ médiévale de la Byzance grecque. Et à partir du XIVe siècle, où l’on voit naître dans la Rous’ des écoles indépendantes, l’art de l’icône arrive avec la théologie des “énergies divines” et de l’hésychasme, telles qu’elle furent formulées par le grand penseur thessalonicien Grégoire Palamas. A la suite de Grégoire de Nysse plus particulièrement, Grégoire Palamas affirme l’inaccessibilité de la Divinité dans son essence (ousia) à toute vision humaine et même angélique. Mais des ténèbres inexpugnables émanent des énergies, une lumière qui illumine toute la création à sa racine. Ce n’est plus la lumière du soleil extérieur, mais celle des Trois Soleils du divin, une lumière issue des ténèbres qui irradie tout le créé, ne connaît pas l’ombre matérielle. C’est la “lumière du Thabor”, celle qui s’est manifestée aux disciples du Christ lors de sa Transfiguration sur le Mont Thabor.
Cette expérience venue de l’icône et de la théologie des énergies divines et de l’hésychasme se traduit en Russie dans les années 1910, surtout dans l’ensemble imposant, unique en Europe, d’art abstrait sans-objet entre 1913 et 1920[19], par une présence de la lumière non comme éclairage, mais comme énergie venant, émanant du tréfonds de la surface picturale. On trouve cela, à cette époque, dans l’abstraction d’Alexandra Exter ou dans les architectoniques picturales de Lioubov’ Popova.
A la recherche des rythmes du monde à travers le pictural, les peintres de l’avant-garde russe ont fait apparaîtr une nouvelle lumière, non plus celle, extérieure, du soleil, mais celle, intérieure, qui est émanation des énergies du monde.
Jean-Claude Marcadé
Juillet 2004
[1] Robert Delaunay, “La lumière” [1912], in Du cubisme à l’art abstrait, documents inédits publiés par Pierre Francastel et suivis d’un catalogue de l’œuvre de R. Delaunay par Guy Habasque, Paris, 1957, p. 146
[2] Ibidem, p. 27-28
[3] Sur l’importance de la science et de la psychologie dans la naissance de la non-figuration de type français, voir les travaux essentiels de Georges Roque : Art et science de la couleur : Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, Nîmes, 1997; son article “Les vibrations colorées de Delaunay : une des voies de l’abstraction”, dans le catalogue Robert Delaunay. 1906-1914. De l’impressionnisme à l’abstraction, Paris, Centre Georges Pompidou, 1999, p. 53-64
[4] M.-E. Chevreul, De l’abstraction considérée relativement aux Beaux-Arts et à la littérature, Dijon, 1864, p. 35 – cité ici d’après : Georges Roque, “Les vibrations colorées de Delaunay : une des voies de l’abstraction”, op.cit., p. 57. Georges Roque cite aussi la formule “nous ne connaissons le concret que par l’abstrait”, Ibidem, loc.cit.
[5] Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p. 252
[6] Voir : Pascal Rousseau, ” ‘Cherchons à voir’. Robert Delaunay, l’œil primitif et l’esthétique de la lumière”, Les Cahiers du MNAM, N° 61, automne 1997
[7] La traduction de Klee est un résumé très approximatif du texte de Delaunay : elle omet, par exemple, la phrase que j’ai citée au début de mon article :”La lumière dans la Narture crée le mouvement des couleurs”
[8] Pascal Rousseau, ” ‘Cherchons à voir’. Robert Delaunay, l’œil primitif et l’esthétique de la lumière”, op.cit., p. 21
[9] Survage, “Le Rythme coloré”, Les Soirées de Paris, juillet-août 1914, N° 26-27, cité d’après : Survage, Ecrits sur la peinture (par les soins d’Hélène Seyris), Paris, 1992, p. 27
[10] Je me permets à ce sujet de renvoyer à mon article “Robert Delaunay et la Russie”, dans le catalogue Robert Delaunay. 1906-1914. De l’impressionnisme à l’abstraction, op.cit., p. 67-72
[11] G.B. Jakulov, Avtobigrafija (version russe de l’édition arménienne de 1927) dans le catalogue Georgij Jakulov, 1884-1928, Erevan, 1967, p. 47
[12] G. Yakoulov, “Notes”, in : Valentine Marcadé, Le renouveau de l’art pictural russe, 1863-1914, Lausanne, 1972, p. 217
[13] L. Sabaneev, ” Rienzi v Teatre Zimina” [Rienzi au Théâtre Zimin], Teatr i muzyka, 1923, N°8; voir aussi : Jean-Claude et Valentine Marcadé, “Des lumières du soleil aux lumières du théâtre : Georges Yakoulov”, Cahiers du Monde Russe et Soviétique, MCMLXXII, volume XIII, 1er cahier, p. 5-23
[14] K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur, Lausanne, 1993, p. 68; l’original russe a été publié dans les Cahiers du Monde Russe et Soviétique (vol. XXIV (3), juillet-septembre 1983, Svet i cvet, 1/42, Dnevnik B [ 1923-1926], p. 268
[15] K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur, op.cit., p. 67-68; Svet i cvet, op.cit., p. 267
[16] Kazimir Malevič, Suprematizm. Mir kak bespredmetnost‘, ili večnyj pokoj, Sobranie sočinenij v pjati tomax, Moskva, “Gileja”, t. 3, p. 106
[17] Voir : Emmanuel Martineau, Malévitch et la philosophie, Lausanne, 1977
[18] K. Malévitch, Ecrits IV. La lumière et la couleur, op.cit., p. 100; Svet i cvet, op.cit., p. 288
[19] L’exposition à succès, portant le titre trompeur “Aux origines de l’abstraction , 1800-1914” (Paris, Musée d’Orsay, 2003, commissaires Serge Lemoine et Pascal Rousseau) , qui, en fait s’intéresse aux sources scientifiques et musicales de l’abstraction (ce qui est très important et très bien présenté dans l’exposition), ignore délibérément la naissance conceptuelle et pratique de l’abstraction en Russie (les quelques Russes montrés sont noyés dans une nébuleuse européocentriste), Tatline et son “abstraction concrète”, Malévitch et le Suprématisme sont absents (alors qu’il y a des Mondrian de 1916-1917!), la distinction entre “non-figuration”, “abstraction”, “sans-objet” est gommée etc.
Le jeu de l’art et du hasard dans la création polymorphe de Kvèta Pacovskà
By Jean-Claude on Fév 27th, 2023
Le 6 février 2023 est décédée à Prague la plasticienne Květa Pacovská à l’âge de 94 ans
In Between : Le jeu de l’art et du hasard dans la création polymorphe de Kvèta Pacovskà
Kveta Pacovska nous offre chaque décennie les fruits de sa création. Chaque fois, c’est une autre facette d’une production variée qui dit toujours le même – comme tout grand art – à travers les linéaments les plus variés et en apparence hétérogènes. tant il est vrai que les choses peuvent être identiques mais non semblables. Tout l’art de Kveta Pacovska, d’une grande maîtrise et d’une originalité qui s’imposent, est sous ce signe. Depuis les années 1960 et les variations saturées de formes géométriques qui s’imbriquent, jusqu’ à la totale libération du geste dans les graphismes, les taches colorées, les monochromes, les circonscriptions minimales à l’aide de lignes, de ficelles ou autres bouts de bois dans les années 1990. L’art de Kveta Pacovska se fait de plus en plus – mais il l’a toujours été à un degré ou à un autre – in between, comme cela triomphe dans les années 1990 jusqu’à déborder sur le XXIe siècle – in between, en tchèque meziprostor : “On ne peut pas dire que je fais des tableaux, que je travaille avec l’espace ou que je fais des livres”, aime répéter l’artiste pragoise. Dans les oscillation entre, in between, elle a pu passer de l’espace clos, “The Closed Space”, de 1987 à l’espace ouvert, “The Open Space”, de 1990 : les objets que l’on ne peut pas ouvrir, que l’on peut seulement voir, et ceux qui sont faits pour s’éclore.
Les dessins spatiaux autour de 1994 sont à dominante noire tandis que ceux “in between” sont à dominante blanche. Dans son projet Das mechanische Ballet les constructions en fer blanc non brillant, quelquefois à l’état brut, tantôt peint en rouge, se situent entre sculpture, peinture et architecture.
La critique a souligné ce trait, cette impossibilité de privilégier chez elle ce qui est peint, ce qui est construit, ce qui est bâti : peinture, sculpture, construction de livres sont des activités qu’elle pratique à la fois, chacune d’elles se chevauchant, rejaillissant l’uns sur l’autre. Jens Thiele a bien décrit l’impossibilité de classer Kveta Pacovska et a résumé la richesse et les multiples facettes de l’art de l’artiste tchèque :
“Dans quel tiroir le marché de l’art peut-il mettre une artiste qui travaille dans la figuration et l’abstraction, dans l’illustration et la libre expression, dans la planéité et le sculptural, qui fabrique des livres pour enfants mais qui également projette des objets et des installations, qui dessine, peint, exécute des collages, des lithographies, qui plie, découpe, fait des montages, édifie? Pour approcher de l’oeuvre de la graphiste pragoise Kveta Pacovska on doit ouvrir beaucoup de tiroirs ou, mieux, tous les fermer.C’est alors seulement que se laisseront voir les rapports de la dynamique de ses images, de la volupté qu’elle a d’expérimenter, sa créativité et sa quête de formes d’expression et de procédés ludiques toujours nouveaux”1.
Par beaucoup d’aspects Kveta Pacovska est très proche du mouvement minimaliste américain tel qu’il s’est développé et affirmé tout au long des années 1960. A ce moment-là s’est produite l’apparition de l’indécidabilité en art, là où ont été réduits au maximum les effets d’art pour renforcer les effets de sens2 . Kveta Pacovska dit avoir été marquée à la fin des années 1950 et dans les années 1960 par l’art américain. Une rétrospective de Cy Tombly en Italie l’a également frappée. Elle a vu dans l’art américain une confirmation que le toucher, la manipulation des matériaux, tout ce qui touche les cinq sens, étaient la voie à suivre. Ici intervient la notion d’ “espace haptique” (du grec haptein = toucher), qu’Henri Maldiney définit ainsi : “Dans l’espace haptique la vision est en prise sur le motif à la façon du toucher dont elle constitue un analogon visuel”3 .
Un autre événement a marqué Kveta Pacovska dans sa prise de conscience artistique, c’est un voyage à Moscou après le XXe Congrès du Parti Communiste de l’URSS de 1956 qui a été la première phase – encore timide – de la déstalinisation et qui vit un léger dégel : en 1956, il y eut à Moscou une exposition Picasso au Musée Pouchkine et en 1963 une exposition française qui montra quelques aspects des nouveaux courants esthétiques – par exemple, l’abstraction d’un Soulages -, ce qui donna des impulsions décisives à beaucoup de jeunes artistes de l’Est; une rétrospective Léger l’accompagnait. La rencontre avec les icônes de la Galerie Trétiakov fut une révélation pour l’artiste. C’est pourquoi aujourd’hui elle peut déclarer : “ J’aime et apprécie les oeuvres de l’ ‘avant-garde russe’ : j’ai découvert leurs racines dans la structure, les éléments et le caractère ornementa de l’icône”. Venant d’acheter le catalogue de l’exposition que la Galerie Gmurzynska de Cologne a consacrée en 1999 4 à l’art organiciste de Matiouchine et de son école, elle a trouvé des affinités avec ce qu’elle cherchait en art et qu’elle avait réalisé, et les créations de Matiouchine et de la famille Ender (Xénia, Maria, Youri, Boris). En effet, pour la “culture organique”, et ce dès le début des années 1910, toute production d’un objet d’art est un fragment de la nature, ses éléments internes (texture, couleurs, dessin) fonctionnent de manière analogique à la nature physique. “Pourquoi n’ai-je pas envie de peindre les objets, des portraits? – s’interroge Matiouchine dans son Journal. Ils ne sont qu’une partie du tout. Comment représenter par un seul visage tout ce qui est humain? Cela n’est pas du tout intéressant – comme pour moi le portrait de mon orteil. Ce n’est que mon cas particulier”.
Les “Pelouses de papier” (1989) de Kveta Pacovska ne disent-elles pas de façon étincelante, dans l’éclat du blanc et des quelques taches noires, rouges, jaunâtres, ou – selon l’éclairage – ombrées, ne disent-elles pas la Nature dans son rythme essentiel, en imitant le mouvement de la Natura naturans et en faisant naître de nouvelles excroissances . Il en va de même pour la sculpture cube blanc de 1984, légendée comme suit :
“gazon en papier 1.
gazon en papier 2.
gazon en papier
peint de tous les côtés”5 .
Ainsi Kveta Pacovska a-t-elle inventé en 1989 les papiers-herbes!
Il s’agit, bien entendu, d’une convergence et non d’une influence car ces oeuvres aussi bien que des séries comme “Opéra de sept couleurs en un acte” (1989), “Concepts pour un livre sur les couleurs” (1990) ou “Tests de couleurs” (début des années 1990) sont apparues bien avant que l’artiste pragoise ait connu l’existence des expérimentations organicistes russes sur l’interdépendance couleur-forme et sur la réalisation par l’art d’une rythmisation analogue à celle qui agit la Nature. A cela se rattachent tous les travaux où elle explore le prisme coloré dans ses infinies combinaisons : Sculpture (métal et acrylique) de 19906 , Projet de sculpture (bois et acrylique) de 19947, Projets sur la couleur de 19948, Projet de cube9 . Cette sensibilité, que l’on pourrait nommer musicale, du colorisme est particulièrement vive dans les lithographies de la série “Notation” où l’on voit des plages de couleurs, quelquefois un collage, des portées musicales, des griffonnages sur différents fonds. L’artiste insiste sur la différence entre “coloré” (farbig) et “bigarré” (bunt). Elle ne recherche pas le pittoresque mais le rythme coloré.
Pour en terminer avec la question des impulsions que sa pensée plastique aurait pu recevoir des avant-gardes historiques, mentionnons la situation de liberté surveillée qui exista en Tchécoslovaquie dans la seconde moitié des années 1960 à la faveur du “Printemps de Prague” et qui permit aux historiens d’art et aux critiques tchèques et slovaques qui eurent accès aux sources de première main, de publier des informations sur ce qui s’était fait dans les années 1910-1920 en Russie et en Union Soviétique dans l’ “art de gauche” . C’est ainsi que put paraître en 1967 un numéro spécial consacré aux arts russes novateurs, surtout au Suprématisme et au Constructivisme, numéro qui fut un jalon essentiel dans la connaissance de l’ “avant-garde russe” en Occident même10 .
La “présence russe” dans toute l’oeuvre de Kveta Pacovska est explicite, ne serait-ce que par l’insistance des quadrilatères noirs et, plus généralement, des quadrilatères – des clins d’oeil à Malévitch. N’est-il pas vrai que la révolution opérée au début du XXe siècle, en particulier par Malévitch et par Tatline a créé pratiquement et conceptuellement le terrain pour de nouvelles formes d’art totalement inédites : le pictural (jivopisnoïé) selon Malévitch est beaucoup plus vaste que ce que l’on appelle “peinture”, il concerne toute organisation de l’espace par tous les moyens existants, le corps y compris11. Quand on a vu Kveta Pacovska ne serait-ce que mettre en scène la montrance de son travail, on comprend tout ce que son corps fait passer d’agilité, de finesse, d’élégance et d’énergie obstinée dans sa création. N’a-t-elle pas d’ailleurs avoué : “Oui, la peinture est liée au corps, et le geste exprime un moment du corps.Cela contribue au partage du sentiment visuel puisque ce sentiment est d’abord physique”12 .
Pour en revenir à la révolution esthétique des années 1910, rappelons que les reliefs picturaux, les reliefs angulaires et les contre-reliefs de Tatline en 1914-1916 ne sont ni de la sculpture, ni de la peinture, ni de l’architecture, mais ils tiennent des trois sans autre contenu que ce qu’ils représentent. Des objets “In Between” déjà!
Quant à la question du toucher qui est si essentielle dans l’art de Kveta Pacovska et à l’opposition optique/haptique, visuel/tactile dont il a été question plus haut, n’oublions pas que Tatline déclarait en 1920 qu’il fallait contrôler l’oeil par le toucher13 .
Si, de façon délibérée, Kveta Pacovska synthétise les apports esthétiques venus de l’Est et ceux de l’Ouest, elle considère qu’il n’y a pas de frontières entre les deux: “Pour moi, il n’y a aucune frontière dans le monde de l’art. Il y a un bon ou un mauvais art et alors ce n’est plus de l’art!” Tous les impulsions reçues, consciemment ou inconsciemment, elle les a pliées à un énergique, tenace et original Kunstwollen.
Ainsi, dans son extraordinaire “livre animé”, Alphabet14 , tout appelle non seulement à voir et à lire – ce qui est normal pour un livre, mais à toucher les surfaces rugueuses, à ouvrir les volets pour découvrir de nouveaux paysages colorés. “La couleur que l’on peut toucher”, dit l’artiste, “la couleur liée à la lumière”. ; on peut aussi “écouter une couleur” et “une sculpture peut avoir une sonorité”. L’artiste parle souvent de la sonorité, du Klang de la couleur.Ce n’est pas un hasard si une des dédicaces s’adresse à Luigi Russolo, le peintre futuriste italien créateur de l’ “art des bruits” en 1913 et de la “grafia enarmonica per gl’intonarumori”.
Le livre Alphabet est une sculpture en volets successifs à la fois statiques, cinétiques et sonores. Elle se déroule au fur et à mesure du feuilletage, offrant chaque fois un visage nouveau, chaque lettre de l’alphabet étant l’occasion de multiples points de vue graphiques, colorés, imagés, soit à travers des trouages, sait dans des pliages-dépliages qui créent des saillies et qui se prêtent à la manipulation. La texture en tant que telle est également ici un élément essentiel – comme dans toutes les autres formes de création de Kveta Pacovska : feuilles lisses, feuilles rugueuses, feuilles miroitantes, collages. Non seulement sculpture, le livre peut aussi se transformer en tableau. Ainsi dans les quatre premières pages monumentales du livre-objet Acceptance Refusal le contemplateur se trouve concomitamment devant une page de lecture, devant un édifice lettriste et devant un panneau pictural.
Si dans Alphabet l’artiste a choisi la polychromie, elle avait en 1993, lors de son travail à Berlin au Haus am Lützowplatz , produit un chef-d’oeuvre avec son livre-sculpture Berlinmix, à l’occasion de son exposition “Livre et espace” (tableaux, dessins, travaux de papier). Le livre-dépliant (qu’en allemand on appelle joliment un Leporello – du nom de la longue liste des amantes de Don Giovanni déployée par son valet) se situe de façon décisive et souveraine entre (toujours le “In Between” pacovskien!) livre et sculpture, selon l’adage de sa constructrice qui veut faire naître “des sculptures que l’on peut lire et des livres qui peuvent être regardés [et touchés] comme des sculptures”. Il y a, dans la structure même du livre-dépliant, un geste de type extrême-oriental. Berlinmix reprend, de façon moderne, la haute tradition des livres chinois (xylographiés dès le VIIIe siècle), constitués pour la plupart de feuillets pliés “en paravent” comme des accordéons. La reliure était faite soit de planchettes de bois ou de cartonnages couverts d’étoffe. L’objet construit par Kveta Pacovska, Berlinmix, correspond tout à fait à cette structure plissée en accordéon avec une couverture et un dos en carton troué dont les ouvertures donnent sur un papier miroir. Une ficelle nouée de façon abrupte sert à “relier” le livre : cela aussi est la saisie moderne d’un geste archaïque – l’assemblage de feuillets à l’aide de liens. Berlinmix déroule toute l’iconographie pacovskienne au début des années berlinoises 1990 : tableaux, reliefs avec des bois plaqués et des ficelles, calligraphies, halliers de papiers rattachés à des ficelles – fouillis de cerfs-volants couverts de bribes de paroles éparses, monuments à piédestal. Un crazy book. Un livre fou. Où l’artiste s’en est donné à coeur joie, a débridé toute sa fantaisie graphique. Sur une face des plissures. Sur l’autre – c’est le blanc brut qui règne en maître. Livre blanc recto – livre maculé verso. Toute une poétique. Car, n’est-ce pas? c’est du simple trait sur le blanc que naît un monde. La façon dont Kveta Pacovska dessine une seule ligne droite – quelquefois une courbe s’y ajoute – sur le seul blanc , couleur qu’elle privilégie car diffusant toutes les couleurs, rejoint à travers les siècles ce que nous a transmis Shi Tao : “L’Unique Trait de Pinceau est manifeste pour l’esprit et caché en l’homme, mais le vulgaire l’ignore”15 .
Le caractère gestuel de l’art de Kveta Pacovska se manifeste le mieux dans l’utilisation de la calligraphie qui est présente aussi bien sur les toiles, sur les livres, sur les papiers, partout. Elle emploie la dactylographie (série des “directions pour écrire une lettre” (1970), les lettres tracées avec une règle, l’écriture cursive la plus libre, les chiffres aussi. Le philosophe français Emmanuel Martineau a souligné le caractère ontologique du parler (die Rede) et de la création comme parler. En particulier, il note l’initialité du “geste parlant”, geste renvoyant aussi étymologiquement et sémantiquement à “gestation”, comme l’allemand “Gebärde” est dérivé de “gebären”16 . C’est dans le total débridement de l’écriture cursive que l’artiste pragoise fait apparaître la pleine liberté de sa gestualité créatrice. La façon dont elle couvre les surfaces à sa disposition de traits irréguliers qui privéligient les contours anguleux et les droites sont la signature d’une forme artistique qui n’est qu’à elle. Kveta Pacovska varie comme une musicienne lettriste toutes les possibilités de la poésie spatialiste et concrète. Elle construit ainsi de véritables tableaux-poèmes: poèmes de 1989, Rond carré de 1993. L’artiste opère toutes les permutations possibles du langage-écriture : le calligramme abstrait (série de lettres et/ou de chiffres sans autre sens que leur tracé graphique; les rapports topologiques(grand/petit, rectiligne/curviligne,ordre/désordre, vertical/horizontal/oblique,haut/bas, gauche/droite, statique/dynamique), les alignements aléatoires etc.17 .
On comprend que Kveta Pacovska ait dédié un livre à Kurt Schwitters, Papier-Paradies (1991), tout à fait dans l’esprit du dadaïsme, des “Merz” sonores et de la Ursonate, du manifeste “Konsequente Dichtung” en 1924 :
“Nicht das Wort ist ursprünglich Material der Dichtung, sondern der Buchstabe
Wort ist :
-
Komposition in Buchstaben
-
Klang
-
Bezeichnung (Bedeutung)
-
Träger von Ideenassoziationen.
Kunst ist undeutbar, unendlich; Material muss bei konsequenter Gestaltung eindeutig sein”18 .
Dans Papier-Paradies, Kveta Pacovska a creusé, à partir d’un carré initial, un puits sur plusieurs feuilles “pour arriver au fond du paradis”. En feuilletant, on obtient des changements de points de vue : un animal est représenté en boîte, un oiseau de paradis de face et de dos, des griffonnages qui charbonnent la page, des images et des mots nous entraînant dans le royaume de la Fantaisie, de l’exacerbation de l’imaginaire (livres qui se nourrissent au Paradis de prunes, oeuf qui est plat sur un de ses côtés …), pour aboutir à différentes facettes paradisiaques (scintillantes, noires…). L’auteur énonce clairement ce qu’elle a recherché dans le livre Paradies-Papier : “Il représente pour moi une architecture. Il s’agit d’un espace donné dans lequel j’ai inséré les pages peintes, les pages écrites, les pages vides et les pages découpées”.
Tout au long de sa création, Kveta Pacovska fait alterner saturation et minimalité, fête regorgeante et éblouissement de la nudité. Dans la toute fin des années 1950 et dans les années 1960 on assiste à des variations de formes géométriques sursaturées qui s’imbriquent les unes dans les autres : Placing together et Covering (1964), Placing together detail (1967). Ou bien c’est l’accumulation des boules d’abaques (la série des “Abacus” de 1965). Les contours des objets sont disposés selon le sentiment de l’artiste. quand un effet ou un élément inattendu apparaît qui lui plaît, elle l’intégre. Elle dit souvent en parlant des processus de sa création : “Es ist etwas passiert” ou : “Wenn etwas passiert…”, quelque chose “s’est passé”, “est advenu”. L’acte créateur est un événement. On sait que le hasard est une constante de la création, de la création contrôlée tout autant, car le hasard ne survient pas au hasard : chez un artiste il jaillit au milieu des énergies mises en oeuvre. La chance domestiquée, la révélation de l’inattendu, la saisie du risque – le XXe siècle les a conceptualisées (Strindberg ou Duchamp) mais ils ont toujours été une composante du processus artistique19 . “Tout change selon la manière dont on le regarde, dit Kveta, y compris nous-même…le principal intérêt de l’art, c’est la surprise”20 . Dans les oeuvres où elle griffonne rageusement la surface, il y a quelque chose de l’écriture automatique, une variante graphique du dripping.
En 1968 les carrés emboîtés à la Albers sont sont striés dans tous les sens; la même chose avec les cercles. Face à cette occupation maximale de l’espace, l’artiste tchèque propose en 1969 des surfaces unies où n’apparaissent que quelques simples lignes et des traces de griffures éparpillées, parfois des bribes de textes21 .
On rencontre la même alternance entre regorgement coloré ou graphique, et dénudation dans les oeuvres des années 1970, 1980, 1990. Regardons les deux sculptures métalliques intitulées “Resounding” (1979) et couvertes d’une accumulation de dés à coudre, aucunement choisis comme une référence sociologique au travail de couturière mais comme forme plastique. Et la même année 1979, l’artiste élabore son Metal Diary N° 17, rhapsodie de plaques montées telles quelles, sans aucun ajout autre que le geste de coudre.
Contemplons encore les Dessins spatiaux de 1989 avec leur multitude de sculptures de papiers qui y sont dispersées, avec leur plissage, leur pliage, leur dépliement, leur découpe, leur froissement. Et, dans le même temps, contemplons l’absence de surcharge de la Sculpture métallique de 1986 ou de la Sculpture de papier avec un crayon rouge de 1988, qui ont la simplicité suprématiste des oeuvres de Katarzyna Kobro.
Bien entendu, le même phénomène alternatif est perceptible dans les années 1990 qui sont marquées par le séjour berlinois si fécond, qui a libéré de façon décisive la vigueur et le dynamisme des énergies créatrices. Apparaissent alors dans un joyeux pêle-mêle livres, tableaux, constructions, accumulations de fer, de papier, de ficelles, happenings, expositions, installations, dialogues avec les artistes. Kveta Pacovska peut alors réaliser ce qu’elle a toujours désiré réaliser sans se préoccuper d’autre chose que du processus créateur.
Les toiles à l’acrylique Math-System Vertical (1994) ou Math System Horizontal (1996), des tableaux du type de Pieces of Equation se signalent par la densité des couleurs ou de la couleur. Dans cette saturation colorée le blanc n’apparaît qu’autour des monochromes centraux rouges, noirs, avec parfois des points d’éclaboussures qui rompent la rigiditégéométrique. Face à cela, la Structure Line (1994) ou le relief Wooden Line (1995) sont d’une grande économie formelle et colorée. On trouve aussi des séries de blancs avec des lignes nues, des chiffres, des signes mathématiques.
“On se figure trop facilement, écrivait Renan22 , que la simplicité que nous concevons comme logiquement antérieure à la complexité, l’est aussi chronologiquement”. Cela s’applique pleinement au processus créateur de Kveta Pacovska tel que nous le voyons se dérouler depuis quatre décennies. En effet, arriver à la Suprême Simplicité des monochromes, en particulier des blancs que privilégie l’artiste tchèque, est le résultat d’une ascèse de la pensée et du geste plastiques qui fait apparaître la racine, si l’on peut risquer cette métaphore, des multiples possibilités du monde visible.
Un des monuments de l’art de Kveta Pacovska, et de l’art du livre en général, est sans aucun doute Acceptance Refusal qui précisément a comme principe constructeur l’alternance saturation/minimalité : des pages dénudées séparent des pages surchargées de crayonnages et des pages noires parsemées de quelques taches rouges, bleues, jaunes, vertes; des textes en anglais précédent une feuille trouée, la trouée permettant d’ajouter le toucher à la vision; puis après une page blanche aux lignes simples en rouge suivent trois colonnes de texte en tchèque, texte rayé; une feuille noire recto-verso avec seulement, en bas, des éclaboussures de ronds; à nouveau le blanc, la trouée blanche, un blanc avec des# lignes bleues; puis quatre pages saturées de noir avec quelques taches de bleu, de vert, suivies d’une page blanche portant des textes au crayon effacés; ensuite viennent quatre feuilles de textes en tchèque et en français; enfin on aboutit à des pages couvertes de déchets de fer-blanc. Tout l’esprit de la création de Kveta Pacovska est dans cet objet. Il s’agit d’un livre qui appelle non à lire, mais à voir, à penser. L’artiste déclare : “Il n’est pas nécessaire de tout comprendre en art, on doit laisser la liberté de réception”.Bernard Noël a bien montré ce que l’on pourrait appeler l’art phénoménologique de Kveta Pacovska: “ Il n’y a rien d’autre à voir ici que ce qui est, mais pourquoi cela est-il ressenti comme une sorte de frustration? La réponse pourrait être que l’image d’un cercle n’est pas perçue comme une image… Si vous réfléchissez là-dessus, vous remarquez que l’oeil distingue entre les signes et les images parce que les premiers sont dépourvus de l’enchantement des secondes. La séduction de l’image est immédiate; celle du signe ne s’établit qu’à la condition d’un rapport plus poussé, qui s’élabore à partir de la valeur plastique ou de la signification – et qui généralement tourne court, épuisée par sa compréhension. L’étonnant dans ce cas est que la déception succède à la satisfaction : comprendre suffit, mais comprendre anéantit le plaisir de voir”23 .
En voyant les tiges , les cercles métalliques, les constructions réduites à des lignes simples, on se laisse prendre par l’élément cool de cet art, celui qui s’ est opposé dans la seconde moitié du XXe siècle à l’expressionnisme avec sa volonté de prendre le réel tel quel, sans l’investir de subjectivisme et de psychologisme. Ad Reinhardt commençait l’énumération de son manifeste apophatique par : “Pour moi, pas de fenêtre-trou-dans le mur en peinture, pas d’illusions, pas de représentations, pas d’associations, pas de distorsions, pas de peint-caricature, pas de tableaux à la crème, etc. etc.”24 .
Beaucoup des oeuvres monochromes de Kveta Pacovska appartiennent à cette famille, que j’appelle “apophatique”. Dans le rien de l’expression picturale il y a non seulement le tout du monde, mais aussi une sensibilité qui pacifie les sens et procure la joie. Pour l’artiste, les lignes horizontales et verticales sont source de repos, l’état de repos étant porteur d’une charge métaphysique.
Les grands tableaux carrés des années 1990 avec leurs surfaces blanches et de larges traits noirs horizontaux ou verticaux révèlent des rythmes originels. Ils peuvent être exposés en différentes positions, ils sont dans un espace sans haut ni bas, sans droite ni gauche – comme les toiles suprématistes. Certaines toiles blanches ont des formes verticales rouges. Le carré ne paraît plus être carré.
Les toiles blanches (le travail de Berlin comportait un hommage au blanc) avec des lignes minimalistes noires sont des variantes des dessins rythmés de lignes grises.
Nous avons vus que l’artiste pragoise utilise pour son travail des objets existants, des ready-made. souvenons-nous que Marcel Duchamp écrivait en 1917 :
“Aux USA, les meilleures sculptures que j’aie vues, ce sont les robinetteries et les ponts”25 .
Kveta Pacovska se sert dans son oeuvre des produits fabriqués et les intègre tels quels dans ses compositions-constructions. Une critique tchèque a bien décrit cet aspect:
“Elle n’a pas voulu pénétrer dans la vie avec l’objectif d’en faire sortir un matériau assujetti auquel il serait possible de donner forme et qu’on pourrait changer de façon créative mais elle s’est mise à observer les produits humains et s’est employée à les voir aussi nus qu’ils existent. Elle n’a pas cherché à intervenir sur eux, elle les a transférés tels quels dans son oeuvre. La vie elle-même offre des objets et des choses dans tous les coins : des morceaux divers et des rognures, des objets rejetés ou qui attendent d’être utilisés. Elle les ôtait de la vie et les introduisait dans son art et l’oeuvre d’art était alors construite avec son aide”26 .
C’est ainsi que dès 1992-1993 Kveta Pacovska travaille avec des ficelles, produit tchèque fait à la main. Elle opère les combinaisons les plus variées avec ces ficelles, depuis la simple corde qui sert à lier jusqu’au faisceau, à l’écheveau enchevêtré qui forme une construction. Les ficelles lui servent aussi comme des créatrices d’espace : ainsi son Atelier de dessin sur l’espace à Berlin en 1993.
“Pour moi, dit l’artiste, ce qui est le plus chargé de signification, c’est l’espace. Je suis incapable de travailler sans connaître l’espace auquel mon travail est destiné”27 .
De la même façon, elle forme des assemblages de fils de fer repliés en plusieurs tours qui deviennent des sculptures traversées par l’espace (Drawing Space, 1986).
Dans l’esthétique de Kveta Pacovska entrent les déchets, ce qu’elle a rejeté et qui souvent lui paraît plus intéressant que ce qu’elle a gardé. Et ce sont les “Scraps” dont elle rapporte la définition tout crûment, à la Kossuth, de l’English Reference Dictionary :
“Scrap (n.) 1. A small detached piece of something, a fragment, a remnant. – A scrap of paper 2. Rubbish, waste material, discarded metal suitable for being reprocesse
scrap (v.) = 1. to destroy – do away with 2. to discard as useless”.
Les déchets utilisés par l’artiste sont des bouts de papier, des rognures de métal, des chutes de bois. Elle les transforme en médium qu’elle insère dans son travail. Un chef-d’oeuvre de cette esthétique, c’est Roi de papier (1994), construction en carton, ficelle et bois où seuls ces matériaux à l’état brut participent à l’architectonique de l’objet, lequel fait penser à une tour de guet poétique.Cette fantaisie polymorphe fait penser immédiatement à l’imaginaire enfantin. Kveta Pacovska est internationalement connue pour ses livres d’enfants. Dans ces ouvrages, elle sollicite les mêmes aptitudes de la sensibilité que dans ses autres productions. Elle ne cherche pas à faire de la démagogie enfantine en proposant des ouvrages bêtifiants. Les livres pour enfants de Kveta Pacovska appellent à lire, à toucher, à voir, à réfléchir, à construire un rapport entre le lecteur et l’objet-livre. Les enfants saisissent les rythmes premiers du monde plus immédiatement que les adultes grevés de toutes les pesanteurs alluvionnaires de l’environnement socio-culturel. Notons que Kveta Pacovska a fait en 1995 les décors et les costumes pour un opéra pour enfants Brundibar, composé dans le camp de concentration de Theresienstadt par Jan Krasa. En 1994 au Salon du Livre de Montreuil il a été possible de voir que les installations de l’artiste pragoise passionnaient autant les enfants que les adultes.
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L’oeuvre de Kveta Pacovska n’est pas “post-moderne”, terminologie qui a la prétention de dénommer une attitude de l’artiste qui “mixe” les données novatrices de l’avant-garde historique des années 1910 et 1920 ou qui prend une distance ironique à leur égard. Kveta Pacovska est tout simplement moderne, contemporaine. Elle est de son temps tout en transcendant, comme chaque artiste d’importance, le Temps. Elle appartient à la modernité, à la contemporanéité, qui s’est forgée après la Seconde guerre mondiale 1939-1945, modernité qui a perpétué la tradition de l’avant-garde historique. A la différence du prétendu “post-modernisme”, l’art de Kveta Pacovska n’est pas hybride, il ne fait pas triompher l’image anecdotique, n’est jamais narratif, est éloigné de toute macédoine artistique. Bien entendu, l’avant-garde n’existe plus en tant que phénomène, mais on a affaire aujourd’hui – et la création de Kveta Pacovska est là pour nous en convaincre – à des synthèses originales, à de nouvelle plantes picturales-sculpturales qui sont inédites dans le paysage de l’art universel même si elles poussent sur un terrain nourri des novations qui en forment les stratifications. Entre minimalisme et suprématisme, entre dadaïsme et constructivisme, oscillant, nous l’avons vu, entre la minimalité et la saturation, l’oeuvre de Kveta Pacovska trouve son identité dans l’intertextualité – In Between -, fait de l’intertextualité (que nous prenons ici au sens étymologique, sans les connotations qu’ ont apportées à ce terme Roland Barthes ou Julia Kristeva) le fondement même de sa création, son trait distinctif. Intertextualité par les interférences entre les novations passées mais également par les interrelations dans le propre système de l’artiste entre toile, papier, carton, bois, métal, ficelle… Ainsi chaque tableau, chaque livre-objet, chaque architecture sculpturale, chaque installation de Kveta Pacovska est un événement, un Ereignis, car quelque chose s’est passé dans l’aventure créatrice, a surgi, un de ces événements dont parle Proust dans Le Temps retrouvé, qui modifient l’ordre des pensées, qui renversent l’ordre du temps historique car contemporains du temps de la vie.
Jean-Claude Marcadé
Natalia Gontcharova, Larionov et Malévitch
By Jean-Claude on Fév 25th, 2023
Natalia Gontcharova, Larionov et Malévitch
La première rencontre du jeune provincial Malévitch avec les peintres novateurs qui allaient créer «l’art de gauche» en Russie, aujourd’hui appelé «avant-garde», eut lieu à Moscou en mars 1907 à l’occasion de la XIVe exposition de la Société des artistes de Moscou où il montra deux dessins. Il serait intéressant de faire l’historique de cette association fondée en 1896 et active jusqu’en 1924, dont de toute évidence la tendance dominante était plutôt académique mais qui donnait la possibilité aux jeunes peintres de montrer leurs œuvres. Ainsi, en cette année 1907, qui vit la timide apparition de l’inconnu Malévitch à la Société des artistes de Moscou, exposaient aussi des artistes comme Kandinsky, Bourliouk, Larionov et Natalia Gontcharova. Kandinsky y exposait régulièrement et Malévitch, sur sa lancée, participera à toutes ses expositions jusqu’à la XVIIe en 1909-1910. C’est en 1907, à cette occasion, que se fit, d’après les données les plus récentes de l’historiographie de l’art russe, la rencontre personnelle de Malévitch avec Natalia Gontcharova et Larionov.
Ils avaient à peu près le même âge, Malévitch — 29 ans, Larionov et Natalia Gontcharova — 26. Malévitch dont c’était — je le répète — la première participation à une grande exposition, sortait, semble-t-il, d’un impressionnisme influencé, entre autres, par le Monet des Cathédrales de Rouen et commençait à travailler dans le style symboliste et «moderne» jusqu’au moins 1910.
Il n’y a pas un artiste des arts novateurs russes des années 1910 et 1930 pour lequel les problèmes de datation ne se posent pas. Même Kandinsky, qui était méticuleux dans l’annotation de ses œuvres, pose problème avec sa fameuse Aquarelle abstraite (MNAM) datée par lui-même de 1910 et que beaucoup de spécialistes s’accordent aujourd’hui à dater de 1912, y voyant une des esquisses pour la Composition VII se trouvant à la Galerie nationale Trétiakov, de 1913[1], ce qui a été à maintes reprises suggéré à la suite de Kenneth Lindsay.
Revenons à 1907, année de la première rencontre de Malévitch avec le couple Larionov—Gontcharova, quand le futur fondateur du Suprématisme créait des œuvres symbolistes et Art Nouveau. Il ne sortira de ce style (qu’il a totalement occulté par la suite dans sa description de l’évolution de l’art «de Cézanne au Suprématisme») qu’en 1910 lors de sa participation au «Valet de Carreau» — dont Larionov était un des organisateurs, où Malévitch montre ses Servantes aux fruits (dont nous connaissons une esquisse) et la gouache Fruits du Musée National Russe. Mais encore en 1911, au Premier Salon Moscovite, Malévitch montre côte à côte une «série des jaunes», une «série des blancs» et une «série des rouges», encore dominées par le symbolisme. Dans la «série des jaunes», nous connaissons l’aquarelle Le secret de la tentation ( appelée aussi L a cueillette des fleurs) de l’ancienne collection Khardjiev avec son iconographie philosophique-ésotérique dans la ligne des nabis, son dessin primitiviste et sa tendance à la monochromie. Dans la «série des blancs», nous connaissons plusieurs œuvres dont l’aquarelle Repos. Société en hauts de formes du Musée National Russe. Sans doute appartiennent à la «série des blancs» des œuvres comme l’aquarelle Chêne et dryades de la collection Tsarenkov.
Et Larionov et Natalia Gontcharova en 1907 où en étaient-ils ?
Ils étaient considérés déjà comme les espoirs les plus évidents de la jeune peinture russe, ce qui était confirmé par leur présence à l’exposition d’art russe organisée par Diaghilev au Salon d’Automne parisien en 1906, où le symbolisme d’un Paviel Kouznetsov (qui triomphera à la «Rose bleue» en mars 1907) et l’impressionnisme de Larionov représentent la relève du style «rétrospectiviste» éclectique du «Mir iskousstva», ce «Monde de l’art» qui reste dominant et que Diaghilev fera triompher dans les spectacles des Ballets Russes à travers Alexandre Benois, Bakst ou Alexandre Golovine. Notons ici qu’il faudra attendre 1914 pour que Diaghilev fasse appel à Natalia Gontcharova pour le Coq d’or de Rimski-Korsakov — et ce seront les fastueux décors et costumes qui marqueront un tournant décisif dans les Ballets Russes — vers le primitivisme et le cubo-futurisme.
Chez Natalia Gontcharova, en 1906-1907 percent déjà, semble-t-il, les premières influences sur sol russe du post-impressionnisme de Cézanne, de Gauguin et du fauvisme-expressionnisme européen, par exemple dans le tableau Coin de parc (Ougol sada) du Musée National Russe, s’il est bien daté de 1906, comme le fait M. Pospiélov.
Ainsi, lors de leur rencontre en 1907, Malévitch est nettement en retrait par rapport au couple Natalia Gontcharova—Mikhaïl Larionov. Il est intéressant de constater d’ailleurs que dans la «recomposition» de sa biographie artistique à la fin des années 1920 Malévitch passe sous silence, nous l’avons déjà fait remarquer, la période 1907-1910 dans son œuvre, reprend et modifie, ou bien peint de façon entièrement nouvelle des toiles de style impressionniste et cézannistes géométriques-primitivistes qu’il antidate allègrement. Le tableau le plus significatif de cette réécriture, ce sont Les deux sœurs de la Galerie Nationale Trétiakov au dos desquelles Malévitch a écrit :
«Les Deux sœurs sont peintes au moment du cubisme et du cézannisme. Sous la sensation violente de la peinture de l’Impressionnisme, j’ai fixé cette toile. 1910. K. Malévitch. Toile peinte en 4 heures».
Ce très beau tableau fut en réalité peint à un moment, la fin des années 1920, où — selon le témoignage que j’ai recueilli de N.I. Khardjiev —, il s’engouait pour Renoir…
La participation de Malévitch au premier «Valet de Carreau», ouvert à Moscou en décembre 1910, où Larionov joue un rôle capital, est le point de départ de l’œuvre picturale fulgurante de Malévitch où pendant dix ans il va marquer non seulement l’évolution de l’art de gauche russe mais aussi celle de l’art universel du XXe siècle.
Pendant deux ans, en 1911 et 1912, il produit le cycle paysan et provincial le plus imposant, avec précisément celui de Natalia Gontcharova dont il était issu, — d’une totale originalité iconographique et picturologique (j’appelle «picturologie» ce qui touche à ce que les Russes appellent «faktoura», c’est-à-dire au tissu même, à la trame, au support matériel travaillé — en particulier par la couleur). Et cependant une des impulsions données à ce cycle, c’est sans aucun doute l’impulsion majeure de Larionov et de Natalia Gontcharova dans leur mise en œuvre de ce qu’en Russie on nomme le «néo-primitivisme», le «primitif», et qu’en Occident on nommera plus volontiers tout court «le primitivisme du XXe siècle»[2].
Comme le note Nikolaï Khardjiev, «en 1910-1913, pendant deux ans et demi, Malévitch fut, artistiquement parlant, le compagnon de lutte de Larionov et prit part aux expositions de son groupe. A l’exposition «La queue d’âne» (1912), Malévitch présenta quelques paysages et une série de compositions à une ou plusieurs figures, qui attestaient de ses efforts, couronnés de succès, à surmonter les diverses influences (Cézanne, Matisse, Natalia Gontcharova et, en partie, Larionov) et de son inclination pour la simplicité et la force expressive de la forme. Précisément, à l’exposition «La queue d’âne», organisée par Larionov, Malévitch acquit la notoriété au sein de l’avant-garde russe […] A la fin de cette même année 1912, Malévitch exécuta un remarquable cycle de travaux où les traditions de l’art russe ancien et de l’art populaire primitif s’hybrident en des formes “métalliques” issues du cubisme [et j’ajouterai : du futurisme!].»[3]
Khardjiev, sur le témoignage d’un membre du groupe primitiviste et rayonniste, Sergueï Romanovitch, a établi que la rupture de Malévitch avec Larionov eut lieu après l’exposition «La cible», en mars-avril 1913, où apparut pour la première fois un grand ensemble de rayonnisme, encore «réaliste», alors que Malévitch montrait son cubo-futurisme (parmi les chefs-d’œuvres se trouvaient Matin au village après la tempête de neige, Portrait d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov, Le rémouleur…) qui parut si différent et si contraire aux œuvres des suiveurs de Larionov et de Natalia Gontcharova, «que Larionov lui confia une salle particulière»[4]. Et le personnage, certainement en accointance avec Larionov, qui se cache sous le pseudonyme de Barsanuphe Parkine, pourra écrire :
«K. Malévitch couvre tout un mur de grandes aquarelles aux tons criards et barbouillés de façon désordonnée, des figures fades—sans expression, avec ce style polonais de mauvais aloi dont abondent les œuvres de Vroubel.»[5]
Passons sur le «chauvinisme grand-russe» qui n’aurait pas dû être le fait du Tiraspolien Larionov ou de Valentin Parnakh qui fut sans doute l’auteur principal de cet article… Une telle recension des œuvres de Malévitch qui étaient présentées à «La queue d’âne» et à «La cible» en 1913 explique sans doute que malgré l’admiration que Malévitch a oralement manifestée devant N.I. Khardjiev à l’égard de Larionov et surtout de Natalia Gontcharova, il ne les mentionne même pas dans ses écrits, en particulier dans son Izologia, c’est-à-dire son livre traitant des «arts de la représentation» (l’Izo étant le sigle désignant après 1917 les arts plastiques) «de Cézanne au Suprématisme»[6]. Et pourtant, il ne fait aucun doute que Larionov et Gontcharova furent un chaînon indispensable dans la marche de Malévitch vers le sans-objet.
L’influence de Larionov sur Malévitch est indéniable au niveau thématique et même picturologique. L’œuvre de Malévitch entre 1910 et 1913 est incompréhensible sans Larionov et ses thèmes tirés de la vie de province, du petit peuple et des petits métiers, à partir du troisième Salon de la Toison d’or (27 décembre 1909—31 janvier 1910) où étaient montrés des chefs-d’œuvres comme : Bohémienne, Portrait d’une élégante de province, Un élégant de province, La promenade dans une ville de province, Les pétrisseurs, Les danseurs, Natures-mortes de cabaret…, Coiffeur etc… Le provincialisme de Larionov et de tous les peintres russes néo-primitivistes n’est pas celui, médiocre, replié sur lui-même des Ambulants, ce provincialisme était vigoureux, puisait aux sources vives de l’art populaire, y découvrait «de la beauté vivante». Il renouvelait toutes les conceptions de l’art : laconisme, non observance de la «perspective scientifique» et des proportions, liberté totale du dessin, décomposition de l’objet selon plusieurs «points de vue», simultanéisme, accent mis sur l’expressivité et l’humour.
Et même dans la façon brutale, désordonnée, en flaques colorées, des gouaches de Malévitch, c’est moins Vroubel qui est en cause, comme l’écrit de façon polémique Parkine, qu’une interprétation originale de l’impressionnisme français passé par le crible du fauvisme-expressionnisme, comme on le trouve dans toute la peinture européenne du début du siècle — par exemple chez Natalia Gontcharova dans des tableaux comme Paysage à Ladojyno ou Coin de parc. Simplement, chez Malévitch, la tradition civilisée de la peinture européenne est, à l’instar de Larionov, mais avec encore plus de brutalité, mise à mal, totalement bouleversée dans le prisme de l’art populaire sous toutes ses formes : archaïques — les kamiennyié baby des steppes, les icônes —, ou modernes (poupées, jouets, loubok, enseigne de boutique etc…). Du point de vue coloriste, Malévitch utilise un jaune plus proche de celui de Larionov que de Natalia Gontcharova. Il exprime toute la jubilation solaire des régions méridionales, l’Ukraine pour Malévitch et la Bessarabie pour Larionov. Le jaune larionovien éclate, explose, est joyeux, voire ludique alors que chez la Grand-Russe Natalia Gontcharova, il est majestueux, monumental, iconique, voire grave (c’est le krasno solnychko de la poésie populaire).
L’influence de Natalia Gontcharova sur Malévitch est, elle, à la fois thématique, iconographique et picturologique. A ce même troisième Salon de la Toison d’or, elle montre, entre autres, des œuvres comme La plantation des pommes de terre, La fenaison, La cueillette des pommes.
Malévitch a suivi Larionov et Natalia Gontcharova dans leur scission avec les cézannistes russes du «Valet de Carreau» en 1911 et participera à part entière à l’aventure du néo-primitivisme russe. Dès avril 1911, il montre à la troisième exposition de «L’union de la jeunesse» à Saint-Pétersbourg : L’homme au chapeau pointu, de l’ancienne collection Khardjiev, aujourd’hui dans une collection privée occidentale[7] ; L’homme au mal de dents (disparu) ; Le masseur des bains ; Serres (le charriage du terreau).
Si Larionov a eu l’importance d’un détonateur pour Malévitch comme pour tous les novateurs russes des années dix, c’est cependant Natalia Gontcharova qui paraît avoir eu l’iinfluence la plus déterminante pour faire trouver à l’auteur de Femme au seau et enfant du Stedelijk Museum d’Amsterdam sa propre voie. On connaît la déclaration de Malévitch, rapportée par N. Khardjiev :
«Natalia Gontcharova et moi nous travaillions surtout sur le plan de la vie sociale. Chacune de nos œuvres avait un contenu : nos personnages, bien que représentés dans des formes primitivistes, contenaient un plan social. C’est en cela qu’était notre désaccord de principe avec le «Valet de carreau» dont la ligne remontait à Cézanne.»[8]
Le mot «social» doit être interprété, car Malévitch aime utiliser des mots de façon camouflée (par exemple, le mot «économie» !). Je pense que l’idée de Malévitch qui utilise le mot «social» pour des raisons stratégiques, dues aux exigences idéologiques de la fin des années vingt et au début des années trente, fait ici écho au fameux passage de la lettre en 1911 de Natalia Gontcharova au journal Rousskoïé slovo (Le Mot Russe), qui ne la publia pas, où elle explique son désaccord avec la ligne européanisante d’artistes comme Kontchalovski, Lentoulov, Machkov et autres Falk :
«J’affirme que l’art religieux et l’art qui glorifie l’Etat ont toujours été et seront toujours la manifestation la plus majestueuse et la plus parfaite de l’art : cela est ainsi en grande partie parce qu’un tel art n’est pas avant tout théorique et parce que l’artiste voit clairement ce qu’il représente et pour quelle visée il le représente. Et cela fait que sa pensée était toujours claire et précise. Il ne restait qu’à créer pour cette pensée la forme la plus parfaite, la plus précise.»[9]
Ce que prône ici Natalia Gontcharova, c’est un art concilié qui essaie de retrouver l’accord, perdu depuis l’aube des Temps Modernes, entre la société, le pouvoir et l’artiste, qui fait que depuis ce moment, le «noyau ontologique de la vie», selon l’expression de Berdiaev[10], s’est perdu, d’où l’exacerbation de l’individualisme et le chaos des psychologismes culturels qui s’affrontent. D’après Iakov Tugendhold, le retour à la «tradition collective», au «mythe national» avait commencé à la fin du XIXe siècle quand on s’était mis à étudier «les trésors de la création populaire semés dans les profondeurs de la Russie paysanne.»[11]
À partir de 1907, c’est Gauguin qui fut la base théorique et conceptuelle des néo-primitivistes russes, celui qui donne les impulsions décisives à l’art russe. Et la grande «gauguinide» russe, comme on disait à l’époque, c’est Natalia Gontcharova. Autant que les œuvres de Gauguin dans les collections d’Ivan Morozov (11 tableaux) et surtout de Sergueï Chtchoukine (16 tableaux dont les déterminants Te avae no Maria ou Cueillette de fruits), c’est par l’intermédiaire du gauguinisme de Natalia Gontcharova que Malévitch subit son influence. Iakov Tugendhold note que «le culte contemporain pour le primitif diffère de celui de l’époque du Romantisme et de l’Orientalisme», qui était marqué par un individualisme blasé, tandis que «pour une société arrivée, semble-t-il, à la limite extrême du raffinement, pour des peintres perdus dans le cul-de-sac de l’individualisme, cet art archaïque, fort, expressif, éternellement jeune, signifie un espoir de renouvellement, de “rajeunissement” pour employer le mot de Gauguin […] [Gauguin] cherchait, à travers leur pauvre apparence enfantine, dans le plus petit bibelot primitif, dans l’art le plus anonyme, les racines du grand art, du style. Les calvaires bretons, les arabesques maories et l’Imagerie d’Epinal lui ont enseigné la simplification et la synthèse, au même titre que les dadas puérils — car l’art de l’enfant et l’art du peuple se ressemblent non seulement par leur gaucherie, mais aussi par leur langue laconique et leur esprit de synthèse.»[12]
Et Malévitch écrit de son côté en 1915 :
«Gauguin, qui a fui la culture pour aller chez les sauvages et qui a trouvé chez les primitifs plus de liberté que dans l’académisme, se trouvait soumis à la raison intuitive. Il cherchait quelque chose de simple, de courbe, de grossier. C’était la recherche de la volonté créatrice. Ne pas peindre à aucun prix comme voit l’œil du bon sens[13].
Et chez Malévitch, dans la suite de Gauguin, à travers Natalia Gontcharova, un geste unique synthétise sur l’image les myriades de gestes répétés au cours des années, sinon des siècles, que ce soit dans la vie courante (Province, Sur le boulevard, Polka argentine, Baigneur, Paysannes à l’église), ou dans le travail (Charroi à main, Laveuse, Homme au sac, Cireurs de parquet, Labourage, Moissoneuses). Les gestes sortent de leur réalité sociologique pour se fixer en un archétype.
Un des éléments essentiels qui viennent de Gauguin à travers Natalia Gontcharova, c’est le déplacement du fond vers le premier plan occupé par le (ou les) personnages principaux dans toute sa (ou leur) stature. Il n’y a aucune volonté de créer l’illusion de l’espace. Ce qui distinguera le néo-primitivisme malévitchien de 1910 à 1913, de celui qu’il reprendra à la fin des années 1920 c’est que dans cette période, il créera plusieurs niveaux d’espace derrière le (ou les) personnages centraux. Le fond apparaît comme tel, alors qu’au début des années 1910, il n’y a aucune volonté de créer une quelconque profondeur.
La présentation des personnages de profil est également un héritage gauguinien, reprise par Natalia Gontcharova (Le plantage de pommes de terre, Le séchage du lin…) — chez Malévitch Le jardinier, Opérateur des cors au pied aux bains, Ramassage du seigle, Le bûcheron…
Autre élément : le grossissement des pieds et des mains, par exemple dans le quadritptyque gontcharovien La cueillette des fruits, La cueillette des pommes… encore plus exagéré chez Malévitch.
La courbure des corps signifie à travers les siècles le labeur paysan, le caractère pénible du geste de l’homme qui se baisse vers la terre. On trouve cet élément dans les Glaneuses de Millet, puis chez Van Gogh. Cette sacralisation de la pose laborieuse se retrouve chez Natalia Gontcharova (par exemple, Les travaux du jardin).
Ce qui vient aussi de Natalia Gontcharova, c’est le caractère massif, monolithique des formes, la monumentalité : par exemple, le dessin Vieille femme de Natalia Gontcharova annonce L’homme au sac ou la couverture de Troïé de Malévitch. Les lutteurs de Natalia Gontcharova ont sans aucun doute donné des leçons à Malévitch pour créer des formes grossies exagérément et à l’expression schématique.
Les visages, les modelés des têtes, les yeux en amande viennent chez Natalia Gontcharova autant de Gauguin que de la peinture d’icônes. Les yeux byzantins au «strabisme mystique» sont grand ouverts sur une réalité qui n’est pas de ce monde. Ils sont pure méditation au-delà des joies, des tristesses, de l’activité du quotidien. Chez Natalia Gontcharova : La récolte du raisin, Le séchage du linge, La cueillette de pommes, L’Archange ; chez Malévitch : Paysanne aux seaux et enfant (du Stedelijk Museum d’Amsterdam) ou Tête de paysan (du MNAM). Cette même tête se trouve dans L’enterrement paysan, aujourd’hui disparu, mais qui nous est resté par une reproduction de la revue Ogoniok de janvier 1913 ; cette œuvre nous montre une «néoprimitivisation» de L’enterrement à Ornans de Courbet, selon la méthode de transformation d’une culture picturale en une autre que Malévitch a particulièrement pratiquée.
On pourrait dire que Malévitch n’existerait pas sans Larionov et surtout sans Natalia Gontcharova. L’élève s’est cependant très rapidement dégagé de la tutelle des deux artistes pour dire à son tour une parole plastique nouvelle, sans précédent. D’où la rupture en 1913. D’autant plus que Larionov et Natalia Gontcharova avaient été formés professionnellement dans les ateliers des beaux-arts, ce qui n’était pas le cas de Malévitch qui s’est formé sur le tas avant de passer après 1905 par l’atelier de Fiodor Roehrberg à Moscou. Malévitch a eu l’audace des autodidactes — un peu comme Van Gogh qui lui non plus n’est passé par aucune académie. Ca samorodok voyait confluer en lui trois cultures slaves, la polonaise par son père, l’ukrainienne par sa vie d’enfant, d’adolescent et de jeune homme, la russe enfin où il s’est épanoui. Cela a donné, pendant cette période 1910-1913 où il est dans le sillage de Natalia Gontcharova, une suite d’œuvres d’une force plastique unique dans l’art du XXe siècle. Il faudra un jour mettre côte à côte le cycle paysan de Natalia Gontcharova où se manifeste de façon fastueuse et grave, comme sur les icônes, la quintessence de la culture picturale russe, et le cycle paysan de Malévitch où se déploie la barbarie raffinée et vigoureuse de tout le continent plastique et coloré russien.
Jean-Claude Marcadé
22 juin 1995
[1]Cf. Magdalena Dabrowski, Kandinsky. Compositions, MoMA, 1995.
[2]Notons qu’à la grande exposition newyorkaise du MoMA d’il y a quelques années, portant ce nom, l’art russe en tant que tel était absent ; cela montre bien la résistance de l’Occident dans son européocentrisme auquel s’est adjoint après la seconde guerre mondiale l’américanocentrisme, à intégrer cet art dans le mouvement de l’art universel, alors qu’il est évident aujourd’hui que le XXe siècle est impensable sans ce qu’on appelle «l’avant-garde russe», entre 1907 et 1927. Cf. Le Primitivisme dans l’art du 20e siècle. Les artistes modernes devant l’art tribal sous la direction de William Rubin, Paris, Flammarion, 1987.
[3]N. Khardjiev, «V miesto prédisloviya» (En guise de préface), in : The Russian Avant-Garde, Stockholm, 1976, p. 87.
[4]N. Khardjiev, «En guise d’introduction à l’Autobiographie de Malévitch», in : Malévitch. Actes du Colloque International, Lausanne, L’Age d’Homme, 1979, p. 142.
[5]Varsanofi Parkine, «Osliny khvost i Michen’», in : «Osliny khvost» i «Michen’», Moscou, 1913.
[6]Cf. K. Malévitch, Écrits III. Les Arts de la représentation, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993.
[7]Cf. Andréi Boris Nakov, «Mann mit spitzem Hut/Man with Pointed Hat», in : Aspects of Futurism, Zug, Galerie Gmurzynska, 1995, p. 38-41.
[8]N. Khardjiev, Maïakovski i jivopiss’, Moscou, 1940, p. 359, cité ici d’après : Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe. 1863-1914, Lausanne, L’Age d’Homme, 1972, p. 205.
[9]Lettre de N.S. Gontcharova du 12/II/1911 à la rédaction de Rousskoïé slovo [Bibliothèque Nationale de Russie, Section des Manuscrits, R.S. 13, 4]. Première publication in : Éli Eganbiouri [Ilya Zdanévitch], Natalia Gontcharova. Mikhaïl Larionov, Moscou, 1913, p. 18.
[10]N. Berdiaev, Novoïé sredniéviékovié (1924), trad. française de Sylviane Siger et J.Cl. Marcadé : Le Nouveau Moyen Age, Lausanne, L’Age d’Homme, 1985, p. 132-133.
[11]J. Touguendhold, «Préface», in : Salon d’Automne 1913. 11e Exposition. Catalogue, Paris, 1913, p. 311.
[12]J. Touguendhold, Ibidem, p. 308, 309.
[13]Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural (Moscou, 1916), in : K. Malévitch, Écrits I. De Cézanne au Suprématisme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1993, p. 66.
A propos de l’auteur
Jean-Claude Marcadé, родился в селе Moscardès (Lanas), agrégé de l'Université, docteur ès lettres, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S). , председатель общества "Les Amis d'Antoine Pevsner", куратор выставок в музеях (Pougny, 1992-1993 в Париже и Берлинe ; Le Symbolisme russe, 1999-2000 в Мадриде, Барселоне, Бордо; Malévitch в Париже, 2003 ; Русский Париж.1910-1960, 2003-2004, в Петербурге, Вуппертале, Бордо ; La Russie à l'avant-garde- 1900-1935 в Брюсселе, 2005-2006 ; Malévitch в Барселоне, Билбао, 2006 ; Ланской в Москве, Петербурге, 2006; Родченко в Барселоне (2008).
Автор книг : Malévitch (1990); L'Avant-garde russe. 1907-1927 (1995, 2007); Calder (1996); Eisenstein, Dessins secrets (1998); Anna Staritsky (2000) ; Творчество Н.С. Лескова (2006); Nicolas de Staël. Peintures et dessins (2009)
Malévitch, Kiev, Rodovid, 2013 (en ukrainien); Malévitch, Écrits, t. I, Paris, Allia,2015; Malévitch, Paris, Hazan, 2016Rechercher un article
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