С ПРЕОБРАЖЕНИЕМ ГОСПОДНЕМ!
С ПРЕОБРАЖЕНИЕМ ГОСПОДНЕМ!
Stoljarova I. V., На пути к преображению. Человек в прозе Н. С. Лескова [Sur la voie de la transfiguration. L’homme dans la prose de Nikolaï Leskov], Sankt-Peterburgskij Universitet, 2012, 326 pages.
Madame Stoljarova est une éminente leskoviste qui a enrichi par de très nombreux articles notre connaissance de l’auteur des Soborjane (le Clergé de la collégiale), de Očarovannyj strannik (l’Errant enchanté) et de tant d’autres chefs-d’œuvre de la littérature. Mme Stoljarova est également aujourd’hui à la tête de la rédaction des Œuvres complètes en trente tomes de Leskov dont elle vient de mettre sous presse le 12e tome.
[…]La plupart des critiques littéraires russes, avant et après la révolution bolchevique de 1917, aussi bien que beaucoup de critiques occidentaux, ont souligné le profond esprit religieux qui traverse l’œuvre de Leskov, qui en font, sous cet aspect, un émule de ses contemporains Dostoevskij et Tolstoj. D’une certaine manière, le nouveau livre de Mme Stoljarova développe de façon magistrale ce qui avait été esquissé par nombre d’historiens de la littérature comme Akim Volynskij, Nikolaj Lerner, ou même, au début de l’époque soviétique, le marxiste Pëtr Kogan qui pouvait écrire :
« L’époque [de Leskov ] partageait les gens en radicaux et révolutionnaires, lui les partageait entre personnes morales et personnes immorales. Son époque n’était pas religieuse, c’était l’époque du culte des sciences naturelles. Lui, il était le porte-parole d’un mode de penser religieux. »
Ou bien encore, le critique allemand Eberhard Reisser note en 1929 que « Leskov ne cesse pas de tourner ses pensées vers les questions de la foi». Rappelons- nous aussi que Walter Benjamin voyait dans la grande nouvelle l’Errant enchanté, entre autres, la marque de la pensée d’Origène sur l’apocatastase…
C’est l’homme russe « éternel » que Leskov, selon Irina Stoljarova, a scruté. La lecture des nouvelles analysées vise à faire apparaître une permanence chez cet homme russe de la quête d’un idéal de beauté, de bonté, de transfiguration. L’enquête psychologique, éthique, philosophique, spirituelle est servie par des analyses d’une grande finesse. Cela est peut-être le plus magistralement exposé dans le chapitre qu’elle consacre aux « motifs eschatologiques dans la nouvelle l’Errant enchanté » (p. 208-230). L’auteure avait auparavant souligné « le talent de l’homme russe capable de manifester dans son activité l’imagination la plus insolente (derzkaja fantazija) » (p. 71), « de manifester ses grands dons innés, son énorme force potentielle (ogromnaja nerastračennaja sila), l’audace, capable de tout démolir (vsesokrušitel’naja derzost’), de l’esprit » (p. 80).[…]
Mme Stoljarova insiste à plusieurs reprises sur l’élément de catharsis qui permet aux héros leskoviens de surmonter les tribulations de la vie, les crises morales, l’état peccamineux, pour atteindre la liberté intérieure, une nouvelle plénitude des forces. cela, c’est l’aspect « humaniste », lequel est traversé, comme illuminé, par l’idéal évangélique auquel l’écrivain n’a jamais cessé d’adhérer. cette transformation de l’homme lui permet d’atteindre la déification, la theosis, le bogopodobie, qui, depuis St Grégoire Palamas et la forte insertion de l’hésychie dans l’orthodoxie russienne, sont le filigrane de l’idéal de transfiguration de l’être humain, au-delà de ses chutes et de ses excès déviants. il faut lire attentivement le chapitre qu’Irina Stoljarova a intitulé « le miracle de la transfiguration de l’homme dans la création de Leskov et la tradition évangélique de la Transfiguration du Seigneur » (p. 246-261). Il est curieux que l’auteure appelle de façon récurrente le récit biblique « légende », alors qu’elle semble prendre à son compte l’orthodoxie de l’écrivain et de sa croyance au Dieu-Homme : sans doute un reliquat de la science soviétique ?
En tout cas, elle donne une place importante, dans son investigation de la transfiguration, à la nouvelle de 1890, Томление духа (La consomption de l’esprit) [L’expression « Томление духа » revient à plusieurs reprises dans la traduction russe de l’Ecclésiaste (1, 14 ; 1, 17 ; 4, 4 ; 4, 6) ; dans la plupart des langues européennes cette expression est généralement rendue par « poursuite du vent » (chez Luther, par « Haschen nach Wind »), mais la King’s John Version traduit par « vexation of spirit ».]. Le héros n’est pas un Russe (ce que ne précise pas l’auteure) mais un modeste précepteur allemand dans une maison de seigneurs, le type même du malen’kij čelovek, plein de bizarreries et quelque peu ridicule, Ivan Jakovlevič, que ses maîtres appellent Koza, la Chèvre, car on a même oublié son nom de famille. Il est chassé de la maison pour sa dénonciation virulente, au nom du message évangélique du Christ, d’une injustice et d’un mensonge éhonté: grâce aux faux témoignages de toute la maisonnée on a fouetté (vysekli) un domestique pour un acte commis en fait par le fils de la femme du gouverneur de l’endroit en visite. Koza part sur la route de l’exil sans la moindre plainte. À sa rencontre viennent les enfants qui étaient ses élèves et ont participé à l’iniquité, ils l’appellent : Koza leur tient le même langage de l’évangile, qu’il faut « faire l’œuvre de Dieu », qu’il ne faut pas avoir peur, qu’entre lui et ceux qui l’ont chassé, il n’y a pas la peur mais le Christ ; et là se produit un événement inattendu : le visage du petit homme sans intérêt est inondé de lumière et les enfants rapportent « que soudain il était comme devenu quelqu’un d’autre : il avait en quelque sorte grandi et s’était entièrement illuminé (rassvetilsja) » . Est-ce un effet d’optique provoqué par l’éclairage solaire ou est-ce la lumière du Thabor qui s’est alors manifestée, fait semblant de s’interroger l’écrivain. tout indique qu’il s’agit bien d’une transfiguration spirituelle. toute la personne de Koza subit une mutation, sa voix se transforme elle aussi et il devient invisible. Et Irina Stoljarova de commenter avec justesse: « Dans le finale, l’image de Koza subit une nouvelle et substantielle transformation : il atteint l’ultime degré du perfectionnement dans la déification, il perd sa nature matérielle, est transporté dans le monde d’En-Haut et se fond pleinement dans Dieu le Père. » (p. 258)
L’angle philosophique-éthique qu’Irina Stoljarova a choisi pour décrypter de façon insistante la vision du monde essentielle de Leskov laisse, cependant, totalement ouvert l’autre aspect du génie de l’auteur de l’Ange scellé, celui de son écriture qui le distingue radicalement des autres écrivains contemporains. Grâce à cette écriture « autre », Leskov annonce le renouvellement du langage artistique russe au XXe siècle, de Remizov à Solženicyn.
Jean-Claude Marcadé
CNRS – Institut d’esthétique des arts et des technologie