Auteur Jean-Claude
Nikolaï GAY (1831-1894), Golgotha (1892-1893) ou l’art pictural comme expression[i], 2023
By Jean-Claude on Oct 7th, 2024
Nikolaï GAY (1831-1894), Golgotha (1892-1893)
ou l’art pictural comme expression[i]
Le mouvement réaliste-naturaliste des « Ambulants » (péredvijniki), né à Moscou en 1863 contre l’art officiel néoclassique de l’Académie des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg, avait comme projet d’organiser des expositions itinérantes (d’où le nom d’ambulants) et de propager l’art grâce à son engagement dans la vie sociale, à travers tout l’Empire Russe. Il proposait un art au service du peuple, s’opposant ainsi à l’art académique idéaliste ou mondain[ii].Tous les sujets et tous les genres furent abordés par les Ambulants. La place d’honneur de leur art revint à la peinture religieuse. Leur précurseur en ce domaine fut Alexandre Ivanov (1806-1958) dont les « Esquisses bibliques » sont un sommet de l’art sacré du XIXe siècle. Les peintres de l’école réaliste mettaient sciemment l’accent sur la nature humaine du Christ dont la vie et la passion les ont tous inspirés sans exception ; Ilia Répine a exécuté à lui seul une centaine d’essais de toutes sortes sur des thèmes religieux. Quant à Nikolaï Gay dont nous nous nous proposons d’étudier la toile Golgotha, peinte un an avant sa mort, une grande partie de toute sa création est consacrée à la vie du Christ-Homme, qu’il interprète à la lumière des idées de l’époque : de David Strauss (Das Leben Jesu, 1835), d’Ernest Renan (La vie de Jésus, 1863) et de son ami et admirateur Tolstoï.Évidemment, la censure ecclésiale ne pouvait accepter de telles représentations d’un Jésus dans sa seule humanité et les œuvres de Gay, comme ses « Crucifixions » ou son Golgotha restèrent dans les réserves de la Galerie Trétiakov avant la révolution de 1917 ; pendant la période soviétique l’œuvre de Nikolaï Gay fut, sinon largement exposée, du moins soigneusement étudiée, comme partie importante du mouvement ambulant. Mais, bien entendu, on considérait que beaucoup d’éléments de son œuvre religieuse ne correspondait pas à l’esthétique réaliste socialiste. Par exemple, on pouvait juger, comme une faute de composition dans Golgotha certains éléments de la composition (la main tendue d’un personnage dont on ne voit qu’un fragment du corps) et aussi les excès physiologiques de la peinture de certaines personnes représentées[iii].Il faut attendre 2011-2012 et la rétrospective organisée par la galerie Trétiakov pour le 180èmeanniversaire de la naissance du peintre et le colloque « Qu’est-ce que la vérité ? Nikolaï Gay » le 31 janvier 2012, pour que son œuvre soit restituée dans toute son ampleur.
Golgotha et Crucifixion lors de la rétrospective Nikolaï Gay à la Trétiakov en 2011 (photo Christoph Bollmann)
L’exposition montrait pour la première fois un ensemble de 6O dessins acquis chez le collectionneur genevois Christoph Bollmann[iv]. Un colloque eut lieu le 31 janvier 2012 à la Trétiakov qui étudia la place de la création de Gay à la lumière des nouvelles données[v].Il est clair que la représentation de Jésus de Nazareth par les Ambulants, et tout particulièrement par Nikolaï Gay, rompait particulièrement avec la tradition séculaire de la peinture d’icônes et se rapprochait de la tradition occidentale catholique, celle du tableau religieuxavec les interprétations individualistes sans consensus ecclésial fondamental.
Malévitch, Dostoïevski et Leskov sur la représentation du Christ
Malévitch qui voulait remplacer toutes les religions par la religion suprématiste de « l’Acte pur[vi] », a laissé une note inédite qui s’en prend violemment aux représentations du Christ-Homme, aussi bien « romaines » que « byzantines », qui « ont enterré ce qui était la valeur la plus grande, l’ont recouverte de la vulgarité des combinaisons colorées, par complaisance pour une lumière et. une ombre folâtres, ont tué la face du réellement réel Christ[vii] ».Quelle est cette « valeur la plus grande » selon Malévitch ? :
« Le Christ est réellement réel, ses vêtements sont réellement réels, comme l’épi de seigle, la poussière et la dérayure d’un champ labouré ; ses plantes du pied sont couvertes de durillons tubéreux, il est basané par les rayons solaires. Il ne ressemble pas aux représentations d’un corps poudré, fardé, que nous voyons sur les icônes. L’Évangile lui-même ne mentionne pas cette Église perlée qui a été construite par ses concepteurs.Tout ce qui entourait le Christ était poussiéreux, grossier, réellement réel, était soleil, champs, épis et visages sombres. Tout ce qui a été construit et créé par la peinture n’est pas de ce monde, c’est autre chose qui n’a rien à voir avec le Christ, c’est la haute défiguration d’une idée, d’un visage, de vêtements simples.[viii] »
Pour appuyer son propos, ne voilà-t-il pas que le suprématiste s’en prend à Léonard de Vinci, dont il feint d’avoir oublié le nom, à sa célèbre peinture murale milanaise représentant La Cène. Je reproduis ce passage in extenso parce qu’il nous montre paradoxalement le suprématiste Malévitch proche conceptuellement, sinon picturologiquement, de Nikolaï Gay dans ses représentations du Galiléen :
« Je ne me souviens plus de quel maître ancien était la Cène que j’ai vue, où le Christ est au centre, derrière des fenêtres et les disciples qui se montrent mutuellement des mains. Tous ont les mains sous la table dans différentes positions[ix]. Ils me sont apparus avec une étiquette vermeille, mièvre – je n’ai pas vu de Christ ni de pêcheurs évangéliques. Étaient assis je ne sais quels mièvres gentlemen dans d’élégants habits, un paysage fantastique où pouvaient sans doute habiter des gens, mais seulement des gens comme ceux du tableau.Cela est peut-être nécessaire pour l’art mais quel rapport y a-t-il ici avec le Christ, des pêcheurs ?La fraction même du pain, la torsion des mains – il faut lire ces mots pour y voir la couleur et la formes réellement saintes, ce n’est pas un gâteau rose-crème, ce n’est pas une agréable eau de Cologne lavande, violette. Mais dans les tableaux ce sont justement de la violette et du gâteau, puisque les mains du Christ sont elles-mêmes idéalement pâtissièrement jolies ; la vulgarité du sentiment du maître est tel qu’il a voulu coiffer le Christ « à la Jacques »[x] et donner aux mains et aux ongles du Christ un aspect tel qu’on croirait qu’il venait de sortir de chez un manucure ; la même chose pour les pêcheurs.Il a rompu le pain pour les pêcheurs, ceux-ci l’ont pris avec les mains, des mains qui ont traîné pendant des décennies des filets à la cordelle, et ils sont représentés, au nom de l’art (mais est-ce encore de l’art ?), mensongèrement[xi]. »
Si je mentionne ici Malévitch, c’est qu’il a réfléchi, en tant que suprématiste sur la façon de représenter les scènes évangéliques et en premier lieu le Christ. Il note que les peintres de Rembrandt aux Ambulants « considéraient le thème comme étant le contenu principal qu’il fallait exprimer par la peinture », alors que pour lui il ne s’agit pas de « faire de la peinture un moyen, mais seulement un auto-contenu » et, selon lui, « Nikolaï Gay a exprimé dans sa Crucifixion[xii]le sentiment de sa peinture, l’a revêtu de son thème[xiii].Le grand historien soviétique de l’art Nikolaï Khardjiev a rapporté le souvenir suivant :
« Lors d’une de ses visites au Musée russe, Malévitch, ayant attiré mon attention sur La Cènede Gay pour la qualité de ses teintes, me dit que seul un grand artiste pouvait réaliser une telle composition. »
La Cène, 1863, Saint-Pétersbourg, Musée national russe
On sait, qu’en revanche Dostoïevski était indigné par le manque de spiritualité de ce tableau[xiv]. Et cette Cène, que n’aimait pas l’orthodoxe Dostoïevski, exprimait pour le suprématiste Malévitch
« un effet de lumière pour lequel il a utilisé la figure de Judas, qui est devenue un moyen pour obtenir l’effet lumineux. J’aperçus dans ce tableau un nouveau rapport, j’aperçus qu’on pouvait faire d’un thème un moyen. À vrai dire, Gay et quelques autres peintres vivaient du sentiment de la pure peinture, mais ils ne pouvaient se représenter l’existence de la peinture en tant que telle, sans-objet. Ils vivaient d’un sentiment sans-objet, mais faisaient des oeuvres figuratives. Moi aussi je me suis retrouvé dans cette position d’esprit, il ne cessait de me paraître que la peinture, dans son pur aspect, était comme vide et qu’il fallait absolument lui verser un contenu.[xv] »
Et de déclarer :
« La connaissance de l’art des icônes m’avait convaincu qu’il s’agissait non pas d’apprendre l’anatomie et la perspective, ni de rendre la nature dans sa vérité, mais qu’il s’agissait de ressentir l’art et le réalisme artistique.[xvi] »
L’écrivain Nikolaï Leskov polémique dans sa nouvelle Aux confins du monde [Na krayou sviéta,1876][xvii] avec les interprétations du Christ qui sont faites dans la peinture russe de la seconde moitié du XIXe siècle, Chez Ivanov, Kramskoï et surtout Nikolaï Gay. Peindre le Christ comme un personnage historique, selon une psychologie uniquement humaine est « un divertissement des yeux » qui « corrompt la pureté de la raison. La position de Leskov est donc identique à celle de Dostoïevski[xviii]. Dans Aux confins du monde, il est affirmé aussi, en opposition à l’art religieux occidental, l’absence de tout sensualisme dans la représentation orthodoxe de la face du Christ qui « a une expression mais point de passions ». « Il a, il est vrai, un air quelque peu paysan [moujikovat], mais malgré cela vénération lui est due ».
«Golgotha », huile sur toile (1892-1893), 222, 4 x 191, 8 cm
L’œil du peintre praticien et pensant de Malévitch a bien vu les qualités de la sensation picturale des œuvres de Gay consacrées au Christ, au-delà de leur revêtement figuratif. Gay n’a-t-il pas écrit :
“« Un contenu vivant exige et donne une forme vivante[xix]
Valentine Marcadé a été la première à parler de cette œuvre, que certains considèrent comme inachevée, comme étant « expressionniste » avant la lettre[xx]. En effet, Golgotha se trouve, non seulement historiquement mais aussi esthétiquement entre Ensor et Munch. Certes, il n’y a pas le démonisme social d’Ensor chez Nikolaï Gay, mais ce qui rapproche les deux artistes, c’est la picturalité angoissante et fantomatique du « paysage » qui entoure les condamnés à la crucifixion : un ciel agité, menaçant, une lumière solaire lugubre qui souligne les diverses expressions ou suggestions des nombreux acteurs de la tragédie qui a changé le monde.Louis Réau, qui a le premier, en 1921, installé de façon large l’art russe dans l’histoire universelle des arts, prétend que bien que Gay soit d’origine française du côté paternel :
« Il n’a pas le sentiment de la mesure et pousse le réalisme jusqu’à la brutalité[xxi] »
Pour l’historien de l’art français, le Christ des « Crucifixions » est
« un esclave chétif, un moujik souffreteux avec des cheveux broussailleux qui dégoulinent de sang, sa tête renversée dont les yeux, aveuglés par un soleil torturant, semblant chercher un secours improbable au fond du ciel indifférent, tous ces traits d’un réalisme forcené rappellent le Christ hallucinant de Grünewald au Musée de Colmar.[xxii] »
Cette excessivité est aussi soulignée dans le grand article soviétique cité plus haut :
« [Dans Golgotha] ‘le brigand non repenti’, à moitié nu, les mains derrière le dos [a] une tête rasée qui est exécutée avec une expression outrancière […] – il est raté car son effroi physiologique est rendu par le peintre avec une pression et une roideur superflues.[xxiii]
De toute évidence, il était, et il est toujours impossible, de voir l’œuvre picturale de Nikolaï Gay, non seulement selon une lecture historiciste, mais telle qu’elle est.Il s’agit bien pour Gay du Fils de l’Homme et non du Fils de Dieu de la théologie traditionnelle. Il est l’incarnation de la souffrance humaine la plus horrible, de sa totale déréliction. Toute sa physionomie est un immense cri muet, ce cri du Psaume 22 qu’il poussera avant sa mort sur la Croix :
« Éli, Éli, Lama sabachthani ? » (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? – Matt. 27 : 51 ; Marc, 15 : 34).
La gamme colorée est très proche de l’art du Nord de l’Europe à cette époque – des verts, des mauves, des ocres, des bleus intenses, de jaunes, des noirs sur un sol blanc terreux.Cette toile a pu être considérée, comme nous l’avons dit, comme inachevée à cause de l’incompréhension des contemporains du peintre. Non seulement il heurtait les partisans de la peinture liturgique orthodoxe des images saintes, mais aussi ceux qui pratiquaient en Russie un réalisme littéraire engagé, devenu vers 1890 un nouvel académisme. Cet « inachèvement » de Golgotha lui donne, toute sa force et sa nouveauté, car, on l’a souvent noté beaucoup des toiles achevées de Nikolaï Gay (et de ses contemporains, comme Vroubel) souffraient d’une utilisation malencontreuse de la couleur, assombrissant les surfaces picturale. Ici, au contraire, est conservée la fraîcheur des coloris.Golgotha n’est pas une illustration des passages des Évangiles sur la Crucifixion. Il est une interprétation, une reconstruction à partir de divers moments du récit évangélique, celui plus particulièrement de Jean. Il y a ici une simultanéité qui est à l’œuvre comme dans les Passions médiévales.La scène présente les trois condamnés au moment où ils vont être crucifiés. Des fragments de croix apparaissent sur un sol sale. Sur la gauche, le Romain qui pointe son bras vers Jésus est sans doute Pilate, qui n’a pas assisté à la Crucifixion, mais qui est ici pour nous rappeler ce qu’il avait déclaré à la foule au sortir du prétoire : « Ecce homo » (Jn 19 : 5).Gay avait représenté Pilate, avec la main tendue vers Jésus, dans son célèbre tableau Qu’est-ce que la vérité ? Le Christ et Pilate (1891, Galerie Trétiakov).Cet élément figuratif, très audacieux formellement pour cette époque, est jugé comme une faute compositionnelle par la critique soviétique citée plus haut :
« La main tenue horizontalement désignant le Christ empêche nettement d’avoir une impression équilibrée de l’ensemble[xxiv]. »
Au centre du tableau sont nettement identifiés les personnages du drame. Jésus est entouré des deux larrons – à gauche le « mauvais larron » à moitié nu, avec une figure de bagnard, les yeux exorbités d’effroi, claquant des dents ; derrière lui un soldat romain, sans doute le Longin de la Tradition, avec la lance qui va percer le flanc droit du Christ pour s’assurer de sa mort ; le Christ – expression de la douleur suprême avec le geste, élément figuratif très courant dans la peinture de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, de la tête prise violemment entre les mains ; le « bon larron », comme une brebis menée à l’abattoir, dans un dessin très marqué par le style de la fin du XIXe siècle (que l’on pense à certaines représentations du Picasso de la période bleue).À leurs pieds, sur le blanc sale du sol, entre les morceaux de croix sont projetées les ombres bleu sombre du personnage qui pointe son doigt sur Jésus et de l’ensemble central. Autour de ce dernier sont esquissées des silhouettes, soit en filigrane, soit comme une masse monochrome noire, comme le reflet de ce groupe central, réminiscence de la masse sombre de Judas dans La Cène. Comme dans ce dernier tableau, peint trente ans auparavant, la source de lumière, ici diffuse à travers les formes humaines, dialogue avec les ombres portées, un peu à la Georges de La Tour…À gauche du tableau, on aperçoit devant Pilate, le profil d’un personnage les yeux fermés, peut-être un disciple qui détourne son regard de la scène qui se prépare, peut-être Joseph d’Arimathie qui viendra détacher le corps supplicié du Christ et l’ensevelira. Après lui, un homme barbu en pied vêtu d’une robe, sans doute un Juif, tenant un panneau sur lequel se trouve une inscription qui se perd dans les touches nerveuses – seul est lisible le « R » latin et on peut imaginer que les graffiti suivant permettent de lire « Rex Iudaeorum », (Le Roi des Juifs). Jésus est revêtu de la Sainte Tunique pourpre inconsutile (sans couture) que les soldats vont tirer aux dés pour en avoir la possession après la Crucifixion, selon Jn. 19 : 23-24. Elle est peinte en touches énergiques comme la robe jaune sombre du bon larron.On le voit, nous sommes loin dans toute cette oeuvre du réalisme-naturaliste des Ambulants. La doxographie nous a rapporté que Gay aurait répondu à ceux qui lui disaient que son travail n’était pas « esthétique » :
« Non, je ne veux pas d’esthétique « !… Je vous peindrai une telle vérité que vous oublierez l’esthétique[xxv]Son frère aîné, l’écrivain Grigori Gay, a aussi rapporté ces paroles de l’artiste en 1886 :« Je vais secouer tous leurs cerveaux avec la souffrance du Christ… Je les obligerai à sangloter et non à s’attendrir[xxvi]. »
Quatre dessins montrent les étapes de la création de Golgotha.
Dessin N° 1
Avant la Crucifixion, les trois coupables, crayon/papier, Saint-Pétersbourg, Musée national russe
Le groupe central, tel qu’il sera présenté dans la version finale : le brigand, Longin et sa lance, Jésus, le bon larron ; seul ce dernier a déjà une expression de piété avec les mains croisées sur la poitrine, comme en prière. Le mauvais larron n’a pas encore de visage défini et Jésus est dans une attitude de méditation douloureuse ; sur le côté, il y a l’ébauche d’une croix avec l’écriteau.
Dessin N° 2
Le deuxième dessin est très proche du précédent dans l’expression générale des visages ; s’y ajoutent sur le bord de gauche des précisions : le bras d’un personnage émerge ; au pied de la Croix se trouvent des personnages à peine esquissés, dont la tête d’un homme qui restera dans la version finale.
(ancienne collection Christoph Bollmann)
Dessin N°3
Le troisième dessin se focalise sur Jésus qui déjà tient la tête dans ses mains dans une attitude de désespoir, sa tunique est déjà bien élaborée ; derrière lui, un larron nu, les mains liées derrière le dos, cette figure disparaîtra totalement de la toile.
Le Christ et le larron, ancienne Collection Christoph Bollmann
Dessin N° 4
Le quatrième dessin présente l’état quasi définitif du groupe central ; les auteurs du catalogue de 2011 parlent d’une « réplique » du tableau (p. 352), mais on peut penser qu’il s’agit d’une dernière esquisse avant la « mise en peinture » qui introduit les jeux très raffinés de la lumière solaire et des ombres, lesquelles prennent une importance inhabituelle dans l’histoire de l’art.
Golgotha, réplique au crayon du tableau, Moscou, Galerie Trétiakov
Dans sa lettre à L. Tolstoï du 26 octobre 1892, Nikolaï Gay écrit :
« Ce tableau [Golgotha] m’a mis dans une terrible torture et, finalement, hier j’ai trouvé la chose définitive qui est nécessaire, c’est-à-dire qui est totalement vivante. Ce sont les croix qui me tourmentaient – une toile énorme et pas de tableau, pas de vie, il n’y a pas ce qui est précieux dans le Christ. Et voilà que j’ai trouvé le moyen d’exprimer le Christ et les deux larrons ensemble, sans les croix, au Golgotha, quand ils viennent d’y être emmenés. Les trois malheureux sont tous frappés de façon fracassante et terrible par la prière du Christ. Un larron tremble, fiévreusement, l’autre est abattu par l’affliction de voir où l’a mené la souillure de sa vie. »
[i] Je remercie vivement le citoyen de Genève Christoph Bollmann, qui connaît à fond l’œuvre de Nikolaï Gay, pour son aide dans la documentation concernant celle-ci.
[ii] Cf. Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe (1863-1914), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971 ; Elizabeth Kridl Valkenier, Russian Realist Art. The State and Society : The Peredvizhniki and Their Tradition, Ardis, Ann Arbor, 1977
[iii] Voir l’excellent article de fond de N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay » dans Istoriya rousskovo iskousstva, t. IX, kniga piervaya, Moscou, 1965, p. 254
[iv] Christoph Bollmann avait acquis ces dessins pour leur grande qualité artistique dans les célèbres Puces du Plainpalais à Genève. C’est après de longues années de recherches qu’il fut convaincu que ces œuvres provenaient de la collection, emportée en Suisse par le fils de Nikolaï Gay l’Ancien, Nikolaï Gay le Jeune (1857-1938) [Voir sur la Toile /beglova.com/ le récit détaillé des péripéties de cette présence en Suisse de beaucoup d’œuvres de Nikolaï Gay l’Ancien dans l’article de l’écrivaine-journaliste Natalia Spartakovna Béglova, « L’attraction de Genève. Les Russes à Genève », essais tirés du livre de l’auteure La Russie et Genève.Des destinées tressées
[v] Ce Colloque a été publié en 2014 sous le titre « Nikolaï Gay. Les vecteurs de sa destinée et de son œuvre ».
[vi] Voir Kazimir Malévitch, « Vers l’Acte pur », in Écrits, t. 1, Paris Allia, 2015, p. 268-273.
[vii] Kazimir Malévitch, « Zamietki o tserkvi” [Remarques sur l’Église], manuscrit se trouvant dans le Fonds Tchaga-Khardjiev du Stedelijk Museum d’Amsterdam (publié sur la Toile). Il est écrit selon l’orthographe d’avant la réforme de 1917-1918 qui devint obligatoire à l’automne 1918. Ce texte est proche des idées anarchistes de Malévitch en 1918 et sera développé dans les écrits vitebskois (voir Jean-Claude Marcadé, « Malévitch anarchiste ? » in La politique de Malévitch (éd. Olivier Camy), Tusson, DU LÉROT, 2018, p. 99-116). On sait, par ailleurs, combien l’art de l’icône a été capital pour la création de Malévitch.Traduction de cet article à paraître dans Kazimir Malévitch, Écrits 2 chez Allia.Dans ce texte, en partie blasphématoire du point de vue de la théologie chrétienne traditionnelle, le peintre ukraino-russe s’en prend, en fait, à toute représentation figurative symboliquement fictive et contingente.
[viii] Ibidem
[ix] Il s’agit sans aucun doute de la Cène de Léonard de Vinci qui se trouve à Milan. Il est curieux que Malévitch fasse de Vinci un peintre d’icônes…Il est peu probable qu’il ait oublié de qui était cette célèbre peinture murale. C’est la seconde attaque contre Léonard de Vinci, la première étant la toile de 1914 <Composition avec Mona Lisa>. Éclipse partielle (Musée national russe, Saint-Pétersbourg).
[x] Il a été impossible de trouver l’origine de cette expression. D’après le contexte, il semble que cela désigne une coiffure efféminée.
[xi] Ibidem
[xii] Le Musée d’Orsay possède un très beau tableau de Gay représentant la Crucifixion
[xiii] Ce passage des mémoires de Malévitch et les suivants sont tirés de « Enfance et adolescence> Chapitres de l’autobiographie de l’artiste » [1933] dans Malévitch o sébié. Sovrémienniki o Malévitché. Pis’ma. Dokoumenty. Vospominaniya. Kritika (Malévitch sur lui-même. Les contemporains sur Malévitch. Lettres. Documents. Souvenirs. Critique (éd. Irina Vakar et Tatiana Mikhiyenko), Moscou, 2004, tome 1, p. 17-41. La traduction de cette autobiographie est à paraître dans le tome 2 des Écrits de Kazimir Malévitch aux éditions Allia.
[xiv] Cf. Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe,op.cit., p. 37.
[xv] K. Malévitch, « Enfance et adolescence> Chapitres de l’autobiographie de l’artiste », op.cit.
[xvi] Ibidem.
[xvii] Traduction par Sylvie Luneau dans : Nicolas Leskov, Au bout du monde et deux autres récits, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986.
[xviii] Sur le problème du réalisme dans la représentation du Christ, voir Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe, op.cit., p. 33-41.
[xix] Cité par N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 255.
[xx] Sur l’histoire du mot et de la notion d’« expressionnisme » dans la littérature d’art européenne, voir l’article fouillé de Jean-Claude Lebensztejn, « Douane-Zoll », dans le catalogue de l’exposition de Suzanne Pagé au MAMVP, Dresde Munich Berlin. Figures du Moderne. L’Expressionnisme en Allemagne. 1905-1914, p. 50-56
[xxi] Louis Réau, L’art russe [1921, 1922], Verviers, t. 3, 1968, p. 152
[xxii] Ibidem, p. 153
[xxiii] N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 254-255.
[xxiv] Ibidem, p. 254
[xxv] A. Faressov, « Jivopissets – moralist (iz litchnykh vospominaniï o N.N. Gay » [Un peintre-moraliste. Quelques souvenirs personnels sur Nikolaï Nikolaïévitch Gay], Knijki niédiéliya, mai 1895, p. 14-15, cité ici d’après N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 255.
[xxvi] Grigori Gay, Vospominaniya o khoudojnike N.N. Gay, kak matérial dlia iévo biografii [Souvenirs sur Nikolaï Nikolaïévitch Gay, comme matériau pour sa biographie], Artist, 1894
С праздником Зачатия святого Иоанна Предтечи!
By Jean-Claude on Oct 5th, 2024
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By Jean-Claude on Oct 4th, 2024
Nikolaï GAY (1831-1894), Golgotha (1892-1893)
ou l’art pictural comme expression[i]
Le mouvement réaliste-naturaliste des « Ambulants » (péredvijniki), né à Moscou en 1863 contre l’art officiel néoclassique de l’Académie des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg, avait comme projet d’organiser des expositions itinérantes (d’où le nom d’ambulants) et de propager l’art grâce à son engagement dans la vie sociale, à travers tout l’Empire Russe. Il proposait un art au service du peuple, s’opposant ainsi à l’art académique idéaliste ou mondain[ii].
Tous les sujets et tous les genres furent abordés par les Ambulants. La place d’honneur de leur art revint à la peinture religieuse. Leur précurseur en ce domaine fut Alexandre Ivanov (1806-1958) dont les « Esquisses bibliques » sont un sommet de l’art sacré du XIXe siècle. Les peintres de l’école réaliste mettaient sciemment l’accent sur la nature humaine du Christ dont la vie et la passion les ont tous inspirés sans exception ; Ilia Répine a exécuté à lui seul une centaine d’essais de toutes sortes sur des thèmes religieux. Quant à Nikolaï Gay dont nous nous nous proposons d’étudier la toile Golgotha, peinte un an avant sa mort, une grande partie de toute sa création est consacrée à la vie du Christ-Homme, qu’il interprète à la lumière des idées de l’époque : de David Strauss (Das Leben Jesu, 1835), d’Ernest Renan (La vie de Jésus, 1863) et de son ami et admirateur Tolstoï.
Évidemment, la censure ecclésiale ne pouvait accepter de telles représentations d’un Jésus dans sa seule humanité et les œuvres de Gay, comme ses « Crucifixions » ou son Golgotha restèrent dans les réserves de la Galerie Trétiakov avant la révolution de 1917 ; pendant la période soviétique l’œuvre de Nikolaï Gay fut, sinon largement exposée, du moins soigneusement étudiée, comme partie importante du mouvement ambulant. Mais, bien entendu, on considérait que beaucoup d’éléments de son œuvre religieuse ne correspondait pas à l’esthétique réaliste socialiste. Par exemple, on pouvait juger, comme une faute de composition dans Golgotha certains éléments de la composition (la main tendue d’un personnage dont on ne voit qu’un fragment du corps) et aussi les excès physiologiques de la peinture de certaines personnes représentées[iii].
Il faut attendre 2011-2012 et la rétrospective organisée par la galerie Trétiakov pour le 180ème anniversaire de la naissance du peintre et le colloque « Qu’est-ce que la vérité ? Nikolaï Gay » le 31 janvier 2012, pour que son œuvre soit restituée dans toute son ampleur.
Golgotha et Crucifixion lors de la rétrospective Nikolaï Gay à la Trétiakov en 2011 (photo Christoph Bollmann)
L’exposition montrait pour la première fois un ensemble de 6O dessins acquis chez le collectionneur genevois Christoph Bollmann[iv]. Un colloque eut lieu le 31 janvier 2012 à la Trétiakov qui étudia la place de la création de Gay à la lumière des nouvelles données[v].
Il est clair que la représentation de Jésus de Nazareth par les Ambulants, et tout particulièrement par Nikolaï Gay, rompait particulièrement avec la tradition séculaire de la peinture d’icônes et se rapprochait de la tradition occidentale catholique, celle du tableau religieux avec les interprétations individualistes sans consensus ecclésial fondamental.
Malévitch, Dostoïevski et Leskov sur la représentation du Christ
Malévitch qui voulait remplacer toutes les religions par la religion suprématiste de « l’Acte pur[vi] », a laissé une note inédite qui s’en prend violemment aux représentations du Christ-Homme, aussi bien « romaines » que « byzantines », qui « ont enterré ce qui était la valeur la plus grande, l’ont recouverte de la vulgarité des combinaisons colorées, par complaisance pour une lumière et. une ombre folâtres, ont tué la face du réellement réel Christ[vii] ».
Quelle est cette « valeur la plus grande » selon Malévitch ? :
« Le Christ est réellement réel, ses vêtements sont réellement réels, comme l’épi de seigle, la poussière et la dérayure d’un champ labouré ; ses plantes du pied sont couvertes de durillons tubéreux, il est basané par les rayons solaires. Il ne ressemble pas aux représentations d’un corps poudré, fardé, que nous voyons sur les icônes. L’Évangile lui-même ne mentionne pas cette Église perlée qui a été construite par ses concepteurs.
Tout ce qui entourait le Christ était poussiéreux, grossier, réellement réel, était soleil, champs, épis et visages sombres. Tout ce qui a été construit et créé par la peinture n’est pas de ce monde, c’est autre chose qui n’a rien à voir avec le Christ, c’est la haute défiguration d’une idée, d’un visage, de vêtements simples.[viii] »
Pour appuyer son propos, ne voilà-t-il pas que le suprématiste s’en prend à Léonard de Vinci, dont il feint d’avoir oublié le nom, à sa célèbre peinture murale milanaise représentant La Cène. Je reproduis ce passage in extenso parce qu’il nous montre paradoxalement le suprématiste Malévitch proche conceptuellement, sinon picturologiquement, de Nikolaï Gay dans ses représentations du Galiléen :
« Je ne me souviens plus de quel maître ancien était la Cène que j’ai vue, où le Christ est au centre, derrière des fenêtres et les disciples qui se montrent mutuellement des mains. Tous ont les mains sous la table dans différentes positions[ix]. Ils me sont apparus avec une étiquette vermeille, mièvre – je n’ai pas vu de Christ ni de pêcheurs évangéliques. Étaient assis je ne sais quels mièvres gentlemen dans d’élégants habits, un paysage fantastique où pouvaient sans doute habiter des gens, mais seulement des gens comme ceux du tableau.
Cela est peut-être nécessaire pour l’art mais quel rapport y a-t-il ici avec le Christ, des pêcheurs ?
La fraction même du pain, la torsion des mains – il faut lire ces mots pour y voir la couleur et la formes réellement saintes, ce n’est pas un gâteau rose-crème, ce n’est pas une agréable eau de Cologne lavande, violette. Mais dans les tableaux ce sont justement de la violette et du gâteau, puisque les mains du Christ sont elles-mêmes idéalement pâtissièrement jolies ; la vulgarité du sentiment du maître est tel qu’il a voulu coiffer le Christ « à la Jacques »[x] et donner aux mains et aux ongles du Christ un aspect tel qu’on croirait qu’il venait de sortir de chez un manucure ; la même chose pour les pêcheurs.
Il a rompu le pain pour les pêcheurs, ceux-ci l’ont pris avec les mains, des mains qui ont traîné pendant des décennies des filets à la cordelle, et ils sont représentés, au nom de l’art (mais est-ce encore de l’art ?), mensongèrement[xi]. »
Si je mentionne ici Malévitch, c’est qu’il a réfléchi, en tant que suprématiste sur la façon de représenter les scènes évangéliques et en premier lieu le Christ. Il note que les peintres de Rembrandt aux Ambulants « considéraient le thème comme étant le contenu principal qu’il fallait exprimer par la peinture », alors que pour lui il ne s’agit pas de « faire de la peinture un moyen, mais seulement un auto-contenu » et, selon lui, « Nikolaï Gay a exprimé dans sa Crucifixion[xii] le sentiment de sa peinture, l’a revêtu de son thème[xiii].
Le grand historien soviétique de l’art Nikolaï Khardjiev a rapporté le souvenir suivant :
« Lors d’une de ses visites au Musée russe, Malévitch, ayant attiré mon attention sur La Cène de Gay pour la qualité de ses teintes, me dit que seul un grand artiste pouvait réaliser une telle composition. »
La Cène, 1863, Saint-Pétersbourg, Musée national russe
On sait, qu’en revanche Dostoïevski était indigné par le manque de spiritualité de ce tableau[xiv]. Et cette Cène, que n’aimait pas l’orthodoxe Dostoïevski, exprimait pour le suprématiste Malévitch
« un effet de lumière pour lequel il a utilisé la figure de Judas, qui est devenue un moyen pour obtenir l’effet lumineux. J’aperçus dans ce tableau un nouveau rapport, j’aperçus qu’on pouvait faire d’un thème un moyen. À vrai dire, Gay et quelques autres peintres vivaient du sentiment de la pure peinture, mais ils ne pouvaient se représenter l’existence de la peinture en tant que telle, sans-objet. Ils vivaient d’un sentiment sans-objet, mais faisaient des oeuvres figuratives. Moi aussi je me suis retrouvé dans cette position d’esprit, il ne cessait de me paraître que la peinture, dans son pur aspect, était comme vide et qu’il fallait absolument lui verser un contenu.[xv] »
Et de déclarer :
« La connaissance de l’art des icônes m’avait convaincu qu’il s’agissait non pas d’apprendre l’anatomie et la perspective, ni de rendre la nature dans sa vérité, mais qu’il s’agissait de ressentir l’art et le réalisme artistique.[xvi] »
L’écrivain Nikolaï Leskov polémique dans sa nouvelle Aux confins du monde [Na krayou sviéta,1876][xvii] avec les interprétations du Christ qui sont faites dans la peinture russe de la seconde moitié du XIXe siècle, Chez Ivanov, Kramskoï et surtout Nikolaï Gay. Peindre le Christ comme un personnage historique, selon une psychologie uniquement humaine est « un divertissement des yeux » qui « corrompt la pureté de la raison. La position de Leskov est donc identique à celle de Dostoïevski[xviii]. Dans Aux confins du monde, il est affirmé aussi, en opposition à l’art religieux occidental, l’absence de tout sensualisme dans la représentation orthodoxe de la face du Christ qui « a une expression mais point de passions ». « Il a, il est vrai, un air quelque peu paysan [moujikovat], mais malgré cela vénération lui est due ».
«Golgotha », huile sur toile (1892-1893), 222, 4 x 191, 8 cm
L’œil du peintre praticien et pensant de Malévitch a bien vu les qualités de la sensation picturale des œuvres de Gay consacrées au Christ, au-delà de leur revêtement figuratif. Gay n’a-t-il pas écrit :
« Un contenu vivant exige et donne une forme vivante[xix]
Valentine Marcadé a été la première à parler de cette œuvre, que certains considèrent comme inachevée, comme étant « expressionniste » avant la lettre[xx]. En effet, Golgotha se trouve, non seulement historiquement mais aussi esthétiquement entre Ensor et Munch. Certes, il n’y a pas le démonisme social d’Ensor chez Nikolaï Gay, mais ce qui rapproche les deux artistes, c’est la picturalité angoissante et fantomatique du « paysage » qui entoure les condamnés à la crucifixion : un ciel agité, menaçant, une lumière solaire lugubre qui souligne les diverses expressions ou suggestions des nombreux acteurs de la tragédie qui a changé le monde.
Louis Réau, qui a le premier, en 1921, installé de façon large l’art russe dans l’histoire universelle des arts, prétend que bien que Gay soit d’origine française du côté paternel :
« Il n’a pas le sentiment de la mesure et pousse le réalisme jusqu’à la brutalité[xxi] »
Pour l’historien de l’art français, le Christ des « Crucifixions » est « un esclave chétif, un moujik souffreteux avec des cheveux broussailleux qui dégoulinent de sang, sa tête renversée dont les yeux, aveuglés par un soleil torturant, semblant chercher un secours improbable au fond du ciel indifférent, tous ces traits d’un réalisme forcené rappellent le Christ hallucinant de Grünewald au Musée de Colmar.[xxii] »
Cette excessivité est aussi soulignée dans le grand article soviétique cité plus haut :
« [Dans Golgotha] ‘le brigand non repenti’, à moitié nu, les mains derrière le dos [a] une tête rasée qui est exécutée avec une expression outrancière […] – il est raté car son effroi physiologique est rendu par le peintre avec une pression et une roideur superflues.[xxiii]
De toute évidence, il était, et il est toujours impossible, de voir l’œuvre picturale de Nikolaï Gay, non seulement selon une lecture historiciste, mais telle qu’elle est.
Il s’agit bien pour Gay du Fils de l’Homme et non du Fils de Dieu de la théologie traditionnelle. Il est l’incarnation de la souffrance humaine la plus horrible, de sa totale déréliction. Toute sa physionomie est un immense cri muet, ce cri du Psaume 22 qu’il poussera avant sa mort sur la Croix :
« Éli, Éli, Lama sabachthani ? » (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? – Matt. 27 : 51 ; Marc, 15 : 34).
La gamme colorée est très proche de l’art du Nord de l’Europe à cette époque – des verts, des mauves, des ocres, des bleus intenses, de jaunes, des noirs sur un sol blanc terreux.
Cette toile a pu être considérée, comme nous l’avons dit, comme inachevée à cause de l’incompréhension des contemporains du peintre. Non seulement il heurtait les partisans de la peinture liturgique orthodoxe des images saintes, mais aussi ceux qui pratiquaient en Russie un réalisme littéraire engagé, devenu vers 1890 un nouvel académisme. Cet « inachèvement » de Golgotha lui donne, toute sa force et sa nouveauté, car, on l’a souvent noté beaucoup des toiles achevées de Nikolaï Gay (et de ses contemporains, comme Vroubel) souffraient d’une utilisation malencontreuse de la couleur, assombrissant les surfaces picturale. Ici, au contraire, est conservée la fraîcheur des coloris.
Golgotha n’est pas une illustration des passages des Évangiles sur la Crucifixion. Il est une interprétation, une reconstruction à partir de divers moments du récit évangélique, celui plus particulièrement de Jean. Il y a ici une simultanéité qui est à l’œuvre comme dans les Passions médiévales.
La scène présente les trois condamnés au moment où ils vont être crucifiés. Des fragments de croix apparaissent sur un sol sale. Sur la gauche, le Romain qui pointe son bras vers Jésus est sans doute Pilate, qui n’a pas assisté à la Crucifixion, mais qui est ici pour nous rappeler ce qu’il avait déclaré à la foule au sortir du prétoire :
« Ecce homo » (Jn 19 : 5).
Gay avait représenté Pilate, avec la main tendue vers Jésus, dans son célèbre tableau Qu’est-ce que la vérité ? Le Christ et Pilate (1891, Galerie Trétiakov).
Cet élément figuratif, très audacieux formellement pour cette époque, est jugé comme une faute compositionnelle par la critique soviétique citée plus haut :
« La main tenue horizontalement désignant le Christ empêche nettement d’avoir une impression équilibrée de l’ensemble[xxiv]. »
Au centre du tableau sont nettement identifiés les personnages du drame. Jésus est entouré des deux larrons – à gauche le « mauvais larron » à moitié nu, avec une figure de bagnard, les yeux exorbités d’effroi, claquant des dents ; derrière lui un soldat romain, sans doute le Longin de la Tradition, avec la lance qui va percer le flanc droit du Christ pour s’assurer de sa mort ; le Christ – expression de la douleur suprême avec le geste, élément figuratif très courant dans la peinture de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, de la tête prise violemment entre les mains ; le « bon larron », comme une brebis menée à l’abattoir, dans un dessin très marqué par le style de la fin du XIXe siècle (que l’on pense à certaines représentations du Picasso de la période bleue).
À leurs pieds, sur le blanc sale du sol, entre les morceaux de croix sont projetées les ombres bleu sombre du personnage qui pointe son doigt sur Jésus et de l’ensemble central. Autour de ce dernier sont esquissées des silhouettes, soit en filigrane, soit comme une masse monochrome noire, comme le reflet de ce groupe central, réminiscence de la masse sombre de Judas dans La Cène. Comme dans ce dernier tableau, peint trente ans auparavant, la source de lumière, ici diffuse à travers les formes humaines, dialogue avec les ombres portées, un peu à la Georges de La Tour…
À gauche du tableau, on aperçoit devant Pilate, le profil d’un personnage les yeux fermés, peut-être un disciple qui détourne son regard de la scène qui se prépare, peut-être Joseph d’Arimathie qui viendra détacher le corps supplicié du Christ et l’ensevelira. Après lui, un homme barbu en pied vêtu d’une robe, sans doute un Juif, tenant un panneau sur lequel se trouve une inscription qui se perd dans les touches nerveuses – seul est lisible le « R » latin et on peut imaginer que les graffiti suivant permettent de lire « Rex Iudaeorum », (Le Roi des Juifs). Jésus est revêtu de la Sainte Tunique pourpre inconsutile (sans couture) que les soldats vont tirer aux dés pour en avoir la possession après la Crucifixion, selon Jn. 19 : 23-24. Elle est peinte en touches énergiques comme la robe jaune sombre du bon larron.
On le voit, nous sommes loin dans toute cette oeuvre du réalisme-naturaliste des Ambulants. La doxographie nous a rapporté que Gay aurait répondu à ceux qui lui disaient que son travail n’était pas « esthétique » :
« Non, je ne veux pas d’esthétique « !… Je vous peindrai une telle vérité que vous oublierez l’esthétique[xxv]
Son frère aîné, l’écrivain Grigori Gay, a aussi rapporté ces paroles de l’artiste en 1886 :
« Je vais secouer tous leurs cerveaux avec la souffrance du Christ… Je les obligerai à sangloter et non à s’attendrir[xxvi]. »
Quatre dessins montrent les étapes de la création de Golgotha.
Dessin N° 1
Avant la Crucifixion, les trois coupables, crayon/papier, Saint-Pétersbourg, Musée national russe
Le groupe central, tel qu’il sera présenté dans la version finale : le brigand, Longin et sa lance, Jésus, le bon larron ; seul ce dernier a déjà une expression de piété avec les mains croisées sur la poitrine, comme en prière. Le mauvais larron n’a pas encore de visage défini et Jésus est dans une attitude de méditation douloureuse ; sur le côté, il y a l’ébauche d’une croix avec l’écriteau.
Dessin N° 2
Le deuxième dessin est très proche du précédent dans l’expression générale des visages ; s’y ajoutent sur le bord de gauche des précisions : le bras d’un personnage émerge ; au pied de la Croix se trouvent des personnages à peine esquissés, dont la tête d’un homme qui restera dans la version finale.
(ancienne collection Christoph Bollmann)
Dessin N°3
Le troisième dessin se focalise sur Jésus qui déjà tient la tête dans ses mains dans une attitude de désespoir, sa tunique est déjà bien élaborée ; derrière lui, un larron nu, les mains liées derrière le dos, cette figure disparaîtra totalement de la toile.
Le Christ et le larron, ancienne Collection Christoph Bollmann
Dessin N° 4
Le quatrième dessin présente l’état quasi définitif du groupe central ; les auteurs du catalogue de 2011 parlent d’une « réplique » du tableau (p. 352), mais on peut penser qu’il s’agit d’une dernière esquisse avant la « mise en peinture » qui introduit les jeux très raffinés de la lumière solaire et des ombres, lesquelles prennent une importance inhabituelle dans l’histoire de l’art.
Golgotha, réplique au crayon du tableau, Moscou, Galerie Trétiakov
Dans sa lettre à L. Tolstoï du 26 octobre 1892, Nikolaï Gay écrit :
« Ce tableau [Golgotha] m’a mis dans une terrible torture et, finalement, hier j’ai trouvé la chose définitive qui est nécessaire, c’est-à-dire qui est totalement vivante. Ce sont les croix qui me tourmentaient – une toile énorme et pas de tableau, pas de vie, il n’y a pas ce qui est précieux dans le Christ. Et voilà que j’ai trouvé le moyen d’exprimer le Christ et les deux larrons ensemble, sans les croix, au Golgotha, quand ils viennent d’y être emmenés. Les trois malheureux sont tous frappés de façon fracassante et terrible par la prière du Christ. Un larron tremble, fiévreusement, l’autre est abattu par l’affliction de voir où l’a mené la souillure de sa vie. »
[i] Je remercie vivement le citoyen de Genève Christoph Bollmann, qui connaît à fond l’œuvre de Nikolaï Gay, pour son aide dans la documentation concernant celle-ci.
[ii] Cf. Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe (1863-1914), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971 ; Elizabeth Kridl Valkenier, Russian Realist Art. The State and Society : The Peredvizhniki and Their Tradition, Ardis, Ann Arbor, 1977
[iii] Voir l’excellent article de fond de N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay » dans Istoriya rousskovo iskousstva, t. IX, kniga piervaya, Moscou, 1965, p. 254
[iv] Christoph Bollmann avait acquis ces dessins pour leur grande qualité artistique dans les célèbres Puces du Plainpalais à Genève. C’est après de longues années de recherches qu’il fut convaincu que ces œuvres provenaient de la collection, emportée en Suisse par le fils de Nikolaï Gay l’Ancien, Nikolaï Gay le Jeune (1857-1938) [Voir sur la Toile /beglova.com/ le récit détaillé des péripéties de cette présence en Suisse de beaucoup d’œuvres de Nikolaï Gay l’Ancien dans l’article de l’écrivaine-journaliste Natalia Spartakovna Béglova, « L’attraction de Genève. Les Russes à Genève », essais tirés du livre de l’auteure La Russie et Genève. Des destinées tressées.
[v] Ce Colloque a été publié en 2014 sous le titre « Nikolaï Gay. Les vecteurs de sa destinée et de son œuvre ».
[vi] Voir Kazimir Malévitch, « Vers l’Acte pur », in Écrits, t. 1, Paris Allia, 2015, p. 268-273.
[vii] Kazimir Malévitch, « Zamietki o tserkvi” [Remarques sur l’Église], manuscrit se trouvant dans le Fonds Tchaga-Khardjiev du Stedelijk Museum d’Amsterdam (publié sur la Toile). Il est écrit selon l’orthographe d’avant la réforme de 1917-1918 qui devint obligatoire à l’automne 1918. Ce texte est proche des idées anarchistes de Malévitch en 1918 et sera développé dans les écrits vitebskois (voir Jean-Claude Marcadé, « Malévitch anarchiste ? » in La politique de Malévitch (éd. Olivier Camy), Tusson, DU LÉROT, 2018, p. 99-116). On sait, par ailleurs, combien l’art de l’icône a été capital pour la création de Malévitch.
Traduction de cet article à paraître dans Kazimir Malévitch, Écrits 2 chez Allia.
Dans ce texte, en partie blasphématoire du point de vue de la théologie chrétienne traditionnelle, le peintre ukraino-russe s’en prend, en fait, à toute représentation figurative symboliquement fictive et contingente.
[viii] Ibidem
[ix] Il s’agit sans aucun doute de la Cène de Léonard de Vinci qui se trouve à Milan. Il est curieux que Malévitch fasse de Vinci un peintre d’icônes…Il est peu probable qu’il ait oublié de qui était cette célèbre peinture murale. C’est la seconde attaque contre Léonard de Vinci, la première étant la toile de 1914 <Composition avec Mona Lisa>. Éclipse partielle (Musée national russe, Saint-Pétersbourg).
[x] Il a été impossible de trouver l’origine de cette expression. D’après le contexte, il semble que cela désigne une coiffure efféminée.
[xi] Ibidem
[xii] Le Musée d’Orsay possède un très beau tableau de Gay représentant la Crucifixion
[xiii] Ce passage des mémoires de Malévitch et les suivants sont tirés de « Enfance et adolescence> Chapitres de l’autobiographie de l’artiste » [1933] dans Malévitch o sébié. Sovrémienniki o Malévitché. Pis’ma. Dokoumenty. Vospominaniya. Kritika (Malévitch sur lui-même. Les contemporains sur Malévitch. Lettres. Documents. Souvenirs. Critique (éd. Irina Vakar et Tatiana Mikhiyenko), Moscou, 2004, tome 1, p. 17-41. La traduction de cette autobiographie est à paraître dans le tome 2 des Écrits de Kazimir Malévitch aux éditions Allia.
[xiv] Cf. Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe, op.cit., p. 37.
[xv] K. Malévitch, « Enfance et adolescence> Chapitres de l’autobiographie de l’artiste », op.cit.
[xvi] Ibidem.
[xvii] Traduction par Sylvie Luneau dans : Nicolas Leskov, Au bout du monde et deux autres récits, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986.
[xviii] Sur le problème du réalisme dans la représentation du Christ, voir Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe, op.cit., p. 33-41.
[xix] Cité par N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 255.
[xx] Sur l’histoire du mot et de la notion d’« expressionnisme » dans la littérature d’art européenne, voir l’article fouillé de Jean-Claude Lebensztejn, « Douane-Zoll », dans le catalogue de l’exposition de Suzanne Pagé au MAMVP, Dresde Munich Berlin. Figures du Moderne. L’Expressionnisme en Allemagne. 1905-1914, p. 50-56
[xxi] Louis Réau, L’art russe [1921, 1922], Verviers, t. 3, 1968, p. 152
[xxii] Ibidem, p. 153
[xxiii] N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 254-255.
[xxiv] Ibidem, p. 254
[xxv] A. Faressov, « Jivopissets – moralist (iz litchnykh vospominaniï o N.N. Gay » [Un peintre-moraliste. Quelques souvenirs personnels sur Nikolaï Nikolaïévitch Gay], Knijki niédiéliya, mai 1895, p. 14-15, cité ici d’après N.N. Kovalenskaya, « Nikolaï Gay », op.cit., p. 255.
[xxvi] Grigori Gay, Vospominaniya o khoudojnike N.N. Gay, kak matérial dlia iévo biografii [Souvenirs sur Nikolaï Nikolaïévitch Gay, comme matériau pour sa biographie], Artist, 1894
Nikolaï Taraboukine, La philosophie de l’icône (1916-1935), 2009
By Jean-Claude on Oct 1st, 2024
Nikolaï Taraboukine, La philosophie de l’icône (1916-1935) [lu dans le séminaire de Laurence Bertrand Dorléac au Centre d’histoire de SciencesPo en mars 2009]
L’icône et l’art du XXe siècle
L’icône a joué un rôle essentiel dans la vie liturgique, théologique et intellectuelle de la Russie, et ce au même titre que la musique. Rappelons-nous, entre autres, que Kandinsky, ce « moderniste » par excellence du XXe siècle, disait avoir connu existentiellement la synthèse des arts, ce qu’à la fin du XIXe siècle on appelait Gesamtkunstwerk ou synesthésie, dans les izbas de la région de Vologda et dans « les églises de Moscou, particulièrement à la cathédrale de Dormition et à Saint-Basile le Bienheureux » :
« Dans ces izbas extraordinaires […] j’ai appris à ne pas regarder le tableau de côté, mais à évoluer moi-même dans le tableau, à vivre en lui […] Le Beau Coin rouge [le coin des icônes], tout couvert d’icônes peintes et imprimées et, devant elles, une veilleuse rougisseante, comme si elle savait quelque chose à part soi, vivait à part soi, étoile humble et fière qui chuchotait mystérieusement. Quand enfin j’entrai dans la pièce, la peinture m’encercla et j’entrai en elle. Dès ce moment, ce sentiment a vécu en moi inconsciemment, bien que j’en aie fait l’expérience dans les églises moscovites et surtout dans la cathédrale de la Dormition et à Saint-Basile-le-Bienheureux. »
Le choix de ces deux dernières églises moscovites n’est pas fait au hasard, car toutes les deux sont tapissées de fresques ou de peintures murales auxquelles s’ajoute la muraille des iconostases couverte d’icônes.
Le lien de l’icône et de l’avant-garde russe s’est manifesté de façon éclatante, on pourrait dire « exotériquement », lors de la « Dernière exposition futuriste de tableaux 0, 10 » à Pétrograd à la toute fin de l’année 1915, où Malévitch installe son « Suprématisme de la peinture » comme le « Beau coin rouge » des maisons orthodoxes russiennes avec, comme icône centrale, le Quadrangle (ce que l’on a pris l’habitude d’appeler par la suite le « Carré noir sur fond blanc »), qu’il appelle « l’icône de notre temps ». Ce geste ne signifiait pas qu’il s’agissait d’une icône orthodoxe dans sa fonction cultuelle liturgique, au sens de la tradition du VIIe Concile Œecuménique de Nicée II, tradition maintenue intacte dans l’Église d’Orient, car l’icône ecclésiale n’a pas de sens sans la conjonction de l’humain et du divin dans l’incarnation du Christ. De ce point de vue orthodoxe, l’icône malévitchienne, qui ne manifesterait que le deus absconditus, est incomplète et a des relents de monophysisme.
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L’historien de l’art Taraboukine(1849-1956)
Taraboukine est connu comme un grand historien soviétique de l’art qui, à partir de 1917, a consacré son activité aux arts novateurs, et tout particulièrement à l’art de gauche (l’avant-garde) enseignant pendant les années 1920 au Prolietkoult(Culture prolétarienne), aux Vkhoutémas (Ateliers supérieurs d’art et de technique), au Gakhn (Académie nationale des sciences de l’art) et au Théâtre de Meyerhold. Sont connues en France les traductions de ses brochures du tout début des années 1920, L’expérience de la théorie de la peinture et Du chevalet à la machine où sont analysés le constructivisme et le productivisme soviétiques. La plupart des livres de Taraboukine, comme ceux sur Gothique-Renaissance- Baroque et le remarquable essai sur Vroubel n’ont pu paraître de son vivant. Il en est de même de La philosophie de l’icône, restée en manuscrit jusqu’en 1999. Cette œuvre peut sembler étonnante venant d’un théoricien et d’un historien de l’art connu plutôt pour sa rigueur dans l’étude de formes, des styles, et reléguant l’aspect thématique des œuvres au second plan. Étonnante d’autant plus qu’à la différence du père Pavel Florenski, Taraboukine est un laïc, certes croyant, mais qui nous a dit que son expérience de la prière était « faible ». Et voilà cet homme qui déclare dans la Lettre II de sa Philosophie de l’icône intitulée « Le sens de l’icône » :
« Le critère esthétique appliqué à la création religieuse devient tout soudain extraordinairement pauvre, borné ; il ne peut que mettre en lumière une infime partie d’un contenu génial. L’esthète ou le philosophe qui s’attelle à l’analyse esthétique de la création religieuse apparaît comme une figure assez pitoyable d’homme s’avisant de mesurer la mer à l’aide d’une puisette. On peut et l’on doit même parler d’esthétique de l’icône, mais il s’agit d’un élément infime d’un contenu très profond, celui d’un problème dans un tout ; de plus, cet élément est conditionné par ce tout, cet élément ne peut être compris qu’en partant de ce tout. Et ce tout, c’est le sens religieux de l’icône »
Le contexte philosophique et théologique
La partie principale de la Philosophie de l’icône est composée de 14 lettres adressées à un « ami cher », ce qui rappelle la construction épistolaire de la somme théologique du père Florenski La colonne et le fondement de la Vérité (1914). Sans aucun doute, les passages de ce traité consacrés à l’art ou aux mathématiques ont donné des impulsions décisives à Taraboukine pour écrire La philosophie de l’icône, bien qu’il ne fût lui-même ni philosophe, ni théologien. Une autre impulsion aura été donnée au jeune Taraboukine par les célèbres cours du prince Evguéni Troubetskoï qui ont paru entre 1915 et 1918 et auxquels a été donné le titre du premier cours, Spéculation en couleurs, sur l’icône russe et sa place dans les destinées de la Russie. Enfin, lorsqu’il complète son texte, sans doute à la fin des années 1920 et au début des années 1930, Taraboukine dialogue avec Les imaginaires en géométrie (1922) de Florenski et La dialectique du mythe de Lossiev (1930) dont on trouve des traces dans La philosophie de l’icône. L’opposition frontale à l’art occidental à partir du gothique qui est général chez tous les auteurs russes écrivant sur l’icône (en particulier chez Florenski) devient un rejet violent de l’art religieux occidental chez Lossiev et chez Taraboukine.
Diverses approches de l’icône
En schématisant, on pourrait dire qu’il y a quatre types d’approche de l’icône, approches tenant compte de la spécificité de cet art pictural qui a un statut totalement différent de celui qui s’est développé dans la peinture religieuse occidentale. Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire russe distingue l’ikonopis’ (iconographie, i.e. l’écriture-peinture de l’image) et la jivopis’ (zôgraphie, i.e. l’écriture-peinture de la vie). Le premier type d’approche est théologique, l’icône est considérée comme une « théologie en couleurs », voire purement religieuse ; dans cette catégorie, on pourrait citer le remarquable livre du peintre d’icônes laïc qui a vécu et travaillé à Paris, Léonide Ouspensky, La théologie de l’icône. Le deuxième type d’approche est purement philosophique, celui de la question de l’image, telle qu’elle s’est posée lors de la crise de l’iconoclasme au VIIe et VIIIe siècles ; les travaux de Marie-José Mondzain dans les années 1970-1990 peuvent être avancés dans cette perspective. La troisième approche est une prise en compte de l’aspect onto- théologique de l’icône, mais en mettant cet aspect au service des éléments formels de l’icône, celle-ci étant une création de beauté, une branche de la peinture en général ; on trouve cela chez le père Florenski, en particulier dans son Iconostase, ou, en Occident, dans le classique L’icône. Image de l’Invisible du savant jésuite allemand Egon Sendler. Enfin, un quatrième type d’approche considère l’icône russe comme « les commencements de l’art russe » selon l’expression de Leskov, auteur de L’ange scellé (1873), nouvelle contenant un petit traité sur l’icône ; à ce type pourrait se rattacher le livre du peintre russo-ukrainien Grichtchenko L’icône russe, paru en 1916 à Moscou, et tout particulièrement l’ouvrage pionnier du peintre Liev Jéguine (1892-1969), Le langage de l’œuvre picturale (La convention de l’art ancien) qui parut à titre posthume en 1970.
Les spécificités de l’art de l’icône
La philosophie de l’icône de Taraboukine appartient essentiellement au premier type d’approche, l’approche religieuse. Cela est paradoxal, nous l’avons dit, pour un historien de l’art réputé « formaliste » !
Dans la Lettre I intitulée « Le tableau et l’icône », il déclare :
« Le tableau, comme toute œuvre d’art, est individualiste, l’icône, elle, est une prière exprimée figurativement […] Le tableau peut être de contenu religieux ou mondain. L’icône est non seulement religieuse, mais également ecclésiale. »
Dans la Lettre II intitulée « Le sens de l’icône », on peut lire :
« Le tableau mondain agit ‘contagieusement’. Il ‘entraîne’, ‘prend à la gorge’ le spectateur. L’icône n’est pas un appel, c’est une voie. Elle montre la montée vers l’Archétype. On ne regarde pas l’icône, on la ‘vit’ et l’on prie vers elle. »
Dans la Lettre III , « Les icônes miraculeuses », il affirme avec force que « l’icône, comme tout rite, est traditionnelle, canonique et sanctifiée par l’Église, ce que, cela va de soi, ne saurait être ‘n’importe quel objet’. » . Dans les autres lettres, Taraboukine accentue (comme Florenski) l’opposition entre l’art sacré catholique et la peinture d’icônes orthodoxe :
« Si le peintre catholique narre, l’iconographe orthodoxe prie. »
C’est dans la Lettre XI , « Les moyens extérieurs de l’expression du sens intérieur de l’icône », que Taraboukine étudie en détail les procédés spécifiques de la peinture d’icônes.
La composition de l’icône se distingue par son extraordinaire enfermement en elle-même, elle est un microsome contenant en elle le macrocosme, elle renonce à tout ce qui est mondain, dans ce dessein, elle utilise la division en trois parties de la composition, le parallélisme des plans, les répétitions, la symétrie.
À la composition est indissolublement lié le rythme. Les répétitions rythmiques remplissent la fonction des mètres dans la versification et de la rime poétique. L’iconographe ne pense pas à la manière euclidienne. Il rejette la perspective, comme forme d’expression d’un espace sans fin. Le monde de la peinture d’icônes est fini. À la place du ’ciel’ sur fond bleu, il a un fond d’or, symbolisant que les événements contemplés dans l’icône viennent en dehors des frontières délimitées du temps et de l’espace terrestres, mais sont représentés sub specie aeternitatis.
« Dans la peinture d’icônes, le moment spatial n’est pas séparé du moment temporel. Le ‘monde’ est compris, on pourrait dire ‘à la manière de Minkowski’ qui dit qu’il n’y a ni espace ni temps séparés, mais qu’existe le ‘monde’ comme unité spatio-temporelle de nièmes dimensions […] La perspective inversée est la représentation de l’espace qui se trouve au-delà du monde terrestre, présenté dans un autre (i.e. inversé) aspect que celui, habituel, d’ici-bas. La perspective inversée est la représentation visuelle du concept de ‘monde autre’, mais comme le concept (quel qu’il soit) n’est pas représentable par lui-même, mais seulement pensable, l’expression visuelle du concept est imaginaire. P. Florenski dans Les imaginaires en géométrie dit que ‘dans la représentation, il y a des images visuelles et il en est qui semblent visuelles’. »
Suivent des citations du livre de Florenski qui permettent à Taraboukine de conclure :
« Le monde de l’icône est, à sa manière, réel et concret. Dans la peinture d’icônes comprise comme sens, sont absents subjectivisme et psychologisme […] Le peintre d’icônes a un rapport tout à fait autre à la surface plane que, par exemple, le peintre égyptien ou le peintre de vases grec […] Le peintre d’icônes pense ‘en quatre dimensions’ et construit une conception de l’espace ‘sphérique’, utilisant la surface plane bidimensionnelle comme base. »
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Place de l’icône à la charnière du XXe et du XXIe siècles
Le débat, qui s’est fait jour dans la Russie postsoviétique, porte sur la façon de présenter et de considérer l’icône aujourd’hui. Partant de l’évidence que l’icône n’est pas une œuvre d’art comme une autre, qu’elle n’a tout son sens que dans la symphonie-polyphonie ecclésiale, un certain nombre de croyants orthodoxes voudraient voir revenir dans les églises les images les plus vénérées qui y furent enlevées par la force. Aujourd’hui l’insigne icône de La Mère de Dieu de Vladimir (XIIe s.) est placée dans l’église attenante à la Galerie nationale Trétiakov à Moscou, et l’on voit des personnes venir prier silencieusement, à l’intérieur du même musée, devant la Trinité de l’Ancien Testament (début du XVe s.) de saint André Roublev. Le Moine Grégoire Krug, iconographe mort en France en 1969, affirmait que la présence iconique dans le monde profane avait un sens :
« C’est ainsi que les icônes ‘priées’, dont la destination est de servir à la prière, accomplissent leur action salvatrice dans le monde, peuvent quitter l’église, se trouver dans un musée ou chez des amateurs d’art, participer à des expositions. De telles conditions, apparemment incongrues ne sont pas fortuites, ne sont pas absurdes. »
En fait l’icône russe a catalysé tout au long du XXe siècle le mouvement, à la fois utopique et prophétique, de métamorphose et de transfiguration de la peinture en général, et de la vie dans sa totalité vers ce que Bruno Duborgel appelle, face à « l’iconoclasme par excès de l’image naturaliste et par rupture avec elle », « l’obsession iconophile d’approcher une expérience de l’Infigurable ».
Littérature succincte en français:
Egon Sendler, L’icône image de l’invisible. Éléments de théologie, esthétique et technique, Paris, Desclée de Brouwer, 1981 ;
L. Ouspensky, La Théologie de l’icône dans l’Église Orthodoxe, Paris, cerf, 1982 ;
Eugène Troubetzkoï, Trois études sur l’icône, Paris, Ymca-Press/O.E.I.L., 1986 ;
F. Bœspflug, N. Lossky, Nicée II (787-1987). Douze siècles d’images religieuses, Paris, cerf, 1987 ;
Nicéphore, Discours contre les iconoclastes, Paris, Klincksieck, 1989 (traduction et présentation de Marie-José Mondzain-Baudinet) ;
Ephrem Yon, Philippe Sers, Les Saintes Icônes. Une nouvelle interprétation, Paris, 1990 ;
Père Paul Florensky, La perspective inversée. L’Iconostase et autres écrits sur l’art, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1992 traduction et notes de Françoise Lhoest) ;
Mahmoud Zibawi, L’icône. Sens et histoire, Paris, Desclée de Brouwer, 1993 ;
Mahmoud Zibawi, Orients chrétiens, Paris, Desclée de Brouwer, 1995 ;
Bruno Duborgel, Malévitch. La question de l’icône, Université de Saint-Étienne, 1997;
BONNE FÊTE DE L’EXALTATION DE LA SAINTE ET VIVIFIANTE CROIX!
By Jean-Claude on Sep 26th, 2024
С ПРАЗДНИКОМ ВОЗДВИЖЕНИЯ ЧЕСТНОГО И ЖИВОТВОРЯЩЕГО КРЕСТА ГОСПОДНЯ!
L’ÉLÉVATION UNIVERSELLE DE LA CROIX
«Semblablement à la façon dont les quatre bras de la croix se tiennent fermement et se lient solidement l’un à l’autre par le milieu- centre, de même c’est par le truchement de la Force Divine que se tiennent la hauteur, la profondeur, la longueur et la largeur, c’est-à- dire, en quelque sorte, toute créature visible et invisible.» Saint Jean Damascène.
«L’Arbre de Vie, planté par Dieu dans le Paradis, préfigurait la vénérable croix. Car, puisque la mort était entrée au moyen de l’arbre, il convenait que ce soit au moyen de cet arbre que la vie et la résurrection soient gratifiées. C’est la mort du Christ ou la Croix qui nous a revêtus de la Sagesse et de la force hypostatiques de Dieu. Nous aussi nous adorons l’image de la Croix vénérable et vivifiante, nous l’adorons en vénérant non pas sa matière (Dieu nous en préserve), mais l’image comme symbole du Christ.» Saint Jean Damascène.
Les douze fêtes canoniques marquent des événements qui ne sortent pas des limites du cercle évangélique, alors que dans l’Élévation de la Croix on rappelle ce qui s’est passé bien plus tard, bien que, dans son essence, cette fête soit emplie de la même lumière inextinguible commune aux Douze Fêtes Canoniques et qu’elle élève la conscience à la gloire de la prouesse rédemptrice du Christ. On la fête le jour de l’invention de la Croix du Seigneur et, en un sens plus général et plus large, c’est la croix elle-même qui est glorifiée lors de cette fête, en tant qu’instrument de la victoire du Christ sur le péché et la mort. On fête la Croix dressée au-dessus de l’Univers et sanctifiant le monde.
Historiquement, cette fête commémore l’invention de la Croix sur laquelle fut crucifié le Seigneur, qui longtemps resta sous terre
et semblait perdue pour les hommes. Au IVe siècle, l’impératrice Hélène, mère de Constantin le Grand, désira se rendre à Jérusalem pour se prosterner devant les saintes reliques qui y étaient conservées et étaient liées aux souvenirs des événements de la vie terrestre du Sauveur. Selon les sources qui se sont conservées, la cause principale du pèlerinage de l’impératrice Hélène fut le désir de trouver à Jérusalem la Croix sur laquelle le Sauveur avait subi la Passion. Après son arrivée à Jérusalem, selon les indications de l’impératrice Hélène, on commença les fouilles sur le Golgotha, à l’endroit même où le Christ avait subi la Passion. Plusieurs croix furent extraites de la terre et, selon la tradition, il ne fut pas possible de déterminer avec certitude laquelle de ces croix était véritablement celle sur laquelle le Seigneur Lui-Même avait subi la Passion. La Croix fut reconnue et déterminée grâce au miracle qui se produisit. Selon la tradition, près des croix déterrées, une procession funèbre se déroulait et pour mettre à l’épreuve la croix, pour reconnaître laquelle de ces croix déterrées était la croix véritable du Christ, celles-ci furent posées sur le défunt et lorsque celui-ci fut touché par l’une d’elles, se produisit le miracle de la résurrection. C’est ainsi, selon la tradition de l’Église, que fut attestée de manière indubitable l’authenticité de l’invention de la Croix.
Sur l’icône de l’Élévation de la Croix, ce miracle est représenté de façons diverses. Parfois, on ne représente pas le défunt ressuscité, mais un vieillard guéri d’une grave maladie au contact de la Croix; d’une manière ou d’une autre, dans tous les cas, en souvenir de l’événement est conservé le témoignage que la Croix fut identifiée par le miracle qui eut lieu. Dans certaines représentations de ce miracle en Occident, on représente une jeune adolescente ressuscitant au contact du bois de la croix. La croix identifiée et attestée par ce miracle fut élevée et dressée au-dessus du peuple avec une cérémonie particulièrement solennelle. Le patriarche dressa par trois fois sur la place la croix trouvée devant la grande multitude du peuple. Cette cérémonie accomplie par le patriarche, l’élévation de la croix forme
la base des icônes de la fête et est gravée pour l’éternité dans l’action liturgique, dans le rite de la fête célébrée par l’Eglise.
L’évêque ou le prêtre le plus ancien, dans un monastère habituellement, l’hégoumène, accompagné des prêtres concélébrants, sort de l’autel en élevant la croix, se place au centre de l’église, et pendant que l’on chante «Seigneur, aie pitié» répété 400 fois, il accomplit lentement la bénédiction de l’église par la croix en s’inclinant comme s’il s’abîmait dans la mort sur la croix du Christ, puis en se redressant à l’image de la Résurrection.
L’Élévation de la Croix, ce n’est pas uniquement la fête de l’invention de la Croix, mais essentiellement la glorification de la croix comme apparition salvatrice de l’Église, et non seulement de la croix visible, mais de la croix comme force de Dieu contenant le monde. On peut dire que la croix proclame la base même du monde créé. Dans la création même du monde fut mise la pluralité réduite à l’unité : le sceau béni de la croix détermine l’existence à partir de la fondation même. « Au commencement Dieu a créé le ciel et la terre, le monde visible et invisible.» Le monde des ordres angéliques, le monde tangible, corporel, et le monde animal qui ne possède pas la nature spirituelle propre aux anges; et comme dernière création de Dieu, création en quelque sorte culminant en l’homme, se combinent une nature spirituelle propre au monde angélique et une nature affective animale convenant à toute créature animale; ici aussi on peut apercevoir ce même sceau plein de grâce de la croix.
Le monde angélique, qui a reçu dans la création une structure hiérarchique co-subordonnée, porte également, pour ainsi dire dans sa propre organisation, la gloire de la croix. Et tout l’Univers, dès son commencement, est empli de cette gloire, et la croix, bénédiction et base de l’édifice du monde, a été en quelque sorte diffamée et déshonorée par l’apparition du péché, par la chute originelle, qui a engendré la désagrégation de cette sublime unité dans la croix de l’Univers. La chute de l’homme est devenue la source de l’inimitié de la mort, de la désagrégation, et la croix diffamée, dévastée par le péché, est devenue,
plus exactement a été choisie par le Sauveur, comme instrument du rachat du monde désagrégé par le péché, comme étendard de la victoire sur la mort, comme rassemblement dans l’unité du monde endommagé par le péché. Le Sauveur a déployé ses bras sur la croix pour sauver ce qui avait péri, rassembler ce qui avait été dissipé. La croix, source de joie et d’unité bénie du monde, est devenue source de souffrance et de mort, et, choisie à nouveau par le Christ pour le salut du monde, elle redevient le Signe de la victoire sur la mort et elle couronne l’Église de sa gloire au ciel et sur la terre.
Moine Grégoire (Krug), CARNETS D’UN PEINTRE D’ICôNES, Lausanne, l’Âge d’homme
Du journal sporadique – quelques brouillons de poésies, IMPROVISATIONS
By Jean-Claude on Sep 25th, 2024
A propos de l’auteur
Jean-Claude Marcadé, родился в селе Moscardès (Lanas), agrégé de l'Université, docteur ès lettres, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S). , председатель общества "Les Amis d'Antoine Pevsner", куратор выставок в музеях (Pougny, 1992-1993 в Париже и Берлинe ; Le Symbolisme russe, 1999-2000 в Мадриде, Барселоне, Бордо; Malévitch в Париже, 2003 ; Русский Париж.1910-1960, 2003-2004, в Петербурге, Вуппертале, Бордо ; La Russie à l'avant-garde- 1900-1935 в Брюсселе, 2005-2006 ; Malévitch в Барселоне, Билбао, 2006 ; Ланской в Москве, Петербурге, 2006; Родченко в Барселоне (2008).
Автор книг : Malévitch (1990); L'Avant-garde russe. 1907-1927 (1995, 2007); Calder (1996); Eisenstein, Dessins secrets (1998); Anna Staritsky (2000) ; Творчество Н.С. Лескова (2006); Nicolas de Staël. Peintures et dessins (2009)
Malévitch, Kiev, Rodovid, 2013 (en ukrainien); Malévitch, Écrits, t. I, Paris, Allia,2015; Malévitch, Paris, Hazan, 2016Rechercher un article
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