Torse féminin N° 1 de Malévitch
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By Jean-Claude on avril 17th, 2021
Torse féminin N° 1 de Malévitch :
un archétype d’une nouvelle iconicité post-suprématiste
Le tableau Torse féminin N° 1 (huile sur bois, 41x31cm) qui vient d’apparaître dans une collection kiévienne, apporte un nouvel éclairage sur une série assez énigmatique de la fin des années 1920, telle qu’elle fut exposée à la rétrospective de la Galerie Trétiakov en 1929 et à la Galerie d’art de Kiev en 1930. La production de l’artiste ukrainien après 1927 reste encore difficile à classer de façon satisfaisante. Le Torse féminin N°1 nous permet de mettre un peu d’ordre dans cette production picturale.
Le contexte
Entre 1928 et 1934, le fondateur du suprématisme se remet intensément à la peinture et crée plus de deux cents oeuvres dont il est impossible d’établir aujourd’hui une chronologie exacte. On sait seulement que pour la rétrospective que lui consacrera la Galerie Trétiakov à Moscou en 1929, ainsi que pour la rétrospective à la Galerie d’art de Kiev en 1930, Malévitch peindra une série de tableaux impressionnistes qu’il date du début du siècle et reprendra le thème paysan de 1912-1913 qu’il antidatera également[1].
L’artiste a réinterprété également le cubofuturisme de ses débuts, en maintenant souvent des dates anciennes. Malévitch a daté des œuvres peintes à la fin des années 1920 selon la culture picturale qu’elles représentaient et non selon leur date d’exécution. C’est ainsi que Torse féminin N° 1 est daté de 1910, nous y reviendrons.
Toute une série d’œuvres (Le faucheur de la Galerie Trétiakov ; À la datcha[2], Garçonnet – Van’ka[3], du Musée national russe, etc.) reprend les motifs cubofuturistes anciens pour les insérer dans une structure qui tient compte des acquis du suprématisme. Ainsi, la structure est bâtie à partir de bandes colorées pour le fond et de surfaces simplifiées pour le corps des personnages [Jeunes filles dans un champ][4]. On note comme invariant la station verticale de ceux-ci qui occupent l’espace principal du tableau. Dans le post-suprématisme, l’homme se tient face à l’Univers dont les rythmes colorés le traversent. La ligne d’horizon est basse. Il n’y a pas de modelage réel de la couleur.
Importance de la peinture d’icônes
Le retour de Malévitch à la figure d’après 1927 est en fait une synthèse où le sans-objet (bespredmetnost’) vient traverser des hommes représentés dans des postures d’éternité. Le visage du peintre Klioune avait fourni à Malévitch, entre 1909 et 1913, le sujet de différentes métamorphoses stylistiques (symbolistes, primitivistes géométriques, cubofuturistes, réalistes transmentales). Après 1927, il devient le visage paradigmatique du paysan, prenant comme structure de base des archétypes de la peinture d’icônes, en particulier du Pantocrator ou de la Sainte Face orthodoxe (« Christ Archeïropoiète »)[5]. Cet emprunt d’une structure de base empruntée à certaines icônes n’est pas, comme chez les boïtchoukistes, une « tricherie avec les siècles », selon l’expression d’Apollinaire à leur propos[6], mais l’utilisation moderne de « cette forme de la culture supérieure de l’art paysan »[7]:
« A travers l’art de l’icône, je compris le caractère émotionnel de l’art paysan, que j’aimais auparavant, mais dont je n’avais pas élucidé la portée et que j’avais découvert d’après l’étude des icônes. »[8]
Situation dans ce contexte du “Torse féminin N°1”
Quatre éléments principaux interpellent dans cette oeuvre : son iconicité, son élément primitiviste populaire, son alogisme, l’énergie de la couleur.
ICONOCITÉ SUPRÉMATISTE
Le tableau est peint sur un panneau de bois de tilleul. Son fond est de l’huile mélangée à une colle animale et de la craie. Le choix du matériau utilisé n’est pas fait au hasard. Le bois de tilleul est un des matériaux nobles utilisés par les iconographes de la Rous’ et des Balkans ; la colle et la craie sont les ingrédients de ce que l’on appelle le levkas, par lequel les peintres d’icônes recouvrent la planche de bois avant d’inscrire le dessin du sujet à représenter. Ce dessin était appelé opis’ (contour), il traçait les contours du sujet avant la pose des couleurs.
On voit que dans le tableau Torse féminin N°1 Malévitch revient au principe du tableau-icône qu’il avait initié dès le début des années 1910, mais ici avec une nouvelle structure. Bien entendu, Malévitch n’est pas un peintre d’icônes, il est un peintre qui a voulu donner au tableau de chevalet le même statut structurel et métaphysique que celui de l’icône ecclésiale pour créer une nouvelle image du monde. Et cela est totalement différent de l’école byzantiniste boïtchoukiste qui avait l’ambition de revêtir le monde contemporain des formes de l’icône traditionnelle.
On peut considérer que Torse féminin N°1 est, du point de vue formel, comme une suprématisation de l’icône à son rythme minimaliste initial. Il est l’archétype de toute une série de tableaux et de dessins entre 1928 et 1932.
On connaît les oeuvres qui ont suivi immédiatement cet archétype : la toile Torse (Première formation d’une nouvelle image) du Musée national russe (fin des années 1920), qui porte au dos de la main de Malévitch : “N°3, Première formation d’une nouvelle image. Problème couleur et forme et contenu”[9].
Or notre tableau Torse féminin N° 1, porte au dos, de la main de Malévitch : “N°1. Torse féminin couleur et forme”
. On connaît encore un autre Torse féminin, également au Musée national russe, une huile sur contreplaqué de la fin des années 1920, qui porte au dos une inscription de la main de Malévitch : “N°4 Torse féminin”. Développement d’un motif de 1918″[10].
J’émets l’hypothèse qu’une autre toile de la même époque, également au Musée national russe, qui présente une structure identique à notre Torse féminin N° 1, à savoir Torse (Figure au visage rose)[11] est en fait le N° 2 qui suit immédiatement notre N°1 et précède le N° 3.
C’est-à-dire que Malévitch s’est servi du N°1 comme un modèle archétypique, à partir duquel il a créé, tel un musicien des couleurs et de formes, des variations. Cette hypothèse me paraît confortée par la présence de deux trous de chaque côté de la planche, ce qui indique qu’elle a été clouée à un moment pour servir d’exemple pour le travail ultérieur.
Revenons sur le Torse féminin N° 4,
car il s’agit visiblement d’une nouvelle étape dans l’élaboration de la “nouvelle image”, puisque le personnage féminin est doté d’yeux et d’une bouche, mais là aussi, sans le moindre réalisme (il n’y a pas de représentation du nez), le caractère suprématiste iconique intemporel est total.
DATATION
On constate que, comme notre Torse féminin N°1, les oeuvres qui en découlent sont aussi datées 1910, le N° 4 note de façon plus juste “développement d’un motif de 1918”. Pour comprendre à quoi le peintre ukrainien fait allusion, il faut se souvenir de sa lettre à Lissitzky, le 11 février 1925, à un moment où il est attaqué par les tenants du marxisme-léninisme et taxé d’idéaliste et de mystique. Non seulement il ne renie pas sa pensée, mais il la renforce avec son style hautement métaphorique-métonymique, à l’humour gogolien cinglant. Citant ses têtes de “paysans-orthodoxes” du début des années 1910, il déclare :
“J’ai, paraît-il, une tête ordinaire de paysan et il s’est trouvé qu’elle n’était pas ordinaire, car, en fait, si on la regarde du point de vue de l’Orient, elle est tout ce qui pour les Occidentalistes est ordinaire, alors que pour les gens de l’Orient, cela n’est pas devenu ordinaire, tout ce qui est ordinaire se transforme en Icône, car l’Orient est iconique, tandis que l’Occident, c’est la machine, l’objet, les chiottes, l’utilitarisme, la technique, alors qu’ici – l’Usine et les fabriques, c’est le nouvel enfer dont les hommes seront délivrés par la nouvelle image, c’est-à-dire par le nouveau Sauveur. C’est ce Sauveur que j’ai peint en 1909-1910 [antidatation habituelle chez Malévitch !], il est devenu sauveur à travers la Révolution, la révolution est seulement son drapeau, sa thèse par laquelle il est devenu synthèse, c’est-à-dire ‘Nouveau sauveur’ […] Je n’ai pas marché ‘À CÔTÉ de la révolution’, au contraire, j’ai prévu sa synthèse, dès 1909-1910, dans le Nouveau Sauveur. Et cela devient maintenant chez nous en tête des choses. La tour de Tatline, c’est une fiction de la technique occidentale, il va l’envoyer en ce moment à l’exposition parisienne et, bien entendu, il peut aussi construire une pissotière en béton armé pour que chacun s’y trouve un petit coin. Pour moi, tout cela est si clair que je peux sans lampe écrire à propos de l’Orient et de l’Occident.”[12]
Il est donc naturel que Malévitch, quand il revient à la peinture de chevalet et cherche à traduire en “couleur et forme” une nouvelle image-icône de l’homme et du monde, retrouve sa poétique du début des années 1910, où la figure du paysan (pas dans le sens sociologique du terme, mais dans celui de l’homme au sein de la nature) apparaît dans le filigrane de la représentation de l’Orthodoxe, du Pravoslave.
Dans ce prisme, on retrouve à la fin des années 1920 le Suprématisme dans les contours d’une paysanne (Femme au râteau) de la Galerie Trétiakov
ou encore Jeunes filles aux champs
ou les Sportifs du Musée national russe[13],
qui sont dans l’esprit de la notation “couleur et forme” dans notre Torse féminin N°1 où sont affirmées avant tout les intentions purement picturales de l’artiste.
Malévitch a pu dire qu’il ne faisait pas de visage parce qu’il ne voyait pas l’homme de l’avenir, ou plutôt que l’avenir de l’homme était une énigme insondable. Les références christiques ont une forte présence, souvent camouflée, dans le post-suprématisme.
Parmi les impulsions qui ont pu amener le peintre à ces “visages sans visage”, peut-être y a-t-il eu celle qui provient de la pratique catholique romaine de la monstrance.
Bien que Malévitch, baptisé catholique romain à Kiev, n’ait pas été pratiquant, il a certainement fréquenté l’église dans l’enfance et l’adolescence, mais surtout on sait, par sa correspondance avec Mikhaïl Guerchenzon en 1920, depuis Vitebsk, qu’il est “retourné ou bien entré dans le Monde religieux” :
“Je ne sais pourquoi cela s’est fait, je fréquente les églises, regarde les saints et tout le monde spirituel en activité”[14]
Est-ce que parmi les impulsions du “monde religieux”, le peintre aurait pu avoir celle qui est donnée dans l’église catholique romaine par l’adoration de l’hostie dans la lunule de l’ostensoir. Là aussi on a une “présence-absence”. Cette lunule était soit un cercle, soit un croissant de lune. Et l’on note justement que les visages “vides” de Malévitch ont cette forme lunaire. Cette lunule était traditionnellement entourée d’une pièce d’orfèvrerie représentant le soleil. Mais elle pouvait être sans cet ornement. Or précisément Malévitch veut sortir du Monde solaire et ne laisser que la contemplation de l’Acte pur. Notons que Malévitch fait référence à l’adoration du Saint-Sacrement dans la religion catholique dans son étonnant texte de 1924 sur Lénine « Extrait du livre sur le sans-objet » :
« On a enseveli Lénine dans un cercueil vitré pour la seule raison qu’il soit visible comme un Saint-Sacrement. Cette prévision que j’avais écrite s’est véritablement réalisée. Je l’avais écrite sans être au courant de l’idée d’une ouverture vitrée. J’avais pris en considération un cercueil vitré à partir de l’analyse selon laquelle un homme qui passe dans l’état de sainteté est un Saint-Sacrement et le degré de sa sainteté correspond au Saint-Sacrement dans le monde catholique où le Sacrement est mis sous verre »[15]
PRIMITIVISME
Malévitch en appelle à cette époque à un dénudement et non à l’accumulation sauvage. Ce retour aux rythmes premiers, au minimalisme de l’expression figurative a également à voir avec la poétique de l’art populaire qui cherche l’efficacité visuelle par des dessins laconiques, schématiques. Dmytro Horbatchov a montré combien les “visages sans visage” du Malévitch post-suprématiste font penser aux poupées-chiffons qui étaient fabriquées dans le monde paysan ukrainien. Il est intéressant de noter que dès juillet 1930, deux tableaux du cycle paysan sont exposés à Berlin dans le cadre de l’exposition « Sowjetmalerei » ; ils sont antidatés de 1913 et 1915. Le critique Adolf Donath, dans son article du Berliner Tageblatt du 9 juillet 1930, les décrit comme des peintures figuratives représentant des personnages semblables à des poupées rigides et sans visage devant des paysages plats, et d’ajouter :
« On perçoit dans ces œuvres la « machine qui asservit les hommes à la fois dans les arts et autour d’eux. »[16]
De la même façon, dans les bandes colorées sur laquelle se dresse la figure du Torse féminin N°1, bandes colorées que l’on retrouve dans plusieurs oeuvres, et même dans l’huile abstraite de 1932 du Musée national russe, Composition[17], il y a une impulsion donnée par les rayures sur les tabliers des paysannes ukrainiennes, ainsi que sur certains essuie-main ou tapis, en particulier en Polésie, une région d’où vient la lignée des Malewicz. Ces rayures polychromes abstraites se réfèrent à une vision aérienne des champs. C’est l’ultime affirmation malévitchienne de la présence cosmique qui émerge à travers tous les contours de l’homme et de la nature. Le suprématisme avait fait sauter toute circonscription réaliste. Le post-suprématisme restaure la configuration visible, tout en maintenant les exigences du “monde en tant que sans-objet”.
De même le thème de la maison sans fenêtres apparaît, avant l’emprisonnement et les interrogatoires de Malévitch par la Guépéou de la fin septembre au début décembre1930. Il semble alors qu’il s’agit d’une réduction primitiviste minimaliste, presqu’un graffiti, de la philosophie architecturale du peintres, de son “architectonie” aux formes si complexes. Comme le personnage du Torse féminin N° 1qu’il côtoie, cette maison est encore une énigme de que sera l’habitation de l’être humain dans l’avenir. Toutes les maisons, dessinées ou peintes à la fin des années 1920, avant 1930, sont de cette même couleur blanche qui est celle des khatas ukrainiennes. Après 1930, cette maison primitiviste deviendra l’emblème de la prison, symbolisée par la Maison rouge du Musée national russe[18], dans laquelle est désormais enfermé l’homme de la société totalitaire et où le rouge exprime la Passion subie par les emprisonnés.
De la même façon, après l’épreuve des interrogatoires par la police secrète et de la prison, les personnages sans visage deviennent de plus en plus des représentations de l’humanité souffrante, ligotés, mutilés. Pourtant, l’artiste continue à se donner pour tâche ce qu’il a énoncé dans Torse féminin N° 1, à savoir de s’attacher principalement à “la couleur et la forme”. C’est ainsi qu’il inscrit au dos de la toile du début des années 1930, Deux figures masculines, du Musée national russe[19] :
“L’ingénieur, pour exprimer ses desseins, utilise tel ou tel matériau ; l’artiste, pour l’expression des sensations de couleurs, prend telle ou telle forme de la nature. K. Malévitch 1913 Kountsévo.”
Bien entendu, le peintre donne à nouveau non pas la date de l’exécution de son tableau, mais la date initiale, quand cette tâche purement formelle a été conceptuellement pensée.
ALOGISME
Le caractère totalement inédit de cette nouvelle image, telle qu’elle se présente dans Torse féminin N° 1, provient de ce qu’elle montre la femme à la fois tournée vers nous et tournée vers l’Univers. Il semble, en effet, que la partie blanche de droite (le visage et le torse) nous font face, tandis que la partie gauche rouge, qui est surélevée, donne l’impression que le personnage nous tourne le dos et regarde le paysage.
Un autre élément nous interpelle, qu’il ait été conscient ou non pour le peintre, c’est l’écho qu”il entretient avec le célèbre tableau de Caspar David Friedrich Mönch am Meer de Berlin
Deux autres tableaux de Friedrich, Frau vor untergehender Sonne de Essen
ou encore Femme à la fenêtre de Berlin
sont encore plus proches du Torse féminin N° 1; voir aussi Der Wanderer über dem Nebelmeer de Hambourg
, ce qui voudrait dire qu’ici l’iconicité est combinée à une référence de la peinture universelle. Malévitch n’a pas pu ne pas voir les oeuvres de Friedrich lorsqu’il se trouvait à Berlin en avril-mai 1927.[21]
Cet alogisme de la présentation du personnage dans Torse féminin N° 1 se retrouve dans les trois autres tableaux de ce cycle : Torse (Figure au visage rose) <N° 2>, Torse (Première formation d’une nouvelle image N° 3, Torse féminin N° 4. On y relève la même surélévation de l’épaule gauche, qui nous tourne le dos. Le fait qu’il n’y ait pas de bras apparents dans ces torses, comme dans Torse féminin N° 1, a pu être interprété comme une sorte de mutilation, ce qui sera le cas après 1930. En réalité, on peut imaginer que les bras sont croisés derrière ou devant. D’ailleurs l le N° 3, Torse (Première formation d’une nouvelle image de la série, a bien un bras tourné vers nous et l’on peut supposer que du côté gauche, qui nous tourne le dos, le bras est rabattu. Et, de plus, il semble que Malévitch ait voulu dialoguer, dans la création d’une nouvelle forme, avec les torses de son compatriote Archipenko qui, à partir de 1914, a créé toute une série de formes féminines tronquées, sans bras.
Dans le N° 4 on trouve un alogisme encore plus important :
sur le côté gauche, il y a la superposition sur l'”épaule” d’éléments qui pourraient indiquer un vêtement suprématiste avec un col. Le contraste est frappant avec la partie droite tournée vers nous avec la forte présence d’un carré blanc sur l’épaule, laquelle est indiquée par une légère courbure, un bras étant suggéré.
Le voile blanc qui recouvre la tête du personnage féminin lui donne le caractère d’une Fiancée. Souvenons-nous de l’article-poème du journal moscovite Anarchie du 12 juin 1918, intitulé “Les fiancés de l’anneau de l’horizon” qui décrit les artistes qui sont les “amants, les fiancés de la beauté” :
“Le long du visage de la Terre marchaient les chercheurs de la beauté.”
Et la Terre apparaît comme la riche fiancée que les artistes cherchent à débarrasser des “anneaux de l’horizon”.[22]
LA COULEUR
Un autre élément essentiel qui est donné par l’archétype du Torse féminin N° 1, c’est la question de la couleur. On est frappé, dans la production post-suprématiste de Malévitch de façon générale, par son éclatante polychromie. Aux ” imaginaires dans la géométrie ” des formes suprématistes correspond ici ce que l’on pourrait appeler les ” imaginaires dans la couleur”, dans la mesure où l’artiste réfute l’utilisation dans son oeuvre de la vision rétinienne. Déjà en 1913, la pensée que le soleil n’éclaire qu’un monde illusoire avait été affirmée dans l’opéra cubofuturiste de Matiouchine sur un livret de Kroutchonykh La victoire sur le soleil, où apparaît pour la première fois le “carré noir” dans le personnage du Fossoyeur. À partir de 1919-1920, à Vitebsk, il renforce cette idée que la couleur ne vient pas du prisme lumineux et il nomme la place de la couleur dans sa nouvelle figure de l’homme et du monde dans une lettre à Mikhaïl Guerchenzon du 11 avril 1920 :
“J’ai été occupé pendant plusieurs années à mon propre mouvement dans la couleur, en ayant laissé de côté la religion de l’esprit”[23]
Il poursuivra avec constance dans les années 1920 à étudier la question de “la lumière et la couleur”[24],confirmant que la couleur picturale n’a rien à voir avec les prismes que la science optique décortique et analyse. Mentionnons tout particulièrement ce qu’il a affirmé à ce propos lors de son enseignement à l’Institut d’art de Kiev en 1928-1930, c’est-à-dire à l’époque où il peint son Torse féminin N° 1. Réfutant l’idée d’avoir recours pour peindre aux études scientifiques de la couleur, celles, par exemple, d’Ostwald (on pourrait ajouter celles de Chevreul ou de Helmholtz), il écrit :
“Chez nous, on trouve jusqu’ici que les formes architecturales découlent des délibérations d’une assemblée générale de tous les représentants de diverses institutions, qui tous ensemble, dans l’enceinte de la maison érigée, assortissent la “color” qui va au bâtiment en question. Dans un autre cas, si les constructeurs veulent donner une base scientifique à leur peinture, ils s’adressent à Ostwald ou au cabinet de physique optique le plus proche qui s’occupe de l’étude de la couleur.
C’est comme si Picasso ou Braque, après avoir peint les formes d’un tableau, se tournaient vers ce même Ostwald pour qu’il colorie ces formes selon toutes les lois de la science, ou bien qu’une société d’artistes, d’ingénieurs, de boulangers, de représentants de toutes les unions, se réunit pour délibérer ensemble du coloriage de la forme dessinée sur un tableau.”[25]
Le peintre va continuer à réaffirmer le suprématisme après 1930, au coeur de sa production picturale désormais marquée au sceau de la tragédie, celle du génocide par la faim, le holodomor. Il écrit alors sur le “déploiement de la couleur et son dépérissement de par la dépendance des tensions dramatiques”[26] et prépare un livre intitulé La sociologie de l’art, qu’il ne peut réaliser avant sa mort. On peut aisément supposer que le mot “sociologie” n’aurait rien eu à voir avec la signification que Marx et ses continuateurs marxistes-léninistes lui ont donné…
Les bandes multicolores qui représentent le paysage suprématiste sont peintes dans notre tableau Torse féminin N° 1 de façon brutale, rude. Tout le fond de Torse féminin N° 1 est également colorié de façon primitiviste, sauvage, opaque, dans la manière du Matisse de La danse ou des tableaux de Larionov autour de 1910. On pourrait même dire à propos du Torse féminin N° 1 ce qui a été écrit sur la brutalité matissienne, qu’il s’agit d'”une pulsation sauvage qui renvoie à l’archaïque, aux taches primitives“[27]
Cette même violence du coup de pinceau se trouve dans la tête de notre Torse féminin N° 1 où la touche blanche grumeleuse est pleine de palpitations énergielles. On retrouve la même texture dans la khata. La couleur blanche a une signification particulière dans la poétique malévitchienne, fondée sur la sensation du monde. Dans la lettre à Mikhaïl Guerchenzon mentionnée plus haut le peintre écrit :
“Je vois également le nouveau Temple, je le divise en trois actes – coloré, noir et blanc -, dans le blanc je vois l’Acte Pur du Monde, le premier acte coloré en tant que quelque chose de sans-objet, mais en tant qu’une sortie du Monde Solaire et de ses religions.”[28]
On voit précisément dans Torse féminin N° 1 les trois couleurs gris, noir, rouge se confronter au blanc de la partie droite de la figure et de la maison.
Comme dans beaucoup de portraits post-suprématistes, du visage de Torse féminin N°1 émane un élément qui lui donne une dimension “métaphysique” supplémentaire, métaphysique au sens étymologique du terme – au-delà du monde physique. L’artiste ukrainien a entouré à plusieurs reprises les faces des personnes représentées avec des sortes de “nimbes” (des éléments rouges de feu ou bien des chevelures mises en mouvement comme par une brise). On aperçoit sur le côté gauche de la face du personnage de Torse féminin N° 1, ce qui pourrait paraître comme une “bavure”, voire une dégradation, une éraillure, dues aux aléas du vieillissement et des manipulations ; cela me paraît en fait être une ébauche d’un “rayonnement” qui sort de cette nouvelle figure du monde.
De la même façon, le Torse féminin N° 4 est auréolé d’un voile blanc transparent.
CONCLUSION
L’oeuvre Torse féminin N°1 que nous étudions ici est de toute évidence le prototype de tout un groupe d’oeuvres des années 1928-1929 où le peintre ukrainien continue à explorer, à travers la sensation du monde sans-objet, la possibilité de représenter une nouvelle figure de l’homme au sein de la nature. Il s’agit d’une incarnation renouvelée du suprématisme dans des contours iconiques.
Torse féminin N°1 permet de réordonner la production post-suprématiste qui jusqu’ici est présentée de façon générale de façon chaotique et approximative. Il est nécessaire, en premier lieu, de nettement distinguer les oeuvres réalisées avant 1930, dont fait partie Torse féminin N°1. Toutes celles qui ont cette structure iconique, que ce soit avec un visage ou sans visage, forment un tout cohérent. Dans cette période entre 1928 et 1930 où Malévitch est plongé dans l’univers multiforme ukrainien, la création de l’artiste oscille entre une vision reflétant le monde à venir comme plutôt optimiste, bien qu’énigmatique, en tout cas comme une promesse d’un bonheur possible. C’est une série de cet ordre qu’inaugure Torse féminin N°1. Certes un tableau comme Charpentier[29], montré à la rétrospective de la Galerie d’art de Kiev en 1930, contient des éléments inquiétants camouflés : c’est l’Artiste-Christ qui est représenté, comme muselé, tenant dans ses mains les instruments de la crucifixion. Mais il n’y a pas encore la vision tragique qui se manifeste avec force dans des tableaux comme Paysanne <au visage noir>[30], visage noir qui est celui d’un cercueil, cette oeuvre est visiblement du début des années 1930, elle ne saurait être mise dans la période précédente, elle inaugure le cycle qui témoigne de la tragédie que vit le peuple et la société, ce qui se traduira en Ukraine et au Kouban en 1932-1933 par le génocide par la faim (holodomor). De même la toile <Trois> Paysans me paraît à l’évidence avoir été peinte après 1930.[31]
Après l’épreuve de la prison, les personnages sans visage paraissent ligotés, quand ils ont des bras, ou mutilés quand ils n’en ont pas. Les thèmes de la crucifixion, des tombes, de la croix, se font insistants. La maison blanche d’avant 1930 devient la présence menaçante rouge de la prison (pas le rouge de la Beauté du “Carré rouge (Réalisme pictural d’une paysanne en deux dimensions” de 1915[32], mais un rouge de sang).
Ainsi Torse féminin N° 1 donne la possibilité de réviser la présentation de la création post-suprématiste malévitchienne, elle donne aussi la possibilité de comprendre la synthèse qu’a voulu réaliser le peintre ukrainien entre suprématisme, primitivisme, icône, alogisme, énergie colorée. Cette synthèse est unique, d’une totale originalité dans les arts européens de la fin des années 1920 et le début des années 1930.
Jean-Claude Marcadé
Juin-juillet 2018
N.B. de Juillet 2020
Olivier Camy, organisateur du Colloque international consacré à « La Politique de Malévitch » à l’Université de Dijon en décembre 2018 a attiré mon attention sur le rapport qu’il pouvait y avoir entre un tableau suprématiste de Malévitch de 1916-1917 au MoMA et les torses féminins 1 et 2 de la fin des années 1920. En effet on peut voir dans l’œuvre de 1916-1917 un embryon, une sorte de matrice sans-objet de ces torses.