Christof Franzen, un regard suisse sur la Russie
Christof Franzen, un regard suisse sur la Russie
Natif de Bettmeralp dans le Haut-Valais, Christof Franzen est le correspondant de la TV alémanique en Russie. C’est en montagnard qu’il décrypte les jeux de Sotchi où il s’est déjà rendu à de nombreuses reprises ces dix dernières années.
Corruption, atteinte à la nature, gigantisme, site inapproprié: le regard négatif porté en Occident sur les jeux de Sotchi est-il justifié?
Ce seront en tout cas des jeux atypiques. Sans doute géniaux du point de vue de l’organisation et des infrastructures. Le grand problème est de savoir ce qui va advenir de tout cela après, ainsi que le prix que ça a coûté, qui est une vraie folie. Je trouve très bien que la Russie développe les sports d’hiver. Il n’y a pas de raisons que les Russes ne puissent pas skier chez eux. Et ils ont le droit d’organiser des jeux comme n’importe quel autre pays. Mais vouloir développer un domaine skiable à travers les jeux, c’est une faute, surtout en un temps si court. C’est la brièveté des délais – sept ans pour tout construire de zéro – qui a créé une pression énorme et engendré de la corruption. Ces jeux interviennent trop tôt.
C’est le contraire qu’il aurait fallu faire: développer d’abord des stations de sports d’hiver et ensuite, dans dix-quinze ans, lancer une candidature.
Vous vous êtes rendu plusieurs fois dans la station de Krasnaïa Poliana où auront lieu les épreuves, et ce, bien avant déjà la candidature olympique. Comment était-ce?
La première fois que j’y suis allé, il avait tellement neigé qu’ils avaient dû creuser la neige sous le télésiège, mal conçu, pour dégager un passage. Mais ça me rappelait le Bettmeralp de mon enfance, très romantique, avec une bonne atmosphère, une chouette ambiance. Sauf que Bettmeralp, comme la plupart des stations valaisannes, a été développé par les gens sur place, alors que Sotchi a été développé par Moscou avec des méthodes pas franchement idéales. A l’époque, il existait à Krasnaïa Poliana la volonté d’un développement à l’européenne, avec des investissements locaux. Les responsables du coin m’avaient cité ce proverbe: «La montagne n’aime pas les grandes enjambées.» Les Jeux olympiques ont tué tout ça.
Il paraît que la météo y est épouvantable en février…
Tout est possible. J’ai suivi là-bas il y a deux ans les épreuves de Coupe du monde qui se déroulaient justement en février. C’était génial, les conditions étaient extraordinaires. L’an dernier, par contre, il y avait trop de neige et la pluie qui est venue par-dessus. En général c’est vrai, le temps n’est pas terrible à cette période, très imprévisible et changeant en tout cas, c’est tellement proche de la mer. La mer et les montagnes toutes proches représentent quelque chose d’unique que Poutine a mis en avant.
Mais est-ce que c’est une bonne idée de construire des stades de glace dans une région maritime?
Une dame m’a dit là-bas: «Ils ont arraché nos champs de tomates. Que va-t-on faire maintenant? Jouer au curling?»
Après les JO, la Formule 1 à Moscou, puis la Coupe du monde de foot en 2018. Qu’est-ce qui pousse la Russie à vouloir organiser les grands rendez-vous sportifs internationaux?
D’abord, et pour la première fois depuis la disparition de l’Union soviétique, ils ont l’argent pour ça, ou du moins ils pensent qu’ils ont l’argent. La Russie se développe et il existe une volonté de montrer ce développement. C’est un peu du show, c’est concentré sur une brève période dans quelques endroits. Des infrastructures superbes ont été construites à Sotchi, mais ailleurs il n’y a rien. N’empêche, les Russes ont envie de se montrer.
La population supporte donc ces jeux?
Oui en général, tous les sondages le montrent. Les gens sont fiers que leur pays organise un événement de cette envergure. Quand on regarde Sotchi aujourd’hui, si on ne pense pas aux coûts, aux droits bafoués des travailleurs, à la corruption, aux expropriations, c’est très impressionnant, avec des installations de la meilleure qualité possible. Il n’existe pas d’équivalent en Suisse, à une telle échelle.
Les libérations de Khodorkovski et des Pussy Riot sont-elles vraiment liées aux JO?
D’abord c’était le bon moment. Une amnistie de prisonniers était de toute façon prévue pour célébrer les vingt ans de la Constitution. Ensuite un geste de bonne volonté avant les JO ne pouvait pas nuire.
Enfin ça montre surtout que Poutine n’a plus rien à craindre de Khodorkovski, sinon il ne l’aurait pas libéré même avec les JO à venir.
Et puis, avec cette libération, Khodorkovski risque un peu de perdre son statut d’icône, lui qui à son procès interpellait le procureur en lui disant: «Je suis plus libre que vous, je suis prêt à mourir pour mes principes. Vous, quels principes avez-vous?» Prononcés depuis Montreux, des discours de ce genre n’auront pas le même impact.
Après l’attentat récent à Volgograd faut-il craindre pour la sécurité de ces jeux?
Cela fait plusieurs années qu’il y a toujours eu des attentats, y compris à Volgograd. Il n’est même pas sûr que celui-là soit lié avec les JO. Un risque existe, rien n’est à exclure, mais quand même: Sotchi est un endroit plutôt fermé, avec peu d’accès. Les terroristes sont mal équipés, ont des méthodes artisanales. Des attentats pourraient avoir lieu mais plutôt dans une gare à Moscou. Dans les stades de Sotchi, je ne crois pas.
D’où vient ce chiffre qui circule de 20 milliards de dollars détournés?
C’est un économiste, Alexandre Sokolov, qui a présenté un doctorat sur le sujet devant l’Académie des sciences. Il a comparé les coûts des stades de Sotchi avec des objets semblables construits ailleurs et montré qu’ils sont en moyenne entre 2,5 et 3 fois plus chers que ceux de Vancouver et de Turin. Comment expliquer un tel écart, surtout si l’on sait que les ouvriers employés à Sotchi étaient très mal payés?
Le boycott d’Obama est-il mal vécu en Russie?
Obama n’est pas venu non plus à Vancouver.
Mais envoyer comme représentante une tenniswoman lesbienne, je trouve ça intelligent et rigolo.
C’est peut-être ce qu’on aurait dû faire la Suisse, pas un boycott, mais juste un signe. Le documentaire que je viens de réaliser sur Sotchi pour la télévision se termine sur une citation fameuse du poète Tutchef: «On ne comprend pas la Russie avec la raison; on ne la mesure pas avec le mètre commun. Elle a pour soi seule un mètre à sa taille; on ne peut que croire à la Russie.» Une manière de dire qu’avec nos valeurs à nous, nous ne pouvons pas évaluer ce qui se fait en Russie, mais, effectivement, seulement y croire.
© Migros Magazine – Laurent Nicolet