Conférence sur René Girard et son livre « Je vois Satan tomber comme l’éclair « , Lviv, Lvivska Bogoslavska Akadémiya, 16 février 2000 Académie théologique de Lviv)
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« René Girard et son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair », Lviv, Lvivska Bogoslavska Akadémiya, 16 février 2000
RENÉ GIRARD JE VOIS SATAN TOMBER COMME L’ÉCLAIR, Paris, Bernard Grasset,1999
Le livre dont je veux vous entretenir aujourd’hui est sorti à Paris à l’automne 1999, il y a seulement quelques mois. J’ai été tout de suite saisi par la force des idées qui y étaient contenues, en particulier par le fait qu’il s’agissait, de la part de son auteur, René Girard, d’une véritable apologie du christianisme, faite non pas par un théologien du christianisme, mais par un penseur chrétien laïque.
René Girard est l’auteur de nombreux livres sur « la violence et le sacré », sur le « bouc émissaire », sur le mimétisme dont il fait une loi fondamentale du fonctionnement des sociétés depuis l’origine, et leur corollaire le « tous-contre-un ».
Dans son dernier livre, il reprend la plupart de ses idées et présente son entreprise d’apologie du christianisme comme une défense « anthropologique » qui n’est pas religieuse mais « débouche sur le religieux » (p.20).
En ce début du nouveau siècle où la majorité des pays chrétiens d’Occident sont submergés par un néopaganisme insolent et dévastateur, il est de mode de dire que le nouveau siècle est déjà postchrétien, il est tonique et salutaire d’entendre les paroles de conclusion suivante :
« La tentative pour faire oublier aux hommes le souci des victimes, celle de Nietzsche et de Hitler, s’est soldée par une faillite qui semble définitive, au moins pour l’instant. Le triomphe du souci des victimes, ce n’est pourtant pas le christianisme qui en profite dans notre monde, c’est ce qu’il faut appeler l’autre totalitarisme, le plus malin des deux, le plus riche d’avenir, de toute évidence, aussi bien que de présent, celui qui, au lieu de s’opposer ouvertement aux aspirations judéo-chrétiennes, les revendique comme sa chose à lui et conteste l’authenticité du souci des victimes chez les chrétiens […] Au lieu de s’opposer franchement au christianisme, l’autre totalitarisme le déborde sur sa gauche […] Le mouvement antichrétien le plus puissant est celui qui réassume et ”radicalise” le souci des victimes pour le paganiser […] Pour essayer de se rétablir et triompher à nouveau, Satan dans notre monde imite de mieux en mieux le Christ et prétend le dépasser ». (p. 276-277]
Avant d’en venir à cette dénonciation du néopaganisme qui se vêt, tel le geai, des plumes du paon, pour mieux l’annihiler, René Girard réfute les comparatismes, surtout antichrétiens, mais également ceux d’une certaine théologie, qui dominent les études des Saintes Écritures. Pour ces comparatistes , qu’ils soient ethnologues ou même théologiens, les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament relèveraient de la littérature mythique universelle. Il dénonce particulièrement le théologien protestant Rudolf Bultmann pour qui « le récit évangélique ressemble trop à tous les mythes de mort et de résurrection pour ne pas en être un ». (p. 12). C’est précisément à cette idée, qui s’est emparée des contemporains, selon laquelle les Évangiles, le corpus des Saintes Écritures dans son ensemble, seraient de l’ordre du mythique que s’attaque René Girard. L’essentiel de son livre se veut une démonstration du « caractère irréductible » de la différence judéo-chrétienne d’avec les mythes existants. Il sait parfaitement que « les principes de la foi ne sauraient faire l’objet d’une démonstration, mais, dès le début, il affirme :
« Mon raisonnement porte sur des données purement humaines, il relève de l’anthropologie religieuse et non pas de la théologie. » (p. 14)
René Girard ne refuse pas l’idée de comparaison des mythes et des Saintes Écritures. Au contraire il souligne la ressemblance entre, d’un côté, le mythique et, de l’autre, le biblique et l’évangélique pour mieux montrer la « divergence cruciale […] entre les mythes et le christianisme ». (p. 17) Reprenant une idée fondamentale de sa conception du développement des sociétés, il montre que « la violence centrale des mythes archaïques est très semblable à ce que l’on trouve dans de nombreux récits bibliques et aussi, et surtout, à la Passion du Christ ». (p. 16) Dans ce qu »il appelle « la violence mimétique » se produisant dans la communauté lors d’une crise sociale, il y a la réconciliation de la communauté contre une victime unique – le bouc émissaire. Mais la différence fondamentale entre le mythique et le biblique et l’évangélique, c’est que dans les comptes rendus mythiques les victimes de la violence collective sont représentées comme COUPABLES, alors que dans les comptes rendus bibliques et évangéliques les victimes le sont comme INNOCENTES. René Girard donne de nombreux exemples des victimes coupables du mythique contre lesquelles se réconcilient les communautés ét au contraire, des victimes innocentes de l’évangélique dont la reconnaissance de l’innocence ouvre les yeux à la vérité.
La comparaison principale faite par l’auteur et celle du mythe d’Œdipe, d’un côté, et de l’histoire de Joseph et des récits de la Passion, de l’autre. Dans le mythe d’Œdipe, comme dans les mythes de façon générale, « les expulsions du héros sont toujours justifiées. Dans le récit biblique, elles ne le sont jamais. La violence collective est injustifiable ». (p. 173)
« L’histoire de Joseph est un refus des illusions religieuses du paganisme ». (p. 180)
Ainsi René Girard peut-il affirmer que la divergence entre le récit biblique et le mythe d’Œdipe, « c’est la différence entre un univers où la violence arbitraire triomphe sans être reconnue et un univers où cette même violence est au contraire repérée, dénoncée et finalement pardonnée. C’est la différence entre une vérité et un mensonge l’un et l’autre absolus. Ou bien on succombe à la contagion des emballements mimétiques et l’on est dans le mensonge avec les mythes, ou bien on résiste à cette même contagion et on est dans la vérité avec la Bible. » (p. 180)
Dans la Passion, c’est le Dieu-Homme « qui assume volontairement le rôle de la victime unique et rend possible pour la première fois la révélation plénière d’un mécanisme victimaire. Loin de régresser vers la mythologie, le christianisme représente une étape nouvelle de la révélation biblique, au-delà de l’Ancien Testament. Loin de constituer une rechute dans la divination des victimes et la victimisation du divin qui caractérise la mythologie, la divinité de Jésus nous oblige à distinguer deux types de transcendance extérieurement semblables mais radicalement opposées, l’une trompeuse, mensongère, obscurantiste, celle de l’accomplissement non conscient du mécanisme victimaire dans la mythologie, l’autre au contraire véridique, lumineuse, qui détruit les illusions de la première, celle qui commence par l’Ancien Testament et s’épanouit dans le Nouveau. » (p. 205).
De son point de vue anthropologique, René Girard décèle dans les Évangiles un « cycle mimétique ou ”satanique”, c’est la séquence tripartite de la crise d’abord, de la violence collective ensuite, de l’épiphanie religieuse enfin ». (p. 166). Il note qu’à la différence du Décalogue, « Jésus ne parle jamais en termes d’interdits mais « toujours en termes de modèles et d’imitation » (p. 32)
« Ce que Jésus nous invite à imiter, c’est – dit encore René Girard – son propre désir, c’est l’élan qui le dirige lui, Jésus, vers le but qu’il s’est fixé : ressembler le plus possible à Dieu le Père ». (p. 32)
« Jésus nous invite à faire ce qu’il fait lui-même, à devenir tout comme lui imitateur de Dieu le Père ».
Donc, le désir mimétique qui est la manifestation première de l’homme est, d’un côté, « le grand responsable des violences qui nous accablent », mais, d’un autre côté, il est « intrinsèquement bon ; [sans lui] il n’y aurait ni liberté ni humanité » (p. 35) L’imitation de Jésus-Christ à laquelle nous appellent les Évangiles appartient de toute évidence à ce désir mimétique bon en l’homme.
Un des moments les plus riches de la démonstration de René Girard est peut-être dans, si j’ose dire, la réhabilitation de Satan, comme séducteur, semeur de scandales, prince de ce monde, « singe de Dieu » (p. 78) L’imitation du diable, opposée à l’imitation de Dieu, est bien décrite dans ce passage de l’Évangile selon saint Jean qui, dit l’auteur, est souvent « condamné par nos contemporains comme superstitieux et vindicatif ». (p. 7O) :
« Si Dieu était votre Père, vous m’aimeriez, car c’est de Dieu que je suis issu et que je viens ; je ne suis pas venu de moi-même, c’est lui qui m’a envoyé.
Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage ? C’est que vous ne pouvez pas écouter ma parole. Vous avez pour père le diable et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir.
Dès l’origine, ce fut un homicide ; il n’était pas établi dans la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité en lui : quand il dit des mensonges, il les tire de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge. » (Jn, VIII, 42-44) .
« Les fils du diable sont – dit en substance le commentaire de René Girard – les êtres qui se laissent prendre dans le cercle du désir rivalitaire et qui, à leur insu, deviennent les jouets de la violence mimétique. Comme toutes les victimes de ce processus, ”ils ne savent pas ce qu’ils font” (Luc, XXIII, 34). » (p. 72)
Ainsi le diable est à la source du processus mimétique de tous-contre-un, ce mécanisme qui , à l’origine, a « mobilisé les Caïnites contre Abel et, par la suite, de milliers de foules contre des milliers de victimes ». (p. 73)
Certes, René Girard, à la suite de la théologie traditionnelle, ne dote pas Satan d’un être personnel, il ne lui donne aucun poids ontologique qui ferait de ce personnage une espèce de « dieu du mal » (p. 78), mais il souligne la perpétuation de Satan qui « parasite l’être créé de Dieu, en imitant cet être de façon jalouse, grotesque, pervers, aussi contraire que possible à l’imitation droite et docile de Jésus. Satan est imitateur […] au sens rivalitaire du terme. Son royaume est une caricature du royaume de Dieu. Satan est le singe de Dieu ». (p. 78)
Le titre du livre « Je vois Satan tomber comme l’éclair » tiré de l’Évangile selon Saint Luc (X, 18) où le Christ parle aux apôtres du pouvoir qu’il leur a donné de « fouler aux pieds […] toutes puissances de l’Ennemi » mais le Christ ajoute :
« Cependant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous soient soumis ; réjouissez-vous de ce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. »
Dans la première Épître aux Corinthiens (1Co, 2, 8) Saint Paul écrit :
« Si les princes de ce monde avaient connu [la sagesse de Dieu] ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire. »
René Girard constate que le christianisme occidental a occulté l’interprétation d’Origène et des Pères de langue grecque selon laquelle Satan a été dupé par la Croix (p. 230). Il faut lire et relire à ce sujet le livre que le Cardinal Daniélou a consacré en 1948 à Origène (p. 264-269). Cette thèse « assimile la Croix à une espèce de piège divin, une ruse de Dieu, plus forte encore que les ruses de Satan ». (p. 264-269) René Girard pense que « les Pères grecs avaient raison de dire que, dans la Croix, Satan est le mystificateur pris au piège de sa propre mystification ; le mécanisme victimaire était son bien personnel, sa chose à lui, l’instrument de cette autoexpulsion qui met le monde à ses pieds. Dans la Croix ce mécanisme échappe une fois pour toute au contrôle que Satan exerçait sur lui et le monde change de face. » (p. 233)
L’entreprise, qui se veut scientifique et non théologique, de René Girard est claire. Je n’ai pu en donner que quelques grossières approches car l’argumentation de l’auteur est très subtile et doit être suivie, dans ses moindres articulations et ses formulations qui, à chaque fois que la lecture de l’histoire humaine revient sous la forme du cycle mimétique, de la violence collective, du « tous-contre-un », du « bouc émissaire », sont renouvelées et affinées. René Girard définit la Révélation « comme la représentation vraie de ce qui jamais encore n’avait été représenté jusqu’au bout, ou avait été représenté faussement ». (p. 212) Il s’appuie pour ce faire sur le texte de l’Épître aux Colossiens (II, 14-15) :
« [Le Christ] a effacé, au détriment des commandements, l’accusation qui se retournait contre nous, il l’a fait disparaître, il l’a clouée à la croix, il a dépouillé les principautés et les puissances, il les a données en spectacle en les traînant dans son cortège triomphal.
L’accusation qui se retournait contre nous, c’est l’accusation du procureur-Satan, celui qui se manifeste dans Job, celui des « systèmes mythico-rituels » (p. 214)
Et une des conclusions de l’auteur par laquelle je conclurai moi-même est :
« La Croix fait triompher la vérité car, dans les récits évangéliques, la fausseté de l’accusation est révélée, l’importance de Satan ou, ce qui revient au même, celle des principautés et des puissances est à jamais discréditée dans le sillage de la crucifixion […] C’est pourquoi Dante, au fond de son Enfer, a représenté Satan cloué sur la croix. » (p. 214-216)
Lviv, 15-16 février 2000