De la politique extérieure française
Tribune libre
Défense nationale: l’incohérence française
« Polemos pater panton » par Philippe Migault
En matière de défense, la polémique relève quasiment du sport national en France. Certes depuis 1945 la tradition des officiers chargeant leur ministère de tutelle, plume vengeresse au poing, se perd. De Gaulle, l’un des plus critiques durant l’entre-deux guerres, a imposé le silence dans les rangs une fois parvenu au pouvoir.
Mais la crise qui frappe nos forces armées est si dramatique que les langues se délient. Confrontés à une baisse drastique de leurs budgets, à un allongement des programmes, à la réduction continue des achats de nouveaux armements, nos soldats peinent de plus en plus à entretenir leurs systèmes d’armes, à conduire leurs opérations de manière efficiente, avec des matériels performants. Les opérations en Libye ou au Mali ne doivent pas faire illusion. Chacun sait dans l’armée française que pour faire voler un avion ou rouler un blindé il faut fréquemment prélever les pièces de rechange sur un matériel sacrifié à cette fin, pénurie oblige. Le taux de maintien en condition opérationnelle des matériels s’effondre. Otages d’un logiciel mal conçu, le système Louvois, de nombreuses familles de militaires se sont vues privées de moyens financiers alors que les soldats concernés étaient engagés au combat.
Bref, l’armée française ressemble de plus en plus à l’armée russe des années 90. A ceci près que les militaires russes peuvent aujourd’hui compter sur un plan de réarmement et d’investissements en matière de recherche et développement de 590 milliards d’euros courant jusqu’en 2020. Bien entendu il faut encore que les fonds prévus parviennent effectivement aux forces russes et soient dépensés à bon escient…Il n’en demeure pas moins que les sommes que le Kremlin projette de consacrer annuellement à la modernisation de ses troupes représentent plus de quatre fois le budget consenti aux armées françaises pour leurs acquisitions d’armements et leur R&D…
On peut, avec raison, objecter que la lente décrue des budgets de la défense française est une constante depuis la chute de l’Empire soviétique. Il y a plus de vingt ans que les hommes politiques français espèrent, suivant l’expression de Laurent Fabius en 1991, « engranger les dividendes de la paix.» Le souci est précisément que nous n’avons jamais autant fait la guerre que depuis la disparition de l’URSS : Bosnie-Herzégovine, Serbie-Kosovo, Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Mali… Nos forces sont plus constamment et plus lourdement engagées qu’elles ne l’ont jamais été pendant la guerre froide, guerres de décolonisation exceptées. Peu importe à François Hollande, prêt à intervenir partout en considérant simultanément le budget de la défense comme une variable d’ajustement. Peu importe à Laurent Fabius: Celui-ci n’en a jamais été à une incohérence prés. Réclamant à corps et à cris une intervention française en Syrie alors que même le Secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, a récemment reconnu qu’il n’y avait pas de solution militaire dans ce dossier, le ministre français des affaires étrangères s’est signalé par sa méconnaissance des questions de défense et de sécurité.
Force est cependant de constater qu’il n’est pas le seul et que cette diplomatie à courte vue n’est pas l’apanage exclusif de la gauche. Depuis 2007 et l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy l’exécutif français se signale par l’incohérence de sa politique étrangère et de défense.
Evidemment les administrations qui se sont succédé ne manquent pas de faire valoir la « victoire » des armées françaises en Libye en 2011 ou au Mali en 2013. Mais elles font superbement mine d’ignorer que sans l’intervention contre le régime de Kadhafi il n’y aurait sans doute pas eu besoin d’intervenir au Mali contre des bandes islamistes surarmées grâce au pillage des stocks d’armes libyens. Et elles taisent le caractère strictement tactique de ces succès. Certes les puristes ne manqueront pas de souligner que compte tenu de la surface du théâtre d’opérations, incluant France, Méditerranée, Afrique du nord et bande sahélienne, ces victoires ont été remportées dans un cadre opératif et non pas tactique. Mais la remarque n’est valable que du point de vue militaire, nullement politique. Car l’art opératif est au service d’une stratégie. Or la France n’en a aucune.
Les gouvernements successifs expliquent que nous sommes en guerre contre le fondamentalisme islamique depuis le 11 septembre 2001 et que nous sommes intervenus en Afghanistan pour extirper le terrorisme. Pourtant nous nous comportons vis-à-vis de ces Islamistes avec la même tolérance coupable que les Etats-Unis depuis 1979, nous entêtant à ne pas faire de leur destruction notre priorité.
Nous savions qu’en intervenant en Libye nous ferions le jeu des fanatiques d’Al Qaïda au Maghreb Islamique et de leurs alliés locaux. Cela ne nous a pas empêché d’aller au-delà du mandat accordé par le conseil de sécurité des Nations Unies avec les conséquences afférentes.
La guerre contre l’Islam radical s’est poursuivie en 2012 sur le sol français : les attentats commis par Mohamed Merah, formé au djihad au Pakistan, ont fait sept morts, dont trois enfants exécutés à bout portant – et six blessés. Aujourd’hui 50 à 60 djihadistes français partis combattre en Syrie seraient rentrés en France (1). Combien ont été effectivement interpellés, interrogés, mis en examen pour participation à une entreprise terroriste, placés sous surveillance ?
Début 2013 nous sommes intervenus au Mali. Tel César, l’exécutif français a assuré à son opinion publique que la France était venue, avait vu, vaincu, et que les soldats français avaient vocation à rentrer très vite en métropole. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Deux journalistes français ont été assassinés dans le pays par des djihadistes il y a quinze jours. La nécessité d’envoyer des renforts sur place est connue de tous. Et lorsqu’on parle du Mali à un officier français celui-ci soupire invariablement : « nous y sommes pour longtemps ».
Cela n’a pas empêché les autorités françaises non seulement de soutenir l’opposition syrienne, largement constituée de combattants proches de la mouvance Al Qaïda, mais encore de se dire prêtes à lui livrer des armes et à assurer son appui feu aérien via des frappes ciblées, rééditant l’erreur tactique libyenne.
Comment expliquer une telle répétition d’incohérences ?
La réponse n’est pas à chercher du côté de nos forces armées et de nos services de renseignement. Ceux-ci ont fait savoir à plusieurs reprises leurs réserves sur les opérations que l’Elysée a engagé en Libye ou projetait en Syrie.
Elle se situe au niveau de notre personnel politique. L’écrasante majorité des individus qui le compose est d’une complète incompétence sur les questions stratégiques. Une lacune qui se retrouve au plus haut sommet de l’Etat et qui n’est pas illogique.
Car Nicolas Sarkozy et François Hollande sont les deux premiers Présidents de la République française qui n’ont jamais été confrontés à la guerre.
Anecdotique ?
Pour les Israéliens, particulièrement avertis des questions militaires, l’échec de 2006 contre le Hezbollah au sud-Liban s’explique, notamment, parce que pour la première fois dans l’histoire du pays l’équipe dirigeante israélienne n’était pas composée d’hommes ayant exercé des responsabilités au feu et a, en conséquence, agi avec légèreté. On s’engage d’autant plus aisément dans des opérations de guerre quand on ignore ce qu’elles impliquent en termes de périls physiques et politiques, ce qu’elles nécessitent d’efforts de préparation en amont.
Jacques Chirac a été officier de cavalerie durant la guerre d’Algérie. François Mitterrand a été résistant. Valéry Giscard d’Estaing a servi dans les chars de la 1ère armée française contre la Wehrmacht. Ces hommes ont commis quelques erreurs. Mais ils n’ont jamais déclenché une opération sans en avoir, au préalable, pesé les conséquences politiques à long terme.
Nicolas Sarkozy a effectué un service militaire en tant que simple soldat dans une caserne parisienne.
François Hollande a servi comme officier mais sans prendre part à aucune opération. L’un comme l’autre n’ont jamais eu le moindre attrait pour les problématiques des relations internationales et stratégiques.
Conséquence de ce désintérêt, ces deux hommes estiment que l’armée est une administration comme une autre. Un service public d’autant plus maniable que le statut des militaires interdit aux soldats le droit de grève, les prises de position politiques. Ils usent et abusent donc de cet instrument dont ils connaissent toutes les qualités du point de vue de la politique intérieure. Quoi de plus consensuel auprès d’une opinion publique que de céder à la politique de l’émotion, d’intervenir pour une cause apparemment noble ? Quoi de plus émouvant, solennel, que ces cérémonies ou le Président de la République, face aux cercueils des soldats tombés au combat, semble accéder pour quelques instants au statut de chef de guerre, de chef d’Etat véritable, auquel tous nos Présidents ont aspiré depuis la mort de Charles de Gaulle ?
La guerre et les armées sont devenues les pièces d’un jeu médiatico-politique, qui se joue toujours dans un espace-temps limité, celui des politiciens français qui ne voient pas au-delà de l’horizon à six mois. Or il n’est pas de stratégie concevable à court terme. Nous agissons dans l’incohérence, nous finirons par en payer le prix.
(1) « Une filière djihadiste vers la Syrie démantelée en Ile de France », Le Journal du Dimanche, 15 novembre 2013
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction
Philippe Migault est Directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et stratégiques (IRIS). Ses principaux domaines d’expertise sont les questions diplomatiques et stratégiques, les conflits armés et industries de l’armement.
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