Exposition ANNA STARITSKY à l’Archipel Michel Butor à Lucinges, 2023
ANNA STARITSKY
Le sens pictural acéré d’Anna Staritsky se manifeste dans des séries de gouaches, spontanées, aux couleurs vives et aux textures transparentes, dans des dessins à l’encre de Chine, dans la technique mixte des poèmes-objets, dans ses constructions de « livres-objets », dans ses objets-sculptures, pour triompher dans le collage dont elle a été un des maîtres les plus conséquents de la seconde moitié du XXème siècle.
En cela elle est pleinement une artiste de son temps. Plus qu’à une autre époque, le peintre du XXème siècle, une fois libéré de la représentation mimétique du monde, est en quête de moyens toujours nouveaux de présentation, il est en quête de métamorphoses perpétuelles.
Certes, il a pu arriver qu’à certaines époques – et cela est surtout vrai à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, que les artistes aient mis leur talent au service des arts dits « mineurs » ou des arts appliqués. La nouveauté avec le XXème siècle (et la Russie des Ateliers d’art et de technique, les Instituts de la culture artistique picturale[1], autant que le Bauhaus en Allemagne ont joué un rôle de premier plan dans cette association des différentes formes d’art ou d’artisanat), c’est que la distinction entre arts mineurs et ce qu’on appelait « le grand art » s’amenuise chez les artistes d’envergure. Plus de quatre siècles d’académisme renaissant avaient imposé le tableau de chevalet comme étant le genre noble par excellence. On a pris conscience que le pictural en tant que tel, notion plus vaste que celle qui recouvre l’histoire de la peinture, existait avant l’apparition historique du tableau de chevalet. Quel que soit le matériau utilisé, le pictural en tant que tel peut être manifesté.
Ania Staritsky n’eut aucune difficulté à s’inscrire dans ce mouvement. Les traditions ukrainiennes et russes qui faisaient partie intimement de ses acquis culturels et s’alliaient à la dextérité et à l’esprit d’invention favorisèrent son intervention dans plusieurs domaines de l’art. Elle retrouvait ataviquement les gestes de ces paysannes russiennes qui ont su transformer l’objet le plus humble et le plus déshérité en un objet d’art. La critique d’art allemande Herta Wescher, lors d’une visite d’atelier en 1958 a noté : « [Staritsky] porte en elle son origine russe [j’ajouterai : et ukrainienne] comme source constante de son être, comme une protection contre toutes les déroutes. Sans se perdre dans la nostalgie, elle garde intacte le souvenir d’une atmosphère bénéfique qui n‘est liée pour elle à aucun lieu précis, mais qu’elle ressuscite partout où elle s’installe. En quinze jours elle a transformé en un atelier bien à elle le local désert et sinistre découvert au fond d’une vaste cour »[2]
Depuis des temps immémoriaux les Ukrainiens embellissent, de motifs colorés tous les objets de la vie quotidienne : vêtements, vaisselle, ustensiles de cuisine, outils de travail, attelage de chevaux, ameublement, instruments de musique, livres, murs extérieurs. Union de l’utilitaire et de l’esthétique comme dans beaucoup de civilisations anciennes.
Staritsky peignait des meubles, des caisses, des livres qu’elle aimait, elle faisait elle-même ses vêtements ou transformait à sa manière ceux qu’elle achetait, fabriquait des ceintures, des bijoux. Déjà sa compatriote Sonia Delaunay, entre 1909 et 1914 fabriquait une couverture abstraite pour le berceau de son fils, reliait avec les formes les plus modernes des livres, peinturlurait des coffrets de bois ou créait « la première robe simultanée ». La transformation de tous les objets du quotidien part l’art se pratiquera tout au long du XXème siècle. Que l’on songe, entre beaucoup d’exemples, aux inventions cocasses d’Alexandre Calder qui avait horreur des objets achetés et s’ingéniait à les transformer ou à créer d’autres objets utilitaires, selon ses besoins. Ou à la compatriote d’Anna Staritsky, sa contemporaine Ida Karskaya, dont tout l’environnement domestique et l’habillement étaient entièrement fabriqués, de bric et de broc, par elle-même.
Dans la dernière décennie de la vie de Staritsky, les années 1970, ont émergé dans des structures prégnantes les gestes ataviques et le fond archaïque de l’imaginaire slave russien. Ces gestes ancestraux se sont traduits dans deux directions majeures : le collage et la fabrication de livres-objets. C’est la synthèse victorieuse entre le « corps à corps » existentiel avec le matériau artistique des années 1950 et les retrouvailles avec la joie pacifiante de la fabrication artisanale, une reconnaissance de la continuité entre les rythmes du corps et les rythmes du monde ambiant, voire du monde dans son ensemble. Il est remarquable que dans les démonologies qui, thématiquement, dominent la création de Staritsky dans les années 1970, les figures aux contours indéfinis, déchiquetés, se dilatent, épousent les stries de la terre, suivent leurs disharmonies, tout en ne se confondant jamais avec elles.
Ces figures de sorciers, de sorcières, d’esprits de la terre, des eaux, des airs et du feu sont la résurgence des vieilles mythologies païennes du monde russien. Que l’on songe à son compatriote Gogol dont l’œuvre est imprégnée du monde fantastique le plus débridé.
Son bestiaire (les animaux ont toujours été pour elle un objet de prédilection) est d’une richesse inouïe. De façon générale, elle s’intéresse à toutes les sources folkloriques concernant les rites magiques. Son ami, le peintre et essayiste belge Albert Dasnoy a pu lui écrire : « Tu es toi-même assez portée sur la magie »[3]. Il lui recommande de lire l’Autobiographie de John Cowper Powys : « C’est un apôtre des pouvoirs magiques de l’homme et de la nature »[4].
Staritsky compulse à la Bibliothèque publique de Léningrad les recueils de conjurations et en fait faire des photographies. En 1948 déjà, un critique pouvait déclarer : « L’art d’Anna Staritsky est plein d’une poésie étrange et mensongère. Tout y est raffiné et perfide. Sanglant et doux […] L’art d’Anna Staritsky est d’une qualité peu banale. Il est vénéneux, capiteux toujours. Digne de ceux-là qui aiment à glisser un œil par-dessus le mur… »[5]
Ses animaux fabuleux apparaissent dans les collages, mais également dans ses gravures sur linoleum, les mêmes sujets étant tirés de papiers aux couleurs et aux grains les plus variés ; elle avait un goût amoureux pour le papier. L’artiste a exploité toutes les sortes de gravures : sur cuivre, pierre, zinc ou linoleum. Toutes ces techniques ont été mises par elle au service du livre. De ce point de vue, elle a été un constructeur, héritière de l’avant-garde des années 1910 et 1920 dans l’Empire Russe et l’URSS, telle que représentée par Natalia Gontcharova, Larionov, Olga Rozanova, Kroutchonykh, Varvara Stépanova et, à Paris, l’Ukrainienne Sonia Delaunay[6].
Il faut noter également que les expérimentations staritskyennes, fondées sur l’union de l’écrit et du peint, de la poésie et de la feuille de papier, convergent parfois avec des expériences analogues du peintre russe Piotr Mitouritch, beau-frère de Vélimir Khlebnikov. Est-ce que la jeune Ania lors de son séjour à Moscou au début des années 1920 a pu voir les travaux de l’auteur de « l’alphabet graphique », ou s’agit-il simplement d’une convergence ? En tout cas, certaines pages du « graphisme spatial » de Piotr Mitouritch et sa mise en forme des textes paraissent être une des sources de Staritsky dans ce domaine.[7]
Pour chaque livre, l’artiste ukrainienne trouvait des formes nouvelles, mêlant la gravure, le découpage, le pliage, la sculpture sur bois, le tissus cousu, le cuir, fouillant, fougeant, trouant et, finalement, ordonnant en une unité singulière la multiplicité texturelle. Michel Butor se rappelait que pour sa Chanson pour Don Juan, « l’origine du livre, c’est les trous du papier : elle voulait faire un livre en utilisant du papier avec des trous, alors j’ai fait un texte fabriqué avec des trous. Cela ne se voit pas immédiatement mais c’est l’origine du texte »[8]
Dans livre-objet de Staritsky se conjuguent le concept, le geste, la composition, le contraste et la couleur. Le livre-objet est pour elle le lieu par excellence où triomphe en un seul signe qui développe la multiplicité du sens. Très tôt, la poésie a été, avec la musique, sa nourriture spirituelle. Très tôt, elle s’est exercée aux poèmes-objets, choisissant quelques vers pour les tracer sur une surface picturale en les intégrant au matériau. Elle réalisait elle-même les affiches de ses expositions. Revendiquant cette prise de possession du texte, elle écrit : « Vivant quotidiennement avec la musique et la poésie, je suis poussée à une ”jonction des arts” dont les résultats sont de nombreux collages, gravures et gouaches inspirés par des textes poétiques que j’intègre dans mes œuvres ».[9]
Staritsky crée des poèmes-gouaches, des poèmes-collages, des poèmes-gravures, des poèmes-objets. Les fragments de textes sont souvent utilisés par elle dans la composition picturale. L’artiste a recours à toutes les combinaisons possibles : tantôt elle trace les lettres au pinceau ou à l’encre de Chine, tantôt elle utilise les caractères typographiques de divers formats, les répartissant dans une composition libre. Souvent, on trouve des vers de poètes français, mais il y a des compositions avec l’élément calligraphique russe des vers. C’est ainsi que fut réalisée la série des « incantations » à partir de livres de la région d’Olonetsk rassemblées en 1912 dans la république de Carélie : les feuilles sont fabriquées à la manière des manuscrits en parchemin. Sur le thème des incantations Staritsky a mis en forme le livre Incantation du loup-garou (1979, 5 exemplaires en cotonette et 10 exemplaires en coton).
Dans ce jeu typographique-graphique-pictural le texte poétique devient lui-même polyphonique. L’écriture, la voix des vers et le trait coloré constituent un tout où chaque élément entre l’un dans l’autre comme des papiers-gigognes. Dans les séries des poèmes-objet, comme dans les livres-objets, où elle emploie les techniques les plus variées, les matériaux les plus divers, les lettres de l’alphabet sont soumises à divers traitements formels, se répandent sur la surface picturale en lignes horizontales ou zigzagantes nous faisant resouvenir, encore une fois, qu’écriture et peinture sont, de la façon la plus archaïque, liées, sont dans une même position ontologique et gestique. Faut-il rappeler que dans toutes les langues slaves peindre et écrire se disent avec le même verbe – héritage de la Grèce par qui est entrée la peinture ou zôgraphie. Anna Staritsky n’avait pas besoin de passer par la Chine ou l’Extrême-Orient, comme d’autres peintres de sa génération l’ont fait souvent de manière appliquée, plus par goût pour une tradition européenne orientaliste exotique que par un mouvement organique où l’écrit et le peint ont le même statut dans le tracé du rythme.
L’historien de l’art belge Roger van Gindertael commentant le premier livre qu’elle ait illustré entièrement à la main, en peignant les compositions en couleurs de chacun des 150 exemplaires de L’espace à fresque de Robert Droguet pour les éditions de Beaune en 1955, écrit qu’elle a su « retrouver-là l’équivalent de l’exercice ininterrompu des mains chinoises recommençant sans cesse le même dessin pour atteindre chaque fois à un plus parfait dépouillement ».[10]
Plus de vingt ans plus tard, Michel Butor dira que Staritsky « retrouve une continuité entre le tableau et le volume (le livre au sens habituel) qui avait été perdue depuis longtemps […] Chez elle, il y a une exploration méthodique de cet espace qui va du tableau au livre, dans un sens et dans l’autre ».[11]
Anna Staritsky a exécuté quelques livres sur des sujets russes. Outre l’Incantation du loup-garou, ont paru en russe : Le Dit de la terre russienne (1967, xylographie et linogravure, 25 exemplaires), début d’un poème du XIIIe ècle trouvé dans un manuscrit du XVe siècle au monastère des Grottes de Pskov ; le Livre du guérisseur (1976, 1 seul exemplaire) ; Otpousk (bénédiction finale de la liturgie orthodoxe russienne), livre sous forme de boîte (2 exemplaires) et une traduction française à partir du vieux-russe La légende du royaume de l’Inde(1973, 15 exemplaires) ; Le brigadier d’Iliazd (dans la traduction du célèbre poète français Guillevic, 1980). Il est impossible d’ énumérer tous les livres-objets mis en forme par Anna Staritsky en collaboration avec les poètes et écrivains de langue française : Gaston Puel, Pierre Albert-Birot, Albert Dasnoy, Guillevic, Jean Follain, Michel Seuphor, Pierre Restany, Michel Butor… Elle a effectué un travail particulièrement fécond avec Michel Butor, trouvant dans l’écrivain, le poète et le théoricien un complice idéal dans le dialogue de la peinture et de la poésie. Ce n’est pas un hasard si le poème de Michel Butor Une chanson pour Don Juan (mis en forme en 1973) est dédié précisément à Ania Staritsky. De Michel Butor parurent Imprécations contre les fourmis d’Argentine (1973), Avertissement aux locataires indésirables (1975), Allumettes pour un bûcher de la cour de la vieille Sorbonne (1975) et en 1980, juste avant la mort de l’artiste, Musique pour un Don Juan aveugle sourd (4 livres formant un boîtier pour disques de grammophone, dans lequel, outre le travail pictural, calligraphique, typographique, lithographique de Staritsky, sont insérés des textes autographes de Michel Butor.[12]
En parcourant la création aux multiples facettes d’Anna Staritsky, nous avons la conviction que nous nous trouvons devant une des plus cohérentes, strictes et originales expressions de l’art de la seconde moitié du XXe siècle.
Jean-Claude Marcadé
Mai 2023