Irina Stoljarova sur Leskov
И.В. Столярова, На пути к преображению : человек в прозе Н.С. Лескова, СПб, С.-Петербургский университет, 2012 (326 p.)
Mme Stoljarova est une éminente leskoviste qui a enrichi par de très nombreux articles[1] la connaissance de l’auteur des Soborjane [Le clergé de la cathédrale], de Očarovannyj strannik [L’errant enchanté] et de tant d’autres chefs-d’œuvre de la littérature. Mme Stoljarova est également aujourd’hui à la tête de la rédaction des Œuvres complètes en trente tomes de Leskov dont elle vient de mettre sous presse le 12ème tome[2].
A l’époque soviétique, Irina Vladimirovna Stoljarova a publié une monographie de Leskov sous le titre В поисках идеала. Творчество Н.С. Лескова [En quête d’idéal. L’oeuvre de N.S. Leskov, 1978, voir la recension dans Rev. Étud. Slaves, Paris, LVIII/3, p. 508]. Malgré les contraintes idéologiques qui grevaient toutes les recherches en Union Soviétique, Irina Stoljarova avait réussi à concentrer son étude monographique sur la dimension éthique qui se dégage des œuvres de Leskov. Elle ne pouvait alors donner à cette dimension éthique qu’un éclairage « humaniste » et non pas spirituel orthodoxe.
Aujourd’hui, avec son nouveau livre qui réunit un certain nombre d’articles publiés après 1978, elle peut en toute liberté développer ce qui lui paraît être l’élément majeur qui traverse toute la création de l’auteur de L’errant enchanté, à savoir l’esprit profondément religieux des héros leskoviens, opposé à toute rationalisation de l’existence.
La plupart des critiques littéraires russes, avant et après la révolution bolchevique de 1917, aussi bien que beaucoup de critiques occidentaux, ont souligné le profond esprit religieux qui traverse l’œuvre de Leskov, qui en font, sous cet aspect, un émule de ses contemporains Dostoevskij et Tolstoj. D’une certaine manière, le nouveau livre de Mme Stoljarova développe de façon magistrale ce qui avait été esquissé par nombre d’historiens de la littérature comme Akim Volynskij, Nikolaj Lerner, ou même, au début de l’époque soviétique, le marxiste Pëtr Kogan qui pouvait écrire ; « L’époque [de Leskov] partageait les gens en radicaux et révolutionnaires, lui les partageait entre personnes morales et personnes immorales. Son époque n’était pas religieuse, c’était l’époque du culte des sciences naturelles. Lui, il était le porte-parole d’un mode de penser religieux. »[3] Ou bien encore, le critique allemand Eberhard Reisser note en 1929 que « Leskov ne cesse pas de tourner ses pensées vers les questions de la foi. »[4] Rappelons-nous aussi que Walter Benjamin voyait dans la grande nouvelle L’errant enchanté, entre autres, la marque de la pensée d’Origène sur l’apocatastase…
Irina Stoljarova mentionne, dès l’abord, que Leskov a affirmé que, pour lui, l’Évangile n’était pas une doctrine abstraite, mais un guide pratique qui contenait les règles morales essentielles pour l’homme (p. 4). Le livre de l’auteure est donc consacré principalement à faire apparaître la pensée d’un des grands esprits spirituels de la littérature russe. C’est ainsi qu’elle a mis ses études des diverses œuvres de Leskov sous l’égide de la Transfiguration, en citant dans Soborjane le passage de l’homélie du protopope Tuberozov , précisément le jour de cette grande fête de l’Orthodoxie, où il proclame « la nécessité [pour l’homme] d’opérer constamment sa propre transfiguration, afin d’avoir la force, dans tous les combats, de se forger comme du métal solide et ductile et de ne pas être laminé comme une vile argile qui se dessèche en gardant l’empreinte du pied qui l’a foulée ». (Soborjane, Première Partie, ch. V, Journal en demi-coton du Père Tuberozov au 6 août 1837).
C’est ainsi qu’Irina Stoljarova fait ressortir ce trait à la fois moral et mystique dans une série d’articles portant sur des nouvelles choisies justement pour illustrer cette approche, tout spécialement На краю светa [Aux confins du monde] Очарованный странник [L’errant enchanté], Запечатленный ангел [L’Ange scellé], Отборное зерно [Du grain de choix], Шерамур [Cheramour], Томление духа [La consomption de l’esprit], et beaucoup d’autres mentionnées tout au long de l’ouvrage.
C’est l’homme russe «éternel» que Leskov, selon Irina Stoljarova, a scruté. La lecture des nouvelles analysées vise à faire apparaître une permanence chez cet homme russe de la quête d’un idéal de beauté, de bonté, de transfiguration. L’enquête psychologique, éthique, philosophique, spirituelle est servie par des analyses d’une grande finesse. Cela est peut-être le plus magistralement exposé dans le chapitre qu’elle consacre aux « Motifs eschatologiques dans la nouvelle L’errant enchanté » (p. 208-230). L’auteure avait auparavant souligné « le talent de l’homme russe capable de manifester dans son activité l’imagination la plus insolente [derzkaja fantazija] » (p. 71), « de manifester ses grands dons innés, son énorme force potentielle [ogromnaja nerastračennaja sila], l’audace, capable de tout démolir [vsesokrušitel’naja derzost‘], de l’esprit“. (p. 80).
Le dit et le non-dit de la vision leskovienne de la Russie et de l’homme russe, c’est celle de la sainteté russienne, de la Svjataja Rus’, de la Sainte Rus’, donc pas uniquement impériale-pétrine-russe, comme l’a inconsidérément montré l’exposition du Louvre « Sainte Russie » en 2010… Irina Stoljarova n’hésite pas à écrire que le héros de L’errant enchanté, Ivan Sever’janyč Fljagin, dans ses chutes et ses relèvements épiques, « semble réaliser, par toute la complexion de sa personnalité, l’intuition [dogadka] et le rêve de Gogol’ sur le preux [bogatyr’] qui doit apparaître dans les énormes espaces russiens ; c’est ainsi que dans le développement de sa personnalité, il incarne la foi de Gogol’ précisément dans cet héroïsme de preux qui est celui de l’homme russe ».(p. 70) La référence à l’Ukrainien Gogol’ est bien venue, puisque l’on sait que Leskov a su faire coexister lui aussi, dans son œuvre et dans la manipulation de la langue, les éléments des cultures russe et ukrainienne.
L’ auteure voit également dans la volonté de l’errant enchanté de mourir pour son peuple (ce caractère sacrificiel se trouve dans beaucoup d’autres récits) une convergence avec les vues éthico-philosophiques de Dostoevskij dans les années 1860-1870.
Dans son approche philosophique de la création leskovienne, Irina Stoljarova se réfère en particulier à Nikolaj Berdjaev et à sa constante recherche d’identification de l’homme russe. C’est ainsi qu’elle peut terminer son chapitre sur L’errant enchanté par cette affirmation : « Il est évident que, dans les dispositions d’esprit [umonastroenija] eschatologiques des hommes russes, dispositions qui leur sont propres à différentes périodes de notre histoire, c’est précisément la présence de semblables espérances dans la transfiguration du monde dans l’esprit des idées chrétiennes du salut général, de l’amour et de la bonté, qui a donné des raisons à Berdjaev de parler de la luminosité [prosvetlënnost’], comme d’une spécificité de l’eschatologie russe. » (p.229).
Mme Stoljarova insiste à plusieurs reprises sur l’élément de catharsis qui permet aux héros leskoviens de surmonter les tribulations de la vie, les crises morales, l’état peccamineux, pour atteindre la liberté intérieure, une nouvelle plénitude des forces. Cela, c’est l’aspect « humaniste », lequel est traversé, comme illuminé, par l’idéal évangélique auquel l’écrivain n’a jamais cessé d’adhérer. Cette transformation de l’homme lui permet d’atteindre la déification, la theosis, le bogopodobie, qui, depuis St Grégoire Palamas et la forte insertion de l’hésychie dans l’Orthodoxie russienne, sont le filigrane de l’idéal de transfiguration de l’être humain, au-delà de ses chutes et de ses excès déviants. Il faut lire attentivement le chapitre qu’Irina Stoljarova a intitulé « Le miracle de la transfiguration de l’homme dans la création de Leskov et la tradition évangélique de la Transfiguration du Seigneur » (p. 246-261). Il est curieux que l’auteure appelle de façon récurrente le récit biblique « légende », alors qu’elle semble prendre à son compte l’orthodoxie de l’écrivain et de sa croyance au Dieu-Homme : sans doute un reliquat de la science soviétique ?
En tout cas, elle donne une place importante, dans son investigation de la transfiguration, à la nouvelle de 1890, Томление духа [La consomption de l’esprit[5]]. Le héros n’est pas un Russe (ce que ne précise pas Mme Stoljarova) mais un modeste précepteur allemand dans une maison de seigneurs, le type même du malen’kij čelovek, plein de bizarreries et quelque peu ridicule, Ivan Jakovlevič, que ses maîtres appellent Koza, la Chèvre, car on a même oublié son nom de famille. Il est chassé de la maison pour sa dénonciation virulente, au nom du message évangélique du Christ, d’une injustice et d’un mensonge éhonté : grâce aux faux témoignages de toute la maisonnée on a fouetté (vysekli) un domestique pour un acte commis en fait par le fils de la femme du gouverneur de l’endroit en visite. Koza part sur la route de l’exil sans la moindre plainte. A sa rencontre viennent les enfants qui étaient ses élèves et ont participé à l’iniquité, ils l’appellent : Koza leur tient le même langage de l’ Évangile, qu’il faut « faire l’œuvre de Dieu », qu’il ne faut pas avoir peur, qu’entre lui et ceux qui l’ont chassé, il n’y a pas la peur mais le Christ ; et là se produit un événement inattendu : le visage du petit homme sans intérêt est inondé de lumière et les enfants rapportent « que soudain il était comme devenu quelqu’un d’autre : il avait en quelque sorte grandi et s’était entièrement illuminé [rassvetilsja] »[6]. Est-ce un effet d’optique provoqué par l’éclairage solaire ou est-ce la lumière du Thabor qui s’est alors manifestée, fait semblant de s’interroger l’écrivain. Tout indique qu’il s’agit bien d’une transfiguration spirituelle. Toute la personne de Koza subit une mutation, sa voix se transforme elle aussi et il devient invisible. Et Irina Stoljarova de commenter avec justesse : « Dans le finale, l’image de Koza subit une nouvelle et substantielle transformation : il atteint l’ultime degré du perfectionnement dans la déification, il perd sa nature matérielle, est transporté dans le monde d’En-Haut et se fond pleinement dans Dieu-le Père. » (p. 258)
On le voit, pour Leskov, il s’agit bien de faits de la vie spirituelle qui sont universels et ne sont pas propres au seul homme russe. Irina Stoljarova trouve des échos de la métamorphose spirituelle du héros de Tomlenie duxa chez d’autres personnages leskoviens (par exemple Odnodum, le Monoidéiste, le diacre Achille et le touchant nain Nikolaj Afanas’evič dans Soborjane ou encore le petit homme, faible et sans défense qu’est le père Kiriak dans Na kraju sveta). Mais elle note aussi des similitudes avec le sublime « idiot » de Dostoevskij, le prince Myškin qui, lui aussi, présente « des traits d’enfantillage et de fragilité physique maladive » (p. 258).
L’angle philosophique-éthique qu’Irina Stoljarova a choisi pour décrypter de façon insistante la vision du monde essentielle de Leskov laisse, cependant, totalement ouvert l’autre aspect du génie de l’auteur de L’Ange scellé, celui de son écriture qui le distingue radicalement des autres écrivains contemporains. Grâce à cette écriture « autre », Leskov annonce le renouvellement du langage artistique russe au XXème siècle, de Remizov à Solženitsyn.
Jean-Claude Marcadé
[1] Voir les occurrences de Столярова, И.В. dans Библиографический указатель литературы о Н.С. Лескове : 1917-1996, под общей редакции И.В. Столяровой; библиографическая редакция М.Д. Эльзона, СПб, Петербургский университет, 2003
[2] Н.С. Лесков, Полное собрание сочинений в тридцати томах, Москва, «Терра». Le premier tome a paru en 1996 avec une grande introduction d’Irina Stoljarova, «Leskov et la Russie», repris dans son nouvel ouvrage; le tome 11 a paru en 1912.
[3] П.С. Коган, «Н.С. Лесков. Характеристика», в кн. Н.С. Лесков, Избранные произведения, Москва-Ленинград, 1934, с. 9
[4] Eberhard Reisser, « Die Leskowforschung der letzen Jahre », Zeitschrift für Slawische Philologie, 1929, Bd. 6
[5] L’expression « Томление духа » revient à plusieurs reprises dans la traduction russe de l’Ecclésiaste (1, 14 ; 1, 17 ; 4, 4 ; 4, 6) ; dans la plupart des langues européennes cette expression est généralement rendue par « poursuite du vent » (chez Luther, par « Haschen nach Wind »), mais la King’s John Version traduit par « vexation of spirit »
[6] Н.С. Лесков, «Томление духа. Из отроческих воспоминаний», в Полное собрание сочинений Н.С. Лескова, С.-Петербург, Маркс, 1903, т. 16, с.