La Suisse et la Russie pour l’innovation
Tribune libre
L’innovation : les leçons de la Suisse pour la Russie
« Promenades d’un économiste solitaire » par Jacques Sapir*
La tenue du premier « Russian-Swiss Innovation Day », organisé à l’initiative de M. Frederik Paulsen, le consul honoraire de Russie, a été l’occasion de comparer les logiques d’innovations entre la Suisse et la Russie.
Cette comparaison peut surprendre au premier abord. Si l’on regarde la taille respective de ces économies, la Suisse serait un écureuil quant la Russie serait un ours. Pourtant, en matière d’innovation, la Suisse pèse bien plus que ce que l’on pourrait imaginer sur la base de sa population et de son territoire. Le succès du « modèle » suisse en matière d’innovation est indéniable et alimente le dynamisme de la Suisse Romande. Les exportations des secteurs de la pharmacie, du matériel médical, de la mécanique de précision tirent l’économie et sont fortement liées aux innovations.
Ces dernières se sont agglomérées et constituent désormais des grappes d’innovations que se renforcent mutuellement. On peut donc parler de la constitution d’un « district innovateur » à propos de l’ensemble constitué autour de Lausanne et de ses environs. Il est animé par de prestigieuses universités (l’UNIL et l’EPFL (1) entre autres), des laboratoires tant publics que privés et dont certains hébergent des projets géants tel Human Brain, et des entreprises qui vont de la start-up jusqu’à la multinationale en passant par l’entreprise de taille moyenne.
Les fondements de l’existence des « districts d’innovation (2) »
Mais comment peut-on réussir à créer un ensemble dynamique autour de l’innovation ? Les responsables du projet Skolkovo ont présenté leur vision de ce projet ambitieux qui draine déjà des capitaux considérables. Annoncé à grands sons de trompes par D. Medvedev du temps où il était président, il semble cependant avoir été sensiblement réduit et a donné lieu à des enquêtes pour détournement des fonds publics. On ne compte aujourd’hui (2013), selon M. Mikhaïl Myagkov, le vice-Président de l’institut de Skolkovo, que trente-huit étudiants à Skolkovo et l’on en attend en 2018 au plus deux mille. C’est dire que l’on est loin non seulement des grandes plates-formes que sont la Silicon Valley (avec l’université Stanford) ou la région de Boston (avec le MIT) mais aussi la région de Toulouse en France ou le plateau d’Orsay. Skolkovo est même de taille réduite quand on le compare au centre constitué par l’EPFL, qui compte quant à elle 4000 étudiants et près de 2500 chercheurs à plein temps, ou à l’UNIL sur Lausanne.
Traditionnellement, les districts innovateurs se sont créés autour de grands centres universitaires. De ce point de vue, les présentations du président de l’EPFL M. Patrick Abisher, de Dominique Arlettaz, le recteur de l’UNIL ou de Martin Vetterli, le Président du Conseil National de la recherche helvétique tranchaient sur le discours convenu des représentants de Skolkovo. Les intervenants suisses ont d’ailleurs insisté sur trois points qui, à leurs yeux, ont été essentiels dans la constitution d’un « district d’innovation » autour de Lausanne.
Le premier est la présence de grandes institutions universitaires multidisciplinaires qui assurent l’existence d’un vivier, tant par les professeurs que par les étudiants avancés et les post-doctorants, pour l’innovation. Les grandes universités, par l’offre qu’elles proposent sur un même lieu mais aussi par les habitudes de coopération qui se tissent entre étudiants, enseignants et chercheurs, sont donc des terrains particulièrement importants de ce point de vue.
Le second est l’importance des financements publics. Ces derniers sont essentiels à la fois pour le développement de la recherche fondamentale, mais aussi pour une large part de la recherche appliquée. De fait, ainsi qu’il fut rappelé par divers intervenants, les différents fonds publics suisses contribuent à hauteur de 75% à 90% (selon les projets) au financement global. En un temps où l’on ne cesse de vanter les attraits du PPP (Partenariat Public Privé), il était bon que soit rétablie la vérité des chiffres.
Le troisième point essentiel, largement souligné par divers intervenants, est un esprit d’ouverture, tant vis-à-vis des chercheurs qui viennent du monde entier que du point de vue des entreprises, que celles-ci viennent, attirées par le « district d’innovation » ou qu’elles se créent (start-up). Sur ce point précis, les intervenants ont insisté sur la grande « mortalité » dans les entreprises naissantes (environ 90%). En fait, compte tenu de l’extrême nouveauté des domaines sur lesquels se développent ces entreprises, l’échec est statistiquement plus la règle que l’exception. C’est l’application du principe « essai et erreur » qui est le seul permettant de dégager une bonne articulation entre un principe innovant et une forme particulière mise en œuvre dans une entreprise donnée.
L’innovation en Russie
On pourrait croire que la Russie s’est ainsi enferrée dans un projet sans avenir, mais ce n’est nullement le cas. D’autres intervenants ont montré que l’innovation se développait rapidement dans de très nombreuses villes de Russie à travers la création de Technoparcs et d’incubateurs. En fait, depuis maintenant près de quatre années, toutes les grandes universités d’État et les Écoles Spécialisées, ont créé des parcs d’innovation. Le plus connu est sans nul doute celui de l’université de Novossibirsk, mais d’autres existent dans les grands centres universitaires.
Mme Irina Ananich, directrice de la coopération stratégique à l’agence russe de l’énergie, M. Alexander Yakunin, directeur du département des industries radio-électroniques au sein du Ministère de l’Industrie et du Commerce ou encore M. Maxim Cherednichenko, vice-Directeur du centre de Belgorod sur les énergies alternatives, ont multiplié les exemples de la constitution de « grappes » d’innovation, se traduisant par des développements industriels importants.
Elles sont le produit d’une interaction forte entre un potentiel scientifique de grande qualité et des financements, directs ou indirects, de l’État. Les industriels, tant russes qu’étrangers, d’ailleurs ne s’y trompent pas et développent (ou prennent des participations) des entreprises à côté des parcs et des incubateurs où se développent ces « grappes » d’innovation.
Madame Ananich a aussi insisté sur le potentiel que représente le secteur agricole russe, tant en ce qui concerne les biomatériaux que pour le développement de formes alternatives d’énergies. Les études, dont certaines ont été menées conjointement avec des sociétés suisses, ont montré l’intérêt de la création de centrales thermiques de petites tailles pour fournir de l’énergie de manière décentralisée, en particulier dans le cas des communautés rurales. Ces centrales devraient utiliser les déchets de l’agriculture (la biomasse). De même, l’utilisation de certains déchets pour alimenter les centrales thermiques est une solution pour les villes. Un point particulièrement important est que la question du développement des énergies nouvelles allait main dans la main avec celle du traitement des déchets mais aussi celle du traitement de l’eau. On a donc ici un exemple très parlant de la nécessité d’associer différents champs disciplinaires dans le domaine des sciences de la nature (de la biologie à la physique), mais aussi de les relier avec des sciences sociales, comme l’économie (pour une analyse des coûts), la sociologie ou la démographie (pour prévoir la dynamique temporelle de ces communautés).
D’autres exemples ont été fournis, qui confirment la nécessité de ce « penser global » qui est à la base de l’innovation moderne.
On constate ainsi que non seulement le potentiel d’innovation de la Russie est important dans ces domaines, mais que les débouchés existent. La coopération internationale sur certains de ces projets est déjà largement développée. Le directeur du département de l’innovation de Rostekhnologia (entreprise d’État) et le Recteur de l’Institut Baumann de Moscou ont insisté sur les synergies qui se mettent en place depuis plusieurs années entre la recherche fondamentale et le développement d’applications, dont Rostekhnologia assure alors l’industrialisation, soit dans des entreprises à capitaux publics soit dans des entreprises mixtes.
Il ne faudrait donc pas que Skolkovo devienne l’arbre qui masque la forêt. L’innovation se développe rapidement en Russie. Mais, tout ceci n’aura de sens que si le mouvement des investissements en capital fixe se maintient en Russie. Pour que les innovations se diffusent dans le pays, il faut non seulement que l’investissement se développe, mais que la part de cet investissement qui concerne les équipements industriels ne faiblisse pas.
L’innovation ne se décrète donc pas et ne naît pas de gens qui crieraient en sautant sur les chaises « innovons, innovons… ». Elle ne se décrète pas non plus par la constitution d’agences publiques spécialisées ciblant un domaine particulier, même si elle peut nécessiter la constitution d’institutions financières adaptées. Elle implique de penser globalement la politique économique et le système de recherche et d’éducation. Elle implique aussi de maintenir un tissu économique équilibré afin d’assurer la demande. Elle implique enfin de penser le financement dans toute sa complexité, et d’assurer que les instruments microéconomiques mais aussi macroéconomiques (et au premier plan la politique monétaire avec la politique de la Banque Centrale) soient cohérents avec cette politique. Elle implique enfin un engagement constant de l’État sur l’ensemble de ses moyens. Rien de tout cela n’est aisé, et certains de ces instruments pourraient se révéler contradictoires avec les règles actuelles de l’Union européenne.
(1) Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne.
(2) On transpose ici la notion de « district industriel » élaborée par A. Marshall et reprise dans la géographie économique moderne à la théorie de l’innovation ; voir : A. Marshall, Elements of Economics of Industry, Londres, Macmillan, 1900 ; voir G. Becattini, (ed.), Mercato et forze locali : il distretto industriale, Bologne, Il Mulino, 1987 ; et G. Benko et A. Lipietz, (dirs.), Les régions qui gagnent, Paris, PUF, 1992.
L’opinion exprimee dans cet article ne coïncide pas forcement avec la position de la redaction, l’auteur étant extérieur à RIA Novosti.
*Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l’EHESS-Paris et au Collège d’économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.Il est l’auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).
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