La Toison d’or et ses Salons
La Toison d’or et ses Salons
On sait bien aujourd’hui que la circulation des œuvres picturales entre l’Empire Russe et l’Europe occidentale, avant les révolutions russes de 1917, a été favorisée par la confrontation des œuvres de l’impressionnisme, du post-impressionnisme, des nabis, du fauvisme et du premier cubisme, tous mouvements novateurs venus des bords de la Seine, avec les œuvres des jeunes peintres russes qui avaient enrichi leur art par l’apport des courants français, à partir de leur propre expérience du primitivisme. Cette confrontation eut lieu dans les deux premiers Salons, organisés par la revue moscovite symboliste La Toison d’or (Zolotoïé rouno) en 1908 et 1909. Cette revue d’art somptueusement présentée, qui parut de 1906 à 1909, prenait la suite de la revue pétersbourgeoise de Diaghilev Le Monde de l’art (1899-1904) et rivalisait avec la revue littéraire et artistique symboliste La Balance du poète, théoricien et romancier Valéri Brioussov (1904-1909). La Toison d’or était financée et dirigée par un membre éminent de la classe des marchands (koupietchestvo) moscovite, Nikolaï Pavlovitch Riabouchinski, lui-même peintre. Dans le premier numéro de la revue, il était affirmé : “Nous croyons fermement qu’il est impossible de vivre sans Beauté et qu’il faut, avec des institutions libres, conquérir pour nos descendants une activité créatrice libre […] Nous devons conserver à ceux-ci les Éternelles Valeurs forgée par une longue suite de générations. C’est au nom de cette future vie nouvelle que nous, chercheurs de la Toison d’or, nous déployons notre étendard”. La revue fait connaître, outre les nouveaux courants russes, la peinture française, en particulier Gauguin, Van Gogh ou Matisse. Cela sera suivi pendant les deux dernières années de son existence (1908-1909) par l’organisation de trois Salons portant le nom de “La Toison d’or” où sont invités des peintres étrangers, surtout français, confrontant ainsi les évolutions artistiques de la Russie et de l’Europe. De ce point de vue, la revue et ses expositions ont joué le rôle d’une académie, comme le sera la maison-musée de Serguéï Chtchoukine, ouverte précisément en 1909.
Le premier “Salon de la Toison d’or” présentait, en deux sections juxtaposées, les courants russes et les français. Du côté russe, on avait les symbolistes de “La rose bleue”, en particulier Paviel Kouznetsov et Martiros Sarian, l’impressionnisme de Mikhaïl Larionov et de Natalia Gontcharova. Mais ils ne faisaient pas le poids face à la massive et éclatante contribution des Français : entre autres, les impressionnistes Pissaro et Sisley, les post-impressionnistes Cézanne, Gauguin et Van Gogh, les Nabis Bonnard, Vuillard, Sérusier, Maurice Denis, les Fauves Matisse, Derain, Rouault etc.
Le deuxième Salon, en 1909, était dominé par le fauvisme et le proto-cubisme : là, les peintres étaient mélangés sur les cimaises. Dans la préface du catalogue, il était déclaré que cette exposition voulait dépasser “les formules devenues déjà routinières” de l’esthétisme qui a rompu l’équilibre entre la délectation et la visée spirituelle, et de l’historisme “qui a rétréci le domaine des émotions individuelles”. Le crédo de “La Toison d’or” était ainsi formulé : “La perception de l’harmonie des couleurs n’est pas encore l’objectif ultime de la peinture et la surface picturale doit être le reflet de mystères plus profonds dans l’âme de l’artiste.”. Dans ce salon, la présence russe était dominante avec des tableaux encore marqués par le symbolisme, plus idéologiquement que picturalement (Kouznetsov, Sarian, Larionov, Natalia Gontcharova). Les Français étaient représentés, entre autres, par Braque (en particulier son devenu célèbre Nu debout), Derain, Le Fauconnier, Matisse, Rouault, Vlaminck, Friesz).
Pour le troisième Salon (1909-1910) seuls les peintres russes exposent leurs oeuvres. Avant 1909 et les manifestations tonitruantes des futuristes, le vocable que la première avant-garde utilisa pour désigner sa rupture avec des siècles d’art renaissant est celui d’impressionnisme. Celui-ci va se transformer avec le néo-primitivisme de Larionov et de Natalia Gontcharova qui triomphe à la troisième exposition de la revue La Toison d’or, fin 1909, et le cézannisme russe à la première exposition du “Valet de carreau” à la fin 1910. Trois grands Français ont eu alors une influence déterminante – Monet, Gauguin et Cézanne – jusqu’en 1910 et au-delà; à partir de 1910, ce seront Matisse et Picasso qui marqueront de façon exceptionnelle l’art de gauche en Russie.
Les sujets des deux protagonistes du troisième Salon, Mikhaïl Larionov et sa compagne Natalia Gontcharova, sont tirés de la vie la plus quotidienne, du tréfonds de la province russe, montrent des scènes de rues avec volailles et cochons, des soldats de seconde classe, des prostituées, des coiffeurs ou des gens de cirque. La facture est libre, rugueuse, schématique, sans souci de la perspective académique.
Larionov fit découvrir ses thèmes tirés de la vie de province, du petit peuple et des petits métiers dans des toiles comme : Bohémienne à Tiraspol (coll. privée, Paris), Élégante de province (Musée de Kazan), Élégant de province (Galerie Nationale Trétiakov, Moscou) etc… Le provincialisme de Larionov et de tous les peintres russes néo-primitivistes n’est pas celui, médiocre, replié sur lui-même des Ambulants, ce provincialisme était vigoureux, puisait aux sources vives de l’art populaire, y découvrait «de la beauté vivante». Il renouvelait toutes les conceptions de l’art : laconisme, non observance de la «perspective scientifique» et des proportions, liberté totale du dessin, décomposition de l’objet selon plusieurs «points de vue», simultanéisme, accent mis sur l’expressivité et l’humour. Quant à Natalia Gontcharova, elle montre, à ce même troisième Salon de la Toison d’or, entre autres, des œuvres comme La plantation des pommes de terre (MNAM), La fenaison (Musée National Russe), La cueillette des fruits (Musée National Russ. Cela aura une influence indéniable, à la fois thématique, iconographique et picturologique, sur la création de Malévitch à partir de 1910.
Littérature :
Valentine Marcadé, Le renouveau de l’art pictural russe. 1863-1914, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1972
Dmitri V. Sarabianov, L’art russe : du néoclassicisme à l’Avant-garde : peinture, sculpture, architecture, Paris, A. Michel, 1990
Jessica Boissel, Nathalie Gontcharova, Michel Larionov, Paris, Centre Gorges Pompidou, 1998
Evgeny Kovtun, Mikhail Larionov, 1881-1964. Bornemouth : Parkstone, 1998.
Francis Ribemont et alii, Le Symbolisme russe, Bordeaux, Musée des Beaux-Arts, 2000
Yevgenia Petrova et alii, Natalia Goncharova: The Russian Years, 2006