Le bleu de Martiros Sariane
Le bleu de Sariane
Récemment vient de paraître un beau livre sur la couleur bleue, livre sur des points essentiels, cependant, contestable.
Ce livre de Michel Pastoureau s’intitule Bleu. Histoire d’une couleur. L’auteur affirme, dès le début, que « la couleur n’est pas tant un phénomène naturel qu’une construction culturelle complexe […] La couleur est d’abord un fait de société. »[1]. Et Michel Pastoureau d’insister : « C’est la société qui ‘fait ‘ la couleur, qui lui donne sa définition et son sens, qui construit ses codes et ses valeurs, qui organise ses pratiques et détermine ses enjeux. Ce n’est pas l’artiste ou le savant ; encore moins l’appareil biologique de l’être humain ou le spectacle de la nature. Les problèmes de la couleur sont d’abord et toujours sociaux parce que l’être humain ne vit pas seul mais en société. »[2]. Voire ! Certes notre historien sociologue retrace de façon très détaillée et érudite l’histoire du bleu, qui fut une « couleur discrète » du paléolithique au Xe siècle car « fabriquée et maîtrisée tardivement. »[3], elle devient à partir du XIe siècle « une couleur à la mode, une couleur aristocratique et même déjà la plus belle des couleurs selon certains auteurs. »[4].
Le livre est passionnant et instructif au plus haut point mais à cause de son européocentrisme dominant, qui ne dissimule pas un gallocentrisme triomphant, il s’avère n’être que partiel et partial alors qu’il prétend à l’universalité de ses conclusions.
Tout le monde issu de la culture byzantine est pratiquement ignoré.
Pourquoi ai-je fait ce long préambule ? Je voudrais mettre ma réflexion présente, consacrée à un grand peintre du XXe siècle, l’Arménien Martiros Sariane, sous le signe du bleu – en effet, cette couleur me paraît une des dominantes essentielles de la palette Sariane. Il y a un « bleu Sariane » comme il y a un « bleu Vermeer », un « bleu Matisse » ou un « bleu Yves Klein ». Je vais tâcher de le montrer en retraçant l’itinéraire créateur de Sariane.
Mais avant d’en venir à notre héros, j’aimerais encore revenir sur cette question de la couleur qu’a soulevée Michel Pastoureau, à savoir qu’elle ne serait qu’un produit social. Pour ce qui concerne l’art, cela a pu être vrai aux époques où il y a eu une symphonie, c.à.d. des rapports harmonieux entre société et artistes.
Or on constate depuis les débuts des Temps modernes, c’est-à-dire depuis les commencements du capitalisme, un hiatus entre la société – donc les artistes – et le pouvoir issu de cette société. L’individualisme s’est exacerbé et toute adhésion collective a été perdue au profit de pulsions individuelles. Et c’est là que la thèse de Michel Pastoureau ne tient pas. Est-ce que le blanc dans la série des Blancs sur blanc de Malévitch en 1917-1918 est un fait de société ? Il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour l’affirmer.
Et aujourd’hui, le noir-lumière de Soulages – est-ce une construction culturelle complexe ? Billevesées !
Si nous tomberions totalement d’accord pour dire que la couleur a des implications psychologico-physiologiques et physico-philosophiques qui varient selon les cultures, il n’en est pas moins vrai que les grands artistes peuvent intégrer la symbolique des couleurs propre à leur culture, soit qu’il s’agisse d’un choix délibéré, soit qu’il s’agisse d’injonctions irrépressibles de ce que Kandinsky appelait la nécessité intérieure, et là la mémoire plastique joue un rôle de premier plan.
Et ici je m’inscris en faux contre le sociologisme de type marxien qui affirmerait que l’être social détermine l’être conscient.
La mémoire plastique se nourrit de ce que l’œil a perçu dès la petite enfance : d’une certaine géographie des paysages, d’une lumière solaire toujours différente selon les régions du globe, de la polychromie des champs, de l’environnement quotidien etc…
Et qu’est-ce qu’a perçu Sariane ? Il nous l’a raconté dans ses mémoires. Sa petite enfance et son adolescence se sont passées dans les grands espaces méridionaux entre la mer d’Azov et le fleuve Don, là où les célèbres cosaques du Don, ces Ukrainiens russifiés, avaient leur Etat.
La ville de Nakhitchévan où est né Sariane en 1880 était, on pourrait dire, une enclave arménienne au milieu de populations multiethniques où dominaient cependant les Russes et les Ukrainiens. Nakhitchévan se trouvait en face de Rostov, de l’autre côté du fleuve Don, et formait avec cette dernière une seule entité administrative. Dès le début, Sariane synthétisera en lui les cultures russe et arménienne. L’enfance de Sariane dans un milieu paysan fut heureuse. C’est sans aucun doute à cette époque « où l’univers s’ouvrit devant [lui] avec toutes ses merveilles »[5] que l’on doit le constant enchantement, l’exaltation et la jouissance dont est imprégnée son œuvre picturale d’un bout à l’autre, œuvre dont l’intention est de « créer de la joie. ».
La nature est donc d’un bout à l’autre de l’itinéraire créateur de Sariane le lieu par excellence où la vie vivante vient au jour, où s’originent les rythmes et les mystères du monde.
Le peintre s’exclame : « La sensation de la vie n’est-elle déjà pas le bonheur ?
La vie de la nature est étonnante et mystérieuse. Une graine germe dans la terre, grandit, fleurit en son temps, donne naissance à de nouvelles graines et de ce fait ne meurt pas. Tel est aussi l’homme. Il ne meurt pas car il est la nature même. Le comprendre, c’est connaître l’immortalité, source d’inspiration pour l’homme.
C’est avec cette foi que j’ai traversé la vie, ‘grenier’ de toute mon histoire »[6].
La steppe ! La steppe d’Azov. La maison familiale en pisé, couverte de roseaux, était « isolée du monde, seule dans la steppe. »[7], « pas une demeure aux alentours. Rien que l’horizon et la steppe à perte de vue, si belle dans sa solitude et son austérité. On voyait se dessiner au loin, sur des collines, les silhouettes de deux moulins à vent, l’un au sud-ouest, dans le village russe de Stavrino, l’autre au nord-est, près du bourg ukrainien de Kouzminki. Et combien y en avait-il dans le village arménien de Tchaltyr !… »[8].
Ou encore ce passage, consacré à un berger et à son troupeau : « Le globe incandescent du soleil planait au-dessus de l’horizon, le ciel prenait des teintes pourpres. Les versants des collines se teignaient de coulées d’or rougeâtre qui contrastaient avec le bleu violet des dépressions déjà noyées d’ombre. La brume d’un gris lacté s’harmonisait étrangement avec le martèlement sourd du troupeau en marche. Le brouillard s’épaississait, s’étendaient les ténèbres, et tout se noyait enfin dans un bleu presque uniforme. La haute silhouette du pâtre devenait presque indiscernable. »[9].
Ces textes nous permettent de comprendre quelques éléments essentiels de la poétique de Sariane : l’isolement des objets sur l’espace pictural et leur silhouettage.
Le grand critique russe Nikolaï Pounine qui fut, entre autres, à la fin des années 1920 le directeur du Musée National Russe de Léningrad, avait noté ce trait : « Sariane est un novateur. Il fait partie des peintres européens qui, dès le dernier quart du XIXe siècle, se sont mis en quête, su-delà des limites de l’art européen, de nouvelles traditions, d’un nouveau langage, de formes pour exprimer de nouveaux sentiments qui n’étaient pas connus ni compréhensibles pour le vieux monde européen classique. Sariane, comme eux, est un chercheur et un découvreur de voies. Dans toute sa création, il y a l’acuité et l’audace de ce qui est représenté. Il y a chez Sariane une particularité qui marque presque tous ses travaux : le jaillissement en silhouette… C’est en cela, et non dans la couleur, comme pensent beaucoup, qu’est celé cet élément de mystère, d’hypnotisme, ‘magique’, qui fait sortir Sariane des rangs des artistes ayant du talent et une culture de la forme. »
Revenons aux mémoires de Sariane pour y trouver encore quelques clefs qui nous donneront un meilleur accès à la contemplation de ses tableaux. « La steppe ressemblait à un immense tapis de fleurs. Mais le plus beau c’étaient les papillons, rouges, jaunes, orangés, bleus, blancs, petits et grands. »[10].
Les différents bleus s’opposent souvent dans les descriptions écrites du peintre arménien aux différentes nuances de jaune. Et cela se retrouve comme un leitmotiv dans ses tableaux.
Sariane reçoit une solide formation professionnelle en peinture et en dessin à Moscou à l’Ecole de Peinture, Sculpture et Architecture entre 1897 et 1904, où il eut, entre autres, comme professeur Korovine, l’adepte en Russie de l’impressionnisme venu des bords de la Seine, et Sérov qui, lui, fut un des meilleurs représentants au début du XXe siècle du « style moderne », appellation russe pour ce que nous nommons en France « art nouveau ». L’impressionnisme allié au style moderne, puis au symbolisme, fut le terreau sur lequel entre 1900 et 1910 s’est formée la future avant-garde russe. Sariane note que les « ambulants » (c’est-à-dire les réalistes engagés qui avaient démocratisé l’art russe à partir de 1863) « étaient [au tout début du XXe siècle] passés de mode […] L’influence de l’impressionnisme français qui pénétrait en Russie marquait de plus en plus les peintres de Moscou. L’impressionnisme insuffla dans l’art un courant d’air frais et ouvrit de vastes perspectives à la nouvelle génération de peintres. »[11].
Sariane participa en 1904 et 1910 à toutes les expositions importantes qui marquèrent le renouveau de l’art pictural en Russie, dont Diaghilev et sa revue Mir iskousstva, qui exista de 1899 à 1904, furent les initiateurs dans leur rejet du réalisme engagé et de l’académisme.
Sariane, lui-même, dans ses mémoires écrit que la « sénescente Académie [Impériale des Beaux-Arts] de Saint-Pétersbourg reposait sur ses lauriers »[12].
Deux expositions marquèrent l’apparition relativement éphémère, entre 1900 et 1910, d’un style symboliste russe original : « La rose écarlate » [Alaïa roza] à Saratov en 1904 et « La rose bleue » [Goloubaïa roza] à Moscou en 1907. Sariane y participa avec sa série des « Contes et rêves » utilisant la technique de l’aquarelle ou de la détrempe. Notons tout de suite que Sariane n’aura guère recours à la peinture à l’huile jusqu’en 1919. C’est la détrempe (la tempera) qui domine. Rappelons que la technique a tempera, à la détrempe, fut utilisée dans toute l’Europe médiévale jusqu’aux environs de 1500 où elle fut remplacée par la peinture à l’huile dont l’invention est prêtée aux frères Van Eyck vers le milieu du XVe siècle.
Ce médium était constitué d’un mélange de couleurs et de jaune d’œuf, de colle diluée dans l’eau, d’un liquide adhésif obtenu soit par la cuisson de bouts de parchemin soit par du jus de figue. La peinture d’icônes en Russie jusqu’à aujourd’hui utilise le médium de la détrempe. Rappelons-nous que le savant Père Pavel Florenski, dans une de ses grandes synthèses qu’aimaient les penseurs de la première moitié du XXe siècle, opposait les cultures catholique, protestante et orthodoxe en se référant à leurs cultures picturales dominantes respectives. Ainsi la culture catholique issue de la Renaissance est celle de la peinture à l’huile qui serait « plus apte à reproduire les données sensorielles du monde »[13]. Il y a, pour Florenski, une relation entre les sonorités de l’orgue et de la peinture à l’huile. « Les touches grasses, la chatoyance des tons de cet art sont liées à la richesse de la musique de l’orgue. Ces couleurs et ces sons ont quelque chose de solide et de charnel. »[14].
La gravure expliquerait – toujours selon Florenski – la culture protestante. « Si la peinture à l’huile est l’expression de la sensorialité, la gravure, elle, s’appuie sur la rationalité, construisant l’image de l’objet à partir d’éléments n’ayant rien de commun avec celui-ci […] La gravure est un schéma de l’image, elle est construite uniquement selon les lois de la logique, lois de l’identité, de la contradiction et du tiers exclu et, dans ce sens, elle s’apparente fort à la philosophie allemande. L’une comme l’autre s’assigne comme tâche de réédifier ou de déduire le schéma de la réalité, à l’aide seulement de l’affirmation ou de la négation privées de données, tant spirituelles que sensorielles c’est-à-dire de créer tout ex nihilo »[15].
Quant à la technique iconographique, celle de la tempera, « elle s’explique – écrit Florenski – par l’exigence d’exprimer la métaphysique concrète du monde. »[16]
À l’époque de Sariane, la tempera était commercialisée depuis que le baron von Pereira en avait introduit en 1893 la recette qui consistait en couleurs ne comportant aucune substance grasse et huileuse.
La série des « Contes et rêves » est tout à fait dans l’esprit du symbolisme pictural russe, tel que ses amis Pavel Kouznetsov ou Piotr Outkine l’avaient fait triompher.
Il s’agit d’une poétique issue de l’impressionnisme dans la juxtaposition de zones colorées aux contours imprécis sans d’autre souci que l’harmonie des couleurs, on pourrait dire une musicalité des couleurs. Les êtres et les choses sont entourés d’un halo, le paysage imaginaire y est représenté à l’aide de plages colorées en demi-teintes, créant une atmosphère onirique lyrique. L’impressionnisme est remplacé par un système pictural qui n’est plus en quête d’une figuration illusionniste de l’espace réel mais qui crée, à l’aide de la mémoire plastique, un nouveau paysage. Le vaporeux qui fut un des éléments utilisés avec prédilection par les peintres symbolistes russes, est chez Sariane d’une grande discrétion et est plus dans la lignée de Corot et de Whistler que d’Eugène Carrière. Déjà la force de la couleur distingue très fortement Sariane des évanescences et de la mollesse fluide caractéristiques des œuvres des protagonistes de la « Rose bleue ».
Dans ces collisions de bleu violet et de rouge (Le roi et sa fille), de bleu-indigo, de violet et de vert dans Conte oriental, on sentait l’influence de la miniature arménienne qui culmina aux XIIe-XIIIe siècles et dont l’énergie des couleurs et des formes se retrouve dans l’imaginaire plastique de tout artiste arménien à quelque détour que ce soit de sa création.
Cela est particulièrement net dans la production de Sariane à partir de 1907. C’est à ce moment, on peut le dire, qu’il rompit définitivement avec l’esthétique de la « Rose bleue » qui poussait la dématérialisation de la chair du monde jusqu’au maniérisme. Le critique Sergueï Makovski, directeur de la revue moderniste Apollon, avait dénoncé en 1909 le danger de ce symbolisme où « la victoire de l’esprit sur la chair devient une rupture dangereuse de l’équilibre. La représentation de la nature a beau être ‘dématérialisée’, la peinture ne saurait devenir incorporelle. Dans la peinture, il doit y avoir de la chair et, plus que cela, le squelette doit être là, sinon elle est menacée par la possibilité de se liquéfier, de disparaître dans les fumées du fantastique. »
Makovski sera écouté des coryphées du symbolisme pictural russe : après 1910, Pavel Kouznetsov, Milioti, Soudieïkine ou Outkine changeront leur manière, abandonneront les nébulosités antérieures et adopteront un style de représentation aux contours bien affirmés.
Sariane n’aura pas besoin des leçons de Makovski pour quitter les préciosités alexandrinistes du symbolisme. Dès 1905, avec la détrempe Charmes du soleil, l’artiste arménien se trouve en phase avec le fauvisme qui est en train de se manifester auprès du public européen. Sariane a inventé son propre fauvisme avant même que ce courant ne se soit répandu dans toute l’Europe. Dans l’exposition du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris sur « le fauvisme ou l’épreuve du feu » en 2000, il y avait un exemple encore plus extraordinaire, c’est celui de Maliavine, un peintre naturaliste russe qui peignit vers 1905 une série de « Paysannes » aux châles et aux jupes bigarrés et tourbillonnants, dans une marqueterie sauvage où la dominante était le rouge. Maliavine avait seulement reproduit sur un tableau la violence criarde des tissus qu’aimaient les gens du peuple. De même que Sariane transcrivait dans le langage de la peinture la violence des paysages écrasés par la lumière solaire.
Le poète Maximiliane Volochine, qui écrivit un très beau texte sur Sariane en 1913 dans la revue Apollon, a constaté à juste titre que Sariane alliait le synthétisme de Gauguin aux formes traditionnelles de l’art oriental.
Il faut sans aucun doute inscrire Sariane dans le sillage du fauvisme européen où il côtoie Renoir, Matisse ou Braque dans les deux Salons organisés en 1908 et 1909 à Moscou par la revue symboliste La Toison d’or. Je ne pense pas qu’il y ait eu une influence décisive des fauves français sur Sariane. Je crois que Sariane s’est développé parallèlement aux Fauves et que l’exemple des Fauves d’a conforté dans sa conception et sa pratique de la peinture. En somme – comme c’est souvent le cas dans les arts – plus que d’influence, il faut parler d’impulsions, en l’occurrence des impulsions de Cézanne, de Gauguin et de Van Gogh.
Le fauvisme de Sariane se conjugue à une structure primitiviste du tableau et cette combinaison fauvisme-primitivisme qui existe aussi chez ses contemporains comme Matisse ou, en Russie, Pavel Kouznetsov ou Pétrov-Vodkine, est totalement originale et donne à l’œuvre de Sariane une tonalité inconnue ailleurs. Nous avons cité au début la notation de Nikolaï Pounine au sujet de la façon dont Sariane silhouette objets et personnages. Pounine y voit même la vraie originalité de Sariane, plus même que sa gamme colorée, pourtant si inédite. Cette mise en silhouette est la structure de base du tableau sur laquelle viennent se greffer les données purement picturales. Cette primitivisation du tableau avait triomphé au 3ème Salon de La Toison d’or en 1909-1910 avec l’intrusion du néo-primitivisme de Larionov et de Natalia Gontcharova qui bouleversa de fond en comble tous les principes – séculairement admis par l’enseignement académique – qui présidaient à la conception et à la pratique du tableau de chevalet : désormais l’icône, l’image populaire – le loubok – l’enseigne de boutique, et tous les produits de l’art populaire, contribuèrent à repenser la structure du tableau.
Prenons Chaleur d’été, chien courant. Il n’y a presque rien de représenté : seules de larges courbes dessinent un mont aux nuances jaunes sur lequel s’inscrit un animal noir indéfinissable (un cheval paissant peut-être) ; un arbre et une portion d’arbre marquetés de noir et de brun-jaune, également indéfinissables, penchés l’un vers l’autre par leur sommet, forment une sorte de voûte que l’on devine ; la forme étirée du chien, toute noire, avec le seul trait brisé rouge de la langue ; les ombres bleues horizontales de l’arbre entier et du chien, mêlées de façon la plus antinaturaliste mais la plus efficace qui soit tandis qu’une traînée bleu-vert verticale est là comme équivalent de l’ombre de la moitié d’arbre. La lumière solaire ne vient pas de l’extérieur, elle est partout, elle irradie de partout.
Je n’ai présenté ici qu’une facette de l’art de Sariane. Mais les caractéristiques que j’ai essayé de montrer à travers les paysages de Sariane se retrouvent dans tous les autres genres auxquels il s’est adonné, natures-mortes et portraits. S’il a peint avec prédilection l’Orient et surtout son Arménie, il n’est pas un peintre local.
Ce que j’appellerai son fauvisme primitiviste ou – si l’on veut son primitivisme fauve – est un apport idiolectique à l’art universel. Dans le concert européen des arts novateurs du premier quart du XXe siècle, il se distingue, bien entendu, par une gamme colorée d’une particulière véhémence dans les contrastes – transcription du prisme propre aux régions inondées par l’incandescence solaire.
Également par le laconisme des formes qui, par leur pouvoir de suggestion, sont des équivalents purement picturaux de la réalité, qui ne représentent pas le monde extérieur dans ses aspects éphémères mais dans son intemporalité. Il n’y a pas d’exotisme de type ethnographique chez Sariane. Ses paysages, ses personnages, ses natures-mortes sont l’expression du bonheur de peindre, ils disent le monde non par la narration mais par le jaillissement des couleurs et des formes opéré par le pinceau de l’artiste.
Bien entendu, les impulsions données par la miniature persane contribuent à différencier l’œuvre de Sariane par rapport au fauvisme européen. Mais, selon moi, c’est surtout la miniature arménienne qu’il faut convoquer non seulement dans la construction de plusieurs tableaux des années 1910 mais surtout dans cette prédominance du bleu par quoi j’ai commencé mon exposé. En effet, le bleu est une dominante de la miniature arménienne. Un bleu très soutenu, très intense – comme chez Sariane. Et ce bleu utilisé par le peintre arménien dans toutes les nuances possibles est bien différent des bleus anémiés des autres peintres de la « Rose Bleue ».
Jean-Claude Marcadé
Antibes, 2003
[1]Michel Pastoureau, bleu – histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2000, p. 7
[2] Ibidem, p. 9-10
[3] Ibidem, p. 13
[4] Ibidem, p. 49
[5]Martiros Sarian, Fragments de ma vie, Moscou, Progrès, 1976, p. 25
[6] Ibidem, p. 25
[7] Ibidem, p. 28
[8] Ibidem, p. 26
[9] Ibidem, p. 31
[10] Ibidem, p. 29
[11] Ibidem, p. 66
[12] Ibidem, p. 68
[13] Père Paul Florensky, « L’iconostase » [1922], in : La Perspective inversée suivie de L’Iconostase, Lausanne , L’Age d’Homme, 1992, p. 175
[14] Ibidem, p. 168
[15] Ibidem, p. 170-171