Le jeu de l’art et du hasard dans la création polymorphe de Kvèta Pacovskà
Le 6 février 2023 est décédée à Prague la plasticienne Květa Pacovská à l’âge de 94 ans
In Between : Le jeu de l’art et du hasard dans la création polymorphe de Kvèta Pacovskà
Kveta Pacovska nous offre chaque décennie les fruits de sa création. Chaque fois, c’est une autre facette d’une production variée qui dit toujours le même – comme tout grand art – à travers les linéaments les plus variés et en apparence hétérogènes. tant il est vrai que les choses peuvent être identiques mais non semblables. Tout l’art de Kveta Pacovska, d’une grande maîtrise et d’une originalité qui s’imposent, est sous ce signe. Depuis les années 1960 et les variations saturées de formes géométriques qui s’imbriquent, jusqu’ à la totale libération du geste dans les graphismes, les taches colorées, les monochromes, les circonscriptions minimales à l’aide de lignes, de ficelles ou autres bouts de bois dans les années 1990. L’art de Kveta Pacovska se fait de plus en plus – mais il l’a toujours été à un degré ou à un autre – in between, comme cela triomphe dans les années 1990 jusqu’à déborder sur le XXIe siècle – in between, en tchèque meziprostor : “On ne peut pas dire que je fais des tableaux, que je travaille avec l’espace ou que je fais des livres”, aime répéter l’artiste pragoise. Dans les oscillation entre, in between, elle a pu passer de l’espace clos, “The Closed Space”, de 1987 à l’espace ouvert, “The Open Space”, de 1990 : les objets que l’on ne peut pas ouvrir, que l’on peut seulement voir, et ceux qui sont faits pour s’éclore.
Les dessins spatiaux autour de 1994 sont à dominante noire tandis que ceux “in between” sont à dominante blanche. Dans son projet Das mechanische Ballet les constructions en fer blanc non brillant, quelquefois à l’état brut, tantôt peint en rouge, se situent entre sculpture, peinture et architecture.
La critique a souligné ce trait, cette impossibilité de privilégier chez elle ce qui est peint, ce qui est construit, ce qui est bâti : peinture, sculpture, construction de livres sont des activités qu’elle pratique à la fois, chacune d’elles se chevauchant, rejaillissant l’uns sur l’autre. Jens Thiele a bien décrit l’impossibilité de classer Kveta Pacovska et a résumé la richesse et les multiples facettes de l’art de l’artiste tchèque :
“Dans quel tiroir le marché de l’art peut-il mettre une artiste qui travaille dans la figuration et l’abstraction, dans l’illustration et la libre expression, dans la planéité et le sculptural, qui fabrique des livres pour enfants mais qui également projette des objets et des installations, qui dessine, peint, exécute des collages, des lithographies, qui plie, découpe, fait des montages, édifie? Pour approcher de l’oeuvre de la graphiste pragoise Kveta Pacovska on doit ouvrir beaucoup de tiroirs ou, mieux, tous les fermer.C’est alors seulement que se laisseront voir les rapports de la dynamique de ses images, de la volupté qu’elle a d’expérimenter, sa créativité et sa quête de formes d’expression et de procédés ludiques toujours nouveaux”1.
Par beaucoup d’aspects Kveta Pacovska est très proche du mouvement minimaliste américain tel qu’il s’est développé et affirmé tout au long des années 1960. A ce moment-là s’est produite l’apparition de l’indécidabilité en art, là où ont été réduits au maximum les effets d’art pour renforcer les effets de sens2 . Kveta Pacovska dit avoir été marquée à la fin des années 1950 et dans les années 1960 par l’art américain. Une rétrospective de Cy Tombly en Italie l’a également frappée. Elle a vu dans l’art américain une confirmation que le toucher, la manipulation des matériaux, tout ce qui touche les cinq sens, étaient la voie à suivre. Ici intervient la notion d’ “espace haptique” (du grec haptein = toucher), qu’Henri Maldiney définit ainsi : “Dans l’espace haptique la vision est en prise sur le motif à la façon du toucher dont elle constitue un analogon visuel”3 .
Un autre événement a marqué Kveta Pacovska dans sa prise de conscience artistique, c’est un voyage à Moscou après le XXe Congrès du Parti Communiste de l’URSS de 1956 qui a été la première phase – encore timide – de la déstalinisation et qui vit un léger dégel : en 1956, il y eut à Moscou une exposition Picasso au Musée Pouchkine et en 1963 une exposition française qui montra quelques aspects des nouveaux courants esthétiques – par exemple, l’abstraction d’un Soulages -, ce qui donna des impulsions décisives à beaucoup de jeunes artistes de l’Est; une rétrospective Léger l’accompagnait. La rencontre avec les icônes de la Galerie Trétiakov fut une révélation pour l’artiste. C’est pourquoi aujourd’hui elle peut déclarer : “ J’aime et apprécie les oeuvres de l’ ‘avant-garde russe’ : j’ai découvert leurs racines dans la structure, les éléments et le caractère ornementa de l’icône”. Venant d’acheter le catalogue de l’exposition que la Galerie Gmurzynska de Cologne a consacrée en 1999 4 à l’art organiciste de Matiouchine et de son école, elle a trouvé des affinités avec ce qu’elle cherchait en art et qu’elle avait réalisé, et les créations de Matiouchine et de la famille Ender (Xénia, Maria, Youri, Boris). En effet, pour la “culture organique”, et ce dès le début des années 1910, toute production d’un objet d’art est un fragment de la nature, ses éléments internes (texture, couleurs, dessin) fonctionnent de manière analogique à la nature physique. “Pourquoi n’ai-je pas envie de peindre les objets, des portraits? – s’interroge Matiouchine dans son Journal. Ils ne sont qu’une partie du tout. Comment représenter par un seul visage tout ce qui est humain? Cela n’est pas du tout intéressant – comme pour moi le portrait de mon orteil. Ce n’est que mon cas particulier”.
Les “Pelouses de papier” (1989) de Kveta Pacovska ne disent-elles pas de façon étincelante, dans l’éclat du blanc et des quelques taches noires, rouges, jaunâtres, ou – selon l’éclairage – ombrées, ne disent-elles pas la Nature dans son rythme essentiel, en imitant le mouvement de la Natura naturans et en faisant naître de nouvelles excroissances . Il en va de même pour la sculpture cube blanc de 1984, légendée comme suit :
“gazon en papier 1.
gazon en papier 2.
gazon en papier
peint de tous les côtés”5 .
Ainsi Kveta Pacovska a-t-elle inventé en 1989 les papiers-herbes!
Il s’agit, bien entendu, d’une convergence et non d’une influence car ces oeuvres aussi bien que des séries comme “Opéra de sept couleurs en un acte” (1989), “Concepts pour un livre sur les couleurs” (1990) ou “Tests de couleurs” (début des années 1990) sont apparues bien avant que l’artiste pragoise ait connu l’existence des expérimentations organicistes russes sur l’interdépendance couleur-forme et sur la réalisation par l’art d’une rythmisation analogue à celle qui agit la Nature. A cela se rattachent tous les travaux où elle explore le prisme coloré dans ses infinies combinaisons : Sculpture (métal et acrylique) de 19906 , Projet de sculpture (bois et acrylique) de 19947, Projets sur la couleur de 19948, Projet de cube9 . Cette sensibilité, que l’on pourrait nommer musicale, du colorisme est particulièrement vive dans les lithographies de la série “Notation” où l’on voit des plages de couleurs, quelquefois un collage, des portées musicales, des griffonnages sur différents fonds. L’artiste insiste sur la différence entre “coloré” (farbig) et “bigarré” (bunt). Elle ne recherche pas le pittoresque mais le rythme coloré.
Pour en terminer avec la question des impulsions que sa pensée plastique aurait pu recevoir des avant-gardes historiques, mentionnons la situation de liberté surveillée qui exista en Tchécoslovaquie dans la seconde moitié des années 1960 à la faveur du “Printemps de Prague” et qui permit aux historiens d’art et aux critiques tchèques et slovaques qui eurent accès aux sources de première main, de publier des informations sur ce qui s’était fait dans les années 1910-1920 en Russie et en Union Soviétique dans l’ “art de gauche” . C’est ainsi que put paraître en 1967 un numéro spécial consacré aux arts russes novateurs, surtout au Suprématisme et au Constructivisme, numéro qui fut un jalon essentiel dans la connaissance de l’ “avant-garde russe” en Occident même10 .
La “présence russe” dans toute l’oeuvre de Kveta Pacovska est explicite, ne serait-ce que par l’insistance des quadrilatères noirs et, plus généralement, des quadrilatères – des clins d’oeil à Malévitch. N’est-il pas vrai que la révolution opérée au début du XXe siècle, en particulier par Malévitch et par Tatline a créé pratiquement et conceptuellement le terrain pour de nouvelles formes d’art totalement inédites : le pictural (jivopisnoïé) selon Malévitch est beaucoup plus vaste que ce que l’on appelle “peinture”, il concerne toute organisation de l’espace par tous les moyens existants, le corps y compris11. Quand on a vu Kveta Pacovska ne serait-ce que mettre en scène la montrance de son travail, on comprend tout ce que son corps fait passer d’agilité, de finesse, d’élégance et d’énergie obstinée dans sa création. N’a-t-elle pas d’ailleurs avoué : “Oui, la peinture est liée au corps, et le geste exprime un moment du corps.Cela contribue au partage du sentiment visuel puisque ce sentiment est d’abord physique”12 .
Pour en revenir à la révolution esthétique des années 1910, rappelons que les reliefs picturaux, les reliefs angulaires et les contre-reliefs de Tatline en 1914-1916 ne sont ni de la sculpture, ni de la peinture, ni de l’architecture, mais ils tiennent des trois sans autre contenu que ce qu’ils représentent. Des objets “In Between” déjà!
Quant à la question du toucher qui est si essentielle dans l’art de Kveta Pacovska et à l’opposition optique/haptique, visuel/tactile dont il a été question plus haut, n’oublions pas que Tatline déclarait en 1920 qu’il fallait contrôler l’oeil par le toucher13 .
Si, de façon délibérée, Kveta Pacovska synthétise les apports esthétiques venus de l’Est et ceux de l’Ouest, elle considère qu’il n’y a pas de frontières entre les deux: “Pour moi, il n’y a aucune frontière dans le monde de l’art. Il y a un bon ou un mauvais art et alors ce n’est plus de l’art!” Tous les impulsions reçues, consciemment ou inconsciemment, elle les a pliées à un énergique, tenace et original Kunstwollen.
Ainsi, dans son extraordinaire “livre animé”, Alphabet14 , tout appelle non seulement à voir et à lire – ce qui est normal pour un livre, mais à toucher les surfaces rugueuses, à ouvrir les volets pour découvrir de nouveaux paysages colorés. “La couleur que l’on peut toucher”, dit l’artiste, “la couleur liée à la lumière”. ; on peut aussi “écouter une couleur” et “une sculpture peut avoir une sonorité”. L’artiste parle souvent de la sonorité, du Klang de la couleur.Ce n’est pas un hasard si une des dédicaces s’adresse à Luigi Russolo, le peintre futuriste italien créateur de l’ “art des bruits” en 1913 et de la “grafia enarmonica per gl’intonarumori”.
Le livre Alphabet est une sculpture en volets successifs à la fois statiques, cinétiques et sonores. Elle se déroule au fur et à mesure du feuilletage, offrant chaque fois un visage nouveau, chaque lettre de l’alphabet étant l’occasion de multiples points de vue graphiques, colorés, imagés, soit à travers des trouages, sait dans des pliages-dépliages qui créent des saillies et qui se prêtent à la manipulation. La texture en tant que telle est également ici un élément essentiel – comme dans toutes les autres formes de création de Kveta Pacovska : feuilles lisses, feuilles rugueuses, feuilles miroitantes, collages. Non seulement sculpture, le livre peut aussi se transformer en tableau. Ainsi dans les quatre premières pages monumentales du livre-objet Acceptance Refusal le contemplateur se trouve concomitamment devant une page de lecture, devant un édifice lettriste et devant un panneau pictural.
Si dans Alphabet l’artiste a choisi la polychromie, elle avait en 1993, lors de son travail à Berlin au Haus am Lützowplatz , produit un chef-d’oeuvre avec son livre-sculpture Berlinmix, à l’occasion de son exposition “Livre et espace” (tableaux, dessins, travaux de papier). Le livre-dépliant (qu’en allemand on appelle joliment un Leporello – du nom de la longue liste des amantes de Don Giovanni déployée par son valet) se situe de façon décisive et souveraine entre (toujours le “In Between” pacovskien!) livre et sculpture, selon l’adage de sa constructrice qui veut faire naître “des sculptures que l’on peut lire et des livres qui peuvent être regardés [et touchés] comme des sculptures”. Il y a, dans la structure même du livre-dépliant, un geste de type extrême-oriental. Berlinmix reprend, de façon moderne, la haute tradition des livres chinois (xylographiés dès le VIIIe siècle), constitués pour la plupart de feuillets pliés “en paravent” comme des accordéons. La reliure était faite soit de planchettes de bois ou de cartonnages couverts d’étoffe. L’objet construit par Kveta Pacovska, Berlinmix, correspond tout à fait à cette structure plissée en accordéon avec une couverture et un dos en carton troué dont les ouvertures donnent sur un papier miroir. Une ficelle nouée de façon abrupte sert à “relier” le livre : cela aussi est la saisie moderne d’un geste archaïque – l’assemblage de feuillets à l’aide de liens. Berlinmix déroule toute l’iconographie pacovskienne au début des années berlinoises 1990 : tableaux, reliefs avec des bois plaqués et des ficelles, calligraphies, halliers de papiers rattachés à des ficelles – fouillis de cerfs-volants couverts de bribes de paroles éparses, monuments à piédestal. Un crazy book. Un livre fou. Où l’artiste s’en est donné à coeur joie, a débridé toute sa fantaisie graphique. Sur une face des plissures. Sur l’autre – c’est le blanc brut qui règne en maître. Livre blanc recto – livre maculé verso. Toute une poétique. Car, n’est-ce pas? c’est du simple trait sur le blanc que naît un monde. La façon dont Kveta Pacovska dessine une seule ligne droite – quelquefois une courbe s’y ajoute – sur le seul blanc , couleur qu’elle privilégie car diffusant toutes les couleurs, rejoint à travers les siècles ce que nous a transmis Shi Tao : “L’Unique Trait de Pinceau est manifeste pour l’esprit et caché en l’homme, mais le vulgaire l’ignore”15 .
Le caractère gestuel de l’art de Kveta Pacovska se manifeste le mieux dans l’utilisation de la calligraphie qui est présente aussi bien sur les toiles, sur les livres, sur les papiers, partout. Elle emploie la dactylographie (série des “directions pour écrire une lettre” (1970), les lettres tracées avec une règle, l’écriture cursive la plus libre, les chiffres aussi. Le philosophe français Emmanuel Martineau a souligné le caractère ontologique du parler (die Rede) et de la création comme parler. En particulier, il note l’initialité du “geste parlant”, geste renvoyant aussi étymologiquement et sémantiquement à “gestation”, comme l’allemand “Gebärde” est dérivé de “gebären”16 . C’est dans le total débridement de l’écriture cursive que l’artiste pragoise fait apparaître la pleine liberté de sa gestualité créatrice. La façon dont elle couvre les surfaces à sa disposition de traits irréguliers qui privéligient les contours anguleux et les droites sont la signature d’une forme artistique qui n’est qu’à elle. Kveta Pacovska varie comme une musicienne lettriste toutes les possibilités de la poésie spatialiste et concrète. Elle construit ainsi de véritables tableaux-poèmes: poèmes de 1989, Rond carré de 1993. L’artiste opère toutes les permutations possibles du langage-écriture : le calligramme abstrait (série de lettres et/ou de chiffres sans autre sens que leur tracé graphique; les rapports topologiques(grand/petit, rectiligne/curviligne,ordre/désordre, vertical/horizontal/oblique,haut/bas, gauche/droite, statique/dynamique), les alignements aléatoires etc.17 .
On comprend que Kveta Pacovska ait dédié un livre à Kurt Schwitters, Papier-Paradies (1991), tout à fait dans l’esprit du dadaïsme, des “Merz” sonores et de la Ursonate, du manifeste “Konsequente Dichtung” en 1924 :
“Nicht das Wort ist ursprünglich Material der Dichtung, sondern der Buchstabe
Wort ist :
-
Komposition in Buchstaben
-
Klang
-
Bezeichnung (Bedeutung)
-
Träger von Ideenassoziationen.