Le panfuturiste ukrainien Sémenko
L’asservissement forcé de l’Ukraine par l’impératrice allemande de l’Empire Russe, Catherine II, conduisit en 1817, sous son petit-fils Alexandre Ier, à la fermeture de la glorieuse Académie Mohyla de Kiev qui avait été le phare intellectuel et spirituel de tout le monde slave européen et russe. Il suffit de penser à l’Ukrainien Skovoroda qui fut, au xviiie siècle, le premier grand penseur du monde slave ; malgré la politique violente de russification, l’Ukraine vit naître au xixe siècle un poète de portée universelle, Taras Chevtchenko, et une série d’écrivains, publiés le plus souvent dans les régions ukrainiennes qui se trouvaient en Galicie, dans l’Empire austro-hongrois, avec pour capitale Lviv (Lwow, Lemberg).
Cependant, la « ville de gouvernement » qu’était devenue Kiev fut, à la fin du xixe et au début du xxe, une des capitales de la modernité. Bien que la culture et la langue russes y aient été dominantes, ne put être totalement occultée la séculaire présence de la pensée, de l’art, de la poésie, de la musique qui venaient du tréfonds de « l’ample terroir d’Ukranie », comme l’appelle au xviie siècle l’ingénieur normand Beauplan [1] C’est ainsi que Kiev, dans le cadre encore de l’Empire Russe, devient, dès la fin du xixe siècle, un des lieux privilégiés de la modernité [2]C’est dans cette atmosphère fiévreuse que se fit entendre petit à petit la voie singulière d’une poésie en langue ukrainienne, en consonance avec la modernité du xxe siècle. C’est à Mykhaÿl’ [3] Sémenko (1892-1937) que revient l’insigne rôle de pionnier d’une avant-garde ukrainienne autonome. Dans ses premiers recueils parus en 1913-1914, il est fortement marqué par la poésie russe, entre symbolisme et futurisme, en particulier par les inventions lexicales de l’ego-futuriste Igor Sévérianine et l’univers animé de la nature chez la poétesse novatrice Éléna Gouro. Mais déjà percent deux éléments qui vont nourrir son rythme poétique : la peinture et la musique. Ainsi, à la fin de 1913, il forme, avec deux peintres (son frère Vassyl’ Sémenko (qui mourra à la guerre) et Pavlo Kovjoune) le premier groupe futuriste ukrainien, appelé « Kvéro », du latin quaero – être en quête [4] et publie en 1914 ses deux recueils Oser (Derzannia) et Kvérofuturisme. Poésochants (Kvérofoutourizm, Poézopisni).
À la différence du futurisme russe, qui s’est démarqué, au moins en déclarations, du futurisme italien, Sémenko et ses amis revendiquent leur proximité de ce dernier et projettent de refléter dans la poésie, la peinture, le théâtre, la musique, le rejet du passé, la glorification de la nouvelle ère aéronautique et industrielle. Provocatrice était, entre autres, l’agression contre le culte ukrainien du poète national Taras Chevtchenko (ce qui correspondait aux attaques de Marinetti contre la Joconde, ou des futuraslaves russes contre Pouchkine). L’éclatement de la Première guerre mondiale interrompit le travail créateur des kvéro-futuristes. Après la chute du tsarisme et la création, par une Rada (Conseil), de la République populaire ukrainienne autonome à Kiev (1917-1918), la langue et la culture ukrainiennes vinrent au premier plan et reprirent leurs droits. Mykhaÿl’ Sémenko fut un des acteurs principaux de l’avant-garde ukrainienne qui s’épanouit pendant toutes les années 1920 et fut fauchée par la terreur stalinienne soviétique, ce qui se traduisit par la tragédie du Génocide par la Faim (Holodomor) qui fit des millions de morts en Ukraine en 1932-1933.
En 1919, Sémenko participa à la création d’une revue à vocation européenne Mystetstvo (L’Art) (5 numéros, 1919-1920) qui était encore dans l’esprit, modernisé, des revues russes du début du siècle (Le Monde de l’art, La Toison d’or, Apollon). Mais, dès 1921, il crée l’Association des Panfuturistes (Aspanfout) qui était composée de plusieurs personnalités du monde des arts ukrainiens, en particulier de poètes comme Chkouroupiï, Slissarenko, Bajane et beaucoup d’autres. En 1922, paraissent à Kiev deux recueils poétiques et théoriques Le Catafalke de l’art. Gazette des panfuturistes-destructoristes et Le Sémaphore vers l’avenir. Organe des panfuturistes. Dans Le Catafalke de l’art, qui était bilingue – ukrainien, russe (le second numéro devait être trilingue, avec l’ajout du yiddish), Sémenko publie le manifeste du mouvement, où l’on pouvait lire : « Nous les panfuturistes conquistadors, contemporains et participants de la révolution sociale, nous avons la possibilité d’escalader le sommet de l’histoire et d’observer de là les dimensions du passé ainsi que les horizons distants de l’avenir. » [5]
Le terme « panfuturisme » désignait l’ambition d’« enterrer l’art tel qu’il était pratiqué traditionnellement et d’ériger sur sa tombe un nouveau système – un “meta-art du futur” » [6]
Dans Le Sémaphore vers l’avenir. Organe des panfuturistes, Sémenko présente des œuvres qu’il appelle « poésopeinture » (poézomaliarstvo). Ce sont des poèmes-tableaux, constitués de quadrillages strictement géométriques de diverses dimensions, dans lesquels est instauré un jeu de lettres typographiques noires et rouges de différentes grandeurs avec, sur la couverture, un mélange des caractères cyrilliques et latins. Sémenko donnera, entre 1914 et 1922, d’autres appellations originales à ses poésies, qui témoignent de sa volonté de faire apparaître la facture-texture du matériau verbal qui commande le rythme et le sens. Dans un tapuscrit resté dans les archives de Vadim Kozovoï, visiblement pour accompagner les traductions en français des œuvres de Sémenko, il est noté que le poète ukrainien crée « des poèmes lyro-épiques remarquables, les “poéso-films” Le Printemps, La Steppe, Camarade Soleil. Poème futuro-révolutionnaire, un poème lyrique appelé “poéso-roman” – La prairie des étoiles (Prériya zir), en 1919-1920. Les “poéso-films” ont pour source les événements révolutionnaires de l’époque et se caractérisent par la profondeur des idées ; c’est un panorama fantasque à plusieurs composantes. L’intonation et la personnalité lyrique de l’auteur se manifestent avec une grande énergie psychique. Sémenko cherchait dans la révolution les perspectives de l’élimination de la stagnation de la culture nationale, les perspectives de l’européisation de son pays [7] Il appelle sa petite pièce de théâtre parodique en vers Lilith (1919) de « Scènes pathétiques » en français…
En 1924, lors d’une de ses tournées à travers l’Union soviétique, Maïakovski fit connaissance, à Kharkiv, des panfuturistes ukrainiens, tout particulièrement de Sémenko qui lui offrit les deux recueils Catafalke de l’art et Sémaphore vers l’avenir, mais la position « moscovocentriste » de Maïakovski ne fut pas du goût des Ukrainiens [8]
Les panfuturistes trouvèrent des alliés dans l’avant-garde ukrainienne picturale et théâtrale. Sémenko collabora avec deux grands hommes de théâtre Marko Térechtchenko et Les Kourbas [9] C’est à Kharkiv, en 1927, que la culture ukrainienne connut une acmé, grâce aux avant-gardistes qui défendaient leur langue, tout en visant à l’universalité, alors que les futuristes-communistes-constructivistes russes des revues LEF et Le Nouveau LEF voyaient dans la « Moscou de Lénine » (l’expression est de Maïakovski) le lieu central des arts novateurs face à un Occident piétinant et régressant dans son « retour à l’ordre ».
Les constructivistes marxistes ukrainiens étaient pour l’internationalisme, contre le rétrécissement national, le provincialisme, l’idéologie des chaumières (khoutorianstvo). C’est ainsi que le panfuturiste Sémenko créa une des revues les plus riches et les plus importantes du xxe siècle Nova Guénératsiya(Nouvelle Génération) qui exista de 1928 à 1930 [10] Mykhaÿl’ Sémenko « sut réunir autour de cet organe de presse les meilleurs spécialistes du monde l’art : architectes, correspondants étrangers, chroniqueurs, écrivains, peintres, photographes et théoriciens de l’art […] Sémenko fut attentif aux événements importants dans le domaine de l’art, comme en témoigne la publication dans Nouvelle Génération de treize articles du fondateur du Suprématisme, Kazimir Malévitch (1879-1935) qui ne partageait guère la tendance générale de la revue. Si Sémenko fut dans ses déclarations intolérant à l’égard de ce qui n’était pas « l’art de gauche », dans les faits il respectait ses adversaires idéologiques et leur donnait la parole, comme le montre l’exemple de Malévitch. Nova Guénératsiya est une mine de renseignements de première main sur les arts novateurs ukrainiens et européens dans toutes leurs facettes, dans leurs visées, leurs théories, leurs polémiques. Le tapuscrit des archives Kozovoï précisait : « La revue publiait des reproductions de tableaux, de sculptures et de nombreuses illustrations concernant l’architecture (Cézanne, Braque, Picasso, Léger, La Serna, Arp, Servranckx, Gleizes, Juan Gris, P. Gargallo, Le Corbusier, Metzinger et beaucoup d’autres). Nouvelle Génération publiait régulièrement des articles traduits, tirés de la revue française Cahiers d’art. L’article de René Clair “Des Millions”, consacré aux films commerciaux médiocres, y fut traduit. Plusieurs autres articles consacrés à l’art du cinéma et du théâtre parurent également dans la revue. Des articles tirés de l’Almanach de l’architecture moderne de Le Corbusier furent également traduits. On y trouvait encore des publications des projets de l’architecture du nouveau Paris […].
Il n’y avait pas en Russie, à cette époque-là, de revue qui élucidait d’une façon aussi détaillée la vie culturelle de l’Europe Occidentale. Cette façon complexe d’aborder les choses fut un trait important qui différenciait Nouvelle Génération des revues russes LEF et Le Nouveau LEF qui étaient apparentées [12]
Vadim Kozovoï m’a, à plusieurs reprises, parlé de l’admiration qu’il portait au poète et théoricien Sémenko, à l’importance de son œuvre. Je voudrais ici terminer cet essai, en citant encore un passage, qui synthétise l’apport du poète ukrainien, dans le tapuscrit que Vadim Kozovoï a de toute évidence suscité et accompagné :
« Sémenko est un poète multiple, utilisant plusieurs genres et ambivalent. L’intellectualisme de sa poésie lyrique lui donne une originalité qui le différencie des futuristes européens. Il possède un rythme intérieur, une intonation décontractée, un discours “dénudé” […] Dans ses manifestes littéraires (la préface du recueil Kvéro-futurisme, 1914, “L’art comme culte”, 1922, “La Poésie-peinture”, 1922, et beaucoup d’autres), il avance sa propre conception de la théorie futuriste de la poésie et de l’art. L’art, d’après sa nature, doit toujours se trouver en état de recherche et de mouvement, sans réalisation ni achèvement. La culture, qui évolue en tant que système de l’idéologie et de la facture-texture (et non pas comme celui de la forme et du fond), met en avant différents cultes en tant que dominants. Certains de ces cultes subissent la destruction, d’autres se trouvent renforcés (la construction). La poésie comme telle est vouée à la destruction, vu le passage à la culture de masse et la transformation de la conscience individualiste en conscience collectiviste. La construction est possible par les moyens de la synthèse des arts, notamment grâce à la création de la poésie visuelle (poéso-peinture). La preuve en furent ses propres poèmes : Le Câblepoème de l’Outre-Océan en caractères colorés (1919) et Ma Mosaïque (1922) qui anticipe la poésie concrète modernes “ [13]
Dans cette présentation de la pensée poétique de Sémenko, est relevée son idée d’une loi de dépérissement et de déclin, la « loi de la construction-destruction », construction et destruction qui sont les principes dynamiques inhérents à tous les systèmes. Le panfuturisme prévoyait qu’après la destruction du Grand Art, ses éléments, restructurés en un nouveau principe « non artistique », deviendraient le fondement du culte d’une construction complètement neuve [14]Sémenko, avant la répression générale des années 1930, put faire paraître plus de trente recueils poétiques et vit même réaliser deux Œuvres complètes : Kobzar, 1924-1925 et trois tomes en 1929-1931 [15] En 1937, il fut victime des purges staliniennes, accusé de participer à une organisation terroriste nationaliste fasciste, condamné à être fusillé, à la confiscation de ses biens et enterré dans une fosse commune dans une forêt près de Kiev. L’année 2012 a été déclarée en Ukraine « Année Sémenko », à l’initiative de poètes novateurs d’aujourd’hui, avec à leur tête la jeune poétesse Lioubov Yakymtchouk ; entre autres actions, il y eut tout une nuit non-stop de poésie et de musique au Forum de Lviv auquel participèrent plusieurs personnalités du monde des arts ukrainiens, dont le célèbre historien des avant-gardes et essayiste Dmytro Horbatchov.
Notes
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[1]
Cf. Sieur de Beauplan, Description d’Ukranie, qui sont plusieurs provinces du Royaume de Pologne, contenues depuis les confins de la Moscovie jusqu’aux limites de la Transsilvanie. Ensemble leurs mœurs, façons de vivre ou faire la guerre (rédigé en 1648 et publié en 1650, 1660, 1661).
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[2]
Voir, en russe et en anglais, un panorama complet de la vie kiévienne dans le premier quart du xxe siècle dans : Georgy Kovalenko, Alexandra Exter, Moscou, Musée d’art contemporain, 2010, t. I, p. 8-47 ; t. II, p. 8-53.
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[3]
Sémenko, dont le prénom ukrainien de naissance est « Mykhaïlo », s’est donné cette forme de son prénom dès ses premiers recueils de 1913-1914.
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[4]
Sur l’itinéraire futuriste de Mykhaÿl’ Sémenko, voir en anglais, les remarquables études : Myroslava M. Mudrak, The New Generation and Artistic Modernism in the Ukraine, Ann Arbor, Michigan ; UMI Research Press, 1986, et Oleh S. Ilnytzkyj, Ukrainian Futurism. 1914-1930. A Historical and Critical Study, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1997.
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[5]
Cité par Marina Dmitrieva-Einhorn dans son article « La revue Signal vers l’avenir dans le réseau des avant-gardes – l’axe Milan-Paris-Berlin-Kiev », in Russie France Allemagne Italie. Transferts quadrangulaires du néo-classicisme aux avant-gardes (par les soins de Michel Espagne), Tusson, Du Lérot, 2005, p. 219.
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[6]
Oleh S. Ilnytzkyj, op. cit., p. 55. Notons qu’en 1913, à Saint-Pétersbourg, l’Ukrainien Malévitch avait utilisé son carré noir, comme brassard du Fossoyeur, personnage de l’opéra cubo-futuriste La Victoire sur le Soleil, dont le corps formait également un carré noir, figurant les bords d’un cercueil. La visée était d’enterrer l’art ancien, du moins sa reproduction dans l’art contemporain.
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[7]
<Vadim Kozovoï>, « Michel Sémenko », tapuscrit sans date, archives Irina Émélianova-Kozovoï, p. 1.
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[8]
Voir la poésie de Maïakovski À notre jeunesse, 1927, in Œuvres complètes, tome 8, Moscou, 1958.
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[9]
Sur l’avant-garde picturale et théâtrale ukrainienne, voir, en français, Valentine Marcadé, Art d’Ukraine, Lausanne, Paris, L’Âge d’Homme, 1990, p. 193-251 ; Dmytro Gorbatchov et alii, L’Art en Ukraine, Toulouse, Musée des Augustins, 1993. En allemand et en anglais, Jo-Anne Birnie Danzker et alii, Avantgarde & Ukraine, Munich, Villa Stuck, 1993.
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[10]
Sur la revue Nova Guénératsiya, voir, en anglais, le livre de Myroslava M. Mudrak, op. cit., qui lui est consacré, et Oleh S. Ilnytskyj, op. cit., p. 114-128, 155-178 et passim ; en français, Valentine Marcadé, op. cit., p. 220-225.
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[11]
Valentine Marcadé, op. cit., p. 221.
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[12]
<Vadim Kozovoï>, « Michel Sémenko », op. cit., p. 3.
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[13]
« Michel Sémenko », op. cit., p. 2.
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[14]
Cf. Oleh S. Ilnytzkyj, op. cit., p. 188.
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[15]
Voir la liste complète des œuvres de Mykhaÿl’ Sémenko, dans Oleh S. Ilnytzkyj, op. cit., p. 377-383.
- Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2016
- https://doi.org/10.3917/poesi.151.0033