Le Valet de carreau [Boubnovyï valiet]
Le Valet de carreau [Boubnovyï valiet]
C’est le nom d’une exposition, organisée à Moscou à la fin de 1910 par des “cézannistes” – les uns, néo-primitivistes (Mikhaïl Larionov, Natalia Gontcharov), les autres, fauvistes (Piotr Kontchalovski, Ilia Machkov, Aristarkh Lentoulov). Les néo-primitivistes firent scission et “Le valet de carreau” devint une société artistique fondée par les fauvistes. Avant les révolutions de 1917, il y eut 6 expositions sous le label du “Valet de carreau” : en 1910-1911, 1912, 1913 à Moscou et 1913 à Saint-Pétersbourg, 1914 (avec la présence des oeuvres cubo-futuristes de Malévitch) et 1916 (avec la participation des suprématistes). Les 5 premières expositions confrontaient les artistes russes et européens.
C’est précisément à la première exposition du “Valet de Carreau en 1910 que se manifestent de façon éclatante le « Cézannisme russe» et le “Néo-primitivisme”. Malévitch expose ici trois gouaches dont Baigneuses (ancienne collection Khardjiev, aujourd’hui au Stedelijk Museum d’Amsterdam), Fruits (appelée Nature-morte au Musée national russe de Saint-Pétersbourg)
Le “Valet de carreau”, comme son appellation l’indique, se voulait le représentant de la jeunesse vigoureuse, de l’affirmation de soi, d’une culture corporelle incarnée et sensuelle, d’une certaine marginalité un peu louche. C’est ainsi que le tableau-enseigne de la première exposition moscovite sera la toile d’Ilia Machkov, Autoportrait et portrait de Piotr Kontchalovski (1910, Musée National Russe) où les deux peintres sont représenté presque nus, en slips violet et vert, comme des athlètes : la métaphore sportive est là pour dire que désormais l’art sera “musclé”, mettant fin aux anémies brumeuses symbolistes, aux afféteries du “style moderne”, aux “voiles amollis” (expression du philosophe Berdiaev dans son célèbre article de 1914 sur “Picasso”) des impressionnistes.
Chez Machkov (dans ses portraits et ses natures mortes), chez Kontchalovski (dans ses tauromachies), chez Lentoulov (dans ses paysages), chez Larionov (dans ses portraits des trois frères Bourliouk, Vladimir Bourliouk -appelé au “Valet de carreau” Portrait d’un athlète – Musée des Beaux-Arts de Lyon; David Bourliouk, collection Leclanche-Boulé, Paris; Nikolaï Bourliouk, Museum Ludwig, Cologne), chez Natalia Gontcharova (dans ses Lutteurs du MNAM et du Musée national russe, Saint-Pétersbourg, ou dans ses panneaux représentant les Évangélistes, du Musée National Russe, Saint-Pétersbourg), les couleurs franches se heurtent, s’entrechoquent, dans une vraie lutte au corps à corps. Ce n’est pas un hasard si, à cette époque-là, culminaient la popularité et l’internationalisation de la boxe
Nous sommes loin de l’élégance des artistes du « Mir iskousstva » [Le Monde de l’art] sécessionniste pétersbourgeois, des demi-teintes anémiées symbolistes de «La rose bleue » ou encore des imitations médiocres de l’impressionnisme français, sans parler de l’arrière-garde réaliste-naturaliste des Ambulants – c’est-à-dire des trois courants artistiques dominants en cette année 1910. Ces athlètes annoncent, sinon stylistiquement, du moins thématiquement, les hercules futuraslaves de l’opéra de Matiouchine- Khlebnikov-Kroutchonykh-Malévitch La victoire sur le soleil en 1913, voire le tableau post-suprématiste de Malévitch Les sportifs (fin des années 1920, Musée national russe).
Le goût des Slaves russiens pour les couleurs vives, bigarrées, criardes même, bien connu à travers les indiennes servant à divers usages vestimentaires ou dans les décors des objets artisanaux, se retrouve en particulier dans ceux des plateaux représentés dans plusieurs natures mortes des fauves russes (Vassili Rojdestvenski, Nature morte, 1909, Musée des Beaux Arts de Kazan’; Ilia Machkov, Baies sur fond de plateau rouge, 1910-1911, Musée National Russe, Saint-Pétersbourg; Alexandre Kouprine, Nature morte avec fleurs, vers 1912, Galerie Nationale Trétiakov, Moscou).
Il faut avoir cela à l’esprit quand on regarde un tableau russe fauve entre 1909 et 1914 : certes, ses éléments figuratifs viennent droit de Cézanne (d’où leur appellation de “cézannistes russes”), mais s’y mêlent également des traits spécifiques de l’art populaire. Une des particularités de la peinture russe novatrice à partir de 1907 est que chaque toile est rarement ceci ou cela uniquement, mais elle est ceci et cela, et encore une troisième chose… Il n’y a pas en Russie de pur impressionnisme, de pur fauvisme, de pur cubisme ou de pur futurisme. Un tableau russe synthétise souvent plusieurs cultures picturales, mais ce qui est un élément constant, venant perturber les données de la peinture européenne d’académie, c’est l’esthétique et le geste primitivistes, qui donnent une saveur et une empreinte originale à la picturologie des artistes russes du premier quart du XX siècle. C’est de cette veine que sort la création des cézannistes fauves de Russie.
Nous avons une première phase qui va de la première exposition du Valet de Carreau à la publication des deux traductions en russe du traité Du « Cubisme » de Gleizes et de Metzinger en 1913. Le cézannisme est confronté au primitivisme, au pré-cubisme parisien d’un Gleizes ou d’un Le Fauconnier, au fauvisme français et au fauvisme symboliste des « Russes de Munich » (Marianne Werefkin, Bekhtéïev, Jawlensky, Kandinsky). Les cézannistes du Valet de Carreau construisent leur sujet sur la toile comme des architectes. Malévitch a déclaré : « Cézanne a donné l’impulsion d’une nouvelle facture [i.e. texture] de la surface picturale, en tant que telle, déduisant la facture picturale de l’état impressionniste ; par la forme, il a donné la sensation du mouvement des formes vers le contraste.»
À propos de L’opérateur de cors aux pieds aux bains de Malévitch (Stedelijk Museum, Amsterdam), on a fait un rapprochement de sa construction avec celle des fameux Joueurs de carte de Cézanne dont le peintre ukraino-russe put voir une reproduction dans la revue Apollon en 1910. Ce qui frappe dans L’opérateur de cors aux pieds, c’est la gamme colorée à dominante grise avec ça et là des stries jaunes, ocres, bleutées. On sent dans cette retenue un écho du cubisme analytique qui triomphe à Paris précisément en 1910-1912.
Ce qui caractérise le fauvisme russe, c’est “la santé”, “la carrure”, “l’énergie” de son colorisme et de son trait. Malévitch, dont la série éblouissante des gouaches, à dominante rouge, de 1911-1912 (en particulier l’Homme qui court se baigner [appelé communément “Baigneur”] du Stedelijk Museum d’Amsterdam est à la fois primitiviste, cézanniste et fauve, a exécuté deux Autoportraits (Musée National Russe, Saint-Pétersbourg et Galerie Nationale Trétiakov, Moscou) dans cette poétique.
Les peintres russes de tendance fauve convergent aussi dans leur goût de l’ornementation. Matisse était passé maître dans l’utilisation des arabesques décoratives, réduites au minimalisme du trait libre et syncopé dans La Danse et La Musique, installées par le maître français lui-même dans le palais moscovite de l’industriel mécène Sergueï Chtchoukine en 1911. Les Russes s’approprient d’autant plus facilement ce “décorativisme” qu’il était la marque séculaire de l’art russe (en particulier, les profusions florales des peintures murales des églises – entre mille exemples, celles de la cathédrale Saint Basile-le-Bienheureux sur la Place Rouge à Moscou). Déjà, chez le visionnaire Vroubel, l’ornement faisait partie intégrante du système figuratif. Le Portrait d’un garçon à la chemise ornée d’Ilia Machkov (1909, Musée National Russe, Saint-Pétersbourg) est particulièrement représentatif de ce style.
Ce qui différencie le fauvisme russe du fauvisme français, c’est la propension à la théâtralisation des sujets, voire à leur carnavalisation. Outre l’Autoportrait et portrait de Piotr Kontchalovski d’Ilia Machkov, on peut citer ici le Portrait de Georges Yakoulov (1910, Galerie Nationale Trétiakov) de Piotr Kontchalovski où l’artiste russo-arménien est représenté dans une pose exotique à la Pierre Loti, ou encore l’Autoportrait de Lentoulov, déguisé en Turc, voire l’Autoportrait de Pougny (1912, MNAM), au poing de boxeur démesuré.
Autre différence d’avec les Français et même les Allemands ou les Scandinaves, c’est la moindre place qu’occupent chez les Russes les paysages, non qu’il les aient négligés, mais ils ont multiplié les portraits et surtout les natures mortes qui sont presque comme la marque du “Valet de Carreau”, surtout Machkov, Kouprine ou Rojdestvenski.
On sait bien aujourd’hui que la circulation des œuvres picturales entre l’Empire Russe et l’Europe occidentale, avant les révolutions russes de 1917, a été favorisée par la confrontation des œuvres de l’impressionnisme, du post-impressionnisme, des nabis, du fauvisme et du premier cubisme, tous mouvements novateurs venus des bords de la Seine, avec les œuvres des jeunes peintres russes qui avaient enrichi leur art par l’apport des courants français, à partir de leur propre expérience du primitivisme. Les fameuses collections des industriels-mécènes Ivan Morozov (l’impressionnisme et le post impressionnisme dominaient chez ce dernier qui avait acheté, entre autres, 17 Cézanne) et Sergueï Chtchoukine (dans la maison-musée de ce dernier on pouvait trouver, entre autres, 16 Derain, 38 Matisse, 50 Picasso), à Moscou, furent une véritable académie pour tous les jeunes artistes russes.
Mais la circulation des idées picturales s’est faite aussi grâce à la présence à Paris d’artistes russes qui, avant 1914, étaient les transmetteurs de toutes les nouveautés parisiennes auprès de leurs confrères restés en Russie. On se souvient de ce passage des mémoires du poète et théoricien Bénédikt Livchits, où ce dernier rapporte la façon dont les dernières nouveautés de la capitale française étaient aussitôt connues en Russie et assimilées. Il décrit David et Vladimir Bourliouk en 1911 examinant attentivement “une photographie de la dernière œuvre de Picasso. <Alexandra> Exter l’a rapportée de Paris tout récemment. Le dernier mot de la peinture française. Prononcé là-bas dans l’avant-garde, il sera transmis comme un mot d’ordre – on le transmet déjà sur tout le front de gauche, il éveillera des milliers d’échos, d’incitations, il posera la base d’un nouveau courant.”
A Paris, Sonia Delaunay-Terk, Daniel Rossiné (c’est-à-dire Vladimir Baranoff-Rossiné), Marie Vassilieff ou, épisodiquement, Alexandra Exter; à Munich, Marianne Werefkin (Vériovkina), Alexeï Jawlensky, Vassili Kandinsky, Vladimir Bekhtéïev, sont des traits d’union entre la Russie et l’Occident. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le cézannisme (le proto-cubisme) et le fauvisme aient trouvé un terrain favorable chez les jeunes peintres de l’Empire russe, en révolte de façon générale contre le naturalisme et le réalisme de l’Académie, dont la figure emblématique était Ilia Riépine, contre, aussi, les évanescences picturales du symbolisme russe, représenté, à cette époque, essentiellement par le groupe de “La Rose bleue”.
Littérature :
Valentine Marcadé, Le renouveau pictural russe. 1863-1914, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1972
Dmitri Sarabyanov, Russian Painters of the Early Twentieth Century (New Trends), Léningrad, Aurora, 1973;
Gleb Pospelow, Moderne russische Malerei. Die Künstler-gruppe Karo-Bube, Dresde, 1985
Jean-Claude Marcadé, L’avant-garde russe. 1907-1927, Paris, Flammarion, 1995, 2007
Suzanne Pagé et alii, Le fauvisme ou “l’épreuve du feu”. Éruption de la modernité en Europe, Paris musée, 1999, p. 377-387 et passim
Yevgenia Petrova et alii, The Knave of Diamonds in the Russian Avant-Garde, Saint-Pétersbourg, Palace Editions, 2004
Andreï Sarabianov, Zelfira Trégoulova (éd.), Les peintres russes du “Valet de carreau”- Entre Cézanne et l’avant-garde, Monaco, Palace Editions Europe, 2004