Les problèmes géographiques de l’Ukraine
L’Ukraine, pour un empire
JEAN RADVANYI PROFESSEUR DE GÉOGRAPHIE À L’INSTITUT NATIONAL DES LANGUES ET CIVILISATIONS ORIENTALES. 2 OCTOBRE 2014
Evolution du territoire ukrainien depuis 1921. (Infographie Idé pour Libération)
LE LIBÉ DES GÉOGRAPHESAvec ses voies d’accès sur l’Europe du Sud et la mer Noire, le voisin ukrainien est un enjeu stratégique pour la Russie qui rêve de s’affirmer en unique puissance mondiale. Au risque de se retrouver dans une impasse.
Cela ressemble à un cauchemar : une guerre entre Russes et Ukrainiens. Et pourtant, on compte déjà plus de 3 000 morts dans le Donbass, en grande partie les victimes civiles des bombardements de Lougansk et Donetsk par l’aviation et l’artillerie ukrainiennes. Mais saura-t-on jamais le nombre de soldats, réguliers ou «volontaires» morts des deux côtés de ce front ?
Septembre 2014. Dans le hall tout neuf de l’aéroport moscovite de Vnoukovo, d’où partent les avions pour le Caucase nord, un groupe d’hommes de tous âges en treillis militaires entoure un grand pope visiblement prêt à rejoindre ce combat. La télévision russe déverse à longueur d’antenne des images soigneusement choisies de cette guerre : HLM ou hôpitaux bombardés, familles encore terrées dans les abris, images de tirs venus rompre un cessez-le-feu fragile. Elles passent en boucle entre des reportages sur les manœuvres à la frontière chinoise, sur les nouvelles armes nucléaires… Comme si les autorités qui contrôlent tous les médias télé préparaient leur population à une troisième guerre mondiale. Mais quelle est donc la stratégie à long terme de Vladimir Poutine ?
AFFAIBLISSEMENT DURABLE
Pour un géographe, il est tentant d’analyser ce conflit à différentes échelles. A l’échelle locale, le but est clair. Après l’annexion de la Crimée en mars, la Russie entend affaiblir durablement l’Etat ukrainien en le privant du contrôle de ses régions orientales. Une semaine de combat de plus et les sécessionnistes prenaient la ville de Marioupol, ouvrant un corridor terrestre vers la Crimée le long de la mer d’Azov. L’été a montré que la desserte de la presqu’île par ferry, dans le détroit de Kertch, était problématique et la construction du pont (confiée à des oligarques proches du Kremlin, les frères Rotenberg et Gennady Timchenko) prendra du temps. L’équilibre des forces a basculé dès que la Russie a envoyé sur place des armes lourdes et des volontaires. Avec les sécessionnistes locaux de plus en plus déterminés du fait des frappes aveugles ordonnées par Kiev, ils ont pratiquement anéanti l’essentiel de l’armée ukrainienne.
Dans la campagne électorale en cours dans le reste du pays, beaucoup promettent de reconquérir le Donbass, mais les pays occidentaux hésitent à réarmer Kiev. Les facteurs d’opposition entre régions ukrainiennes sont anciens. Ils remontent à la longue séparation historique, culturelle et politique entre l’Ouest rattaché à la Pologne ou à l’empire austro-hongrois, le Sud vassal de l’empire ottoman et l’Est sous tutelle tsariste.
L’assemblage actuel ne date que de l’époque soviétique, façonné par Staline et Khrouchtchev. Or, on a toujours sous-estimé les tensions réelles, linguistiques mais aussi économiques et politiques qui divisaient ce pays, dans un contexte où, à chaque fois qu’une majorité «occidentale» dominait la Rada, elle s’empressait de voter des lois cherchant à forcer l’ukrainisation du pays jusqu’à l’absurde, comme cette obligation de passer les films russes en version sous-titrée à la télé ukrainienne.
RETOUR DE LA «NOVOROSSIA»
Aujourd’hui, sauf revirement politique, la sécession est consommée : les élections du 26 octobre n’auront pas lieu dans les régions de Donetsk et Lougansk, où un vote, prévu le 2 novembre, va officialiser l’existence de cette «Novorossia», reprenant une ancienne dénomination de l’époque tsariste. Poutine ne cherchera sans doute pas à annexer ces régions. A coup sûr, il entretiendra là un foyer de tensions, comme le Kremlin l’a instauré, dès la présidence Eltsine, en Transnistrie et en Abkhazie. A l’échelle macro-régionale, cela ressemble à une leçon de géostratégie en temps réel. Sans aucun doute, avec ses ports de la mer Noire (dont Sébastopol), son contrôle des axes majeurs entre Russie et Europe du Sud et dans l’isthme mer Baltique-mer Noire, l’Ukraine est bien ce «pivot stratégique» évoqué par Brzezinski. Vladimir Poutine en a la même lecture et, dès son arrivée au pouvoir, il a prévenu les Occidentaux : l’Ukraine est un voisin stratégique majeur pour la Russie et celle-ci ne laissera pas se répéter dans ce pays un scénario balte.
AVEUGLEMENT EUROPÉEN
On peut certes qualifier cette position de néo-impériale, mais alors, que cesse le double langage et qu’on qualifie pour ce qu’ils sont les projets de bouclier antimissiles ou les interventions états-uniennes depuis l’Amérique centrale jusqu’au Moyen-Orient ! Ralliée aux lobbies polonais et suédois, l’Union européenne n’a tenu aucun compte des avertissements russes en proposant ses accords d’association, sans se préoccuper aucunement des répercussions concrètes en Ukraine. Entre cet aveuglement européen et la volonté russe de réaffirmer sa puissance, on aboutit à la situation actuelle, dramatique pour les Ukrainiens qui voient s’effondrer leur projet d’Etat nation.
Ces événements impliquent aussi une troisième échelle de lecture. Le message envoyé par Vladimir Poutine et les questions qu’il pose, au moins depuis son célèbre discours de Munich en 2007, dépassent largement l’enjeu ukrainien. Moscou rejette la gestion des affaires du monde telle que les Américains ont cru pouvoir la mener, en s’autoqualifiant d’unique hyperpuissance et en tentant d’imposer leurs règles et leur vision du monde au reste de la planète. Pour Vladimir Poutine, il est grand temps de regarder le monde tel qu’il est, avec ses nouveaux défis et ses nouveaux acteurs, entre autres les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), pour reprendre cet acronyme devenu célèbre. Et comment imaginer que la politique de sanctions puisse être efficace sans qu’on fasse l’effort d’apporter des réponses réelles aux questions légitimes posées par les Russes en matière de sécurité globale ?
Cette succession de décisions marque un tournant majeur, avec la dégradation des relations entre la Russie et l’Occident, incitant le Kremlin à accélérer le processus de rapprochement avec la Chine, en dépit des peurs que celle-ci suscite. Elles auront des effets négatifs durables dans nombre d’Etats européens, Allemagne comprise.
Pour la Russie, cette nouvelle donne risque d’être doublement funeste. Le gel des projets de coopération avec les grandes entreprises occidentales freinera durablement la croissance russe et ses tentatives de diversification économique.
DÉRIVE AUTORITAIRE
Mais, plus inquiétant encore, est l’évolution politique intérieure. La peur des influences étrangères, qualifiée de pernicieuse, a engendré à la fois un déferlement nationaliste, dangereux dans un Etat multinational, et une dérive autoritaire qui va bloquer pour longtemps le dynamisme russe.
Au-delà de l’opposition, qualifiée d’agent de l’étranger, les nouvelles lois sur la presse, les ONG, Internet, empêchent de plus en plus tout débat ouvert. Or, qui peut penser que les acteurs économiques ne soient pas entraînés eux aussi par l’enfermement patriotique prôné par le Kremlin ? Victorieuse à court terme en «Novorossia», la Russie de Poutine est engagée dans une voie qui pourrait bien être une impasse.
Auteur de «Retour d’une autre Russie» (éd. Au bord de l’eau)
Jean RADVANYI Professeur de géographie à l’Institut national des langues et civilisations orientales