Malévitch, “Le retour à la figure”, Musée Picasso, Antibes, 10 mars 2014
Malévitch – Le retour à la figure
Kazimir Malévitch pratique de façon générale une écriture de camouflage consistant à dire ce qu’il n’a pas l’air de dire. C’est vrai dans ses textes (ainsi du réalisme, de l’économie, de Dieu…), c’est vrai dans son écriture picturale. Dans son testament laissé à Berlin en 1927, Malévitch prévoit son emprisonnement (il sera réel en 1930 et accompagné de tortures)[1] et même sa mort, et sous-entend, sans le dire explicitement, que s’il défend en 1927 l’art autrement que lorsqu’il était « sous des influences révolutionnaires », ce sera à son corps défendant. Cela se produire d’ailleurs en 1932, lors de l’exposition à Léningrad des « Artistes de la République fédérative socialiste soviétique de Russie pendant les 15 dernières années» qui suivit le décret du parti communiste supprimant tous les groupements artistiques isolés, au profit d’une seule Union contrôlée par le parti : Malévitch y présente quelques « architectones », sculptures architecturées et surmontées de figurines dans le style glorifiant les héros soviétiques – une façon de se préserver des représailles[2].
Entre 1928 et 1934, le fondateur du suprématisme se remet intensément à la peinture et crée plus de deux cents oeuvres dont il est impossible d’établir aujourd’hui une chronologie exacte. On sait seulement que pour la rétrospective que lui consacrera la Galerie Trétiakov à Moscou en 1929, ainsi que pour la rétrospective à Kiev en 1930, Malévitch peindra une série de tableaux impressionnistes qu’il date du début du siècle et reprendra le thème paysan de 1912-1913 qu’il antidatera également[3]. Ces antidatations peuvent avoir procédé, dans ce cas, de la volonté de donner à son œuvre une évolution logique et non chronologique, de rétablir les maillons manquants – selon sa vision de l’histoire de l’art de Cézanne au Suprématisme. Mon hypothèse est que Malévitch a créé a posteriori un itinéraire artistique idéal – le sien – dont il a d’ailleurs éliminé la période symboliste et Modern Style. Le camouflage est ici d’ordre artistique[4].
Mais il est aussi des toiles qui, si elles ont bien été exécutées entre 1928 et 1932, montrent un autre camouflage, à travers la peinture, témoignage poignant d’une protestation contre la politique de plus en plus coercitive menée par le pouvoir stalinien non seulement contre les intellectuels et les artistes, mais aussi contre le peuple, en particulier contre les paysans, sous prétexte de « dékoulakisation », c’est-à-dire de lutte contre la paysannerie aisée et propriétaire de ses terres. C’est en 1928 qu’est lancé le premier plan quinquennal grâce auquel était définie une « ligne générale » qui ne souffrait aucune déviation, toute déviation étant immédiatement annihilée et extirpée. A partir de là, la Terreur s’installera dans toute l’Union soviétique, tout particulièrement dans le pays natal de Malévitch, l’Ukraine, comme principe permettant de préserver justement cette ligne générale.
L’impressionnisme tardif
La tentation est de penser que la nouvelle figuration que Malévitch a entreprise après 1927 a été imposée au peintre par suite des menaces pesant sur toute recherche d’avant-garde. Quoi qu’il en soit des motivations, il faut se garder de dire, comme cela a été fait pendant longtemps, que cette période post-suprématiste correspond à un retour « réactionnaire » à la figuration ou à une faiblesse sénile. Il y a une puissance et une robustesse dans ces toiles qui rappellent, dans une autre dimension, la puissance et la robustesse pré-suprématistes. S’il n’avait plus rien à dire, Malévitch aurait pu se livrer uniquement aux tâches utilitaires et nutritives. Il se trouve qu’il a éprouvé le besoin de peindre, de dire quelque chose à nouveau par le pinceau.
L’artiste a réinterprété l’impressionnisme et le cubofuturisme de ses débuts, en maintenant souvent des dates anciennes. Malévitch a daté des œuvres peintes à la fin des années 1920 selon la culture picturale qu’elles représentaient et non selon leur date d’exécution. Ainsi le fameux Faucheur de la Galerie Trétiakov, qui était devenu une tarte à la crème iconographique, fut désormais daté de 1928-1929 et non de 1909. Et pourtant, Malévitch avait bien indiqué au bas du tableau « motif de 1909 »[5]. Des œuvres comme le Charpentier[6], les Moissonneuses[7] du Musée Russe ont été faites à la fin des années 1920. Les œuvres impressionnistes comme Sur le boulevard[8], voire la Fleuriste[9], soi-disant de 1903, Pommiers en fleurs[10], soi-disant de 1904, la Jeune fille sans travail[11], soi-disant de 1904, toutes au Musée Russe ou les Deux sœurs de la Galerie Trétiakov, ont été peintes de toute évidence de la fin des années 1920.
Ces œuvres n’ont jamais été montrées à quelque exposition que ce soit avant 1910. Elles ne correspondent à rien de ce que nous connaissons comme œuvres impressionnistes, celles qui ont été emportées par Malévitch pour sa rétrospective de Varsovie et de Berlin en 1927.
Ce ne sont pas des œuvres de jeunesse. Elles sont « trop belles pour être vraies ».
A mon avis, comme je l’ai noté plus haut, Malévitch s’est refait un itinéraire créateur selon un ordre logique et non chronologique, chose qu’il avait réalisée dans sa lecture de l’évolution de l’art, de l’Impressionnisme au Suprématisme. Dans ses œuvres impressionnistes comme les Deux sœurs, Malévitch maîtrise la gamme colorée avec brio. Cette gamme peut être appelée « slave » avec ses associations de mauve et de jaune ocre, de vert et de rose, même si l’on sent dans cette œuvre des impulsions venues du Renoir de La grenouillère qui se trouvait dans la célèbre collection de Morozov[12]. Le blanc chante sous le soleil et est émaillé de touches à peine perceptibles de jaune et de carmin. La légèreté, l’impondérabilité de la touche n’est possible qu’après le suprématisme. Le tableau est divisé en au moins cinq rangées horizontales sur lesquelles s’inscrivent les figures humaines dont certaines, comme les « deux sœurs » sont installées au milieu, dominant par leur proportion et leur verticalité, comme dans les trois Baigneuse[13] du Musée Russe. C’est un procédé constant des œuvres post-suprématistes. Quand on compare ces œuvres impressionnistes tardives avec l’impressionnisme du début, on constate une structure construite, tendant à la géométrie qui se conjugue aux touches impressionnistes nerveusement posées. Le suprématisme est cité dans la robe rouge de la Fleuriste, dans les rectangles du banc de Jeune fille désoeuvrée et, en général, dans l’amas des maisons du Paysage hivernal du Museum Ludwig. Dans le Jardin en fleurs (Galerie Trétiakov), comme dans toutes les autres toiles avec arbres et maisons (Pommiers fleuris[14], Pommiers en fleurs, Champs[15] du Musée Russe), les troncs et les branches des arbres ne sont pas noyés dans le fond pictural. Ils sont plantés distinctement, créant des zones bien délimitées. Souvent, les murs et les toits offrent des surfaces géométriques qui se ressentent à l’évidence du suprématisme.
Retour au cubofuturisme primitiviste
Malévitch revient à son cycle de la campagne des années 1910. Son impressionnisme tardif prend parfois des allures naturalistes comme dans les Moissonneuses du Musée Russe[16]. Mais toute une série d’œuvres (Le faucheur de la Galerie Trétiakov ; À la datcha[17], Garçonnet – Van’ka[18], du Musée Russe, etc.)reprend les motifs cubofuturistes anciens (Matin au village après la tempête de neige) pour les insérer dans une structure qui tient compte des acquis du suprématisme. Ainsi, la structure est bâtie à partir de bandes colorées pour le fond et de surfaces simplifiées pour le corps des personnages [Jeunes filles dans un champ]. On note comme invariant la station verticale de ceux-ci qui occupent l’espace principal du tableau. Avec le suprématisme, l’image de l’homme et l’image du monde s’étaient rejointes dans un même rythme. Dans le post-suprématisme, l’homme se tient face à l’Univers dont les rythmes colorés le traversent. La ligne d’horizon est basse. Il n’y a pas de modelage réel de la couleur.
Le retour de Malévitch à la figure d’après 1927 est en fait une synthèse où le sans-objet (bespredmetnost’) vient traverser des hommes représentés dans des postures d’éternité. On remarquera la place du monde paysan qui semble à nouveau envahir tout l’univers malévitchien [Femme au râteau, Paysanne]. Comme si Malévitch, lui, l’anti-constructiviste de toujours, avait prévu les conséquences perverses de l’idéologie constructiviste, à savoir l’optimisme utopique selon lequel l’homme parviendrait à maîtriser la nature grâce au progrès et à la technologie. Pour Malévitch, l’homme est la nature. Il ne peut pas la vaincre. Il doit se couler en elle. Cette nouvelle nature que Malévitch annonce dans ses toiles post-suprématistes prend à nouveau la forme incarnée du monde paysan que la pensée constructiviste avait tendance à trouver réactionnaire. Malévitch semble ici rejoindre le penseur laïque chrétien Nikolaï Fiodorov pour qui, en effet, il faut inverser le mouvement qui s’est accentué avec la sauvagerie du capitalisme, qui fait que la campagne est engloutie de plus en plus par la ville, alors que c’est la campagne qui doit vaincre la ville.
Bien entendu, cette défense de la campagne n’est pas une défense d’une situation socio-politique ou d’une classe sociale en tant que telle. La campagne est le lieu où la nature, en tant que physis, en tant que site de l’éclosion du monde, du sans-objet, du repos éternel, peut venir le mieux au jour. On voit ce qui sépare ce retour malévitchien à la figure et au monde de la nature (retour qui a eu lieu après le resourcement de l’artiste dans son Ukraine natale) des kolkhoziens travestis en personnages de peinture d’icône chez les partisans de Myxajlo Bojčuk, les boïtchoukistes. C’est eux que Malévitch vise en 1930 dans l’almanach ukrainien Avant-Garde :
« Les artistes qui sont passés […] sur la voie de la peinture monumentale […] se transportent dans le monde des antiques catacombes […] [et l’artiste] revêt notre modernité des formes de la peinture monumentale des formes de monastère […] Ignorant les voies de la peinture moderne du XXe siècle, les artistes vont vers le XVe siècle. » [19]
Le visage du peintre Klioune avait fourni à Malévitch entre 1909 et 1913 le sujet de différentes métamorphoses stylistiques (symbolistes, primitivistes géométriques, cubofuturistes, réalistes transmentales). Après 1927, il devient le visage paradigmatique du paysan, prenant comme structure de base des archétypes de la peinture d’icônes, en particulier du Pantocrator ou de la Sainte Face orthodoxe (« Christ Archeïropoiète »)[20]. Cet emprunt d’une structure de base empruntée à certaines icônes n’est pas, comme chez les boïtchoukistes, une « tricherie avec les siècles », selon l’expression d’Apollinaire à leur propos[21], mais l’utilisation moderne de « cette forme de la culture supérieure de l’art paysan »[22]:
« A travers l’art de l’icône, je compris le caractère émotionnel de l’art paysan, que j’aimais auparavant, mais dont je n’avais pas élucidé la portée et que j’avais découvert d’après l’étude des icônes. »[23]
La Tête de paysan du Musée Russe[24] s’inscrit sur les bandes multicolores des champs et de l’espace. Les paysannes peuplent la bande verte dans des postures rappelant le cubofuturisme. L’espace est peuplé par des avions et une volée d’oiseaux à l’horizon au-dessus d’églises orthodoxes. Les rayures polychromiques abstraites se réfèrent à une vision aérienne des champs, comme c’est le cas dans Paysan dans un champ[25] du Musée Russe. C’est l’ultime affirmation malévitchienne de la présence cosmique qui émerge à travers tous les contours de l’homme et de la nature. Le suprématisme avait fait sauter toute circonscription réaliste. Le post-suprématisme restaure la configuration visible tout en maintenant les exigences du « monde en tant que sans-objet ». L’artiste continuait ainsi à inventer une nouvelle figure de l’homme au cœur du « repos éternel du monde ».
Les Portraits. Les stigmatisés. Visages sans visage
Les nombreux portraits que Malévitch fit à la fin de sa vie se partagent entre des représentations de personnes réelles et celles de figures emblématiques. Pour cette période, Malévitch a utilisé l’appellation de « Supro Naturalisme »[26]. Son aspiration était donc de faire intervenir le suprématisme dans une structure de base « naturaliste » [Jeunes filles dans un champ, Deux figures]. On note d’ailleurs que le naturalisme prend de plus en plus le pas sur le suprématisme à partir de 1933. Il s’agit ici d’un essai d’adaptation du suprématisme à la culture picturale « réaliste », exigée de façon de plus en plus insistante par le régime, ou plutôt d’une tentative pour transfigurer le naturalisme par le suprématisme.[27]
Cela donne des œuvres tout à fait singulières, dans le concert de l’art néo-réaliste européen de la fin des années 1920 et du début des années 1930. A part le hiératisme des poses, on est frappé par l’exotisme de l’habillement dont l’artiste vêt ses personnages réels ou imaginaires. Ce sont des vêtements totalement inédits, inventés pour l’homme d’une société à venir. Le critique Pounine, comme la femme de l’artiste, ont l’habit des suprématistes. Les visages imaginaires sont au-delà du réalisme, comme dans Jeune fille à la barre rouge (Galerie Trétiakov, 1932) avec les ailes rouges d‘un Séraphin d’icône derrière sa tête[28]) ou Travailleuse[29] avec l’absence-présence d’un enfant, de l’Enfant. Les portraits de personnes réelles, malgré leur réalisme, ne cherchent pas à donner une image psychologique, mais une vision intemporelle. Dans le même temps, les années 1930-1934 sont marquées par un réalisme plus naturaliste comme les derniers portraits de sa mère, de sa fille Ouna, de sa femme ou de son ami le peintre réaliste Pavlov, ou encore le Forgeron de 1933. Mais l’œuvre peut-être la plus étonnante, la plus émouvante aussi, marquée du sceau du tragique et de la grandeur, c’est l’Autoportrait[30] de 1933. La structure de base de ce tableau est l’archétype iconographique de la Mère de Dieu Hodighitria, c’est-à-dire de la Théotokos faisant un geste de la main vers son Fils, vers la Voie ; elle est « Hodighitria », celle qui montre le Chemin, la Voie. Eh bien, Malévitch a pris ce moule iconographique pour se représenter. Il n’y a là aucune ironie futuriste, dont l’artiste était par ailleurs friand. Juste cet humour grave qui le caractérise tout au long de son œuvre. Il s’est naturellement identifié à Celui qui montre la Voie, il s’est, pour mieux dire, approprié ce modèle métaphorique : et la Voie, le Chemin vers lequel Malévitch montre et qui n’est évidemment pas figuré, comment ne pas penser que c’est ce monde sans-objet auquel il a œuvré et qui est symbolisé par un petit carré noir dans un carré, signature de plusieurs œuvres de cette époque. L’écartement du pouce par rapport aux autres doigts donne le contour d’un carré. La structure est géométrique (les triangles blancs du col, noirs du vêtement supérieur, contrastent avec le rythme des raies vertes). L’alternance du vert et du rouge est une constante de la gamme malévitchienne. Le tragique et la grandeur de cet autoportrait proviennent de ce geste qui désigne l’Absence. De plus l’habit imaginé de la Renaissance dont s’est revêtu l’artiste est celui du Réformateur, d’un Jan Hus par exemple. Cette image que Malévitch nous a laissée à la fin de sa vie résume tout ce que Malévitch avait la conscience d’avoir apporté à l’histoire du pictural, avec un sentiment plus aigu de l’incompréhension, de la solitude, de la déréliction, le sentiment aussi que l’homme est réduit à un geste.
Cette pensée de l’Absence était celle du Suprématisme qui reconnaissait le monde vidé d’objets comme manifestation de la vraie réalité. Dans le post-suprématisme, c’est l’absence de la vraie réalité qui émerge dans une expression désespérément tragique. La vraie réalité est désignée mais, désormais, elle échappe à l’homme.
La compassion de Malévitch pour la paysannerie opprimée et, à travers elle, pour l’homme russe et ukrainien bafoué est exprimée dans le dessin du Stedelijk Museum d’Amsterdam où l’on voit un personnage en posture d’orant, sans barbe (ayant donc perdu tout signe de dignité humaine), portant la croix orthodoxe sur son visage, ses mains et ses pieds, gravée comme le sceau du martyre à l’image des Stigmates catholiques. Le visage de l’homme est désormais marqué, soit par la faucille et le marteau socialistes (la vie civile), soit par la croix (la vie spirituelle), soit par le cercueil noir (le monde sans-objet) [Paysanne]. De multiples griffonnages montrent obsessionnellement l’homme réduit à des signes, devant sa tombe ou à côté de maisons d’où toute vie est partie, jusqu’à cet Homme qui court (MNAM) situé entre l’épée du monde social et la souffrance. Les personnages crucifiés se font de plus en plus insistants. Dès 1918, d’après le témoignage d’Antoine Pevsner, la croix hantait le fondateur du Suprématisme :
« Lors de l’enterrement de son élève préférée [Olga Rozanova] […] Malévitch, qui marchait à l’avant-garde avec un drapeau noir sur lequel était cousu un carré blanc, était impressionnant. Près du cimetière, je m’approchai de lui. Il portait de longues bottes en feutre beaucoup trop grandes pour lui. Son corps semblait s’y noyer jusqu’au ventre. Avec les grosses larmes qui s’accumulaient sur son visage amaigri, cela lui donnait une allure tragique et pitoyable. Quand il me vit, il me dit tout bas : Nous serons tous crucifiés. Ma croix je l’ai déjà préparée. Tu l’as sûrement remarquée dans mes tableaux. »[31]
Un regard superficiel pourrait voir dans les dernières œuvres de Malévitch une « peinture métaphysique », voire symboliste. Si cela est vrai dans une perspective iconologique, il faut admettre que, picturologiquement, on a affaire ici à un espace iconique où tout est transpercé par la couleur, élément révélateur de la vraie dimension, de la véritable mesure des choses. La couleur est pure, rigoureuse, laconique.
A côté de titres indiquant brièvement le sujet (Suprématisme dans les contours d’une paysanne <Femme au râteau>[32] (Galerie Trétiakov), Jeunes filles aux champs[33] Sportifs[34]), on trouve par exemple dans Torse (Protoformation de l’image nouvelle) les notations «problème couleur, forme et contenu », qui suggèrent les intentions avant tout picturales de l’artiste. Sur beaucoup de ces toiles, les personnages se tiennent droit devant un horizon de champs colorés en larges bandes. L’historien de l’art ukrainien Dmytro Horbatchov, qui a étudié ce qu’il appelle la « réukraïnisation » de Malévitch, a montré les sources ukrainiennes de beaucoup d’éléments figuratifs de la période post-suprématiste du peintre ; par exemple, dans les bandes colorées de plusieurs œuvres il y a une impulsion qui a été donnée par les tabliers si particuliers des femmes ukrainienne. Les personnages sont toujours représentés frontalement ; aucune allusion à un geste de travail comme dans la période « primitiviste » ou cubofuturiste.
Bien que Malévitch soit Polono-Ukrainien d’origine, toute sa complexion intellectuelle et philosophique est imprégnée de la sensibilité métaphysique russe. S’il nie Dieu, ce n’est pas au nom de l’athéisme[35], mais du Dieu « sans-objet » (bien proche du Deus absconditus de la théologie apophatique) :
« Ainsi cet acteur a un but, ce sont les rayons d’engloutissement, le rayon noir. Son authenticité s’y éteint, sur le prisme il n’y a qu’une petite bande noire, comme une petite fente, par laquelle nous ne voyons que les ténèbres inaccessibles à quelque lumière que ce soit, ni au soleil ni à la lumière du savoir. Dans ce noir se termine notre spectacle après avoir caché ses nombreuses faces parce qu’il n’a pas de face authentique. » [36]
Pour Malévitch la culture aussi bien capitaliste que socialiste est radicalement mal orientée. Toute sa pensée est tournée vers l’idée qu’il faut travailler à de nouveaux fondements pour la culture, dont la visée ne doit pas être le bien-être matériel à tout prix mais le monde sans-objet ou le repos éternel.
Il en appelle ainsi à un dénudement et non à l’accumulation sauvage. C’est ainsi qu’il crée cette série de « Visages sans visage», comme si cette annonce d’une nouvelle ère était encore bien obscure. Ici aussi, Dmytro Horbatchov a vu une réinterprétation à partir des poupées-chiffons ukrainiennes qui jouent un rôle magique dans la représentation populaire.
La grande figure vêtue de blanc, au visage, aux mains et aux jambes noires sur un ciel aux bandes obliques hachurées de bleu et de blanc a été baptisée « Paysanne »[37]. En fait elle dépasse toute caractérisation sociologique. Elle est l’humanité, une figuration de l’Homme, de tout homme, Malévitch en particulier. Son visage est constitué par un cercueil noir, montrant, comme dans de nombreux dessins de cette époque, le tragique de la vie.
Le tableau Pressentiment complexe. Torse vêtu d’une chemise jaune[38] accentue le caractère de déréliction de l’homme « jeté dans le monde ». Le thème de la maison sans fenêtres apparaît. C’est la prison dans laquelle est désormais enfermé l’homme dans la société totalitaire. Malévitch a pu dire qu’il ne faisait pas de visage parce qu’il ne voyait pas l’homme de l’avenir, ou plutôt que l’avenir de l’homme était une énigme insondable. Les références christiques ont une forte présence, souvent camouflée, dans le post-suprématisme. Nous l’avons vu avec le séraphin de la Jeune fille à la barre. Dans Pressentiment complexe. Torse vêtu d’une chemise jaune on peut noter une parenté iconologique avec l’icône de la Dormition de Théophane le Grec. Et encore, le Charpentier nous fait nous souvenir que c’était le métier du Christ.
Bientôt, l’homme sans visage va perdre ses bras, comme si le « pressentiment » se faisait tragique. On a l’impression que toutes ces figures sans bras sont dans une camisole de force, ligotées, sans possibilité d’action. Les trois Paysans[39], comme Torse. Figure au visage rose[40], sont livrés à un pouvoir extérieur à eux. Les hommes ne sont plus que des mannequins mutilés. Malévitch a été sans doute le seul peintre qui ait montré la situation dramatique russe et ukrainienne au moment de la collectivisation forcée qui s’est traduite, en 1932-1933, par un génocide par la faim, le Holodomor, faisant plusieurs millions de victimes dans la seule Ukraine.
La création post-suprématiste de Malévitch est d’une richesse inouïe. Elle n’est pas encore totalement décryptée et analysée dans la littérature critique. Cela demandera à l’avenir un grand travail herméneutique
Jean-Claude Marcadé
janvier 2014
[1] Cf. Frédéric Valabrègue, Kazimir Sévérinovitch Malévitch, Marseille, Images en manoeuvres, 1994, p. 226 sqq.
[2] Ibidem, p. 251-252; сf. les catalogues Malevich, Barcelone, La Pedrera, 2006, p. 213-237 (en anglais, castillan et catalan)
[3] Cf. Charlotte Douglas, Malevich, New York, Harry H. Abrams, 1994, p. 34-40
[4] Cf. Jean-Claude Marcadé, « Malévitch le Perturbateur », Galeries Magazine, N° 29, février-mars 1989, p. 84-89 (en français et en anglais)
[5] Charlotte Douglas, « Malevich’s Painting – Some Problems of Chronology », in : Soviet Union/Union Soviétique, Arizona State University, vol. 5, Part 2, 1978, p. 301-326 ; de la même : « Sur quelques œuvres tardives de Malévitch », Malévitch Cahier I, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983, p. 185-191.
A. Nakov, dans son Kazimir Malewicz. Catalogue raisonné, Paris, Adam Biro, 2002, ne signale pas que l’inscription « motif de 1909 » sur Le faucheur de la Galerie Trétiakov est peint sur le recto (et non au verso !) de la toile, en bas à droite, à la suite de la signature (F-268, p. 113). En revanche, sur l’exemple de cette indication de Malévitch à propos de plusieurs œuvres tardives de Malévitch, Nakov a étendu ce principe « motif de telle année-variante tardive » à toute une série d’œuvres tardives, même lorsque l’on ne trouve de façon évidente aucun « motif » qui précède (l’auteur du catalogue raisonné confond « motif » et « sujet »)
[6] Malevich in the State Russian Museum, Saint-Pétersbourg, Palace Editions (sous la direction de Evgenija Petrova et alii), N° 34, p. 334
[7] Ibidem, N° 31, p. 333. Dans Kazimir Malewicz. Catalogue raisonné , cette toile est commentée de façon arbitraire comme « motif de 1911, version1928-1929 » (F-254, p. 109), dans la rubrique « Forme monumentale et couleur expressive » ( ?!), alors qu’un tel motif iconographique n’existe pas et qu’a existé seulement au début des années 1910 le sujet des « femmes moissonnant » avec diverses autres iconographies.
[8] Malevich in the State Russian Museum, op.cit., N° 56, p. 344
[9] Ibidem, N° 66, p. 350
[10] Ibidem, N° 59, p. 346
[11] Ibidem, N° 57, p. 345
[12] Nikolaj Xardžiev aimait rapporter que Malévitch aimait la culture picturale de Renoir, cf. Jean-Claude Marcadé, « Nikolai Khardzhiev, Knight of the Avant-Garde », in : A Legacy Regained : Nikolai Khardzhiev and the Russian Avant-Garde (sous la direction de Evgenija Petrova et alii), Saint-Pétersbourg, Palace Editions, 2002, p. 60
[13] Malevich in the State Russian Museum, op.cit., N° 62, p. 347
[14] Ibidem, N° 58, p. 345
[15] Ibidem, N° 60, p. 346
[16] Ibidem, N° 3I, p. 331
[17] Ibidem, N° 28, p. 330
[18] Ibidem, N° 26, p. 329
[19] Kazimir Malévitch, «L’architecture, la peinture de chevalet et la sculpture » [1930], in : Sobranie sočinenij v pjati tomax [Oeuvres en cinq tomes], Moscou, «Gileja», 1998, t. 2, p. 274 (traduction en russe de l’original ukrainien).
Il est intéressant de noter que le célèbre critique Jakov Tugendhold avait, au contraire, loué sans détours le byzantinisme de l’école de Bojčuk, voir : Ja. Tugendhold, «Pis’mo iz Pariža »[Lettre de Paris], Apollon, 1910, N° 8, Xronika, p. 17
[20] Cf. Valentine Marcadé, « Le thème paysan dans l’œuvre de Kazimir Sévérinovitch Malévitch », in catalogue Kasimir Malewitsch, Cologne, Galerie Gmurzynska, 1978, p. 94-119 (en allemand et en anglais) ; texte en français dans Malévitch Cahier 1, Lausanne, L’Âge d’homme, 1983
[21] Guillaume Apollinaire, « Le Salon des Indépendants », L’Intransigeant, 22 avril 1911, in : Œuvres complètes, Paris, Gallimard-La Pléiade, t. II, 1991, p. 321.
[22] Kazimir Malévitch, «Glavy iz avtobiografii xudožnika » [Chapitres de l’autobiographie de l’artiste] [1933], in : Malevič o sebe. Sovremmeniki o Maleviče. Pis’ma. Dokumenty. Vospominanija. Kritika [Malévitch sur lui-même. Les contemporains sur Malévitch.Lettres. Documents, Mémoires. Critique] (sous la direction de I.A. Vakar et T.N. Mixienko), Moscou, RA, 2004, t.1, p. 28
[23] Ibidem
[24] Malevich in the State Russian Museum, op.cit., N° 29, p. 331
[25] Ibidem, N° 23, p. 328
[26] Malevich in the State Russian Museum, op.cit., N° 42, p. 337 et N° 77, p. 355
[27] Il y a toute une étude encore à faire sur la distinction que semble faire Malévitch dans ses écrits entre «natura» (la Nature «profonde», quelque chose comme la natura naturans) et «priroda» (la nature en tant que telle, quelque chose comme la natura naturata)
[28] Cet élément de feu se retrouve dans Tête de jeune fille. Esquisse, Malevich in the State Russian Museum, op.cit., N° 87, p. 359
[29] Ibidem, N° 94, p. 362
[30] Ibidem, N° 98, p. 364
[31] Antoine Pevsner, « Rencontre avec Malévitch dans la Russie d’après 1917 », Aujourd’hui, art et architecture, N° 15, décembre 1957, p. 4-5
[32] Dans Kazimir Malewicz. Catalogue raisonné , op.cit., PS-181, p. 389, cette œuvre, pourtant dénommée par l’artiste lui-même au dos de la toile, est arbitrairement, sans la moindre justification, appelée « Transformation suprématiste d’une paysanne »…
[33] Malevich in the State Russian Museum, op.cit., N° 42, p. 337 (c’est une des toiles où Malévitch a inscrit au dos «Supro Naturalizm»
[34] Ibidem, N° 68, p. 352
[35] Cf. E.F. Kovtoune, « Kazimir Malevič i poslednee stixotvorenie Xlebnikova » [Kazimir Malévitch et la dernière poésie de Khlebnikov], Mera, N° 2/94, Saint-Pétersbourg, 1994, p. 83 sqq.
[36] K. Malévitch, « Tsvet i svet » [La lumière et la couleur] [1923], in : Sobranie sočinenij v pjati tomax, op.cit., t. 4, p. 272
[37] Malevich in the State Russian Museum, op.cit., N° 72, p. 353
[38] Ibidem, N° 84, p. 358
[39] Ibidem, N° 21, p. 326