Malévitch (suite) [CHAPITRE III] Le primitivisme fauve
[CHAPITRE III]
Le primitivisme fauve
La peinture française connut une fortune considérable en Russie grâce aux expositions organisées en 1908 et 1909 par la revue moscovite La Toison d’or, où Pissarro, Cézanne, Sisley, Renoir, Degas, Van Gogh, Signac, Maurice Denis, Vuillard, Bonnard, Sérusier, Redon, Marquet, Rouault, Le Fauconnier, Gleizes, Matisse, Picasso, entre autres, étaient confrontés à la jeune peinture russe. Par ailleurs, des collections de peinture française impressionniste et moderne, comme celle de S. Chtchoukine, étaient accessibles au public. Dans son traité paru à Vitebsk en 1919, Des nouveaux systèmes en art, Malévitch a relevé la place que cette collection a tenue dans toute l’avant-garde russe et les polémiques qu’elle a suscitées :
“Il m’est arrivé quand je visitais la collection de S. Chtchoukine de voir plusieurs
personnes s’approcher d’un Picasso et s’efforcer à tout prix d’y reconnaître l’objet
dans son ensemble ; dans Cézanne, comme ils trouvaient des défauts de naturel, ils
ont décidé que Cézanne voyait de manière primitive la nature et qu’il peignait de
façon grossière.”
’[ K. Malévitch, Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse [1919], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 102.]
L’influence de Cézanne et du fauvisme sur Malévitch est particulièrement évidente dans le Paysage aux maisons rouges (de la « Série des rouges »), anciennement dans les collections du Kunstmuseum de Bâle (1910). Le contraste est total avec les œuvres symbolistes qui précèdent immédiatement. C’est précisément à la première exposition du Valet de carreau, organisée à Moscou par David Bourliouk et Larionov, que se manifestent de façon éclatante le « cézannisme russe » et le néoprimitivisme. Malévitch y expose trois œuvres : Baigneuses (sans doute la gouache de l’ancienne collection Khardjiev), Fruits (appelée Nature morte, MNR), et Femmes aux corbeilles de fruits dont nous connaissons le dessin préparatoire (ancienne collection AnnaLéporskaya) [Dans Nakov, F-177l, ce dessin et plusieurs autres œuvres sur le même sujet sont intitulés sans la moindre justification Cueillette de fruits/Abondance].
Toute la série des gouaches et des dessins de Malévitch autour de 1911 montrent qu’il se trouvait alors dans le sillage de Larionov et surtout de Natalia Gontcharova à laquelle il emprunte les larges contours et les aplats à la Gauguin, la robustesse des lignes, le hiératisme byzantin, en particulier dans la facture des yeux. Les œuvres marquantes de ce style sont Province, L’Opérateur de cors aux pieds aux bains, Il court se baigner (appelé Baigneur par le SMA), Sur le boulevard, Homme au sac, Jardinier, Cireurs de parquet (toutes au SMA), Polka argentine (ancienne collection Joachim Jean Aberbach, New York, Laveuse (collection Franz Meyer, Bâle).
Dans la peinture russe, une première phase va de cette première exposition du Valet de carreau à la publication en 1913 des deux traductions en russe du traité Du « cubisme » de Gleizes et Metzinger. Le cézannisme est confronté au primitivisme, au précubisme parisien d’un Gleizes ou d’un Le Fauconnier, au fauvisme français et au fauvisme symboliste des « Russes de Munich » (Marianne Werefkin, Bekhtéïev, Jawlensky, Kandinsky). Les cézannistes du Valet de carreau construisent leur sujet sur la toile comme des architectes :
“Utilisant les conquêtes de Cézanne, parfois de Matisse et de quelques autres peintres français, ils rendaient à l’objet toute sa masse, son volume, sa couleur, sa forme tridimensionnelle, visaient à une synthèse de la couleur et de la forme. De là leur intérêt pour la nature morte qui a trouvé dans leur création un rôle d’une”importance inconnue auparavant dans la peinture russe” [Dmitri Sarabyanov, Russian Painters of the Early Twentieth Century (New Trends) [en anglais et en russe], Léningrad, Aurora, 1973, p. 140-141].
Dans son opuscule De Cézanne au suprématisme, imprimé à Moscou en 1920 comme variante caviardée du livre lithographié de Vitebsk, Des nouveaux systèmes en art, Malévitch déclare :
“Cézanne a donné l’impulsion d’une nouvelle facture [i.e. texture] de la surface picturale, en tant que telle, déduisant la facture picturale de l’état impressionniste ; par la forme, il a donné la sensation du mouvement des formes vers le contraste. [K. Malévitch, Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse [1919], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 90]
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