Malévitch (suite) CHAPITRE IV Le loubok
[CHAPITRE IV]
Le loubok
Toute l’avant-garde russe, dans sa recherche des racines nationales, s’est tournée avec passion vers l’art populaire. Nous avons déjà noté le rôle capital de la peinture d’icônes qui avait été reléguée pendant longtemps à sa fonction cultuelle. C’est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que l’icône commença d’être regardée comme une œuvre d’art – la magnifique nouvelle de Nikolaï Leskov, L’Ange scellé (1873), constitue à ce sujet un précieux témoignage. Au début du XXe siècle, elle prenait son rang dans le concert de l’art universel. Dans l’art de l’icône on trouve tous les styles, depuis le plus raffiné jusqu’au plus naïf. Dans ce dernier cas l’icône se fait loubok, cette gravure en couleurs la plupart du temps xylographiée qui était en Russie, du XVIIe au XIXe siècle, ce qu’étaient les images d’Épinal en France, les common pictures en Angleterre ou les Volksbilder en Allemagne. L’expression « fait à la manière du loubok » était considérée comme péjorative au XIXe siècle et désignait des œuvres peu raffinées et frustes. C’est cela même qui attira les peintres novateurs du début du XXe siècle. Les créateurs du loubok recherchaient l’efficacité expressive ; leur apparente maladresse, en particulier leur « ignorance » de la perspective, avait en fait une fonction esthétique : elle répondait à un choix, le but n’étant point de parvenir à une reproduction mimétique de la réalité sensible, mais à une expression autonome dans la représentation du réel. Dans l’imagerie populaire russe, les déformations naïves avaient aussi une fonction humoristique. Dans Polka argentine, comme dans de nombreuses gouaches ayant pour thème des scènes de la vie provinciale, Malévitch, nous l’avons vu, n’a pas oublié ces leçons, suivant en cela l’exemple de Larionov et de Natalia Gontcharova qui organisèrent en 1913 à Moscou une mémorable exposition sur les icônes russes et les images populaires de tous les pays (loubok russes, images persanes, chinoises, japonaises, tatares ou françaises) [Voir Y. Kovtun, Mikhaïl Larionov 1881-1964, op. cit., p. 79 sqq}.
“Les contours du loubok sont très variés; dans la majorité des cas, l’objet parfaitement libre que l’on examine est tout entier dans divers plans, vus de divers points de vue portés sur un seul tableau. […] C’est pour ainsi dire l’analyse primitive des objets de plusieurs points de vue, car par lui-même l’objet est indestructible, mais c’est seulement sur une surface plane qu’il est disposé dans des positions diverses”
[Michel Larionov, Une avant-garde explosive, Lausanne, L’Âge d’homme, 1978, p. 118 ; cf. E.B. Ovsiannikova, « K rekonstrouktsii “Piervoï vystavki loubkov” v Moskvié (1913) [À propos de la reconstruction de la « Première exposition de loubki » à Moscou en 1913], in I.E. Danilova, Mir narodnoï kartinki [Le monde des tableaux populaires], op. cit., p. 93-111.
Une section de « La Cible », exposition organisée cette même année 1913 par Larionov à Moscou, contenait des dessins d’enfants et d’anonymes, des enseignes, et révéla le peintre naïf géorgien Niko Pirosmanachvili. Au même moment, à Paris, dans le cadre du Salon d’automne, Nathalie Ehrenbourg montrait « L’art populaire russe dans l’image, le jouet, le pain d’épice, etc.” [Voir le catalogue Salon d’automne 1913, op.cit., et la « Préface » de J. Tougendhold. Natalia Lazarevna Ehrenburg était la cousine de l’écrivain Ilia Grigoriévitch Ehrenburg].
Le néoprimitivisme russe, c’est la revendication des traditions picturales de l’Orient, le sentiment, encore confus, que les Russes « sont Asie », laquelle est le « berceau des Nations » (Alexandre Chevtchenko). « Ex Oriente lux » sera le titre d’un article de Yakoulov. Alexandre Chevtchenko et Natalia Gontcharova vont jusqu’à prétendre en 1913, dans des raccourcis polémiques, donc sans nuances, que les impressionnistes remontent aux Japonais, Gauguin à l’Inde (gâchée par la première Renaissance), Matisse à la peinture chinoise, les cubistes à l’art nègre et aux Aztèques, l’art roman à l’art byzantin qui, lui, remonte à l’art géorgien et arménien… D’où la conclusion :
“Il est devenu évident qu’il n’y a plus aucune raison d’utiliser les produits de l’Occident qui les a reçus de l’Orient, d’autant plus qu’après leur long voyage circulaire, ils ont eu le temps de bien s’abîmer et de pourrir.
.[A. Chevtchenko, Néo-primitivizm, iévo téoriya, iévo vozmojnosti, iévo dostijéniya [Le néoprimitivisme, sa théorie, ses possibilités, ses réalisations], Moscou, 1913..
C’est donc l’imagerie populaire slave, hindoue, persane, chinoise, tatare, japonaise aussi bien que l’art archaïque de ces pays qui servira de source à l’inspiration et à la pratique. L’avant-garde russe de cette époque était fascinée aussi par ces étranges sculptures massives et grossières à l’expression archaïque, appelées « bonnes femmes de pierre » (kamiennyïé baby), qui se trouvaient dans les steppes de l’Empire et que l’on croyait être la production des Scythes (on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’œuvres créées par les tribus nomades autour du Xe siècle). Natalia Gontcharova peut déclarer en 1912 :
“Le cubisme est une bonne chose mais pas entièrement nouvelle. Les bonnes femmes scythes [sic!] de pierre, les poupées en bois peintes qui sont dans les foires, ne sont rien d’autre que des œuvres cubistes.”
[N. Gontcharova, « Lettre à la rédaction de Rousskoyé slovo [La Parole russe] », in V. Vassutinsky-Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe (1863-1914), op. cit., t. II, p.445- 446.]
. C’est dans ce climat que Malévitch invente sa série de chefs-d’œuvre auxquels la structure de base, empruntée en particulier au loubok, donne cette allure de créations à la fois très modernes (avant-gardistes) et comme venues des fins fonds de l’Orient. Paradigmatiques à cet égard sont les Paysannes à l’église d’Amsterdam et tous les dessins qui s’y rapportent, également les toiles la Paysanne aux seaux et enfant ou l’Enterrement paysan dont nous n’avons plus que la photographie. De façon générale, on peut dire que Malévitch a définitivement banni tout psychologisme culturel, tout « descriptivisme » sociopolitique ou tout simplement folklorique. Ses êtres appartiennent à une éternité communautaire humaine. Les yeux byzantins en amande sont grands ouverts sur une réalité qui n’est pas de ce monde. Ils sont pure méditation au-delà des joies, des tristesses, de l’activité du quotidien. C’est cette même gravité qui émane des icônes, des fresques orthodoxes ou des kamiennyïé baby, ces bonnes femmes de pierre des steppes, dont on ne sait ni la véritable origine ni la destination, mais dont l’expression énigmatique nous frappe encore et nous transporte vers des lieux et des contrées intérieurs.
‘Malévitch renforce le caractère statique, alourdit la masse des figures, trouve un principe précis d’édification du tableau, l’assemble à partir de formes volumiques – presque idéales, de la même façon qu’on assemble une construction de pierres. Très souvent Malévitch choisit des toiles carrées qui intensifient le principe statique. La campagne russe et ses normes de vie établies apparaissent sur les toiles de Malévitch comme arrêtées dans leur engourdissement tragique, comme pétrifiées, elles sont grossières mais puissantes.”
[Dmitri Sarabianov, « Kazimir Malevich and His Art, 1900-1930 », in Kazimir Malevich 187[9]-1935, cat. exp., Amsterdam, Stedelijk Museum, 1988, p. 68.
. Cette robustesse, cette lourdeur expressive d’un Cimabue paysan se retrouvent dans la Paysanne aux seaux et enfant (SMA) ; le tableau, qui garde toute la saveur de l’art populaire primitif (disproportion des formes, raideur naïve, présence d’un coq en train de picorer), est construit à l’aide de larges plans géométriques juxtaposés, scandés par les lignes courbes du chemin, des arbres, de la palanche et de l’ovale des visages. Le poids de siècles de travail obscur, de souffrance anonyme et de force inflexible passe dans cette image exemplaire.
“Expressive, colorée et monumentale est la paysanne qui porte sur une palanche de
lourds seaux d’eau. Elle se dépêche d’en faire provision avant que n’éclate l’orage
que l’on pressent dans le bleu sombre du ciel. Une toute jeune enfant marche à ses
côtés ; elle a, comme sa mère, les membres démesurément développés, héritage de
générations successives qui ont, des siècles durant, peiné aux travaux des champs .”.
[V. Marcadé, « Le thème paysan dans l’œuvre de Kazimir Sévérinovitch Malévitch », in Malévitch. Cahier I, p. 10.]
Dans le dessin du Musée national russe et dans le tableau à l’huile du Stedelijk Museum représentant des Paysannes à l’église, les personnages sont fixés dans des poses hiératiques au moment où ils font le signe de croix ou se courbent pour toucher le sol, selon la coutume orthodoxe. Les mains et les pieds sont démesurément grossis. Le rythme est donné par l’inclination de l’ovale des visages, différente pour chaque face ; ce rythme fait contraste avec l’immobilité répétitive des yeux en amande et le caractère massif et puissant des corps. La structure est celle du loubok : une image synthétique où toute l’architecture est bâtie non sur une représentation mais sur une expression. La picturologie, elle, est impressionniste, avec une gamme fauviste. Chaque unité colorée est mise en vibration par un procédé de dégradé de la couleur auquel Malévitch restera fidèle tout au long de son œuvre. Le modelé des têtes, les yeux en amande, le grossissement des mains viennent de Natalia Gontcharova et, à travers elle, de Gauguin, mais aussi des fresques iconiques. Si Les Demoiselles d’Avignon semblent ne pas avoir été connues à cette époque en Russie, les travaux qui précèdent le Portrait d’Ambroise Vollard l’ont été, ne serait-ce que par la collection Chtchoukine qui en possédait plusieurs exemplaires parmi les plus beaux. Si le lieu du renversement de la fausse beauté académique a été une petite maison chez Picasso, il devient une église chez Malévitch. N’y a-t-il pas là une parabole des implications philosophiques de l’art occidental et de l’art oriental russien ? Les organisateurs russes du deuxième Salon de La Toison d’or n’écrivaient-ils pas dans le catalogue qui confrontait la jeune peinture russe et les courants français: «Les Français sont plus sensualistes, les Russes plus spiritualistes » ?