Dans l’almanach-manifeste des « futuraslaves », Gifle au goût public (fin 1912), parurent deux articles de David Bourliouk, un des meneurs de jeu avec Larionov des arts russes avant 1914 : « Le cubisme » et « La facture » (i.e. la texture). C’était le résultat d’une série de conférences qu’il avait données tout au long de 1912 sur ce sujet et sur « l’évolution du concept de beauté en peinture », où il avait revendiqué l’autonomie de l’art par rapport à la nature et mis en avant le principe d’une vision « décalée », « déplacée » de la réalité (le sdvig). Il s’agissait de généralités qui traitaient plutôt de la peinture postcézanniste et de sa libération de la fonction représentatrice, en somme de quelque chose qui concerne le précubisme. D’ailleurs, ni Picasso, ni Braque, ni aucun des autres cubistes français n’est mentionné dans ses articles (en revanche Kandinsky et Larionov le sont alors qu’ils ne sont pas passés par la discipline cubiste…). Le livre théorique de Gleizes et de Metzinger Du « cubisme » qui parut, rappelons-le, dans deux traductions russes au début de 1913, fut un détonateur et ses thèses furent débattues dans l’avant-garde de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Mais le cubisme malévitchien de 1913 vient après son cubo-futurisme et son réalisme transmental. Aussi trouvons-nous ces éléments intégrés dans une structure d’ensemble cubiste analytique. Deux séries se côtoient. D’un côté, une surface construite en éventail, toute feuilletée, dans Dame à un arrêt de tramway, Table de comptabilité et pièce ou Le Garde. De l’autre, une construction à la verticale dans les deux petites toiles Coffret de toilette et Station sans arrêt. Kountsévo, ou encore dans Instruments de musique/Lampe.
Dans la première série, le sujet a comme implosé. Nous avons observé ce phénomène dans le Portrait du compositeur Matiouchine. Dans ses nombreux textes sur le cubisme, Malévitch insiste sur la dissonance, une notion sur laquelle l’avant-garde russe réfléchit à propos de la musique, de la poésie et des arts plastiques autour de 1910 (articles du « grand-père du futurisme russe » Nikolaï Koulbine [Cf. N. Koulbine, « Svobodnoyé iskousstvo kak osnova jizni. Gamoniya i dissonans (o jizni, smerti i protchem) » [L’art libre comme fondement de la vie. Harmonie et dissonance (sur la vie, la mort et autres)], in Stoudiya impresionistov [Le studio des impressionnistes], Saint- Pétersbourg, 1910 [réédité dans le livre Manifeste und Programme der russischen Futuristen (en russe, par les soins de Vladimir Fiodorovitch Markov), Munich, Wilhelm Fink, 1967, p. 15-22].]. Malévitch écrit que l’énergie des dissonances est la nouvelle beauté des objets grâce au sentiment créateur intuitif.
La même gamme sombre dans les gris et les noirs avec juste trois plans dans les tons rouges-bruns se retrouve dans Table de comptabilité et pièce où, de la même façon, il serait vain de chercher une représ. entation quelconque. L’élément vitre pourrait se référer au lieu qui est le prétexte à ces variations quadrangulaires : des quadrilatères transparents dans des variations obliques sont figurés selon la technique avec laquelle dans la peinture traditionnelle on peignait les voiles sur le visage ou sur le corps de façon à laisser passer la lumière et à laisser paraître la chair en dessous. On est frappé par uélément arrondi de tête avec les cheveux réduits à des stries, comme dans le Portrait du compositeur Matiouchine. Curieusement, un autre titre est inscrit au dos : Portrait d’une propriétaire terrienne [Nakov traduit bizarrement le mot «pomiechtchitsa » – courant dans la Russie d’avant 1917 – par « propriétaire agricole » !!!] Or cela est aussi l’intitulé d’un dessin de l’ancienne collection Léporskaya qui représente le même conglomérat de plans hétéroclites. Y aurait-il ici, comme dans le Portrait du compositeur Matiouchine, une confusion en une seule de deux images : celle d’un personnage et de son environnement, en l’occurrence d’une table de comptabilité, et celle d’une propriétaire terrienne, du genre de cette Korobotchka des Âmes mortes de Gogol, dont le nom signifie « Petite boîte », qui voulait refiler son chanvre à Tchitchikov, uniquement intéressé, lui, à l’achat des âmes mortes ? Dans l’ancien Empire russe, on n’imaginait pas un propriétaire terrien sans un endroit préposé à la table de comptabilité. De là à identifier ces deux choses, il n’y a qu’un pas pour l’artiste transmental cubo-futuriste pour qui il n’existe que des dissonances et du mouvement.
« [Les cubistes] entreprirent de traiter l’objet de tous les côtés. Ils estimaient que jusque-là les peintres avaient rendu l’objet de trois côtés seulement, en utilisant la tridimensionnalité, alors que nous savons bien que l’objet possède six, cinq, dix côtés et que pour le rendre plus complètement, tel qu’il est dans la réalité, il est indispensable de représenter tous ses côtés. […]
Dans Coffret de toilette apparaît de façon nette le souci pictural de faire apparaître l’extérieur et l’intérieur d’une boîte, la forme de la boîte offrant une profondeur et pouvant servir ainsi de modèle idéal pour l’exploration de la fameuse « quatrième dimension » qui fait l’objet de discussions passionnées parmi les artistes, en Europe comme en Russie. Dans le numéro de juillet 1913 de la revue moderniste – « ennemie » des futuristes – Apollon, son directeur Sergueï Makovski fait la revue de tous les « – ismes » dans son article « L’art “moderne” et la “quatrième dimension” », en se référant au troisième et dernier numéro de l’almanach L’Union de la jeunesse : pour lui, le cubisme est le «couronnement du statisme»; le futurisme oppose au cubisme le dynamisme, selon Platon (Cratyle, 402a) : Πάντα ῥεῖ· οὐδὲν μένει, « tout marche et rien ne reste immobile»; la peinture de Delaunay, de Picasso, de Le Fauconnier mêle le cubisme et le futurisme ; le postcubisme présente une « synthèse de la forme » ; le néofuturisme est le rejet de la surface peinte, remplacée par un écran sur lequel la surface colorée devient une surface lumineuse colorée ; enfin, le rayonnisme de Larionov prend sa quatrième dimension à Riemann. Makovski se moque de ces peintres qui se veulent mathématiciens, physiciens et métaphysiciens. Il refuse la civilisation mécanique au nom de la Création divine à trois dimensions. Il raille aussi l’absence de culture des peintres russes de l’avant-garde. À propos du troisième recueil de L’Union de la jeunesse, il relève avec plaisir les phrases qui selon lui sont prétentieuses et creuses, et y voit un mélange de théories mal comprises, de gallicismes incompréhensibles, de verbiage métaphysique sans queue ni tête. Tout l’article est d’ailleurs placé sous le signe de la phrase de Larionov citée en exergue :
Cependant Malévitch a fait quelques expériences pour traduire picturalement la quatrième dimension. Au moins un chef-d’œuvre, Instruments de musique/Lampe, se rapporte « aux moments de construction des rapports réciproques de la masse picturale, de sa répartition dans le temps » [K. Malévitch, « La lumière et la couleur », in Écrits IV. La lumière et la couleur, op. cit., p. 94], selon les termes par lesquels Malévitch définit le problème quadridimensionnel dans le cubisme. L’œuvre représente l’implosion d’un instrument à cordes (un violon) dont on aperçoit plusieurs éléments distribués à plusieurs endroits du tableau avec, au centre, le trou de la boîte et les quatre cordes, le tout surmonté de la calligraphie humoristique des croches et d’une construction de tuyaux tronqués. Il y a une ressemblance frappante de ce tableau avec les esquisses pour l’opéra de Matiouchine La Victoire sur le soleil, en particulier pour le sixième tableau, celui des « dixièmes pays » où « toutes les fenêtres sont percées vers l’intérieur ». Est-ce l’aspect de la construction qui a fait ajouter, par association purement fortuite, l’appellation de « Lampe » ? Nous sommes maintenant habitués à ces titres malévitchiens où ce n’est plus le réel apparent qui est nommé mais où le tableau devient ce réel même à partir duquel on peut faire des analogies avec les objets du monde physique (de la même façon que dans les caprices des nuages ou les taches d’un mur on croit distinguer des formes précises). L’œuvre appartient autant à la série du « réalisme transmental » (elle a des points de convergence avec le Portrait de Matiouchine) qu’au cubisme. Jean Clair décrit avec justesse le tableau :
« Deux systèmes représentatifs semblent y entrer en conflit. On a, d’une part, un avant-plan qui est proprement un espace plan, une planimétrie, sur lequel les formes se disloquent selon la loi cubiste et s’aplatissent de sorte à être vues de tous les côtés à la fois. Procédé qui recoupe, au demeurant, l’enseignement d’Henri Poincaré, dans Science et Hypothèse, sur la nécessité de développer le sens de l’espace-moteur pour appréhender ce que serait une étendue quadridimensionnelle, et tel que Gleizes et Metzinger le rapportent dans Du « cubisme ». […]
A propos de l’auteur
Jean-Claude Marcadé, родился в селе Moscardès (Lanas), agrégé de l'Université, docteur ès lettres, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S). , председатель общества "Les Amis d'Antoine Pevsner", куратор выставок в музеях (Pougny, 1992-1993 в Париже и Берлинe ; Le Symbolisme russe, 1999-2000 в Мадриде, Барселоне, Бордо; Malévitch в Париже, 2003 ; Русский Париж.1910-1960, 2003-2004, в Петербурге, Вуппертале, Бордо ; La Russie à l'avant-garde- 1900-1935 в Брюсселе, 2005-2006 ; Malévitch в Барселоне, Билбао, 2006 ; Ланской в Москве, Петербурге, 2006; Родченко в Барселоне (2008).
Автор книг : Malévitch (1990); L'Avant-garde russe. 1907-1927 (1995, 2007); Calder (1996); Eisenstein, Dessins secrets (1998); Anna Staritsky (2000) ; Творчество Н.С. Лескова (2006); Nicolas de Staël. Peintures et dessins (2009)
Malévitch, Kiev, Rodovid, 2013 (en ukrainien); Malévitch, Écrits, t. I, Paris, Allia,2015; Malévitch, Paris, Hazan, 2016Rechercher un article
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