Malévitch (suite) CHAPITRE VII] La démultiplication du mouvement
[CHAPITRE VII]
La démultiplication du mouvement
Dans la Femme au seau du MoMA, Malévitch utilise aussi le principe iconographique de la démultiplication du mouvement, introduit par les futuristes italiens. Le « Manifeste technique de la peinture futuriste » du 11 avril 1910 déclarait :
“Un profil n’est jamais immobile devant nous, mais il paraît et disparaît sans cesse. À cause de la persistance de l’image dans la rétine, les objets en mouvement se multiplient, se déforment en se poursuivant, comme des vibrations précipitées dans l’espace qu’ils parcourent. C’est ainsi qu’un cheval courant n’a pas quatre pattes :
il en a vingt et leurs mouvements sont triangulaires.”
[U. Boccioni, C. Carrà, L. Russolo, G. Balla et G. Severini, « Manifeste technique de la peinture futuriste » [1910], in Giovanni Lista, Futurisme-Manifestes-Documents-Proclamations, Lausanne, L’Âge d’homme, 1975, p. 163.]
Quelques tableaux de Larionov, de Natalia Gontcharova, de Koulbine, d’Alexandre Chevtchenko, de Baranov-Rossiné, de Malévitch dénotent une influence directe en Russie du principe de démultiplication du mouvement tel que le représentequasi mythologiquement, à partir de 1912, le fameux tableau de Balla, Dinamismo di unbcane al guinzaglio (Buffalo, Albright-Knox Art Gallery). Lorsque, dans les années 1920, Malévitch analysait un tableau semblable à celui de Balla, La raggaza che corre sul balcone (1912, Milan, Civica Galleria d’Arte Moderna), devant ses élèves ukrainiens, il disait que ce « futurisme cinétique » (qu’il opposait au « futurisme dynamique » du Balla des séries étonnantes de 1913-1914 ou du Boccioni de la même époque) avait une
«structure ennuyeuse et monotone», «sans grande tension», et une «expression académique » [K. Malévitch, « Foutouryzm dynamitchnyi i kinétytchnyi » [Le futurisme dynamique et cinétique » [1929], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 545 ; Malévitch parle ici du tableau de Russolo, Synthèse des mouvements d’une femme (1911).]
De même, le peintre Yakoulov écrivait de façon polémique :
“La tentative des futuristes de doter un chien qui court de quarante pattes est naïvenet ne fait pas pour autant avancer le chien”
[Georges Yakoulov, « Le bloc-notes d’un peintre » [1924], in Notes et documents de la Société des amis de Georges Yakoulov, no 4, Paris, 1975, p. 16.]
Dans Promenade. Vénus de boulevard (MNAM) de Larionov ou le Vélocipédiste (MNR) de Natalia Gontcharova, il y a une application directe du principe plastique des futuristes italiens avec la juxtaposition répétitive des divers stades qui composent le mouvement d’une forme (corps, roue ou jambe). Ces tableaux restent isolés dans l’œuvre de ces deux artistes, comme dans l’ensemble du futurisme russe. On peut dire la même chose du Rémouleur de Malévitch (1913, New Haven, Yale University Art Gallery), le seul tableau connu du peintre qui soit une application littérale du principe de démultiplication du mouvement inventé par les Italiens. Cette œuvre porte au dos comme indication : « principe de scintillisation ». Elle est saturée de petits plans géométriquesn multicolores. Les mains du rémouleur, la meule, tous les éléments du corps sont répétés plusieurs fois dans un ordre irrégulier. Ici se conjuguent les leçons du pointillisme et de l’art mosaïque (dans le monde russien, les plus célèbres mosaïques sont celles de Kiev au XIIe siècle), la mosaïque qui, selon Bénédikt Livchits, « contient en elle toutes les propriétés du pointillé, jusqu’à, et y compris, la vibration de la lumière que l’on obtient au moyen de plaques d’or » [B. Livchits, L’Archer à un œil et demi, op. cit., p. 22.]
Le cubo-futurisme est bien ici ce qui met en mouvement les plans de l’architectonique cubiste. Malévitch expliquera à ses élèves dans les années 1920 :
“Le dynamisme sera pour les œuvres futuristes la formule formante qui formera toute œuvre futuriste, c’est-à-dire que la dynamique sera l’élément additif qui reformera la perception artistique d’un état des phénomènes en un autre, par exemple, d’une perception statique en une perception dynamique”
[K. Malévitch, « Koubofoutouryzm » [Le cubo-futurisme], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 520.]
Dans ce cas aussi, Léger est invoqué. On sait que la Femme en bleu a été montrée à partir de janvier 1913 à Moscou à l’exposition « Art contemporain français ». C’est la même décomposition des éléments figuratifs en séries de petites unités quadrangulaires, oblongues, le même jeu des courbes et des angles droits, aigus ou obtus. Le Français se reconnaît dans la sobriété et l’élégance, que ce soit dans la structure formelle ou le coloris (celui d’un héritier de Jean Fouquet). L’Oriental aime la profusion et la bigarrure (celle de la cathédrale Basile-le-Bienheureux sur la place Rouge à Moscou), la générosité des formes et des couleurs. Les éléments architecturaux répétés sur le côté droit du tableau (escalier et corniches à la fois) se souviennent des structures géométrisantes représentant les montagnes dans certaines icônes. Comme toutes les autres parties de la toile, ils sont peints simultanément selon diverses perspectives.
Dans le Rémouleur, Malévitch pousse le procédé de démultiplication du mouvement à un tel maximum de tension qu’il en perd son caractère de représentation figurative, mimétique, on pourrait dire naturaliste, du mouvement d’une forme dans l’espace. Le mouvement se fait pure sensation (pur scintillement). En ce sens, ce tableau est une étape vers le dynamisme total où les éléments figuratifs disparaissent pour ne former que des masses picturales en mouvement, comme c’est d’ailleurs le cas chez le Balla des toiles sur le thème de la « Velocità », ou le Boccioni de Forme uniche di continuità nello spazio ou de Dinamismo di un ciclista (1913). Mais entre 1913 et 1915 les Russes feront évoluer la figuration futuriste du mouvement vers une abstraction totale qui sera comme la négation même du mouvement, ou plutôt sa relégation dans un équilibre de tension, dans une potentialité d’énergie, que ce soit dans le pneumo- rayonnisme de Larionov (1913-1915), le pré-constructivisme de Tatline (1914-1920) ou le suprématisme de Malévitch (1915-1920).
La fin de 1912 et toute l’année 1913 sont sous le signe du futurisme italien et du cubisme français désormais triomphants, dominant sans partage le débat esthétique et les polémiques entre les « occidentaux » et les « slavophiles » (thème qui ne cesse de hanter la conscience collective russe depuis Pierre Ier). Larionov et sa compagne Natalia Gontcharova, comme le grand poète Vélimir Khlebnikov, sont résolument orientophiles et anti-occidentalistes. Ils se livrent à des agressions verbales de la dernière violence lors de la venue du chef du futurisme italien Marinetti à Moscou et à Saint-Pétersbourg en février 1914. Malévitch au contraire prendra toujours la défense de Marinetti. Dans ses écrits, il met en contraste le « prisme de Picasso » et le « prisme de Marinetti » pour analyser les deux systèmes artistiques novateurs, le cubisme et le futurisme, qui ont précédé le suprématisme. Marinetti n’est pas un peintre, mais pour Malévitch son importance conceptuelle pour la création d’une esthétique futuriste est primordiale. Nous avons d’ailleurs vu notre peintre ukraino-russe futuriser, dès 1912, ses thèmes primitivistes autant qu’il les généralisait. Une série importante de dessins, lithographies et aquarelles constitue autant de variations à partir des principes plastiques futuristes : simultanéité pluriperspectiviste et dynamisme. Le dessin Samovar bouillant (1913, ancienne collection Léporskaïa, Nakov-F-379) n’est plus qu’une profusion de plans arrondis qui se déploient en une colonne agitée en son intérieur par des éruptions de courbes. De l’objet ne restent reconnaissables que quelques morceaux par-ci par-là. Un autre dessin du Samovar (Nakov, F-78), qui n’est qu’une épure, nous montre le premier stade du traitement pictural de l’objet : quelques lignes forces suffisent à construire son image avec comme axe le robinet central et comme support le pied du samovar.
La lithographie Mort simultanée d’un homme dans un avion et en chemin de fer est isolée dans l’œuvre de Malévitch. Elle figure dans le recueil poétique futuriste de Kroutchonykh Vzorval’ [Explosant]. Son sujet rappelle une toile de Natalia Gontcharova, Aéroplane au-dessus d’un train (Kazan, Musée national du Tatarstan). Mais le traitement de Malévitch est totalement non figuratif. La gravure offre un réseau de lignes, comme un écho plastique du rayonnisme contemporain.
“Le thème paraît être proche des discussions contemporaines dans le futurisme italien sur la technologie, la vitesse et la simultanéité, mais il y a ici aussi une relation aux discussions russes sur l’espace-temps. Dans ce titre assez insolite, c’est en effet la problématique mathématique-physique de l’époque récente qui est indiquée, la problématique du rapport relatif du temps et de l’espace, de l’unité espace-temps, ce qui a été le thème préféré de Khlebnikov, la simultanéité des événements dans des lieux différents et en mouvement. Cette problématique et son fond gnoséologique-théorique sont traités dans les écrits d’Alexandre Vassiliev, mathématicien important, défenseur influent des découvertes de Lobatchevski eprofesseur de mathématiques du jeune Khlebnikov ; ces écrits ont contribué à la popularisation des idées de Lobatchevski et de la problématique de la Théorie spéciale de la relativité d’Einstein (1905)”
[Rainer Crone, « À propos de la signification de Gegenstandslosigkeit chez Malévitch et son rapport à la théorie poétique de Khlebnikov », in Malévitch. Cahier I, p. 48.]
Ce caractère non euclidien se retrouve dans le dessin à la plume et au crayon intitulé Mort d’un général de cavalerie, où l’on assiste non à une scène de bataille mais à une explosion de volumes et de lignes dont la structure générale rappelle l’iconographie orthodoxe de St Georges. Seuls trois shrapnels et une sorte de fusil baïonnette (formant l’axe qui va heurter la ligne verticale, axe du corps) ainsi que le seul arrondi d’une tête en train de tomber nous rappellent la réalité. La représentation futuriste se fait rébus pictural. On voit donc Malévitch, en 1913-1914, osciller entre des œuvres où les contours restent « lisibles » et des œuvres où l’image bascule dans d’autres dimensions que celles du monde euclidien. On peut l’observer en confrontant deux œuvres, le dessin pédagogique intitulé Cubofuturisme. Sensation dynamique d’un nu masculin (années 1920) [Dans le catalogue raisonné de Nakov, ce dessin est accompagné du commentaire suivant, « motif de 1913, version de 1929 », alors que, là non plus, nous ne trouvons trace d’un tel « motif » à l’époque indiquée…] et la lithographie Sons <Pilote> figurant dans le recueil poétique Les Trois. Dans la première œuvre est retracé le cheminement de décomposition d’un corps en une anatomie purement picturale faite d’une accumulation de plans géométriques variés dont le décalage successif (le fameux sdvig des cubofuturistes russes) crée le dynamisme de l’ensemble. Mais le contour est conservé. Dans Sons. <Pilote>, nous sommes dans le non-figuratif le plus complet, malgré la présence de lettres cyrilliques, malgré et la présence d’une vague figure humaine (le pilote). Nous avons devant nous un poème, ce qu’indique l’intitulé « Sons », poème dont la lecture ne se fait que dans la seule sensation du pictural en tant que tel :
“La poésie est quelque chose qui se construit sur le rythme et le tempo. […]
La poésie est la forme exprimée, obtenue à partir des formes visibles de la nature, de leurs rayons incitateurs, de notre force créatrice, force soumise au rythme et au tempo. […]
C’est au rythme et au tempo que s’ajustent les choses, les objets, leurs particularités, leur caractère, leur qualité, etc.
C’est la même chose en peinture et en musique”
[K. Malévitch, « Sur la poésie » [1919], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 181 et 182.
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