Malévitch (suite) [CHAPITRE VIII] Le réalisme transmental
[CHAPITRE VIII]
Le réalisme transmental
Lors de la dernière exposition du groupe avant-gardiste L’Union de la jeunesse à Saint- Pétersbourg (10 novembre 1913-10 janvier 1914), Malévitch regroupe ses tableaux sous deux catégories : « Réalisme transmental » et « Réalisme cubo-futuriste ». Dans la première se trouvent Femme au seau, Matin au village après la tempête de neige, et leRémouleur que nous venons d’analyser. S’y ajoute encore Visage d’une jeune paysanne que nous allons examiner. Cette appellation de «réalisme transmental» couvre, à l’évidence, des réalisations stylistiques très diverses. Comme toujours, un tableau de Malévitch est une combinaison très savante de plusieurs cultures picturales, et le regroupement sous une seule catégorie ne rend compte que partiellement de la réalité du contenu formel. De la rubrique « réalisme cubo-futuriste » de 1913 nous connaissons, par exemple, le Samovar du MoMA, Machine à coudre (collection particulière) [Cf. Kasimir Malevich, cat. exp., Barcelone, Fundacio Caixa Catalunya, 2006, p. 134-135] et la Composition cubo-futuriste avec un piano (SMA), nettement proches du cubisme analytique parisien. Ce qui est plus intéressant, c’est l’emploi du terme « réalisme » dans les deux catégorisations. Ce mot, dans la pratique des arts plastiques novateurs, fut lancé par Albert Gleizes et Jean Metzinger dans leur ouvrage Du « cubisme », qui connut en 1913 une fortune considérable dans le monde russe des arts, alors en ébullition, et eut un impact conceptuel considérable sur l’évolution de l’avant-garde en Russie. Dans cet opuscule, il est question d’un « réalisme universel » de « régions où le réalisme profond, insensiblement, se change en spiritualisme lumineux » [Albert Gleizes et Jean Metzinger, Du « cubisme » [1912], Sisteron, Éditions Présence, 1980, p. 41 (§ 1)], ce dont s’est approché, selon,Gleizes et Metzinger, Cézanne. Cette réflexion fut prolongée par celle de Fernand Léger qui lut au début de 1913, à l’académie Marie Vassilieff, à Montparnasse, donc dans un milieu à dominante russe, sa fameuse conférence sur « les origines de la peinture contemporaine et sa valeur représentative », dans laquelle il déclare :
« La valeur réaliste d’une œuvre est parfaitement indépendante de toute qualité imitative. […] Le réalisme pictural est l’ordonnance simultanée des trois grandes quantités plastiques : les lignes, les formes et les couleurs. »
[ Fernand Léger, « Les origines de la peinture contemporaine et sa valeur représentative » [1913], in Fonctions de la peinture, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 25 et 26]