Malévitch (suite) [CHAPITRE XI] Le loubok patriotique
[CHAPITRE XI]
Le loubok patriotique
En 1914, en pleine période alogiste et suprématiste, Malévitch est invité par le directeur de l’édition « Le loubok d’aujourd’hui », G.B. Gorodetski, à participer à l’entreprise de production d’images avec textes consacrées à la propagande antigermanique. Alors que les structures du loubok avaient servi de base conceptuelle et « poïétique » à l’esthétique du néoprimitivisme et du cubo-futurisme russes, les artistes eurent la possibilité de faire de vrais loubki, simplement mis au goût de l’époque. Des artistes de toutes les tendances stylistiques exécutèrent des loubki, aussi bien les cézannistes fauves du Valet de carreau, Lentoulov ou Machkov, que les futuristes Malévitch, Maïakovski, David Bourliouk ou Tchékryguine. Il y eut même à Moscou, à la fin de 1914, une exposition intitulée « Guerre et typographie » qui suscita des recensions où étaient soulignées les qualités des œuvres futuristes.
Dans la revue Loukomorié (L’Anse), où l’on vantait aussi «les futuristes moscovites », étaient reproduits en guise d’exemple trois loubki de Malévitch, qui ne manque pas de s’y référer lorsqu’il propose de semblables travaux à l’éditrice de Pétrograd N. Boutkovskaïa, par l’intermédiaire de Matiouchine :
“Cher Mikhaïl Vassiliévitch, j’ai imaginé des loubki purement populaires, et s’ils sont un peu grossiers dans leurs légendes, qu’elle [N. Boutkovskaïa] n’ait pas peur parce que c’est là le côté populaire – c’est un autre esthétisme. 1re inscription : « Le rossignol Brigand ou l’oisillon du diable ». 2e : « Comment le diable aide Guillaume à faire la guerre ou comment Guillaume achève sa route ». Ce dernier, si j’arrive à le rendre, sera le chef-d’œuvre de tous les loubki et autres. Vous pouvez d’ailleurs montrer à Boutkovskaïa la revue Loukomorié où mes loubki sont reproduits en couleurs et on en fait grand éloge, les trouvant pleins de talent. C’est le no 30 avec le portrait de « Vorontsov-Dachkov à cheval ». J’enverrai les loubki dans 4 jours et je vous laisse établir les conditions. Espérons qu’ils vont plaire et alors c’est une anguille de deux mètres que nous dégusterons à Noël.
Si elle édite, ce n’est pas 1 ou 2 dessins, mais 10-15 qu’il faudra éditer, selon ce qui marchera le mieux et ce qui marchera le moins bien.
Voilà. Au revoir. Adieu, je cours chercher des matériaux. Je vous embrasse, Votre
Kazimir le Grand.”
[Lettre de Malévitch à Matiouchine du 12 décembre 1914, publiée par V. Marcadé, « Le thème paysan dans l’œuvre de Kazimir Sévérinovitch Malévitch », in Malévitch. Cahier I, p. 11]
. Le paysan russe est une force de la nature. C’est un preux, tel cet « errant enchanté » de la nouvelle de Nikolaï Leskov, qui lutte contre ses ennemis avec son seul courage et sa foi. La paysanne, la «baba » en chaussures de tille (les lapti), prend allègrement sur sa fourche de bois un soldat autrichien dont le fusil baïonnette vole en l’air. Ils sont seuls contre la multitude, rationnellement organisée et armée selon le dernier cri de la technique, des hordes germaniques, symbolisées par la grotesque figure d’un officier wilhelminien obèse (un « charcutier », comme les Russes appellent les Allemands).
” Le paysan russe à la barbe noire s’éparpillant au gré du vent devait de toute évidence entrer dans cette série. Debout sur l’une des collines qui composent le fond du paysage, surplombé là encore d’une chaîne de demi-cercles proéminents qui s’étendent jusqu’à l’horizon, un paysan vêtu d’une chemise coupe à tour de bras avec un fléau à blé les têtes des Allemands armés jusqu’aux dents. […] Malévitch s’est attaché à recourir aux formes picturales depuis longtemps assimilées par la conscience populaire, formes immédiatement compréhensibles, familières et extrêmement simplifiées. Il a, par exemple, utilisé pour indiquer un paysage de coteaux, la forme d’une sorte de bol renversé, créant ainsi une impression de demi-sphères qui diminuent proportionnellement, procédé familier aux peintres de loubki des XVII -XVIII siècles. Mais la file ininterrompue de soldats qui se dressent comme un mur imprenable n’est apparue qu’au XIXe siècle pendant la guerre de Crimée de 1854-1855. Il était généralement admis de centrer l’idée de l’image populaire sur le personnage principal, considérablement agrandi ; quant à l’arrière-plan, il servait à la narration de faits purement quotidiens ou des événements historiques d’une époque donnée. Les inscriptions au-dessous des images furent introduites tardivement, car dans les premiers loubki les textes explicatifs aux lettres calligraphiées étaient insérés dans la composition elle-même afin d’aider à en saisir le sens.]