Malévitch (suite) PARTIE IV – THÉORIE ET PRATIQUE VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK 1916-1926
PARTIE IV – THÉORIE ET PRATIQUE
VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK 1916-1926
Après la révolution de 1917 puis la révolution d’Octobre, l’activité de Malévitch est dominée par l’enseignement : de 1918 à 1921, il professe tour à tour à Pétrograd, à Moscou et à Vitebsk, puis de 1921 à 1926 à Pétrograd (devenu Léningrad en 1924). Il participe à la restructuration des académies des anciennes capitales russes, avec la création des Ateliers libres, les Svomas.
La pénurie est générale pendant cette période du communisme de guerre. En octobre 1919, il est obligé de partir à Vitebsk où Chagall a fondé son École populaire d’art. Il y retrouve Véra Ermolaïéva et El Lissitzky. Au grand désespoir de Chagall, que ses propres étudiants finiront par quitter pour rejoindre les Affirmateurs-Fondateurs du Nouveau en Art (Ounovis) de Malévitch au début de 1920 [En français, voir Claire Le Foll, L’École artistique de Vitebsk 1897-1923: éveil et rayonnement autour de Pen, Chagall et Malévitch, Paris, L’Harmattan, 2002]. Un nouveau cercle d’élèves, d’amis, de collaborateurs entoure le peintre : outre El Lissitzky et Véra Ermolaïéva, les plus proches sont Nina Kogan, Ilia Tchachnik, Nikolaï Souiétine. Le peintre est au sommet de son activité pédagogique. Sa correspondance avec ses disciples tout au long des années 1920 montre qu’autour de lui gravite un cercle fervent de jeunes artistes : Ivan Koudriachov, qui installe une filiale d’Ounovis à Orenbourg, le Letton Gustav Klucis, Sergueï Sienkine, Liev Youdine, Konstantine Rojdestvienski, Zénon Komissarenko, Paviel Mansourov… Il se met en rapport avec les mouvements avant- gardistes en Allemagne, en Pologne, en Hollande, en France (via Larionov) et même aux États-Unis (via David Bourliouk). El Lissitzky est son porte-parole en Europe, fidèle en amitié, mais guère dans la compréhension du suprématisme malévitchien.
Il multiplie ses cours, se consacre à l’architecture et approfondit sa théorie et sa philosophie dans de nombreux et importants écrits, dont peu sont publiés de son vivant. En mars-avril 1918, il fait paraître plusieurs articles dans la revue moscovite Anarchie ; dans l’un d’eux, il écrit :
“Tout périt dans la laque des lignes et du coloris raffiné.
Nous mettons en lumière de nouvelles pages d’art dans les aubes nouvelles de l’anarchie. […]
Nous avons résisté à l’assaut des vagues puantes de la mer profonde des ignorants de la critique qui est tombée sur nous à bras raccourcis. […]
Le drapeau de l’anarchie est le drapeau de notre moi ; et notre esprit, tel le vent libre, fera frissonner ce que nous possédons de créateur dans les espaces de l’âme.
Vous qui êtes vigoureux, jeunes, arrachez au plus vite les débris du gouvernail qui se pulvérise.
Lavez les attouchements des autorités dominantes.
Et, purs, accueillez et construisez le monde dans votre conscience
d’aujourd’hui .”
[K. Malévitch, « Vers de nouveaux confins » [Anarkhiya, 1918, no 31], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 82]
À Vitebsk, en 1922, est publié Dieu n’est pas détrôné. L’art. L’Église. La fabrique, un extrait de son grand traité philosophique Le Monde comme sans-objet ou le Repos éternel dans le manuscrit original, cet extrait était dédicacé à Mikhaïl Ossipovitch Guerchenzon. La correspondance de Malévitch avec cet éminent historien de la littérature et penseur est un des hauts moments de l’histoire des idées. Guerchenzon s’était signalé dans l’histoire de la pensée russe par un petit traité paru à Moscou en 1918 et intitulé L’Image ternaire de la perfection qui était une attaque contre la culture, considérée comme une série de commodités techniques. La culture a dépersonnalisé le monde, l’a coupé en deux, lui a fait perdre son caractère indivis. L’homme doit revenir à son unité originelle, à la pure existence ou l’existence de la personne en elle-même – dans son image ternaire de la perfection. La réconciliation de l’homme ne peut se faire que dans l’amour. L’Image ternaire de la perfection a été la chiquenaude qui a lancé Malévitch dans l’écriture de son Monde comme sans-objet ou le Repos éternel [Je renvoie à ma « Postface » de Kazimir Malévitch, Dieu n’est pas détrôné. L’art. L’Église. La fabrique, Lausanne, 2002, op. cit., p. 87-93]. Guerchenzon avait aussi eu un échange de lettres entre le 19 juin et le 19 juillet 1920 avec le poète et théoricien du symbolisme Viatcheslav Ivanov, ce qui aboutit à la publication de la Correspondance d’un coin à l’autre en 1921 [Voir la traduction française : Viatcheslav Ivanov et Mikhaïl Gerchenson, Correspondance d’un coin à l’autre, trad. Charles du Bos et Hélène Iswolsky, 1930. Notons que Martin Buber en a fait faire en 1923 une traduction allemande dans la revue Die Kreatur]. Les deux écrivains y échangent leur point de vue sur la culture. Si l’on résume grossièrement, Viatcheslav Ivanov défend le thesaurus de la culture universelle, alors que Guerchenzon affirme que ce massif culturel lui pèse et qu’il rêve d’un état d’oubli pour revenir à l’unité originelle de l’homme [Pour une analyse détaillée de ce livre, voir Alexandre Bourmeyster, « La Correspondance d’un coin à l’autre. Dialogue ou représentation ? », Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants, 1994, vol. 35, no 35-1, p. 91-103]. Ces deux textes sont dans la même sphère d’intérêts que les écrits de Malévitch autour des années 1920. Aux deux voies qu’ouvraient Ivanov et Guerchenzon, le peintre en ajoute une troisième.
Le suprématisme : une ontologie
Les écrits de Malévitch, qui ne sont encore publiés que partiellement [L’édition la plus complète à ce jour est l’Œuvre en cinq tomes (Собрание сочинений в пяти томах), Moscou, 1995-2004], révèlent unephilosophie dont on commence seulement aujourd’hui à percevoir l’importance l’originalité et la vigueur [Bibliographie sélective sur la pensée suprématiste : Miroslav Lamač, « Malevič a jeho okruh »/ »Malewitsch und sein Kreis », Vytvarné umeni, 1967, no 89, p. 373-383 ; Jean-Claude Marcadé, « Une esthétique de l’abîme », in K. Malévitch, Écrits I. De Cézanne au suprématisme, Lausanne, L’Âge d’homme, 1974, rééd. 1993, p. 7-32 ; Emmanuel Martineau, Malévitch et la philosophie, Lausanne, L’Âge d’homme, 1977 ; Emmanuel Martineau, « Préface », in K. Malévitch, Écrits II. Le miroir suprématiste, Lausanne, L’Âge d’homme, 1977, 1993 ; Jean-Claude Marcadé, « An Approach to the Writing of Malevich », Soviet Union/Union soviétique, 1978, vol. 5, p. 225-240 ; Miroslav Lamač et Jiři Padrta, « Zum Begriff des Suprematismus »/« The Idea of Suprematismus », in Kasimir Malewitsch. Zum 100. Geburtstag, Cologne, Galerie Gmurzynska, 1978, p. 134-180 ; Felix Philipp Ingold, « Kunst und Oekonomie. Zur Begründung der suprematistischen Aesthetik bei Kasimir Malewitsch », Wiener Slawistischer Almanach, Bd. 4, 1979, p. 153-193 ; Jean-Claude Marcadé, « Qu’est-ce que le suprématisme ? », in K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur [1923], Lausanne, L’Âge d’homme, 1981 p. 7-36 ; Jiři Padrta, « Le monde en tant que sans-objet ou le repos éternel. Essai sur la précarité du projet humaniste », in Malévitch. Cahier I, Lausanne, L’Âge d’homme, 1983, p. 133-177 ; Emmanuel Martineau, « Une philosophie des suprema », in Malévitch. Cahier I, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983, p. 121-131 (l’article a d’abord été publié, accompagné dans sa traduction en anglais, dans le catalogue Suprématisme, Paris, Galerie Jean Chauvelin, 1977) ; F.Ph. Ingold, « Welt und Bild. Zur Begründung der suprematistischen Aesthetik bei Kazimir Malevič II », Wiener Slawistischer Almanach, 1983, 12, p. 113-162; Jean-Claude Marcadé, « Le suprématisme de K.S. Malevič ou l’art comme réalisation de la vie », Revue des études slaves, Paris, LVI/I, 1984, p. 61-77 ; Alexandra Chatskikh, « Malévitch poslié jivopissi » [Malévitch après la peinture], in Sobraniyé sotchiniéniï v piati tomakh , Moscou, Guiléya, 2000, t. III, p. 7-67 ; Jean- Claude Marcadé, « Malevich, Painting and Writing : on the Development of a Suprematist Philosophy », in Kazimir Malevich. Suprematism, éd. Matthew Drutt, New York, Guggenheim Museum, 2003, p. 32-43 ; Aage A. Hansen-Löve, « Die Kunst ist nicht gestürzt. Das suprematisistische Jahrzehnt », in Kazimir Malevič, Gott ist nicht gestürzt, Munich/Vienne, Carl Hanser, 2004, p. 255-452 ; Gérard Conio, « Malévitch, du Carré blanc au Rien libéré », in K. Malévitch, Le Suprématisme. Le monde sans-objet ou le repos éternel, Gollion (Suisse), InFolio, 2011, p. 9-75 ; Jean-Claude Marcadé, « Le pinceau et la plume chez Malévitch : de la formation d’une philosophie suprématiste », in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 7-18]. Le suprématisme, en effet, n’est pas seulement une recette artistique nouvelle, c’est une ontologie, une révélation de l’abîme de l’être, qui doit métamorphoser de fond en comble toutes les manifestations humaines, libérer l’homme du poids figuratif, de la lourdeur des objets – conséquences du « péché originel » – pour retrouver l’apesanteur divine. Si le suprématisme a des points de rencontre avec, notamment, certaines positions de l’anarchisme bakouninien, ou encore de la philosophie religieuse russe traditionnelle, ces impulsions ont été complètement refondues dans le feu de la sensation suprématiste, fondement de la vision d’un monde absolu sans-objet. Peindre, écrire, penser, être sont des positions identiques sinon semblables. Le pictural et la pensée se fondent, sans se confondre, en un seul acte, celui qui fait se révéler « la voix de l’authentique »[K. Malévitch, « Sur la poésie » [1919], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 187], « le rythme et le tempo »[Ibid; passim], « le geste du tracement en soi des signes »[Ibid., p. 188., 399].. La seule vie est celle qui a « un but intuitif universel ». « L’intuition est le grain de l’infini ; en elle s’éparpillent toutes les formes visibles sur notre globe terrestre. […] Le globe terrestre n’est rien d’autre qu’une motte de sagesse intuitive qui doit parcourir les routes de l’infini [K. Malévitch, Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse, op. cit., p. 228].
L’art consiste à s’insérer dans ce mouvement universel menant au sans-objet absolu : il y a donc une identification de l’acte pictural et du mouvement universel. Il faut toujours replacer le discours malévitchien dans sa vision radicalement moniste du monde, qui n’admet aucun compromis symbolisant ou illusionniste. L’acte de l’art est tendu vers la dénudation de l’être (le monde sans-objet), vers l’unique un. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le principe d’économie (èkonomiya) que Malévitch a privilégié comme cinquième dimension de l’art. Il ne s’agit pas de la seule réduction formelle de la représentation à des unités minimales, ni de la seule radicalisation de « l’orientation métonymique du cubisme 403 » [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, trad. Jean-Claude Marcadé, Paris, Les Éditions de Minuit, t. I, 1963, p. 63., il s’agit de fondre l’acte d’art dans le mouvement du sans-objet :
“L’homme est un organisme de l’énergie, un granule qui aspire à la formation d’un centre unique. […] Étant donné que l’énergie universelle du globe terrestre court vers un centre unique, tous les prétextes économiques doivent aspirer à une politique d’unité.”
[ K. Malévitch, Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse, op. cit., p. 242 et 243.
L’économie de Malévitch est donc une catégorie onto-théologique, et une étude plus fouillée de cette notion dans les écrits du peintre permettra de voir les convergences avec ce qu’entend la théologie lorsqu’elle parle, par exemple, d « économie divine ». On peut dire que dans les deux cas il y a le souci de l’organisation, de la distribution et de la répartition authentique de l’énergie. En 1920, à Vitebsk, Malévitch écrit :
“Ayant établi les plans déterminés du système suprématiste, l’évolution ultérieure du suprématisme, désormais architectural, je la confie aux jeunes architectes, pris dans le sens large du terme; car je vois l’époque d’un nouveau système d’architecture seulement en lui.”
[K. Malévitch, Le Suprématisme. 34 dessins [1920], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 263].
Une série de projets (comme la Maison spatiale du pilote, SMA) s’intitulent Planites : ce sont des habitations destinées à planer dans l’espace au gré des courants atmosphériques et magnétiques. Ici, la géométrie se fait plus exacte, tout comme dans les maquettes en plâtre ou en bois des Architectones, encore que dans les deux cas la régularité soit constamment brisée par les déplacements des éléments sur des plans différents ou par l’asymétrie, ainsi que par une texture qui exclut les surfaces lisses.
Un artiste désintéressé
Le célèbre historien et philosophe de la littérature Mikhaïl Bakhtine, grand esprit russe qui fréquenta Malévitch à Vitebsk entre 1920 et 1922, nous a laissé un portrait très élogieux du penseur et de l’homme :
“Il était totalement désintéressé, totalement. Il ne courait pas après le succès, ni après une carrière, ni après l’argent, ni après la bonne chère – il n’avait besoin de rien de tout cela. C’était, si vous voulez, un ascète, amoureux de ses propres idées. Il était, au plus profond, convaincu d’avoir réussi à pénétrer dans certaines profondeurs de l’Univers et à les percer, comme personne n’y avait encore réussi.”
[M.M. Bakhtine, Biessiédy s V.D. Douvakinym [Conversations avec V.D. Douvakine], Moscou, Soglassiyé, 2002, p. 158-159]
Cela contredit-il les témoignages d’un Klioune sur la prétendue « vanité » de Kazimir Sévérinovitch ou sur le fait qu’il aimait bien manger (surtout avec ses invités) ? Cela montre seulement que le fondateur du suprématisme s’adaptait aux situations matérielles diverses qu’il a connues. Dès qu’il avait de l’argent – ce fut rarement le cas –, il en profitait et en faisait profiter les autres. Quand l’argent manquait, il gardait une humeur équilibrée, toujours accompagnée d’humour.
Sa position « phénoménologique apophatique » le fait traiter d’idéaliste et de mystique par la pensée dominante marxiste-léniniste ou marxisante. Dans sa lettre à El Lissitzky du 11 février 1925, non seulement il ne renie pas sa pensée, mais il la renforce avec son style hautement métaphorique-métonymique, à l’humour gogolien cinglant. Citant ses têtes de « paysans-orthodoxes » du début des années 1910, il déclare :
“Il y a chez moi, paraît-il, une tête ordinaire de paysan et il s’est trouvé qu’elle n’était pas ordinaire, car, en fait, si on la regarde du point de vue de l’Orient, elle est tout ce qui pour les Occidentalistes est ordinaire, alors que pour les gens de l’Orient, cela n’est pas devenu ordinaire, tout ce qui est ordinaire se transforme en Icône, car l’Orient est iconique, tandis que l’Occident, c’est la machine, l’objet, les chiottes, l’utilitarisme, la technique, alors qu’ici, l’Usine et les fabriques, c’est le nouvel enfer dont les hommes seront délivrés par la nouvelle image, c’est-à-dire par le nouveau Sauveur. C’est ce Sauveur que j’ai peint en 1909-1910 [antidatation habituelle chez Malévitch !], il est devenu sauveur à travers la Révolution, la révolution est seulement son drapeau, sa thèse par laquelle il est devenu synthèse, c’est-à-dire «Nouveau Sauveur». […] Je n’ai pas marché «À CÔTÉ de la révolution », au contraire, j’ai prévu sa synthèse, dès 1909-1910, dans le Nouveau Sauveur. Et cela devient maintenant chez nous en tête des choses. La tour de Tatline, c’est une fiction de la technique occidentale, il va l’envoyer en ce moment à l’exposition parisienne et, bien entendu, il peut aussi construire une pissotière en béton armé pour que chacun s’y trouve un petit coin. Pour moi, tout cela est si clair que je peux sans lampe écrire à propos de l’Orient et de l’Occident.”
[Lettre de Malévitch à Lissitzky du 11 février 1925, in Malévitch sur lui-même…, t. I, p. 171]
En butte aux attaques de la majorité des tenants du matérialisme marxiste- léniniste (dont Arvatov ou Issakov), il est cependant soutenu par des adversaires idéologiques comme le commissaire du peuple à l’Instruction, l’écrivain et théoricien marxiste Anatoli Lounatcharski. Faisant la recension de la rétrospective malévitchienne à Berlin en 1927, tout en n’admettant pas le suprématisme pictural, ni les « œuvres théoriques amphigouriques et confuses du chef des “suprématistes” », il reconnaît que ce dernier est « un artiste éminent » qui, « dans le pays [l’Allemagne] où l’inintelligible Kandinsky a pu avoir un grand succès, un Malévitch, plus synthétique, plus viril, et plus encore dans son tournant actuel vers une peinture toujours dure et solide, ne pouvait que provoquer la sympathie. »[A.V. Lounatcharski, « Rousskiyé khoudojniki v Berlinié » [Les artistes russes à Berlin], Ogoniok [La Lueur], 1927, no 30, repris in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 546]
Dans le même ordre de contradictions, un ancien allié et ami, Alexeï Gane, dans un article de la revue constructiviste matérialiste L’Architecture contemporaine (Sovrémiennaya arkhitektoura), en 1927, a critiqué fermement les errements de Malévitch, victime de l’idée que « l’œuvre d’art serait la production matérielle d’une activité “spirituelle” ; cette position des choses crée une approche unilatérale et étroite du nouvel art, une interprétation talmudique de ce dernier 409 »[Alexeï Gane, « Spravka o Malévitché » [Information sur Kazimir Malévitch], Sovrémiennaya arkhitektoura, 1927, no 3, repris in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 539] ; en revanche, il a fait un vibrant éloge des Architectones :
“La nouveauté, la pureté et l’originalité des compositions suprématistes abstraites éduque sans aucun doute un nouveau psychisme dans la réception des masses volumo-spatiales. En cela sera le grand mérite de Malévitch. […] On n’écrit pas chez nous sur lui. Sans doute parce que nos historiens de l’art patentés ne peuvent décider ce qu’exprime son carré noir sur fond blanc : la décomposition de la bourgeoisie ou, au contraire, l’ascension de la jeune classe du prolétariat ?”
[ Ibid., p. 541]
La vie personnelle de Malévitch après la mort prématurée de sa deuxième épouse Sofia Mikhaïlovna, en 1925, s’épanouira avec la rencontre de sa troisième et dernière femme, Natalia Andréïevna Mantchenko, de vingt et un ans plus jeune que lui. Le peintre a alors quarante-six ans, elle en a vingt-cinq. Les lettres que Kazik adresse à sa Natachenka entre 1926 et 1933 sont émouvantes. En 1926-1927, ce sont de véritables lettres d’amour avec des mots de tendresse et des effusions poétiques. Natachenka est son « petit chat », son « or », son « unique amour », son « cœur ». Après l’Allemagne, les lettres, sans doute à cause de la crainte non infondée de «perlustration» du courrier par la censure soviétique, le peintre n’utilise plus cette stylistique hyper-amoureuse, mais fait de Natalia Andréïevna son interlocutrice privilégiée : outre ses préoccupations d’acteur engagé dans les débats esthétiques, il lui confie ses pensées et ses réflexions sur les événements et les personnes du monde des arts. C’est ainsi que nous apprenons, au détour d’une phrase, qu’il y eut un projet, confié à Nikolaï Souiétine, de faire un film suprématiste [Lettre de Malévitch à N.A. Malévitch du 23 février 1927, in Malévitch sur-lui-même…, t. I, p. 255], lequel ne sera jamais réalisé. Il lui fait part aussi de la projection du film de Dziga Vertov, L’Homme au ciné-appareil (Tchéloviek s kinoapparatom), qu’il apprécie visiblement plus qu’Eisenstein :
“J’étais hier à la conférence de Choutko à l’Académie sur Ziga [sic] Vertov, la conférence était très bonne et j’ai visionné trois réalisations de Vertov. Ézeïstein [déformation habituelle des noms, même des siens !] a fait un long nez comme une demoiselle.”
[ Lettre de Malévitch à N.A. Malévitch d’août 1929, in Malévitch sur lui-même…, t. I, p. 259]
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