Malévitch symboliste
Malévitch symboliste
Lors de la dernière séance de l’Institut National de la Culture artistique, le fameux Ghinkhouk de Léningrad, le 16 juin 1926, Malévitch présente sa méthode “psycho-physico-chirurgicale” pour faire disparaître chez l’élève-peintre les causes d’inhibition qui empêchent de révéler dans sa conscience picturale sa vraie voie dans un “système défini”. A cet effet, il présente un élève-témoin :
“La méthode de l’élément additionnel a été mise en pratique sur lui en 1920.Sa conduite n’était pas exprimée de façon caractéristique pour la peinture de Cézanne, son état était tout le temps sous l’influence de Vroubel et de Čiurlionis qui ont réussi à écarter le cézannisme. Après quoi, il a été conduit à travers les stades de la courbe falciforme qui a joué un rôle important sur la conduite ultérieure de celui qui est présent. Cela a montré que les influences de Vroubel et de Čiurlionis avaient été affaiblies à l’aide de la découverte dans le cubisme des mêmes sensations qui semblaient mystiques et cosmiques. A travers cette compréhension, celui qui est présenté a été introduit dans la peinture du cubisme, dans sa voie réelle.”
C’est là un des extrêmement rares passages où Malévitch mentionne le Symbolisme et deux de ses représentants. Il est vrai qu’ailleurs il a rangé Vroubel et Borissov-Moussatov parmi les novateurs dont l’oeuvre n’a pas été comprise et même a été raillée, pour ensuite être reconnue.
Dans le journal Anarchie du 23 mars 1918, il écrit :
“Naguère, sans le ‘sceau’ de Benois et comparses, pas une seule oeuvre artistique ne pouvait avoir droit de cité et droit aux biens de la vie.
Il en a été ainsi de Vroubel, de Moussatov, de [Paviel] Kouznetsov, de [Natalia] Gontcharova qu’on a finalement reconnus après les avoir couverts d’ordure”2
Revenons au texte initial où l’élève-patient est décrit comme ayant été détourné de Cézanne car “son état était tout le temps sous l’influence de Vroubel et de Čiurlionis qui ont réussi à écarter le cézannisme”. Qu’est-ce à dire? Vroubel et Čiurlionis “ont réussi à écarter le cézannisme”! Ces novateurs sont donc aux yeux du pédagogue- Malévitch des années 1920, des trouble-fête, ils viennent interrompre la ligne qui va de Cézanne au Suprématisme avec passage obligé par le cubisme. Car dans son enseignement de l’art moderne, Malévitch étudie avec ses élèves de l’OUNOVIS de Vitebsk, puis de Pétrograd-Léningrad entre 1919 et 1926 (OUNOVIS, c’est-à-dire Affirmateurs-Fondateurs du Nouveau en Art), cinq cultures picturales principales : l’impressionnisme, le cézannisme, le futurisme, le cubisme et le suprématisme. On le voit – aucune place n’est donnée ni à l’Art Nouveau (appelé en Russie “style moderne”) ni au Symbolisme, ni- d’ailleurs – au Fauvisme. comme si pour Malévitch ces mouvements n’étaient que des épiphénomènes par rapport à la voie royale menant “de Cézanne au Suprématisme”.
Ainsi s’emploiera-t-il dans sa pédagogie des années 1920 à libérer ses élèves-patients de toute contamination par ces courants qui empêchent l’apprenti-peintre de se tenir fermement dans le système pictural essentiel qui convient à son tempérament artistique.
Cela explique que Malévitch a totalement occulté de son vivant sa propre période symboliste qui a duré de 1907 à 1910. La première apparition avérée d’oeuvres symbolistes eut lieu à la XVI exposition de la Société des artistes de Moscou en 1908. Ce sont les détrempes Le Triomphe du Ciel et La Prière (toutes les deux au Musée National Russe).Ces oeuvres se distinguent par leur tendance à la monochromie jaune. Si, par l’esprit mystico-ésotérique, elles sont proches des peintres de “La Rose Bleue” qui se manifestent sur la scène artistique moscovite entre 1904 et 1907, même si le choix du camaïeu jaune-or est un défi à ce mouvement, une volonté de s’en distancer. Ce choix de la couleur n’est d’ailleurs pas innocent, comme cela apparaît au Premier Salon Moscovite de 1911 où l’artiste ukraino-russe met un point final à son aventure symboliste, dont il est d’ailleurs déjà sorti par ses envois concomitants au premier Valet de Carreau de 1910-1911 à Moscou et à L’Union de la Jeunesse d’avril-mai 1911 à Saint-Pétersbourg où se fait jour un puissant style primitiviste-fauve.
Ainsi, au Premier Salon Moscovite de 1911, Malévitch expose trois séries de peintures :
“une série de jaunes”;
“une série de blancs”;
”une série de rouges”
On ne peut plus clairement indiquer que ce qui importe ici, c’est le mouvement de la couleur, issu certes de l’impressionnisme, mais se moulant dans des structures stylistiques différentes dans chacune des trois séries.
Sur l’exemple du symbolisme de Malévitch, nous pouvons comprendre la complexité qui s’attache à l’étude du Symbolisme russe dans les art plastiques de façon générale, lorsque nous voulons cerner ce courant qui s’inscrit entre le réalisme engagé des Ambulants de la seconde moitié du XIX siècle et l’art de gauche (l’avant-garde) des années 1910 , tout en se mêlant à l’Art Nouveau ou en le concurrençant.
En effet, avec les trois séries de Malévitch nous avons trois variantes du Symbolisme russe :
Dans la “Série des jaunes”, il s’agit véritablement d’un style symboliste russe original, tel qu’il domine chez les peintres de La Rose Bleue.
Dans la “Série des blancs”, nous avons affaire avec de l’Art Nouveau, tel qu’il domine dans le “Mir iskousstva”, Le Monde de l’Art; ici le symbolisme est moins stylistique qu’idéologique.
Enfin dans la “Série des rouges”, nous trouvons déjà un style primitiviste fauve dans lequel est présent une iconographie de type symboliste.
Ainsi – style symboliste russe, symbolisme idéologique et iconographie symboliste sont les ingrédients du Symbolisme russe, tels que l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux à essayé de les proposer.
En effet, malgré qu’ en aient dit plusieurs historiens connus du Symbolisme européen, qui on conclu soit que le symbolisme “est un état d’esprit” (Michael Gibson), soit qu’il est multistylistique (Hans Hofstätter), en Russie il y a bien un style symboliste à part entière qui se différencie du “style moderne” (l’Art Nouveau européen), très souvent se mêle à lui. Ce style symboliste russe a une brève existence, entre 1900 et 1910, il est consacré par deux expositions : à Saratov “La Rose Écarlate” en 1904, à Moscou “La Rose Bleue” en 1907.
Certes, le point de départ de ce style est l’impressionnisme mais, alors que l’impressionnisme révèle les couleurs vives du jour, les symbolistes russes créent une lumière indéfinissable, entre le jour et la nuit, souvent nocturne, tamisée; dans la texture colorée de la toile, les formes des êtres, des choses, de la nature scintillent comme dans un filigrane, voire comme des ectoplasmes médiumniques. “Tout est enveloppé […] de gaz” , dit un critique à propos d’oeuvres de ce type en 1904. Chez le Pavel Kouznetsov de cette période, c’est-à-dire avant 1909-1910, il y a une synthèse originale du Monet des Cathédrales de Rouen, d’Eugène Carrière, de Whistler, peintres qui furent exposés en Russie.
Chez Soudieïkine, le critique Sergueï Makovski, futur directeur de la revue Apollon, pouvait écrire :
“Les demi-obscurités de Soudieïkine reposent. ce sont des allusions, des silhouettes tremblantes, des fluidités azurées où évoluent comme en songe des images-fantômes prêtes à disparaître au premier tonitruement.”
Bien entendu, ces influences européennes sont refondues sur le sol russe grâce à l’esthétique de toute une partie de la création de Vroubel, là où se manifeste la profusion linéaire qui, à la différence du “style moderne”, a tendance à perturber les contours, à les disperser, à les syncoper. Alors que le “style moderne”, de façon générale l’Art Nouveau européen, utilise une linéarité sinueuse et franche, chez Vroubel les lignes se fondent dans les brouillards, les labourages, les irisations de la facture impressionniste qu’elles subvertissent.
Mais Boris-Moussatov aura joué également un rôle essentiel dans la naissance d’un symbolisme plastique russe original. grâce à une touche vaporeuse, il fait entrevoir les êtres et les chose dans un halo mystérieux.
Dans leur recherche de l’indéfinissable, de l’ineffable, de l’indicible, les artistes symbolistes de “La Rose Bleue” donnent à leurs toiles une facture “musicale”, faite de vibrations colorées, d’ondulations diaprées comme chez Vassili Milioti.
L’ exemple de la “Série des jaunes” de Malévitch est exemplaire de ce style symboliste. dans toutes les oeuvres de ce type l’élément végétal est omniprésent. Ce n’est plus la nature des impressionnistes, peinte sur le vif, c’est un paysage imaginé, synthèse symbolique d’une végétation universelle, d’une croissance universelle que le pictural fait apparaître dans son rythme formel et coloré. Ici la tradition des Nabis est repensée à la lumière de l’esthétique extrême-orientale. D’abord la couleur jaune dominante qui explique pourquoi Malévitch n’a pas été admis à participer à “La Rose Bleue”. cette couleur qui a une forte consonance bouddhiste est également un analogon pictural de la lumière solaire, mais de la lumière d’un soleil intérieur qui irradie tout l’espace, qui fuse de partout, sans créer de clair-obscur, sans ombre portée. Le jaune se perd en mordorures, en rougeoiments. c’est véritablement un espace iconique qui apparaît, non pas au sens d’une icône orthodoxe liturgique mais d’un tableau auquel serait donné le statut d’image essentielle, non mimétique de la réalité sensible, mais allant au coeur de la réalité du monde car se nourrissant aux racines des apparences.
La conjugaison des éléments plastiques ou conceptuels de l’icône et de l’art extrême-oriental constitue une synthèse profondément originale par rapport à la tradition française, en particulier celle d’Odilon Redon qui opère la même synthèse chrétienne et bouddhiste. Les Christ redoniens ont des faces méditatives qui rappelles celles des bouddhas (une descendance magnifique est celle des visages christiques de Jawlensky). On a souvent souligné cet élément extrême-oriental, en particulier japonisant, dans la création d’Odilon Redon. C’est une des filiations qu’il faut rechercher dans la “Série des jaunes” de Malévitch. De la même façon, l’enveloppement floral, les personnages qui sont plongés dans une végétation diaprée et luxuriante sont un héritage de Redon dont on sait aussi la dette à l’égard de Rodolphe Bresdin chez qui Théodore de Banville avait noté le caractère cosmique du passage de la plante au monde animal :
“La transition entre la vie végétale et la vie animale nous échappe comme entre la vie animale et la vie divine.”
Mais Malévitch vient d’une culture picturale marquée au tournant du XIX et du XX siècle par Vroubel et chez Vroubel, les personnages sortent, émanent de parterres fleuris. Le panthéisme déjà bien présent chez Odilon Redon ou Vroubel est porté chez Malévitch à son maximum d’intensité. Cette fusion des êtres et de la floraison du monde est particulièrement exprimée dans ce qui est appelé par le Musée Russe Le Bois sacré et qui doit faire partie des trois oeuvres exposées en 1911 dans la “Série des jaunes” et intitulées “Saints”. Selon moi, les deux autres oeuvres auxquelles pourrait s’appliquer cette dénomination sont : Le Triomphe du ciel et ce que le Musée Russe appelle Autoportrait.
Le Bois sacré est dans la ligne de Redon par son style et des Nabis, surtout de Maurice Denis, par son esprit. Cette détrempe représente une déploration semblable à celle des disciples du Christ dans les “Mises au tombeau”. Le corps mort émerge d’une floraison et sa tête se perd dans les troncs élancés d’arbres non réels, “symboliques”. rappelons-nous ce que Marianne Werefkin écrit au début des années 1910 :
“L’objet ‘arbre’ n’existe pas, mais le mot ‘arbre’ existe et à lui est lié le concept d’une chose qui n’existe pas […] Il y a cet arbre, et cet arbre, et cet arbre, mais l’arbre en soi n’existe pas. Mais il y a le mot ‘arbre’. et il est le symbole pour tout ce qui ressemble à un arbre.”
Donc, le Verbe est la première abstraction symbolique, ce que les Grecs avaient pensé à l’aurore de la philosophie; la traduction picturale de cette abstraction symbolique verbale, par exemple dans la peinture depuis Gauguin et Maurice Denis par exemple, est dans la représentation non de tel ou tel arbre mais d’un signe qui synthétise tous les arbres. ce n’est pas un pictogramme, ni un hiéroglyphe car il a encore certaines caractéristiques de la nature physique visible mais cela en est l’embryon.
Les nudités , même si leur chasteté est évidente,empêchent toute référence à l’iconographie orthodoxe traditionnelle, bien que tout ici respire un mysticisme plus chrétien que païen.
Le Triomphe du ciel est particulièrement paradigmatique du panthéisme pictural de Malévitch, panthéisme pictural qui est d’ailleurs celui des symbolistes russes de façon générale. Une figure de divinité, à la fois Bouddha et Christ, forme un arbre-cosmos; la divinité qui embrasse ce cosmos transfiguré est à replacer dans l’iconographie plastique ukrainienne avec la collision du sujet fréquent de l’Arbre de Vie comme personnage central du tableau et de la figuration du sujet de la “Virgine de la Misericordia” enveloppant de son manteau l’humanité, également présent dans l’icône ukrainienne. On peut encore observer le syncrétisme des synaxes de saints dans les icônes orthodoxes et le sujet des mille bouddhas dans l’art extrême-oriental avec le rythme si caractéristique des nimbes.
Quant à l’Autoportrait, il montre le personnage émergeant de ramifications arborescentes et de leur synaxe d’ “éveillés”. Nous verrons que dans la “Série des rouges” ce seront des scène érotiques qui hanteront la tête du peintre…
Le secret de la tentation ( appelée aussi L a cueillette des fleurs) de l’ancienne collection Khardjiev ressemble à un “bois sacré”. elle a été exposée à la XVII exposition de la Société des artistes de Moscou en 1909-1910. Cette oeuvre nous montre dans l’iconographie une tendance philosophique-ésotérique dans la ligne des Nabis, surtout de Maurice Denis, lequel était venu à Moscou, précisément à cette époque, en 1909, pour installer ses panneaux décoratifs L’Histoire de Psyché dans l’hôtel particulier du mécène-collectionneur Morozov – et dans la picturologie un dessin primitiviste, la monochromie et une poétique florale dans la ligne de Redon. Le jardin mystique est occupé par une triade féminine, variante extrême-orientale des “Trois Grâces” européennes, formant un triangle d’où sort une figure masculine très gauguinienne. Est-ce une parabole picturale de l’androgynité primordiale, avec une inversion du récit biblique, puisqu’ici l’homme sort d’une trinité féminine?
La Prière est déjà plus marquée stylistiquement par le “style moderne”, en particulier dans l’ondulation de la chevelure qui est comme une métonymie de la tête abîmée dans la méditation; mais la tendance à la monochromie, l’esprit panthéiste de l’union de l’homme plongé dans la nature, sont bien du même symbolisme que les autres oeuvres de la “Série des jaunes”.
Dans la “Série des blancs”, en revanche, nous trouvons une esthétique plus proche du mouvement pétersbourgeois du “Mir iskousstva”, comme Noces ou Société pornographique en hauts-de-forme (qui a été relu comme “Société cartographique…”)du Museum Ludwig, ou encore Repos. Société en hauts-de-forme. Il y a dans ces deux dernières oeuvres l’ influence de la célèbre aquarelle de Yakoulov Les Courses (1905, Galerie Trétiakov) qui avait triomphé au salon de 1907 de la Société des Artistes de Moscou, là où précisément Malévitch a montré pour la première fois des études. L’oeuvre de Yakoulov avait été reproduite dans La Toison d’Or et montrée à la Sécession viennoise de 1908. Yakoulov fut à cette époque le peintre qui intégra l’expérience des arts extrême-orientaux (surtout chinois) dans une pratique picturale européenne.
La stylistique de la “Série des blancs” de Malévitch est donc ici proche de l’esthétique graphique du Monde de l’art. Les sujets sont tirés de la vie contemporaine avec ironie et sarcasme, avec aussi des trivialités (l’homme qui urine dans Repos. Société en hauts-de-forme) qui annoncent les trivialités de “l’art de gauche” russe qui commence à se manifester précisément au même moment aux expositions Stefanos-Viénok-la Guirlande en 1907-1908.
L’Arbre est au coeur de l’aquarelle inachevée Société cartographique en hauts-de-forme. Il se dresse sur les bords du “fleuve de vie” (le “passage par l’eau” comme dans Le jardin des délices de Bosch), comme il est présenté dans le dernier chapitre de l’Apocalypse. Qu’annoncent à la foule frivole, occupée à s’amuser, les anges qui ont embouché leur trompette? Que la vie humaine est une sarabande futile, sourde aux injonctions de l’Authentique? On le voit, ici encore, le mysticisme malévitchien s’inscrit dans l’atmosphère générale de la Russie de l’époque, pleine de recherches religieuses, théosophiques, anthroposophiques, ésotériques, voire occultistes.
La “Série des rouges” est constituée d’oeuvres qui, pour une part sont chargées de symbolisme et pour une autre, débouchent déjà nettement sur le primitivisme fauve.
Une oeuvre de transition entre la “Série de jaunes” et la “Série des rouges” est l’Epitaphios de la Galerie Trétiakov; il s’agit du Linceul du Christ, en slavon plachtchanitsa qu’on expose et l’on vénère dans l’Église Orthodoxe le Vendredi Saint. Chez Malévitch le sujet traditionnel est transformé en une image se référant t plutôt à des modèles bouddhiques, bien que son iconographie s’inspire directement des fresques de Vroubel pour l’église Saint-Cyrille d’Alexandrie à Kiev. Remarquons encore une fois l’enveloppement du corps par une floraison universelle.
La dominante du rouge caractérise la gouache aquarellée Chêne et dryades. Nous avons ici la synthèse de la tradition grecque, de la tradition biblique de l’Arbre de Vie et celle de l’”arbre d’illuminations” extrême-oriental. c’est le mystère du cosmos qui s’y déroule avec la jonction du principe masculin (l’arbre-phallus) et du principe féminin (la matrice au coeur de l’arbre). Comme dans l’art bouddhique, le sacré est à la fois mystique et imprégné d’un érotisme cathartique. Les contrastes du rouge et du vert sont typiques de l’art tibétain ancien.
L’Autoportrait de la Galerie Trétiakov est plein du monde nabi. alors que l’Autoportrait de la “Série des jaunes” était hanté par le monde de la sainteté, celui-ci avec son essaim de femmes nues, en diverses positions, qui entourent la tête. Le regard, comme cela sera le cas dans pratiquement tous les visages de Malévitch ne porte sur aucun lieu précis, il est, par un léger strabisme, tourné vers l’intérieur.
Ainsi Malévitch a bien pendant trois quatre ans payé son tribut au Symbolisme le plus pur.
Comme l’artiste symboliste, son contemporain, il s’est senti à l’étroit, étouffé dans le monde des objets, dans la réalité qui lui paraît vulgaire. Il s’est réfugié dans l’âme, dans son intériorité, dans son imagination créatrice qui lui fait enfanter des mondes magiques, pleins du souvenir d’autres vies… Tout cela sera très vite totalement nié par Malévitch dans sa lutte contre tout illusionnisme, contre “le fatras figuratif”. Cela explique son silence sur sa propre production symboliste qui indubitablement est fort intéressante.
Dans son oeuvre ultérieure, peinte ou écrite, Malévitch se montrera l’adversaire acharné de l’illusionnisme figuratif, et parlera du suprématisme comme d’un “nouveau réalisme en peinture”, désignant une réalité qui descend du ciel sur la terre, supprimant ainsi les deux mondes que suppose le symbolisme.
Et pourtant même dans le Suprématisme, même s’il n’y a plus de symbolisme à strictement parler, il y a une charge symbolique. Le “Carré rouge” du Musée Russe ne s’appelle-t-il pas Réalisme d’une paysanne à deux dimensions ? Simplement le symbolique n’est plus la mise en lumière d’une réalité physique à travers un signe pictural synthétique, il est la révélation de la pure sensation du monde sans-objet à travers des couleurs quintessenciées.
Il faudrait un chapitre spécial pour parler de l’élément sinon symboliste, du moins symbolique dans la plupart des oeuvres de Malévitch entre 1928 et 1932, c’est-à-dire quand il revient à la figure.
La période symboliste de Malévitch n’aura donc pas été un faux-pas de l’artiste, une “erreur de jeunesse”, elle a été une étape décisive dont les traces multiples peuvent être décelées dans toutes les phases de sa création, là où on s’y attend le moins.
Le Pam 11/V.00