Marc Chagall, “L’école populaire d’art “, Vitebsk, 1918 et “Sur l’École populaire d’art de Vitebsk (à propos de la 1re exposition des œuvres de fin d’études des élèves)”, 1919
Marc Chagall
« Narodnoié khoudojestvennoié outchilichtchié » [L’école populaire d’art]
Vitebski listok [La Feuille vitebskoise], 16 novembre 1918
L’école d’art qui s’ouvre prochainement doit satisfaire le besoin, qui a mûri depuis longtemps à Vitebsk, d’avoir un centre artistique culturo-civilisateur dont l’existence donnera la possibilité, ici même, sur place, de diriger sur une vraie voie des artistes issus du peuple.
Le peuple révolutionnaire donnera un vaste espace à tous les talents, la pleine possibilité pour tous les dons populaires de se développer, alors que jusqu’ici la vieille et caduque école académique, ainsi que les conditions sociales du monde bourgeois, les ont empêchés de se manifester. L’école d’art qui s’ouvre à Vitebsk se donne comme première tâche de faire passer dans la vie les principes d’un art authentiquement révolutionnaire qui rompra avec la vieille routine de l’académie. Dans le même temps, on introduira dans la structure de l’établissement les principes de l’école ouvrière. Dans la classe des arts appliqués, il existera des ateliers pour exécuter des travaux décoratifs variés – picturaux, de modelage, du bois, etc., des enseignes de boutique peintes, des affiches et autres. Le fonctionnement d’un tel atelier permettra d’embellir la ville – aux élèves de l’école elle donnera la possibilité d’appliquer leurs dons dans la pratique, en leur assurant des moyens d’existence dans le présent et le futur. À présent, avec la fin des travaux consacrés à l’embellissement de la ville à l’occasion des solennités d’Octobre, qui ont concentré toutes les forces artistiques de Vitebsk, est apparue la possibilité de mener dans un tempo accéléré le travail d’organisation de l’école.
Très prochainement commencent les cours – dorénavant, avant l’arrivée des professeurs invités et l’ouverture des classes prévues, il y aura des cours menés dans 2 groupes : un groupe supérieur (peinture d’après nature) et aussi des cours du soir de dessin. Le travail dans l’atelier de décoration commence dans les plus brefs délais, afin d’effectuer les commandes de nouvelles enseignes artistiques pour les écoles, les lieux de lecture et autres.
L’inscription de ceux qui désirent entrer dans l’école a lieu tous les jours de 11 à 15 heures dans le local de l’école, 10 rue Boukharinskaïa.
L’enseignement est gratuit.
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
Marc Chagall
« O Vitebskom narodnom khoudojestviennom outchilichtché (k 1-oï ottchotnoï vystavke outchachtchikhsia) » [Sur l’École populaire d’art de Vitebsk (à propos de la 1re exposition des œuvres de fin d’études des élèves)], Chkola i révolioutsiya [L’école et la révolution], n° 24-25, 16 août 1919
J’essaierai de dire objectivement, en qualité de personne « désintéressée », quelques mots sur la maison blanche de la rue Boukharinskaïa.
Dans ses murs on ne saurait se souvenir, à aucun moment, avec « reconnaissance », de son ex-propriétaire…
De ses fenêtres, on voit jour et nuit toute la ville des quartiers pauvres.
Mais on ne ressent pas cette pauvreté aujourd’hui.
Pauvre, tu l’étais, toi, ville de Vitebsk, quand dans tes rues, où que l’on pût rôder, on ne pouvait rencontrer personne, hormis un boutiquier engourdi, alors qu’aujourd’hui je rencontre beaucoup de tes fils, qui ont abandonné la misère de leurs murs domestiques, marchant en direction de l’École d’art. J’ai avec qui parler.
Je veux dire brièvement ce qui est déjà fait et ce qu’il est prévu de faire à l’avenir.
Et pourtant, qui est intéressé par l’histoire de la formation de tel ou tel phénomène dans le domaine de l’art ?
Personnellement, j’aimerais m’abstenir de répondre à cette question : comment, dira-t-on, toi, un tel ou un tel, tu as peint tel ou tel tableau, comment as-tu réussi à faire cela? Une seule réponse au « spectateur » : « Regarde ce qui est fait », et est-ce ton affaire ? Et qui est intéressé de connaître « la cuisine [tchornaya rabota] » ? Qui est intéressé par ce qu’on a ressenti avant ou après ? Montre tes actes !
Quant à l’histoire de ces actes, de même que l’histoire de la naissance de l’École d’art populaire de Vitebsk, elle est ordinaire, alors que l’histoire de la renaissance, dans ses murs, de tant de talents vitebskois endormis est extraordinaire.
Les rêves se réalisent de voir participer à l’art les enfants des quartiers pauvres de la ville qui, quelque part dans des maisons, ont sali du papier. Mais cela ne suffit pas ; il fallait faire en sorte que l’éducation artistique reçue soit utile sans perte d’un temps précieux et que le travail, au fur et mesure de l’apprentissage, soit effectivement le produit de l’Art avec une majuscule, que les méthodes et les procédés de la formation artistique suivent tout de suite une route exacte, afin qu’on n’ait pas par la suite des estropiés de l’art et des âmes mortes sans résurrection. Mais cela ne suffit pas non plus : il faut également que l’établissement, tout en donnant l’a b c et en permettant de participer à l’Art, se détourne fermement d’une voie « compréhensible » et dangereuse, la voie de la routine, et aille sur la voie révolutionnaire de l’Art, la voie des recherches. Outre cela, il était indispensable et il sera indispensable désormais de se garder d’abraser les particularités de chaque personne, en travaillant collectivement, car la future création collective a seulement la nécessité d’avoir la conscience de l’esprit et de la valeur des époques qui arrivent et non d’être un rassemblement de personnes abrasées uniformes.
Et si, en ayant comme objectif de réaliser le plan mentionné plus haut, nous avons mené dès le début une politique artistique unilinéaire appropriée, nous ne craignons pas maintenant l’expérience d’un certain « recul » et d’un « adoucissement » apparent de nos actions. Nous pouvons nous permettre le luxe de « jouer avec le feu » et dans nos murs, sont représentés et fonctionnent librement des directions et des ateliers de toutes les tendances – celles de gauche ou « de droite » inclusivement.
Voilà nos objectifs.
Mais la meilleure confirmation de ce que je viens de dire pourrait être la 1re exposition de fin d’études des élèves de l’École d’art. Il me reviendrait d’énumérer les noms de presque tous les participants de celle-ci et surtout de vous rappeler les noms des élèves dont les travaux ont été primés en raison de leur valeur et transmis au Musée de l’École.
Il est difficile de dire ce qui sortira dans le futur de ces jeunes forces vitebskoises, mais l’état artistique de cette jeunesse est sans aucun doute révélateur pour Vitebsk.
Non moins révélatrice est une autre circonstance : ces mêmes malheureux ouvriers, que nous avons pu voir pendant la canicule estivale sur les toits et les enseuillements rouges – ces artistes-peintres en bâtiment tombés par erreur dès l’enfance dans l’atelier d’un artisan-affairiste incapable – peignent aujourd’hui, dans la même pose d’humilité, des natures mortes dans les ateliers de l’École d’art.
Et il faut leur rendre justice : ils ont le droit au « rang d’artiste » non moins que les « gens de l’intelligentsia ».
L’avenir doit renforcer davantage les créations de l’école réalisées pendant le premier semestre de son existence.
On n’admet ni redoublement ni interruption.
L’avenir doit élargir les tâches de l’école et dans ce but on y organise des ateliers équipés d’art graphique et d’architecture. Les ateliers d’arts appliqués venant du domaine des projets et des esquisses vont s’efforcer, malgré les crises de l’industrie, d’aborder la pratique de ce travail. La question des cours sur l’art sera sans aucun doute posée au niveau qui s’impose et, dans le même temps, l’école prendra des mesures pour un élargissement possible de la bibliothèque d’art auprès des clubs d’élèves ; dans ce but, je m’adresse ici à toutes les personnes et établissements en leur demandant de transmettre à l’école, selon ses possibilités, des livres sur l’art, qui sont tellement indispensables pour le développement artistique des élèves.
Dans le domaine de l’économie matérielle, l’école considère comme indispensable de se préoccuper par toutes les mesures possibles de la prise en charge des élèves les plus pauvres (qui sont en trop grand nombre) en leur donnant une sécurité sociale et en les dotant d’un travail.
La ville, les entreprises et les établissements de la ville et de la province [gouberniya], malgré toutes les dures conditions contemporaines, doivent de leur côté tenir compte de la situation des éléments artistiques de la ville, des élèves et des membres de l’Atelier décoratif d’État et leur offrir du travail.
Où sont nos clubs, les maisons populaires, les cantines, les bibliothèques, les théâtres, les musées?
Donnez-nous des murs! Donnez la possibilité aux talents locaux de se déployer pour leur bien et le vôtre.
Voilà nos tâches.
Marc Chagall