Margarita Kirillovna MOROZOVA, “Moï vospominaniya” [Mes souvenirs,1956],
Margarita Kirillovna MOROZOVA,
“Moï vospominaniya“
[Mes souvenirs,1956], dans la revue Naché naslédiyé [Notre héritage], 1991, N° VI, p. 89-109
PREMIÈRE PARTIE (1873-1891)
[La première partie couvre les années qui vont de sa naissance en 1873 à son mariage en 1891. Margarita est une Mamontov, célèbre dynastie de mécènes moscovites. Elle raconte en détail ses origines : son père, Kirill Mamontov, a fini par se ruiner et s’est suicidé; sa mère était d’origine allemande par son père et arméno-allemande par sa mère. Une grande place est donnée à son enfance et à son éducation avec, entre autre, des gouvernantes française et allemande : la littérature russe et étrangère, la musique (“les “concerts historiques” d’Anton Rubinstein, les opéras), la peinture (visites de la maison des Trétiakov qui deviendra la Galerie Trétiakov; rencontres chez son parent Anatoli Mamontov des peintres Sérov, Korovine, Vroubel, Ostrooukhov; fréquentation de sa cousine la célèbre femme-peintre Maria Yakountchikova), le théâtre (le Maly avec la grande actrice Maria Iermolova et le célèbre Opéra privé de son oncle Savva Mamontov). Elle décrit avec précision la vie patriarcale de la Moscou de la seconde moitié du XIXe s avec ses prestigieuses fêtes religieuses.]
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DEUXIÈME PARTIE (1891-1903)
[La deuxième partie va de 1891 à la mort de son mari Mikhaïl Abramovitch Morozov. Margarita raconte son mariage, ses voyages de noces à Saint-Péterbourg, à Paris, à Nice (est impressionnée par son carnaval), à Monte-Carlo. Son mari organise au mieux la vie à Moscou, ils ont un abonnement aux théâtres Bolchoï et Maly, fréquentent l’opéra privé de son oncle Savva Mamontov (débuts de Chaliapine, peintres-décorateurs Korovine, Golovine etc.), l’été ils vont dans leur propriété dans la région de Tvier.]
Mon mari Mikhaïl Abramovitch était très jeune quand nous nous sommes mariés. Il avait 21 ans. Il suivait le dernier cours de la faculté historico-philologique de l’Université de Moscou. L’année qui suivit notre mariage il passa l’examen national et obtint un diplôme de première catégorie. À l’université, sa spécialité était l’histoire universelle et il a écrit quelques travaux dans cette discipline. À la fin de son cours, mon mari compléta quelques uns de ses travaux et les publia comme livres sous le nom de M. Youriev. Mais Mikhaïl Abramovitch n’avait pas le caractère d’un savant de cabinet. C’est pourquoi il n’a pas poursuivi son travail sur l’histoire universelle qui exigeait de la persévérance et une assiduité de cabinet.
Le caractère de Mikhaïl Abramovitch était exceptionnellement vivant, impressionnable : il réagissait avec ardeur à tous les phénomènes de la vie et de l’art. Tout particulièrement, la peinture et le théâtre l’accaparèrent progressivement. Lui-même était très doué pour la peinture et prit des leçons dans l’atelier du peintre Martynov[1]. Il s’y connaissait bien en peinture, lisait beaucoup sur elle et en voyait beaucoup. Par la suite, il se mit à collectionner des tableaux et là, il montra une fine sensibilité, du goût et de la connaissance.
Quand il termina ses études à l’université, il était un homme totalement autonome, ne dépendant pas matériellement de personne, car son père Abram Abramovitch Morozov, qui mourut lorsque mon futur mari avait 12 ans, lui avait laissé une grande fortune dont il eut le droit de disposer quand il eut 21 ans, c’est-à-dire quant il eut atteint sa majorité civile.
Mikhaïl Abramovitch avait deux frères et sa mère Varvara Alexéïevna. Chacun d’eux reçut une part égale de la fortune du défunt Abram Abramovitch. D’un côté, chacun d’eux était pleinement indépendant, d’un autre côté – ils dépendaient tous de l’affaire dont ils avaient tout reçu. Cette affaire, c’était l’énorme fabrique de textile de la Société de la manufacture de Tvier qui alors ne cessait pas de grandir et de s’étendre à une vitesse colossale, comme cela était le cas alors pour tout en Russie. Même si Varvara Alexéïevna, qui, après la mort de son mari, était restée avec trois fils en bas âge, dont Mikhaïl Abramovitch était l’aîné, s’était efforcée d’engager pour gérer l’affaire des personnes intelligentes et expérimentées, il était malgré tout indispensable de préparer un de ses fils à devenir le patron.
Mon mari avait manifesté depuis l’enfance un grand intérêt et des aptitudes pour la science et l’art et comme il ne voulait pour rien au monde entendre parler d’une possibilité de se consacrer au commerce, on lui a donné la possibilité de choisir son activité. Son cadet, Ivan Abramovitch, parut à sa mère convenir davantage au rôle de patron pour travailler dans l’affaire. Et effectivement il était tout simplement né pour cela. Il termina d’abord ses études scolaires et fut envoyé en Suisse, à Zurich, où il fit des études complètes de chimie à l’université. C’était un homme sérieux, versé dans les affaires, qui aimait son entreprise, lui consacrait sa vie. Ses convictions étaient résolument conservatrices. Il était un homme plein de retenue, capable de contrôler ses passions personnelles, si cela était nécessaire à son objectif fondamental : la direction de son affaire. Il était également doué pour la peinture et l’apprit, tout comme mon mari. Par la suite, il devint aussi collectionneur de tableaux et considérait cela comme un délassement par rapport à sa vie monotone d’homme d’affaires. Sa collection s’est considérablement agrandie et elle a constitué beaucoup plus tard le Musée de la peinture occidentale dans son ancienne maison, rue Kropotkinskaya.
Le troisième frère, Arséni Abramovitch, était un jeune homme très gentil, beau et sympathique. Il s’est totalement adonné à la chasse. Il a vécu quelque temps en Angleterre où il a appris à conduire une affaire, faisant un stage dans une entreprise, mais il n’est rien résulté de tout cela. Vivant à la fabrique de Tvier, il avait je ne sais quelles occupations, mais tout se résumait à ce qu’il passait son temps pendant des journées entières avec ses chiens pour lesquels avait été construite une petite maison.
Quand Mikhaïl Abramovitch eut terminé ses études universitaires et entra dans la vie, il est clair qu’il attira sur lui l’attention générale comme homme compétent, vivant, riche et indépendant. On s’efforçait de l’entraîner dans les entreprises les plus diverses. C’est ainsi qu’il fut élu conseiller municipal de la Douma Municipale. Mais il n’était pas attiré par ce type d’activité et il se retira vite du conseil municipal de la Douma. Il fut également élu juge de paix titulaire, cette charge l’intéressait davantage et il a travaillé pendant plusieurs années comme juge de paix titulaire. Mais petit à petit le théâtre et la peinture l’accaparèrent définitivement et il s’y est totalement consacré.
Le Petit Théâtre, le Maly, l’a attiré a lui entièrement et Mikhaïl Abramovitch y était vivement et sincèrement attaché; il écrivit constamment dans les journaux des comptes-rendus des mises en scène du théâtre. Il était également ballettomane. Outre son amour sincère et désintéressé pour le théâtre et la peinture, il était ambitieux et il a toujours suivi cette direction jusqu’à la fin de ses jours. Lorsqu’il était en activité, il a donné de grosses sommes à des organismes de bienfaisance qui se trouvaient sous la tutelle de la famille impériale, comme, par exemple, les refuges ou les hôpitaux du Département de l’impératrice Marie[2]. Il faut noter qu’il ne regardait pas ce domaine de son activité d’une façon totalement sérieuse, comme s’il se moquait de lui-même. D’un côté, il rêvait d’obtenir l’ordre de Saint-Vladimir et de devenir noble et, d’un autre côté, quand quelqu’un de ses interlocuteurs le félicitait à ce sujet, il riait bruyamment et sincèrement, tout en aucunement se justifier ou nier. Il appréciait malgré tout son uniforme et aimait le revêtir avec toutes les médailles, ainsi que son tricorne, et il prenait alors un air très important. Il devait effectivement recevoir l’ordre de Saint-Vladimir mais il est décédé un mois avant cela.
Il y avait encore un domaine auquel étaient liés deux traits fondamentaux de mon mari : son ambition et son amour de l’art. Il devint marguiller de l’église cathédrale de la Dormition de la Mère de Dieu au Kremlin et le demeura jusqu’à la fin de sa vie. Il aimait et vénérait beaucoup cette église, dépensa beaucoup d’argent pour son achèvement et sa restauration et, en outre, travailla à son histoire.
Les Morozov étaient depuis un temps immémorial des vieux-croyants et des vieux-croyants acharnés. Chacun des fils de Savva Vassiliévitch Morozov, leur aïeul qui vivait sous les règnes d’Alexandre Ier et de Nicolas Ier, appartenait à diverses sectes. L’un d’eux, Élissiéeï, a même organisé sa propre foi qui s’est appelée ainsi – “la foi de Élissiéeï”. Un autre fils appartenait à la secte des sans-prêtres [bezpopovchtchina], un troisième à la secte du cimetière Rogojskoïé[3]. Le père de Mikhaïl Abramovitch rejoignit l’église orthodoxe officielle lors de son mariage avec Varvara Alexéïevna Khloudova qui était orthodoxe. C’est ainsi que Mikhaïl Abramovitch fut élevé dans une famille éloignée des coutumes de la vieille foi. Néanmoins, mon mari hérita de l’amour pour l’art ecclésial de leurs pères et aïeux. Il a réuni une collection très intéressante d’icônes qui coexistait bizarrement avec sa collection des tableaux français d’une gauche[4] extrême. L’une et l’autre chose, aussi contradictoires fussent-elles, étaient profondément enracinées dans la nature de Mikhaïl Abramovitch.
Ma soeur et moi, nous nous rendions toujours à l’église cathédrale de la Dormition pour les matines [zaoutréniya] de la Grande Fête de Pâque. Cela était d’une beauté exceptionnelle et solennelle. L’église, presque dans l’obscurité, scintillait légèrement d’or et d’un petit nombre de cierges allumés. Le centre de l’église était fermé par une grille de chaque côté. En son milieu se dressait le lieu réservé au métropolite et au clergé. Tout autour se tenaient toutes les plus hautes autorités de Moscou en uniformes et les dames vêtues avec élégance, et autour d’eux, derrière les grilles, se trouvait plein de monde. À minuit précis, le carrosse du métropolite arrivait à l’église dans le silence le plus total, si bien que l’on entendait le piétinement des chevaux sur la chaussée. Tout était calme et soudain résonnait le premier coup solennel de la grande cloche du clocher d’Ivan le Grand et, à sa suite, se répandait le carillonnement de toutes les “quarante fois quarante” églises de Moscou. En même temps s’enflammaient tous les candélabres de l’église et se faisait entendre le merveilleux chant du choeur synodal. Puis, c’était le chemin de croix autour de l’église, on lançait des feux d’artifice et toute la place autour de l’église était illuminée. Une foule énorme, tenant des cierges dans ses mains, s’écriait : “Le Christ est ressuscité”, beaucoup s’embrassaient trois fois. C’étaient des minutes joyeuses et solennelles.
Mon mari, tout en possédant beaucoup de traits de caractère traditionnels, même archaïques, comme je l’ai mentionné, appartenait cependant au nouveau type de la classe marchande [koupietchestvo] moscovite à un moment de rupture et, sous ce rapport, il était un figure assez flamboyante. C’est visiblement sur cette base qu’Alexandre Ivanovitch Soumbatov-Youjine a écrit sa pièce Un gentleman dans laquelle il a créé un type que lui a inspiré mon mari. Dans cette pièce, le “gentleman” se définit ainsi et, en même temps”, définit le sens de la pièce :
“Toute la Russie attend de nous le salut. Auparavant, c’était la noblesse qui donnait des écrivains, et maintenant c’est notre tour. Nous avons pour nous la fraîcheur de la nature, nous n’avons pas dégénéré. Nous sommes matériellement pourvus et l’homme peut créer seulement dans la liberté. Je sens en moi des plans ambitieux et vastes. Je puis être critique, musicien, artiste, acteur, journaliste. Je suis un samorodok[5] russe! Je suis tiré d’un côté et de l’autre parce qu’il y a en moi une surabondance de forces!”
J’ai déjà mentionné que Mikhaïl Abramovitch possédait un caractère vif, plus exactement tempétueux. Toutes les manifestations de son caractère étaient tempétueuses, aussi bien ses colères que sa gaieté. De façon plus générale, Mikhaïl Abramovitch, par la tournure de son caractère et ses goûts, ressemblait aux Khloudov, la famille de sa mère. Les Khloudov étaient connus à Moscou comme des gens très doués et intelligents, mais extravagants, on pouvait toujours les craindre comme des personnes qui n’étaient pas maîtres de leurs passions.
Mikhaïl Abramovitch avait beaucoup d’échanges avec nos peintres russes, surtout V.A. Sérov, K.A. Korovine, S.A. Vinogradov[6], V.V. Pérépliotchikov,[7] A.M. Vasnetsov et I.S. Ostrooukhov dont il achetait régulièrement les tableaux. Il aimait beaucoup ces tableaux, organisa pour eux un grand espace séparé dans lequel il les accrochait et les déplaçait avec beaucoup de soin et d’amour.
Paris allait de plus en plus s’emparer de mon mari : il s’enthousiasma fortement pour la peinture française et commença à faire venir des tableaux de là-bas. Grâce à lui, apparurent pour la première fois à Moscou Manet, Monet, Renoir, Van Gogh, Gauguin. Je pense que c’est sous son influence que commencèrent à se former les collections d’ Ivan Abramovitch Morozov et de Sergueï Ivanovitch Chtchoukine.
De tous les artistes qui nous fréquentaient, mon mari aimait tout particulièrement Sérov. Sérov était effectivement intelligent : bien qu’il parlât peu et calmement, chacune de ses paroles était cependant toujours réfléchie et surtout véridique et juste. Quand son opinion n’était pas faite ou que tout simplement il ne désirait pas faire connaître ses pensées, il se taisait. Son silence même était souvent très éloquent : il regardait de côté railleusement et expressivement de ses petits yeux qui étaient parlants. Son aspect extérieur nous plaisait tous beaucoup : petit, ample et trapu avec un regard intelligent et profond. Il inspirait la confiance, on ne pouvait pas ne pas le croire. Il a peint le portrait de mon mari et ensuite celui de tous mes enfants et je l’ai beaucoup observé quand il travaillait. Il travaillait de façon étonnamment lente, difficilement, remaniant sans cesse, il recommençait et, visiblement, doutait souvent et cherchait. Cela, en fait, l’énervait, il aurait voulu tout résoudre facilement, d’un seul trait, d’une seule touche, “comme Kostia Korovine”, – c’est ainsi qu’en ma présence il se laissa aller à parler de lui-même. Mais il n’arrivait pas à cela. Sa nature n’était pas aussi vive, artistique, légère, mobile et réceptive de la beauté extérieure que celle de Korovine. Korovine était un vrai artiste, un vrai romantique. Beau, enchanteur, il avait un énorme charme et un don énorme de la parole. Je n’oublierai jamais comment il parlait, racontait comment il pensait peindre des décors. J’ai été particulièrement fascinée par son récit des décors du Démon[8], tellement il y avait de beauté dans son imagination [fantaziya].
Au contraire, Sérov n’avait pas du tout cela, il n’avait aucune imagination, il était un vrai réaliste. Un trait pénible, c’était on ne sait quel pessimisme humoristique à l’égard des gens. Il voyait dans chaque être humain, avec son regard observateur circonspect, une caricature. Ou bien cet être lui rappelait quelque animal ou bien il saisissait ses traits intérieurs et extérieurs qu’il exposait aussi caricaturalement. Il était rare de pouvoir sentir dans un portrait de lui une attitude bonne et simple à la personne qu’il représentait. Il peignait toujours particulièrement bien les enfants, ce que l’on comprend. Par exemple, le portrait de mon fils Micha qui se trouve aujourd’hui dans la Galerie Trétiakov était de ce point de vue particulièrement réussi. Quand Sérov peignait ce portrait, il était de bonne et bienveillante humeur. Après une séance, il laissa tomber avec un air très important et facétieusement sérieux qu’il avait entendu aujourd’hui le récit de Micha “papa-léopard” et “maman-léoparde”. Et ce récit avait fort amusé Sérov.
J’avais toujours un peu peur Sérov et étais déconcertée, malgré mon grand respect à son égard et malgré le fait qu’il me plaisait beaucoup. Je n’avais même pas envie qu’il peignît mon portrait, parce que je savais qu’il n’avait aucune affection pour de telles “dames”. C’est seulement à la fin de sa vie qu’au détour d’une conversation nous décidâmes qu’il fît tout de même mon portrait. Il commença son travail, peignit un certain nombre de toiles dans une certaine manière impressionniste, des sortes de points ou de traits, tout en disant qu’il voulait me représenter en train de marcher, de parler et de sourire. Malheureusement les choses en restèrent là car Sérov décéda subitement.
Quand mon mari tomba malade une semaine avant sa mort, le dernier visiteur qui nous quitta, ce fut Sérov. Deux jours après, Sérov tomba lui aussi malade et fut durant une demi-année entre la vie et la mort. Il se rétablit, mais cette maladie a visiblement agi sur son coeur et l’a amené à une mort subite huit ans après.
Mikhaïl Alexandrovitch Vroubel venait de temps à autre chez nous et restait toujours assis en silence. J’aimais tout particulièrement ses oeuvres, aussi ce fut pour moi une grande joie quand mon mari réussit tout à fait fortuitement d’acheter sonTsar-cygne et le grand panneau Faust et Marguerite[9]. Je ne me souviens plus où il les avait trouvés pour un bas prix : Tsar-cygne pour 300 roubles et le panneau pour 500.
Nous étions très ami de Vassili Ivanovitch Sourikov qui nous rendait souvent visite. Sa tête caractéristique de cosaque sibérien, ses cheveux noirs abondants à la coupe “entre parenthèses”[10] qu’il secouait souvent, sa prononciation des “o”[11], tout cela était très original. Il aimait beaucoup la musique et il voulait faire plus amplement connaissance avec celle de Skriabine. Nous avons convenu ensemble de rendre visite à Véra Ivanovna, la femme du compositeur qui joua spécialement pour nous tout un grand programme des oeuvres de Skriabine. Vassili Ivanovitch nous a invitées ma soeur et moi à venir chez lui pour nous montrer ses propres oeuvres.
C’est avec un sentiment pénible que je me rappelle la mort prématurée de mon mari. Quand il était un gamin de 10 ans, il a eu la scarlatine avec complications dans les reins et le coeur, qui après cela restèrent malades : il a dû toute sa vie y faire attention et prendre soin de soi. Bien entendu, il ne voulait pas en entendre parler et faisait précisément ce qui était du poison pour ses reins et son coeur, il buvait et mangeait trop. Quand les médecins lui trouvèrent une néphrite, il buvait chaque jour de la vodka et l’accompagnait de viande crue avec du poivre. C’était horrible de voir cela! Malade seulement pendant quelques jours, Mikhaïl Abramovitch décéda après une attaque d’angine de poitrine.
Ma belle-mère, Varvara Alexéïevna, était née Khloudova. Quand je suis entrée dans sa famille, elle était encore jeune et très belle. Elle avait de magnifiques yeux, très grands, brun sombre, avec de beaux sourcils duveteux de zibeline. Leur expression était sévère, mais parfois gaie avec un brin de tristesse.
Varvara Alexéïevna était une femme aux idées les plus progressistes et malgré le fait qu’elle était une capitaliste de poids, elle n’était pas étrangère aux idées socialistes. Et en même temps, elle était très versée dans les affaires et pratique, elle savait très bien s’orienter dans les affaires commerciales. Elle était l’éditrice de La gazette russe [Rousskiyé viédomosti], quotidien progressiste de cette époque. Son activité dans l’éducation était très large. On la connaissait non seulement à Moscou mais dans toute la Russie. Outre la construction d’écoles, de lieux de lecture, elle patronnait tout particulièrement la “Société des éducatrices et des institutrices”. Son mari, Abram Abramovitch Morozov, connaissant ses aspirations pour l’activité sociale, lui légua une grande somme d’argent à cette intention. Elle a construit avec cet argent un hôpital psychiatrique au Diévitchiyé polié[12]. Varvara Alexéïevna était d’un caractère sévère, surtout quand on réussissait à la connaître de plus près. Lorsque on la connaissait superficiellement, elle paraissait très attirante, aimable et même bonne, parce qu’elle faisait beaucoup de bien, aidant les étudiants nécessiteux, ainsi que les étudiantes et les institutrices avec les quelles elle sympathisait tout particulièrement. Mais la situation avec elle était pénible et difficile pour les gens qui lui étaient proches, pour sa famille. Elle n’était ni une mère ni une épouse tendre; de façon générale, il était impossible de remarquer qu’elle ait eu une attitude chaleureuse à l’égard de quelqu’un des personnes proches qui l’entouraient. Après la mort de son mari, elle unit sa vie avec le professeur Vassili Mikhaïlovitch Sobolevski, directeur éditeur des Rousskiyé viédomosti. Elle ne s’est pas mariée religieusement avec lui bien qu’ils aient eu deux enfants.
Lorsque je rendais visite à Varvara Alexéïevna, nous nous entretenions longuement et longtemps, parfois jusqu’à tard dans la nuit. Je me rendais chez elle chaque été, seule, sans mon mari, et séjournait deux-trois jours. Là, nous avions aussi de longues conversations, faisant de grandes promenades toutes les deux. Et malgré cela, il ne s’établit pas entre nous de rapports de proximité et de sincérité. Nous étions d’une éducation différente et de caractères différents. Chez Varvara Alexéïevna je rencontrais souvent le professeur A.I. Tchouprov[13], I.I. Ivanioulov[14], Goltsev[15], M.V. Sabline[16], des proches des Rousskiyé viédomosti, également P.D. Boborykine[17], I.F. Gorbounov[18], Gleb Ouspienski[19] et Djanchiyev[20].
[Margarita Kirillovna raconte une visite improvisée que sa belle-mère Varvara Vassilievna lui fit faire dans la maison moscovite de Léon Tolstoï. L’écrivain, lui-même rendait parfois visite à Varvara Vassilievna qui lui donnait de fortes sommes d’argent pour ce qu’il lui demandait. Le jour de la visite des deux femmes, il s’est agi de la secte russe des doukhobors (les lutteurs de l’esprit) qui reconnaissent la divinité de Jésus Christ, mais refusent toute forme de culte, autre que la lecture des Évangiles. Tolstoï les aida financièrement à quitter l’Empire Russe pour aller s’installer en Amérique du Nord. Margarita Kirillovna décrit les pièces de la maison de Tolstoï, l’atmosphère qui y régnait, le thé qui fut servi lors de cette unique visite ; elle dit avoir été hypnotisée par le grand écrivain qui, ce jour-là leur lut une lettre envoyée du Canada par son fils Sergueï qui était chargé d’aider les doukhobors à s’installer dans ce pays.]
Les deux premières années après mon mariage, nous avons vécu de façon relativement modeste dans le cercle restreint des amis et des connaissances. Mais petit à petit le cadre de la vie s’élargit et nous nous laissâmes entraîner dans le tourbillon de la vie mondaine, gaie et bruyante. Il y avait dans cette vie beaucoup de choses intéressantes, beaucoup de personnes intéressantes, mais aussi beaucoup de jeune gaieté.
Petit à petit nous avons organisé un jour fixe, le dimanche. À 13 heures 30, mon mari invitait tout le monde à déjeuner. Au début, ces déjeuners réunissaient un nombre relativement restreint de personnes et avaient lieu dans la petite salle à manger, mais peu à peu le cercle des invités s’agrandit et les déjeuners furent organisés dans la grande salle à manger. Il y avait toujours une vingtaine d’invités, mais parfois cela allait juqu’à la trentaine. La table était très longue, j’étais assise à une extrémité, mon mari à l’autre. À l’extrémité où se trouvait mon mari il y avait particulièrement beaucoup de monde, là il y avait toujours des conversations très bruyantes, des discussions sur l’art, car c’étaient principalement des artistes qui se réunissaient là.
Le plus souvent venaient V.A. Sérov, K.A. Korovine, V.V. Pérépliotchikov, S.A. Vinogradov, A.M. Vasnetsov[21], plus rarement N.V. Dossiékine[22], V.I. Sourikov, Viktor Vasnetsov, Arkhipov[23]. Le sculpteur Paolo Troubetzkoy venait chez nous quand il se déplaçait depuis Saint-Péterbourg. Les derniers temps de la vie de mon mari, un de ses grands amis, M.P. Sadovski, célèbre artiste du Maly[24]; nous rendait souvent visite. Venaient souvent N.É. Éfros[25] et A.K. Soboliev[26], des critiques théâtraux, A.A. Korzinkine[27], N.M. Zimine[28], le frère de mon mari Ivan Abramovitch Morozov, le chanteur Kochits[29], A.N. Postnikov[30] et d’autres.
De mon côté, c’était un tout autre style. Là étaient assis de jeunes dames et les cavaliers servants. Parmi les dames, il y avait toujours ma soeur, elle avait à l’époque dont je parle 18-19 ans, et moi j’en avais deux de plus. Parfois il y avait d’autres dames, mais elles venaient le plus souvent dans la journée à mon jour fixe. Parmi les cavaliers servants, il y avait A.V. Morozov[31] et E.V. Morozov[32], le comte L.N. Ighnatiev[33], N.V. Konovalov[34], le prince V.M. Ouroussov[35]. Venaient souvent aussi V.S. Gadon et V.F. Djounkovski[36]. Après le déjeuner commençait la réception où venait beaucoup de monde. Souvent nous organisions de “petits jeux“[37] dans la grande salle et nous nous amusions beaucoup.
Toute la compagnie de mon mari passait à la fin du déjeuner dans son grand cabinet où étaient accrochés des tableaux et où se poursuivaient les conversations.
[Tout un paragraphe est consacré à un des habitués du jour fixe de Margarita Kirillovna, le vieil aristocrate Piotr Mikhaïlovitch Volkonski, dont elle décrit le caractère désuet du comportement mondain et de la conversation]
Nous aimions beaucoup ma soeur et moi Alexeï Vikoulovitch Morozov. Il était notre interlocuteur préféré, Nous passions avec lui énormément de temps. Il était beaucoup plus âgé que nous. À cette époque, il avait un peu plus de la trentaine. C’était un homme d’une fine intelligence, très spirituel, aimant la société féminine, bien que lui-même ne fût pas marié. C’était un homme très cultivé qui aimait le travail culturel plus que de s’occuper de ses affaires, dont il confiait la tenue à son plus jeune frère Ivan Vikoulovitch. Il a rassemblé une énorme et magnifique collection de porcelaine russe, d’icônes et de portraits gravés. Son aspect physique était très agréable : un visage régulier, un nez “morozovien” légèrement arqué, d’agréables yeux bleu ciel et une couleur blanche rosée éblouissante du visage. Il était tiré à quatre épingles, tout était sur lui neuf, sans le moindre pli. Il faut dire qu’il appartenait à la famille vieille croyante du groupe Préobrajenski des sans-prêtres [préobrajenski tolk bespopovtsev][38]. Il avait dans sa maison un oratoire de cette religion et, après la mort de son père, il en devint la tête. Les sans-prêtres étaient les vieux-croyants les plus intransigeants et dans tous les usages de la vie quotidienne ils ne se fondaient pas dans le milieu ambiant. Bien entendu, les parents d’Alexeï Vikoulovitch avaient abandonné beaucoup de choses mais ils étaient encore des gens de l’ancien temps. La maison qu’il hérita de son père en tant qu’aîné (sur la rue Pokrovka dans le péréoulok Vviédenski), était énorme avec un nombre incalculable de pièces. Toutes les pièces du premier étage étaient remplies de vitrines avec la porcelaine et d’icônes de sa collection. Lui-même vivait au rez-de-chaussée où se trouvaient deux salles à manger, un salon et un cabinet. Ce cabinet était doublement éclairé, très haut, complétement recouvert d’une boiserie sombre avec quatre panneaux de M.A. Vroubel, représentant Faust, Méphistophélès et Marguerite. Alexeï Vikoulovitch organisait souvent des repas chez lui et nous invitait tous. Ses repas étaient les meilleurs de tous ceux auxquels il me soit arrivé de participer. Dans la petite salle à manger se dressait, au milieu de la pièce, une énorme table, couverte d’une nappe d’une blancheur de neige, tout étant totalement occupé par des hors d’oeuvre et des carafes avec des vodkas et des vins multicolores. Au milieu de la table, sur de longs plats en argent, se trouvaient des poissons roses, du saumon et différents saumons, sur le côté un pot de cristal scintillant avec du caviar frais. À l’autre bout de la table un énorme jambon et des langoustes rouges. Tout le reste de la table était couvert de petits vases et d’assiettes avec toutes sortes possibles de saucisses, de fromages, de poissons fumés, de salades, que n’y avait-il pas là! Dans ma mémoire sont restées les bouchées minuscules, remarquablement préparées, qu’il ne fallait pas mordre, mais que l’on pouvait mettre directement dans la bouche, elles étaient recouvertes des meilleurs hors d’oeuvre et d’une sauce provençale. Il y avait en outre beaucoup de hors d’oeuvre chauds. Cette table était si belle et pittoresque que je regrette fort que personne ne l’ait peinte.
Le dîner se passait dans la grande salle à manger, à côté. La table était toujours ornée de fleurs et on y servait les plats les meilleurs. Particulièrement savoureux était le sterlet au champagne.
Nous, les jeunes femmes, nous mangions et buvions très peu, nous étions plus intéressées par les conversations et la société qui nous entourait. Alexeï Vikoulovitch mangeait et buvait lui-même très peu, mais ce qui était essentiel pour lui, c’était de faire plaisir à ses invités. Bien entendu, beaucoup de ceux-ci mangeaient avec un grand appétit.
Nous organisions parfois de grands bals chez nous où nous invitions environ deux cents personnes. Dans ces cas, on commandait le souper et les buffets au restaurant “L’Ermitage” où tout était remarquablement réglé. Pendant les danses, il y avait le tapeur à la mode Labadie qui jouait fort bien du piano. Pendant le souper jouaient un orchestre roumain ou bien le célèbre cymbaliste Stefanesco, ou bien des Napolitains chantaient. Le clou du bal était toujours le cotillon ou la mazurka après lesquelles on distribuait aux dames énormément de fleurs que l’on faisait souvent venir de Nice. On distribuait également de belles cocardes aux rubans multicolores.
[Margarita Kirillovna poursuit en décrivant une de ces réceptions, l’après-midi du dernier dimanche avant le Grand Carême, avec dégustation de bliny, puis bal et souper avec musique]
On donnait aussi chez nous des spectacles. Véra Andréïevna et Paviel Ivanovitch Kharitonenko[39] donnaient aussi des spectacles et des bals dans leur somptueuse maison du Quai Sofïïskaya. Leurs bals étaient les plus somptueux de Moscou par l’abondance des fleurs et l’eхcellence des soupers.
On organisait aussi à Moscou, dans toutes les grandes salles de l’Assemblée de la Noblesse, de grands bazars ayant un objectif philanthropique. Ma soeur, une autre dame et moi y vendions du champagne. Pour cela, on nous attribuait tout un coin de la Grande Salle aux Colonnes et Konstantine Korovine peignait pour nous un décor. Par exemple, je me souviens qu’une fois il avait peint Venise. L’organisation de tout cela produisait un grand effet et on récoltait d’énormes sommes d’argent pendant toute la durée du bazar.
[Un paragraphe est consacré à la célèbre couturière Nadiejda Pétrovna Lamanova (voir Wikipédia en français) qui “habillait tout Moscou et tout Saint-Pétersbourg”]
Ma description de notre vie à cette époque ne sera pas complète si je ne mentionne pas que nous faisions des études avec assiduité.
Mon mari, après avoir terminé la faculté de philologie, entra à la faculté des sciences naturelles de l’université de Moscou. Quant à moi, outre la langue française que j’aimais et ne parlais pas trop mal depuis l’enfance, je fis encore des études d’histoire universelle et de littérature russe. Simultanément, je me mis à m’exercer chaque jour au piano, ce à quoi je passais de plus en plus de temps chaque année.
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Dans les années 1890 mon mari fut appelé par V.N. Safonov[40] à participer à la direction de la Société Musicale Russe.
Cela nous rapprocha du monde musical moscovite. Après les concerts symphoniques, aussi bien les artistes invités de l’étranger que nos artistes russes commencèrent à se réunir chez nous pour le souper et, le dimanche, pour le déjeuner. Vassili Ilitch Safonov était à cette époque une personnalité très en vue de la Moscou musicale, en tant que directeur du Conservatoire et chef d’orchestre. Il était vraiment un homme éminent et par ses dons musicaux comme pianiste et chef d’orchestre et par son caractère, son énergie et sa capacité de travail. En outre, son éducation, sa connaissance des langues, ses dons oratoires, étaient d’une grande envergure, il savait présenter les choses, attirer les gens, avoir de l’influence. À l’époque dont je parle, il était déjà un chef d’orchestre reconnu, par la suite il fut connu et dans toute l’Europe et en Amérique En tant que pianiste, il était un fin exécutant de Mozart, de Schumann et de Schubert, et il était un remarquable professeur-enseignant. Il a eu d’éminents élèves : A.N. Skriabine, Iossif Lévine[41], Nikolaïev[42], N.K. Metner[43], É.F. Ghnessina[44], É.A. Bekman-Chtcherbina[45].
[Suit une description de la vie, des origines, de la personnalité, de l’activité de Vassili Safonov; elle rapporte un déjeuner à “L’Ermitage” où Piotr Ilitch Tchaïkovski est venu les saluer :
“Piotr Ilitch s’assit à notre table et conversa avec Vassili Ilitch. Je fus fascinée par l’élégance de Tchaïkovski, le caractère seigneurial de ses manières, il y avait dans tout son aspect physique beaucoup de simplicité exquise et de modestie. Sur son visage et ses grands et magnifiques yeux bleu clair, il y avait le sceau de la souffrance”.
Suivent de longs développements sur l’engouement de Margarita Kirillovna et de son mari pour la musique de Wagner, leur présence à un cycle de représentations au Festival de Bayreuth, sur la description de cette ville, de Munich, de leur vie musicale, des chefs d’orchestre, des chanteurs et des cantatrices, sur une réception, après les spectacles, chez Cosima Wagner et son fils Siegfried. Elle visita aussi avec son mari Nuremberg]
TROISIÈME PARTIE (1898-1906)
Après la mort de mon mari, je partis avec mes enfants, au printemps 1904, pour une année en Suisse.
Les dernières trois années, ma vie avec mon mari avaient changé, avaient pris un tout autre caractère. La vie festive que nous avions menée pendant quelques années s’acheva. Survint une période plus adulte. Et c’est à ce moment-là que mon mari décéda.
Il me fallut trouver toute seule des solutions à toutes les questions, m’orienter dans les affaires. Je décidai, pour la partie essentielle, de transférer, comme don, notre capital de base sur le nom de mes deux enfants. Et leurs revenus furent mis de côté à leur nom jusqu’à l’âge de 25 ans, quand, selon ma décision, ils seraient déjà devenus les propriétaires de leurs biens. Je m’enlevai la charge de gérer ces biens, ce que je transmis au frère de mon mari, Ivan Abramovitch Morozov. Tout ce qui était en dehors de ce capital de base, je le partageai en trois parts : pour moi et pour mes deux filles.
[Margarita Kirillovna dit qu’elle a dû vendre leur maison <en 1910>. Cela lui permit de s’occuper de ses enfants et de s’adonner à la musique et à la philosophie, qui étaient ses intérêts principaux]
Pendant notre séjour en Suisse, nos amis nous rendirent visite : le célèbre collectionneur de tableaux Sergueï Ivanovitch Chtchoukine et sa femme; Ivan Abramovitch Morozov, le frère de mon défunt mari; notre cousine Lioubov Pavlovna Bakst, femme du célèbre artiste Liev Bakst et fille de Paviel Mikhaïlovitch Trétiakov, notre tante[46]; Zinaïda Nikolaïevna Yakountchikova et Vladimir Vassiliévitch Yakountchikov[47] et mon grand ami le professeur Vladimir Fiodorovitch Snéguiriov[48]. Remarquable chirurgien gynécologue, Vladimir Fiodorovitch était un homme d’une intelligence, d’un talent exceptionnels et avec cela un être d’une vraie vivacité.
[Tout un paragraphe est consacré au professeur Snéguiriov qui lui a sauvé la vie, est devenu l’ami de toute sa famille. Elle souligne le rôle pionnier de Snéguiriov dans la gynécologie russe et son action philanthropique]
À Genève, je fis la connaissance de Viatcheslav Ivanovitch Ivanov, le célèbre poète, et de sa femme, l’écrivaine <Lydia> Zinoviéva-Annibal.
Viatcheslav Ivanov émerveillait par une culture, des connaissances et une finesse extraordinaires. Tout son physique, ses manières et son parler délicats, patelins, tout cela rivait, d’une certaine façon, l’attention sur lui. Sa connaissance des langues et de la littérature universelle était exceptionnelle. Quand nous étions en Suisse, survint l’année 1905. Nous commençâmes à recevoir des nouvelles alarmantes de Russie et à la fin de mars 1905, nous décidâmes de rentrer chez nous.
À notre retour à Moscou, nous tombâmes aussitôt dans une société profondément agitée. D’un côté, les nouvelles vraiment catastrophiques de la guerre en Extrême Orient; de l’autre, à l’intérieur du pays tout était en effervescence et troublé. On organisa dans notre maison, comme si cela allait de soi, des conférences qui faisaient venir beaucoup de monde. Ces conférences portaient sur deux thèmes fondamentaux qui occupaient alors tous les cercles libéraux de la société : le thème de la diversité des constitutions (anglaise, française, germanique et américaine) et le thème du socialisme. Bien que la majorité des gens qui nous entouraient fussent entraînés par la constitution anglaise, on avait conscience en même temps qu’une telle constitution n’était pas dans l’esprit de la Russie et pour cela irréalisable. Le second thème, sur le socialisme, était, bien entendu, plus complexe. On désirait l’analyser, ne serait-ce qu’en partie. Ces conférences étaient très populeuses ; je me souviens particulièrement de Valentina Sémionovna Sérova[49], mère du peintre Valentin Alexandrovitch Sérov qui tenait des discours enflammés; de Paviel Nikolaïévitch Milioukov[50] qui venait de rentrer de l’émigration en Russie; de l’avocat Stal’[51] et de sa femme qui revenaient de Paris. Commencèrent à venir à ces conférences des personnes qui vivaient illégalement à Moscou, qui n’avaient pas d’endroit où ils pouvaient se rencontrer entre eux et c’est pourquoi, sans prêter attention au conférencier et au public, ils organisaient des discussions entre eux, engageaient des disputes féroces et étaient même prêts à se jeter les uns sur les autres. Le public était inquiet. Je fus obligée de mettre fin aux conférences populeuses. Nous continuâmes à écouter dans un cercle restreint des conférences sur le même thème, sur le socialisme et ses divers courants.
[La maison de Margarita Kirillovna reçut <en mai 1905> le Congrès des membres du zemstvo (assemblée provinciale élue au suffrage censitaire) une opposition libérale, qui, par la voix du philosophe prince Sergueï Nikolaïévitch Troubetskoï, professeur de l’Université de Moscou, fit une adresse au tsar Nicolas II, pour lui soumettre les propositions de réformes, faites par le Congrès. Récit des événements révolutionnaires de 1905 avec le Manifeste du 17 octobre qui crée une Douma Nationale, les grèves, l’insurrection de décembre réprimée par le pouvoir tsariste]
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En 1906, je fis connaissance du professeur Liev Mikhaïlovitch Lopatine et me rapprochai de lui. Liev Mikhaïlovitch était un philosophe idéaliste, proche ami de Vladimir Soloviov et des princes Sergueï Nikolaïévitch et Evguéni Nikolaïévitch Troubetskoï. Il faisait des cours de philosophie à l’Université de Moscou, était également président de la Société de psychologie près cette université et devint, en quel sorte, après la mort du prince Sergueï Nikolaïévitch Troubetskoï, la tête et le représentant de la philosophie moscovite. Il était également directeur de la revue Voprossy filossofiï i psikhologuiï [Questions de philosophie et de psychologie], éditée par la Société de psychologie, qui était à cette époque la seule revue philosophique de Moscou.
J’étais très proche de Liev Mikhaïlovitch Lopatine et l’aimait beaucoup.
[Suit une longue description du physique, de l’habillement, de la beauté de la langue russe de Lopatine, de son appartement extrêmement modeste, de son ardeur de conteur, de son intérêt pour Shakespeare, de son enseignement dans le lycée de jeunes filles Arséniéva et de garçons Polivanov. Lopatine a refusé de recevoir Bergson à la Société de psychologie, parce que cette visite du philosophe français, selon Margarita Kirillovna, aurait dû se faire en français.
La fin des mémoires publiés se termine par un très long passage, un vrai essai biographique et critique, sur la famille amie des Metner (Medtner) : le célèbre compositeur Nikolaï Karlovitch Medtner[52], son frère l’écrivain et philosophe Émiliï Karlovitch Metner[53] et la violoniste Anna Mikhaïlovna Medtner[54], épouse d’abord d’Émiliï, puis de Nikolaï. Margarita Kirillovna parle de la musique de Nikolaï, s’étend sur le triangle amoureux Émiliï-Nikolaï-Anna et expose longuement les rapports tumultueux d’Émiliï Metner et d’Andreï Biély]