Michel Feltin-Palas sur la splendeur et la munificence des langues du monde
Michel Feltin-Palas mfeltin-palas@lexpress.fr |
Splendeur et munificence des langues du monde
Dans un ouvrage hilarant et brillantissime, Jean-Pierre Minaudier défend la diversité culturelle menacée par la standardisation.
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Une fois n’est pas coutume : je m’aventure cette semaine hors du territoire de France. L’occasion m’en est fournie par la lecture d’un livre réellement extraordinaire (je pèse mes mots) publié en 2017 mais dont on vient de me faire le présent (grâces en soient rendues au donateur). Un livre consacré à l’ensemble des langues du monde, brillantissime non seulement par son érudition, mais surtout par la profondeur et l’originalité de la pensée, le tout servi par un humour digne de l’enfant coupable qu’auraient pu avoir ensemble Raymond Devos, les Monty Python et Groucho Marx (panthéon personnel totalement subjectif). Je précise que Jean-Pierre Minaudier n’est ni mon ami d’enfance, ni mon partenaire de squash, ni mon collègue de bureau – je ne soupçonnais pas même son existence. Mais j’en prends le pari : avec Poésie du gérondif (1), cet amoureux des mots vous fera éclater de rire – oui, éclater de rire – tout en parlant de linguistique – preuve du génie infini du genre humain.
Un exemple, entre mille. Page 63, on apprend que certaines langues ne font pas la distinction entre être et avoir, ce qui paraît très surprenant pour un Français. Comment les locuteurs parviennent-ils à se faire comprendre, demanderez-vous ? « Sans aucun problème dans l’immense majorité des cas, répond Jean-Pierre Minaudier. Dans la phrase, « Mon beau-frère X un crétin », il est évident que X est le verbe « être » ; dans la phrase « Mon beau-frère Y un ordinateur », il est évident, sauf dans la science-fiction la plus débridée, que Y est le verbe « avoir ». La tournure, poursuit-il, n’est ambiguë que dans de rares cas, du genre : « Ma voisine Z une grosse vache » – encore faut-il que le contexte rende plausible qu’elle exerce la profession d’agricultrice (sinon, Z est forcément le verbe « être ») et que, par ailleurs, il n’ait pas été mentionné qu’elle possède le sex-appeal de Marilyn Monroe, l’humour de Woody Allen, la conversation de Voltaire et un PhD de physique quantique (s’il y a une mention de cet ordre, Z est forcément le verbe « avoir »). »
Donc, on rit, mais on s’instruit aussi. Saviez-vous, par exemple, que la langue du Christ, l’araméen occidental, est encore pratiquée dans trois villages de Syrie ; que le !xoon, parlé au Botswana et en Namibie, compte 44 voyelles et 117 consonnes ; que des langues bantoues distinguent 20 genres ; que le tariana (Amazonie) possède sept impératifs différents ; qu’il existe deux langues distinctes pour les hommes et pour les femmes en japonais et en thouktche (Sibérie) ; ou encore que l’on respecte six degrés de politesse en coréen ?
En multipliant les exemples, Minaudier ne cherche pas à impressionner. Ce qu’il illustre avec maestria, c’est qu’une langue ne sert pas seulement à communiquer, mais représente toujours une manière différente de voir le monde. Et que, de ce point de vue, savoir qu’au moins un tiers d’entre elles sont en danger de disparition devrait tous nous alerter. « Une langue, argumente-t-il, est un phénomène essentiellement culturel, un réservoir inépuisable et jamais identique d’associations logiques ou illogiques, de moyens d’expressions inégalement développés, de métaphores, d’images, d’attention ou d’inattention à divers aspects de la réalité. »
Il démontre aussi que la complexité de la grammaire n’est pas réservée aux « grandes langues », comme on le croit souvent sur les bords de Seine. Cela, note justement Minaudier, c’est simplement et bêtement de l’occidentalo-centrisme. Certaines langues d’Amazonie comme le puinave ou le galibi conjuguent ainsi les verbes, mais aussi les noms ! Quant à l’estonien, il est plus précis que le français pour la notation du temps.
Je ne surprendrai personne en disant que, comme lui, « je suis de ceux que passionne non ce qui ressemble mais ce qui diffère, non l’unité, les centres, les métropoles, l’ordonnancement régulier des grandes avenues symétriques et des palais classiques, la pureté géométrique et transparente du cristal, mais les périphéries et les minorités, les ruelles torves et les placettes que nul architecte n’a dessinées, l’infinie variété de formes du corail » (car en plus, le bougre écrit très bien). Et je me prends à rêver que la France, que j’aime tant, rompe enfin avec son parisianisme coutumier et défende comme il le mérite son formidable patrimoine linguistique.
(1) Poésie du gérondif, Jean-Pierre Minaudier. Le Tripode, 11 €.
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