Michel Feltin-Palas sur “les valeurs véhiculées par les langues?”
Le français est-il “la langue de la liberté” ?Contrairement à une idée répandue, aucune langue n’est porteuse de valeurs particulières. Le français a été la langue des Lumières ? Oui, mais il a été aussi celui de la monarchie absolue.C’est une formule que l’on entend souvent : le français serait “la langue de la liberté” ou celle “des droits de l’Homme”, ce qui sous-entend que les langues porteraient des “valeurs”. Or – j’en suis d’autant plus désolé que le français est ma langue maternelle – mais il s’agit d’une erreur.Ce discours est né en grande partie pendant la période révolutionnaire. Pour les jacobins, en effet, le français n’était pas une langue parmi d’autres, mais la langue du progrès et des Lumières. “Je viens appeler aujourd’hui votre attention sur la plus belle langue de l’Europe, celle qui, la première, a consacré franchement les droits de l’homme et du citoyen, celle qui est chargée de transmettre au monde les plus sublimes pensées de la liberté”, lance ainsi en 1794 Bertrand Barère, l’un des hommes les plus influents du moment, dans un rapport sur le sujet.Seul problème : à cette époque, 80 % des Français… ne parlent pas français, mais corse, breton, normand, limousin, catalan. Or, très vite, sous l’influence notamment des guerres de Vendée, les langues régionales vont être vues comme les adversaires du nouveau régime. Barère, encore : “Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l’italien et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreur !” Une “analyse” partagée par son collègue, l’abbé Grégoire, qui explique le 30 juillet 1793 : “Il est plus important qu’on ne pense en politique d’extirper cette diversité d’idiomes grossiers, qui prolongent l’enfance de la raison et la vieillesse des préjugés.”Les révolutionnaires prêtent donc une valeur aux langues, et cette idée subsiste encore en partie aujourd’hui. Or, aucune langue n’est porteuse de valeurs particulières. Le français a été la langue des Lumières ? Oui, mais il était aussi celui de la monarchie absolue. Il a été la langue de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Oui, mais aussi celle du colonialisme et de l’esclavagisme. Et l’on pourrait continuer ainsi. Il a été la langue de Napoléon III et celle de Victor Hugo ; celle des dreyfusards et des anti-dreyfusards ; celle de Pétain et celle de De Gaulle…LIRE AUSSI >> Quand le français était minoritaire en FranceNaturellement, ce qui est vrai du français est vrai de tous les idiomes de la planète. En russe, on peut lire les harangues de Staline et les livres de Soljenitsyne ; en castillan, les poèmes de Garcia Lorca et les discours de Franco ; en allemand Les souffrances du jeune Werther, de Goethe et Mein Kampf, de Hitler.A propos de la Seconde Guerre mondiale, justement, les adversaires des langues minoritaires soulignent que certains militants bretons ont pactisé avec les nazis pendant l’Occupation, ce qui est tout à fait exact. Ils en profitent pour disqualifier les militants de cette langue celtique, ce qui est tout à fait spécieux car ils oublient de dire qu’il y eut aussi des régionalistes bretons engagés dans la Résistance, tout comme il y eut d’ailleurs des Français francophones pétainistes et des Français francophones résistants. Difficile, à partir de là, de condamner ou d’encenser la langue bretonne ou la langue française.Si la France assumait enfin son caractère plurilingue, elle se rappellerait peut-être que bien des poilus sont morts pour la nation en ne parlant pas français, mais une de ces langues minoritaires qu’elle s’emploie à détruire. Elle comprendrait qu’il est possible de parler catalan ou alsacien ou franco-provençal et de se sentir français, tout comme il est possible d’être proeuropéen sans avoir à renoncer à être français !Je le dis d’ailleurs en passant à ceux de mes amis occitanistes qui présentent l’occitan comme “la langue de la tolérance” : ils commettent la même erreur de raisonnement que leurs adversaires. L’occitan n’a pas plus le monopole de la tolérance que le français n’a celui de la liberté. Toutes les langues peuvent servir toutes les idées, les meilleures comme les plus nauséabondes. C’est même pour cela qu’elles sont égales. |