MIKHAÏL YOURIEV (Mikhaïl Abramovitch Morozov) 1894
MIKHAÏL YOURIEV (Mikhaïl Abramovitch Morozov)
<Sur la science historique>[1]
[…] Nous allons parler avec vous, cher lecteur, de façon totalement sincère. Car si vous connaissez Marie Stuart, c’est par les romans, les nouvelles, les oeuvres dramatiques, mais non par des études scientifiques…Les savants doivent se faire une raison de ce que leurs livres pourrissent sur les étagères des magasins, tandis que le public, indifférent, d’une indifférence terrible, lit des romans et des vers qui provoquent l’effroi des historiens patentés. Le public n’a que faire de la façon dont vivent les scientifiques. La science, froide, la haute science, fait rarement battre le puissant coeur de la foule… Quelque remarquable que soit le travail d’un Graff[2] sur les planaires, le public ne le lit pas et s’intéresse fort peu à la question, si importante pour tout zoologue, des petites cellules vertes dans l’organisme de ce ver… Il semble aussi que ne soit pas intéressant pour ce terrible public ce qui est cher et important pour tout historien. Voyez quels visages endormis on peut voir chez tous les visiteurs des musées. De toute évidence, ils ne sont absolument pas intéressés ni par les poupées qui amusaient la soeur de Goethe, ni par les clavecins sur lesquels jouait Mozart, ni par la table de Schiller avec ses cheveux, ni par les portes provenant de l’église des Templiers, abandonnées aujourd’hui dans un coin du musée de Versailles. La foule s’ennuie au milieu des vieilles choses, elle veut s’en échapper en allant à l’air pur… regarder les cravates à la mode dans les vitrines des magasins. Je pense que personne parmi les gens ordinaires ne consentirait à passer un jour dans une ville du Moyen Âge, même si la ville était mille fois plus belle que celle que le sympathique Robida[3] a dessinée dans une charmante publication étrangère (Le livre et l’image*).
Avouez sans détour, mon cher lecteur, que vous ennuient et vous répugnent tous ces Assyriens aux narines luxurieuses et aux noms que personne ne saurait prononcer correctement, tous ces empereurs égyptiens couleur citron et marron qui plaisantaient aimablement tout en châtrant des dizaines de mille prisonniers et se soignaient avec des médecines répugnantes comme du lait des femmes venant d’accoucher pour la première fois… N’est-il pas vrai que vous ne trouvez pas de délice particulière ni pour le silphion odoriférant qu’aimaient tant les Grecs, ni pour les punaises de Subure dont Flaubert parle presque avec enthousiasme dans une lettre[4]. […]
[Le but de cet essai est de montrer que] “tous les savants occidentaux ne sont pas exempts de commettre des erreurs et que tous les professeurs allemands ne sont pas impartiaux.
Nous ne devons pas faire des courbettes devant la science occidentale. Seuls les enfants et les sauvages font des courbettes devant elle. Et il est temps que nous cessions de leur ressembler”. (p. 80)
[C’est sur cette revendication slavophile que se termine l’essai de Youriev-Morozov sur Marie Stuart…]
[1] Extraits du livre de Mikhaïl Youriev (alias Mikhaïl Abramovitch Morozov), Spornyïé voprossy zapadno-ievropieïskoï istoritcheskoï naouki (Questions controversées dans la science historique de l’Europe occidentale), Moscou, Grossman et Knébel, 1894
[2] Viktor Graff (1819—1867) — célèbre forestier russe.
[3] Albert Robida (1846-1926), célèbre dessinateur, caricaturiste et humoriste français, auteur de livres qui restituent le passé des villes européennes et aussi de fictions fantastiques (Son Vingtième siècle (1883) a été traduit en russe en 1894)
[4] Cf. Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard-La Pléiade, t. III, 1991, p. 536