Quelques aspects des liens de Chagall avec le monde russien
Quelques aspects des liens de Chagall avec le monde russien[1]
Chagall fait partie, de toute évidence, de la pléiade de peintres et de sculpteurs qui, issus de l’Empire Russe, puis de la Russie soviétique, ont dû, pour une raison ou une autre, émigrer en France et qui ont emporté avec eux leur culture intellectuelle et leur mémoire plastique russes, auxquelles était étroitement associé, pour les artistes de confession juive, tout un arsenal iconographique, gestuel, rituel, mental, véhiculé par les différents courants du judaïsme. L’œuvre du Biélorusse Chagall a donc, à première vue, une vertu d’exotisme qui le distingue de façon radicale du milieu artistique parisien où il passe la majeure partie de sa vie, avant 1914 et après 1922. Chagall n’opérera jamais un rapprochement maximal avec les cultures picturales auxquelles il est confronté (fauvisme, cubisme, expressionnisme) – comme le fait, de façon certes brève mais spectaculaire, Picasso autour de 1910-1912, lorsqu’il dialogue avec Braque et crée le cubisme analytique. Chagall ne se francisera jamais; il ne se germanisera pas non plus, malgré qu’en aient ceux qui ont associé son œuvre à l’expressionnisme.[2]
L’écrivain et penseur marxisant Anatoli Lounatcharski trouvait en 1914, après avoir visité l’atelier de l’artiste, que son art manquait “d’une base technique sérieuse”, qu’il ne pouvait pas “bien dessiner, bien peindre avec les couleurs” etc…[3] En revanche, il s’étend sur les “fantaisies fugitives”, les “bizarreries, les cauchemars et les caricatures” de l’artiste de Vitebsk : “Parmi l’incroyable diversité de ses curieuse inventions, on devine l’idée fixe. On trouve toujours des veaux, un soldat avec sa belle, des montagnes abruptes, escaladées de façon irrationnelle par des attelages, un bouc dans le ciel et ainsi de suite.
L’amour de la beauté ornementale, l’amour du ‘conte’ se retrouvent parfois dans une branche parée de fruits et de fleurs, mais par-dessus tout, simplement dans la couleur. Ne tenant absolument pas compte du coloris réel des choses, Chagall peint des rues couleur framboise, un ciel brun, des vaches bleues, etc. Il choisit des couleurs pures, pour la plupart belles en soi, et tente de les recomposer.”[4]
Si, cependant, il n’était là question, dans la création de Chagall dans son ensemble, que d’exotisme, celui de l’iconographie judéo-slave, cela ne suffirait certes pas à faire du peintre biélorusse un des plus grands créateurs du XXème siècle. C’est la vigueur et la complexité de son art, forme et style, qui ne cessent d’étonner, d’émouvoir, d’enchanter le spectateur. Et la forme et le style de cet art ne sauraient se comprendre sans le filigrane russe qui les imprégne, au-delà de toutes les composantes européennes. Ce filigrane, c’est le Néoprimitivisme, inauguré par Larionov et Natalia Gontcharova au 3ème Salon de “La Toison d’or” à Moscou en 1909, à une époque où, précisément, le jeune Chagall fait son apprentissage à l’Ecole de Mme Zvantséva, dirigée par deux piliers du “Mir iskousstva” [Monde de l’art], Doboujinski et Bakst.
On peut dire, sans exagérer, que la Néoprimitivisme est à l’art russe ce que fut le Cubisme à l’art européen. Cela peut sembler paradoxal, mais à partir de la prise de conscience par les artistes russes que l’art enseigné par l’académie d’après des canons remontant à la Renaissance était devenu une routine au service de thèmes sans aucun rapport avec la vie moderne et que dans les arts populaires, dans les arts archaïques, dans la peinture d’icônes, dans les loubki, les enseignes de boutique, les graffiti, les dessins d’enfants, dans le primitif de façon générale, on trouvait de nouvelles formes expressives et vivantes.
Depuis l’Impressionnisme, les arts européens avaient secoué le joug séculaire des codes académiques, provoquant les sarcasmes de la société. Mais ils sont restés fidèles au tableau de chevalet en déconstruisant le système renaissant de représentation mimétique et en le reconstruisant avec le seul jeu autonome des lignes et des couleurs. Avec le fauvisme et le premier cubisme, le choc vint des “grimaces” d’un art sauvage, grimaces qui “déparaient” l’harmonie des structures traditionnelles. Les peintres russes, dont Chagall, partent, eux, des dissonnances, des “grimaces” de l’art primitif, “forçant” les contours ou les couleurs de la peinture d’école de se transformer.
Avec le Néoprimitivisme russe, c’est la structure mentale de l’artiste qui transforme le tableau de chevalet en un lieu nouveau, ignorant des subtilités linéaires et coloristes, et propose des images, images souvent laconiques, toujours expressives et interpellant le spectateur par leur fraîcheur et leur vivacité.
Dès le début, le Néoprimitivisme donne sa marque indélébile au fauvisme et au cubofuturisme russes entre 1909 et 1915. Il met au premier plan une culture de la province et de la campagne. Là encore, le rôle de Larionov comme détonateur est décisif. Les scènes agricoles, les petits artisans, les élégantes et les élégants provinciaux, la vie du petit peuple de façon générale, deviennent les sujets des œuvres marquées par le néoprimitivisme. Le pittoresque est transfiguré par les formes de l’art populaire anonyme, encore très vivace en Russie au début du XXème siècle. Iakov Tugendhold a synthétisé cet aspect dans l’œuvre de Chagall lorsqu’il oppose à la “bacchanale effrénée” et au “bric-à-brac artistique” des novations provocatrices, de la “folie futuriste”, lors de l’exposition moscovite “Année 1915”, “la sancta simplicitas d’un authentique primitif” : “Chagall ressent l’insaisissable, et pourtant si terrible, mystique de la vie. Telles sont ses visions de Vitebsk – province morose et assoupie, un modeste salon de coiffure, des rendez-vous d’amoureux un peu gauches sous une lune trouble et des balayeurs, poussiéreuse illusion des rues de province. Saisissant un instant de vie simple et morne, Chagall crée sa belle légende. Le balayeur devient poussière argentée, la repasseuse se pare d’un coloris recherché, d’une noblesse à la Vélasquez, tout comme le vieux juif dont l’austère solennité est exprimé par le blanc et le noir. La palette de Chagall sait être réservée ou lumineusement brillante selon ses exigences intérieures. Son dessin sait être capricieusement lyrique et expressivement réaliste, comme par exemple dans l’étude Le Salon de coiffure où il y a tant de vérités, de vie, de lumière, d’air.”[5]
Les artistes russes contemporains de Chagall : Larionov, David Bourkiouk, Pougny, Yakoulov, ont célébré les enseignes de boutique qui donnaient un aspect bariolé aux rues des villes de l’Empire Russe et représentaient les objets dans leur palpabilité, dans leur saveur, dans leur succulence.[6]
L’écrivain Ilia Zdanévitch, le futur Iliazd, pouvait écrire dans sa monographie de 1913 sur Natalia Gontcharova et Larionov : “Après une longue somnolence et la longue suprématie d’un éclectisme bon marché à la fin du XIXème siècle dans les villes russes, les peintres russes ayant perdu toute science, tout métier, l’apparition de Larionov, disciple admirable des Français, peintre infatigable, audacieux et fort, sembla à la fois inattendue et opportune […] Une autre source de son œuvre fut l’art des enseignes et toutes sortes de peintures sur les murs et les palissades, exécutées par divers génies anonymes, art d’une grande valeur que nous serions tentés d’appeler ‘provincial’, car cet art est caractéristique de la province russe et constitue une synthèse des goûts nationaux purement russes, auxquels s’ajoutent quelques réminiscences citadines.”[7]
Le maître de Chagall à l’Ecole de Mme Zvantséva, Bakst, a bien perçu l’avènement d’une nouvelle forme d’art qui mettait à mal les raffinements et le “passéisme” du “Mir Iskousstva”. Dans un article de 1909 dans la revue moderniste Apollon, on pouvait, entre autres, lire sous la plume de Bakst: “Ce sont précisément les esthètes qui ont préparé le terrain au goût nouveau, lequel, sans rien demander à personne, sans savoir manier l’histoire de l’art, marche impérieusement dans une direction opposée à l’esthétisme délicat et raffiné. Ce goût nouveau, par contraste, selon la loi de la mode, recherche la simplicité et le sérieux. Ce goût recherche une forme inusitée, primitive (la voie par laquelle commencent toujours les grandes écoles), le style grossier, lapidaire, la table campagnarde […] le gros quignon, de pain assaisonné de sel […] La peinture de l’avenir commencera par la haine de la peinture ancienne; de la sorte, elle fera naître une autre génération de peintres, dans son amour pour la voie nouvelle qui s’ouvre à elle et qui ne nous est connue qu’à moitié, nous effraie et nous est organiquement hostile[8].”
Dans ce même article, Bakst attirait l’attention sur les dessins d’enfant. Venant d’un peintre dont l’art était un des fleurons du “style moderne” (i.e.l’Art nouveau russe), cette constatation prend tout son poids, d’autant plus qu’elle est confirmée par la place que prend alors, en face du réalisme, du style moderne et du symbolisme, l’art inspiré par la création populaire sous toutes ses formes. La passion pour le dessin d’enfant est générale. Il y en avait au premier Salon de Vladimir Izdebsky à Odesssa en 1909-1910. Dans son almanach Le Studio des impressionnistes (1910), Koulbine comparait la beauté de l’art des enfants ou des hommes préhistoriques à celle des productions de la nature (fleurs ou cristaux). Dans un article de 1910, à l’occasion de l’exposition de “L’Union de la jeunesse” à Riga, Vladimir Markov [Valdemars Matvejs], le grand théoricien de l’art d’avant-garde russe, écrit qu’ “on trouve la beauté là où on l’attend le moins. Elle se manifeste dans la caricature, le dessin d’enfant, le folklore et même dans les enseignes de rue, où sont inconsciemment résolius les problèmes de la couleur – et il est difficile de trouver quelque chose de plus raffiné.”[9]
Dans sa conférence du 12 février 1912 intitulée “Le cubisme” et donnée à Moscou dans le cadre du “Valet de carreau”, David Bourliouk, parlant du “canon du dessin libre, en opposition au canon académique qui comprend le dessin comme une mesure définie”, donne pour exemple les dessins d’enfants (il cite, entre autres, la série des “Soldats” de Larionov, dont la poétique dérive de ce dessin libre)[10].
Chagall restera fidèle, tout au long de sa création de plus de soixante-dix ans, à une esthétique spontanée, non canalisée, immédiate, “puérile”. Non qu’il peigne comme les enfants, mais il a su faire plier tous les acquis des académies et des écoles stylistiques parisiennes, germaniques ou russiennes à cette volonté créatrice faite de liberté totale du trait et de disponibilité au cœur aimant. On connaît bien aujourd’hui les sources de cet univers peuplé de couples amoureux en lévitation, de violoneux sur le toit, de rabbins aux couleurs violentes, d’animaux aux formes bizarres, parfois hybrides d’humains. Les attaches de Chagall avec sa ville natale biélorussienne sont restées gravées jusqu’à la fin de sa longue vie. Le plafond de l’Opéra de Paris est tout imprégné d’une mythologie qui doit moins à l’Occident, où Chagall a cependant vécu la majeure partie de sa vie, qu’à cette contrée biélorussienne où dominait un mode de vie juif particulièrement riche de rites, de rituels et de légendes dans leur variante hassidique. Le génie de Chagall a poussé sur le terreau de traditions plastiques et poétiques juives et russiennes. De nombreuses études récentes, comme celles de Ziva Amishaï-Maïsels, ont montré le rapport étroit entre le système pictural de Chagall et les différents idiomes juifs (yiddish, hébreu)[11]. Ajoutons que le peintre apprit d’abord l’alphabet hébraïque, puis le cyrillique russe, et finalement les lettres latines. Cela se traduit dans son dessin qui souvent, “répond parfaitement aux caractères hébreux de la typographie […], [et] s’accentuera encore dans le sens du symbolisme tel que l’entend la Kabbale“[12].
Quand Chagall débarque de sa province biélorussienne à Saint-Pétersbourg pendant l’hiver 1906-1907 (il a dix-neuf ans), il n’a pour tout bagage artistique que quelques mois passés dans l’atelier vitebskois de Yéhouda Pen qui lui a donné les premiers rudiments solides de l’art de peindre. Le “chacal” qui s’est éveillé en lui ne peut se satisfaire de cette nourriture sage et, somme toute, banale malgré sa qualité professionnelle. A Saint-Pétersbourg, il fréquente l’Ecole d’Encouragement des arts, dont le directeur d’alors est Roerich, membre éminent du “Mir iskousstva”. L’enseignement académique convient peu au tempérament fougueux, mystique et lunaire du jeune Chagall, tout plein des visions hassidiques et des cérémoniels de son shtetl natal, où le ciel et la terre étaient peuplés d’êtres, animaux et humains, et de choses à la fois terriblement terrestres et poétiquement mythiques. Rien de plus étranger au provincial vitebskois, nourri de la Bible et de la tradition hébraïque, que ces Vénus et Apollons, ces Alexandres de Macédoine et autres plâtres gréco-romains. Athènes et Jérusalem se sont affrontées là en la personne de Chagall, le monde de l’aurore du rationalisme occidental et celui des mystères insondables de l’Univers. Ce sera le grand penseur kiévien Chestov qui, le premier, lancera dans les années 1930 ce “philosophème” dont la réalité traverse l’histoire occidentale depuis les origines[13].
Arrivé à Paris dans le courant 1910, Chagall rencontre aussi bien ses compatriotes de l’Empire Russe, tels Archipenko ou Soutine, que Léger, Laurens ou Modigliani. Il fréquente l’académie de La Palette. En 1911, il voit la diffusion du cubisme, sa popularisation, pour ne pas dire sa vulgarisation à l’exposition des Indépendants au printemps, et au fameux Salon d’automne “où une salle entière est assignée à ceux que l’on appelle ‘cubistes’, ‘cylindristes’, ‘cristallistes’ et Dieu sait quels ‘istes’ “, dit un chroniqueur russe de l’époque[14]. Le voisin de Chagall à la Ruche, l’Ukrainien Archipenko, pouvait écrire dans le journal russe Le Messager de Paris, que l'”école cubiste” avait un grand avenir qu’elle avait étudié “non seulement les classiques mais aussi le grand style égyptien dans lequel l’architecture des corps était construite à partir de figures géométriques presque exactes”[15].
Les Russes ont même une salle aux Indépendants de 1911, avec les cézannistes fauves et primitivistes du “Valet de carreau” (Machkov, Kontchalovski), avec aussi Kandinsky (représenté par son étonnant Lyrique), Marie Vassilief, Baranoff-Rossiné, Zadkine etc. La Nature-morte(1911) que présente Chagall est tout à fait dans l’esprit des peintres du “Valet de carreau” : cézannisme géométrique, présence du primitivisme (les fleurs sur la tasse, la perspective inversée), couleur fauviste. Pourtant, si Chagall intègre très vite à son art les principes plastiques de la géométrisation cubiste, il ne s’y attardera pas. Ce n’est visiblement pas son élément naturel. Il reste un primitiviste impénitent dont la source d’inspiration est aussi bien le loubok que l’enseigne de boutique. Aussi, tout naturellement, il est invité par Larionov à sa célèbre exposition de “La Queue d’âne” à Moscou en 1912, exposition qui veut se démarquer précisément des cézannistes fauves du “Valet de carreau”, trop à la traîne de la peinture civilisée et raffinée de l’Occident.
Après son exposition personnelle à la galerie berlinoise d’Herwart Walden “Der Sturm” en 1914, il revient en Russie pour retrouver sa bien-aimée Bella. La guerre le surprend et il doit rester en Russie où il prend une part active à la vie des arts en Russie, expose avant la révolution de 1917 à Moscou (au nouveau “Valet de carreau” qui se radicalise) et à Saint-Pétersbourg (les salons de Mme Dobytchina). Chagall assiste aux bouleversements radicaux du futurisme russe avec l’abstraction concrète des contre-reliefs de Tatline en 1914-1915, les objets collés de Pougny en 1915, l’abstraction totale (le sans-objet suprématiste de Malévitch à la fin de 1915). Il reste imperturbablement sur sa ligne, légèrement cubiste, surtout primitiste-expressionniste, qui avait fait son succès à Berlin.
Lorsque les révolutions de février et d’octobre 1917 éclatent, Chagall se range sans détours dans “l’art de gauche”, c’est-à-dire l’avant-garde. Il est nommé par Lounatcharski commissaire du peuple pour les arts plastiques dans l’ancienne province de Vitebsk en septembre 1918, transforme sa ville natale en une féérie de couleurs pour le premier anniversaire de la révolution d’Octobre, le 7 novembre 1918. Pour cela, il fait appel à de nombreux artistes. Il fonde à Vitebsk une Ecole nationale des beaux-arts en janvier 1919, où enseignent son ancien maître vitebskois Pen, son ancien maître pétersbourgeois Doboujinski, Pougny et sa femme, Xana Bogouslavskaya, Véra Ermolaïéva, El Lissitzky, Malévitch.[16] L’arrivée de Malévitch à Vitebsk à l’automne de 1919 sera une source de conflit. Chagall est considéré comme moins révolutionnaire en art que le fondateur du suprématisme. Les élèves montrent leur préférence pour ce dernier et Chagall finit par céder la place à l’auteur du Quadrangle noir qui, entre temps, avait poussé les limites du pictural jusqu’au Blanc sur blanc. Chagall, ainsi qu’il l’avait fait pour le cubisme, introduira des éléments du géométrisme suprématiste et, même, un peu plus tard, en 1921-1922, du constructivisme soviétique qui triomphe sous les coups de butoir de Rodtchenko et de ses disciples.
Le sommet de la création chagallienne, ce sont les panneaux qu’il réalise en 1920 pour le foyer du Théâtre de Chambre juif d’Alexeï Granovski à Moscou, dont le répertoire est en yiddish. Tout Chagall est là. Chagall le visionnaire, le primitiviste, l’alogiste, le coloriste, le mystique. Les animaux sont associés à ces fresques où se déroulent les faits et gestes du monde des saltimbanques, c’est-à-dire des artistes, c’est-à-dire de l’Art. Jamais autant qu’ici le trait distinctif de la poétique chagallienne ne se sera manifesté : un dessin qui danse, s’enroule, se déroule, enjambe, saute, – un dessin chorégraphique[17].
Chagall a gardé une âme d’enfant à travers toute son œuvre, ce qui lui a permis d’être installé d’emblée aux sources de la sensibilité. Selon la formule de Marcel Brion, “Chagall est un homme qui s’est établi au cœur même de l’âme du monde, et avec lequel toutes les choses ont fait amitié”[18]. Le penseur thomiste Jacques Maritain, lui, parle de “cette obsession du miracle et de la liberté, de l’innocence et d’une communication fraternelle entre toutes choses”[19]. Bachelard note que chez Chagall “le vivant et l’inerte s’associent”[20]. Quant à Jean Cassou, il relève que “pour l’esprit religieux de Chagall, toutes choses, dans l’univers, sont reliées les unes aux autres, tout s’y tient […] De cette active solidarité universelle le moteur est l’amour”[21].
Chez Chagall, la chair n’est jamais triste comme chez les expressionnistes allemands ou chez son compatriote Soutine. Son œuvre ne connaît jamais la “négativité” en tant que faille métaphysique au cœur du monde ou de la personne. Même quand il représente ses scènes d’horreur ou bien la sensualité animale-bestiale, il les enveloppe dans une lumière, dans un rythme qui font apparaître d’autres dimensions du monde. La tradition russe de la bonté se conjugue ici avec celle du hassidisme.
Jean-Claude Marcadé
Octobre 2002
[1] Je ne répéterai pas ici les investigations que j’ai déjà publiées sur le sujet de “Chagall et la Russie” dans deux articles : “Le contexte russe de l’oeuvre de Chagall”, in : catalogue Marc Chagall. Œuvres sur papier, Paris, Centre Georges Pompidou-MNAM, 1984, p. 18-25; et “Chagall et l’avant-garde russe”, in : catalogue : Marc Chagall. Les années russes, 1907-1922, Paris, Musée d’art moderne, 1995, p. 47-51
[2] Le grand critique russe Iakov Tugendhold, qui fut, avec un autre grand critique russe – Abram Efros, l’auteur en 1918 de la première monographie sur Chagall, écrivait dans cette dernière : “Je me souviens de l’impression que [les travaux de Chagall] me laissèrent au Salon d’automne parmi les créations ‘cubistes’ de Le Fauconnier et de Delaunay, ces novateurs et ‘fauves’. Alors que les constructions sophistiquées et en forme de tuiles des Français exhalaient la froideur de l’intellectualité et étaient figées par la logique de la pensée, on était pris d’étonnement par une certaine inspiration enfantine dans les tableaux de Chagall, quelque chose qui était sous la conscience, quelque chose d’instinctif, d’incoerciblement achevé. Comme si, par erreur, à côté des œuvres adultes, s’étaient faufilées les œuvres d’un enfant, authentique et frais, encore ‘barbare’ et plein de fantaisie […] ‘Tiens, il y a quelque chose -, c’est très curieux’ [en français dans le texte], disaient les Français et, véritablement, dans Chagall on pressentait quelque chose qui était inexplicable pour l’Europe et, par là même, quelque chose de ‘curieux’, de la même façon que beaucoup d’éléments de la musique polychromatique ‘barbare’ des Ballets russes semblaient curieux” A. Efros, Ia. Tugendhold, “Die Kunst Marc Chagalls”, in : Marc Chagall. Die russischen Jahre 1906-1922, Francfort, 1991, p. 49
[3] Anatoli Lounatcharski, “La jeune Russie à Paris”, Kievskaya Mysl’[La pensée kiévienne], in : Marc Chagall. Les années russes, 1907-1922, op.cit., p. 240, 241
[4] Ibidem, p. 241. Sur la réception de Chagall en Russie, de son vivant, voir l’article très riche de Nicoletta Misler, “Chagall et la critique russe”, in : Marc Chagall. Les années russes, 1907-1922, op.cit., p. 157-164
[5] Ia. Tugendhold, “Un talent nouveau”, Rousskié viédomosti [Les Nouvelles russes], Moscou, 29 mars 1915, cité ici d’après Marc Chagall. Les années russes, 1907-1922, op.cit., p. 242
[6] Sur les enseignes de boutique et leur rapport à l’art de gauche russe,voir l’indispensable livre de A. Povélikhina, E. Kovtoune, Rousskaya jivopisnaya vyvieska i khoudojniki avangarda [L’enseigne picturale russe et les artistes de l’avant-garde], Léningrad, Avrora, 1990 [il existe une version française]
[7] Èli Ègonbiouri [I.M. Zdanévitch], Natalia Gontcharova – Mikhaïl Larionov, Moscou, Ts. A. Miounter, 1913, p. 25-26
[8] L.Bakst, “Pouti klassitsizma v iskousstvié” [Les voies du classicisme en art], Apollon, 1909, N° 3
[9] V. Matveï [russification du nom letton Valdemars Matvejs], “Rousskaya setsessia”[La sécession russe] [1910], Kino, Riga, 1989, N° 6, p. 28
[10] David Bourliouk, “Le cubisme”, in almanach Pochtchochtchina obchtchestviennomou vkoussou [Gifle au goût public], Moscou, 1912
[11] Cf. Ziva Amishai-Maisels, “Chagall’s Jewish In-Jokes”, Journal of Jewish Art, Chicago, 1978, t. 5, p. 76-93
[12] Franz Meyer, Marc Chagall, Paris, Flammarion, 1961, p. 246
[13] Cf. Léon Chestov, Athènes et Jérusalem. Un essai de philosophie religieuse [1938], Paris, Flammarion, 1967 (trad. Boris de Schloezer, préface d’Yves Bonnefoi)
[14] Amcheï Kourganny, “Osienny salon” [Le Salon d’automne], Parijskii viestnik[ LeMessager de Paris], N° 41, 14 octobre 1911, p. 3
[15] A. Archipenko, “Salon O-a Niézavissimykh” [Salon de la Société des Indépendants], Parijski viestnik, N° 24, 17 juin 1911, p. 3
[16] Sur l’activité artistique à Vitebsk, voir : Claire Le Foll, L’école artistique de Vitebsk (1897-1923). Eveil et rayonnement autour de Pen, Chagall et Malévitch, Paris, L’Harmattan, 2002
[17] Sur le dessin-danse chez Chagall, je renvoie à mon article “Le contexte russe de l’oeuvre de Chagall”, in : catalogue Marc Chagall. Œuvres sur papier, op.cit., p. 24
[18] Marcel Brion, L’art fantastique, Verviers, Marabout Université, 1968, p. 328
[19] Chagall, Paris, Musée des Arts Décoratifs, 1959, p. 290
[20] Ibidem, p. 326
[21] Ibidem, p. 338