Qu’est-ce qu’une icône?
Qu’est-ce qu’une icône?
Le Christ est devenu au cours des vingt siècles de christianisme la pierre d’angle de la représentation du divin ou de réalités spirituelles, voire métaphysiques. Dans les trois derniers siècles du premier millénaire, grâce à la crise violente de l’iconoclasme, l’Église a élaboré une théologie de l’image qui justifie la figuration du Dieu-Homme. La tradition iconographique s’appuyant sur un consensus dogmatique ecclésial, qui s’est fixée dans l’Orient orthodoxe et qui s’y perpétue jusqu’à aujourd’hui, a été petit à petit transformée dans l’Occident catholique romain au profit des différents courants et individualités qui se sont manifestés dans les diverses cultures qui le composent, à des époques diverses.
Après le Concile de Trente les deux traditions de figurations christologiques : l’orientale fondée sur des canons et une technique très stricts, totalement distincte de la peinture “profane” – et l’occidentale où la peinture religieuse, qui n’est pas séparée de la peinture en général, a valeur d’édification.
Peut-on figurer le Dieu-Homme?
La division entre Occident et Orient dans le monde chrétien s’ est établie, pour une part importante, à partir de la question de l’image, en premier lieu de l’image du Fils de Dieu. Issu du judaïsme pour lequel toute image est interdite, parce que susceptible de provoquer l’idolâtrie, mais évoluant dans le monde gréco-romain où il y a une profusion de représentations de dieux et de demi-dieux, le christianisme, jusqu’au Vème siècle, développera de façon diffuse et quelque peu anarchique un art avec des images représentant le Christ, Marie, les saints d’une manière “réaliste” ou symboliste : Croix, Agneau, Cep. Le culte des morts en Égypte, à Rome, en Syrie avait une grande influence sur la formation de l’iconographie chrétienne de façon générale.
Jusqu’au concile iconoclaste de Constantinople en 754, convoqué par Constantin V Copronyme, il n’y eut pas de doctrine ecclésiale concernant les images sacrées. On constate que certains fidèles les rejettent, d’autres les acceptent. L’iconographie du Christ s’établit peu à peu. Avant le IVème siècle, ce ne sont que des représentations, pourrait-on dire didactiques, des épisodes de la vie de Jésus, puis, après le Premier Concile Œcuménique de Nicée en 325, au fur et à mesure que le christianisme se fait de plus en plus officiel, apparaissent les scènes de la Passion ou encore la figuration du Christ-Roi.
Les débuts de l’art chrétien que nous connaissons remontent à la fin du IIème et au début du IIIème siècles. On trouve quelques peintures funéraires dans les diverses catacombes du sous-sol romain, ces cimetières chrétiens qui étaient de vraies cités souterraines (outre Rome, on en trouve à Naples, en Sicile, à Malte, en Tunisie et en Égypte). Les premières représentations pariétales assimilent l’imagerie païenne, suivent les modèles gréco-romains. Avant le milieu du IVème siècle, la plupart des épisodes de la vie du Christ sont des illustrations de sa vie publique, de ses miracles; il n’y a pas de représentation de la Passion, ni de la Royauté du Christ. De façon générale, les œuvres paléo-chrétiennes ne reflètent pas l’angoisse de la mort ni les drames du monde. Le Christ prend les traits mythiques d’Orphée (qui est descendu aux Enfers comme lui), d’un jeune homme enseignant ou du Bon Pasteur (Catacombes des Saints-Pierre-et-Marcellin, Rome, seconde moitié du IIIème siècle, et de Saint-Callixte, IIIème siècle), selon Ézéchiel (XXXIV, 12) / “Comme un pasteur passe en revue son troupeau quand il est au milieu de ses brebis, je passerai en revue mes brebis”, repris par St Jean : “Je suis le bon pasteur” (X, 11). Le Bon Pasteur a les traits de l’Hermès grec. On trouve aussi le Christ-Hélios sous les traits de Phébus conduisant un attelage (Grottes vaticanes, Rome, fin du IIIème siècle). On adapta également une iconographique à la fois symbolique et emblématique et non “hiérohistorique” : ainsi le Poisson, l’Agneau, la Colombe, le Cep, sont-ils les emblèmes christologiques par excellence. L’acrostiche du mot grec ichtus [poisson] permet de lire : “Jésus-Christ fils de Dieu, Sauveur”. On retrouve le Poisson-Christ partout : sur les fresques (Chapelle A2 de la catacombe Saint-Callixte, IIème siècle), les sarcophages, les vases, les amulettes. Le poisson se transforme parfois en dauphin, l’animal qui avait sauvé le poète Arion des abîmes. L’Agneau pascal remplace aussi pendant des siècles l’image directe du Dieu-Homme, de la même façon que la colombe qui deviendra par la suite le symbole du Saint-Esprit. A partir du texte de St Jean (XV, 5) : “Je suis le cep, vous êtes les sarments”, on put figurer, à la fois comme décor et comme emblème, des motifs issus de la vigne. La croix latine, elle, n’apparaîtra que dans la première moitié du IVème siècle. Ainsi, avant les premières définitions dogmatiques du Christ, l’art chrétien s’en tient à une iconographie sobre dans le trait et la couleur, visant au symbolique et à l’abstrait, en contradiction avec l’esthétique naturaliste dominante à cette époque.
Le IVème siècle voit le christianisme triompher en 380 comme religion officielle de l’Empire Romain; Constantinople, fondée en 324, devient, à la fin du siècle, lors de la séparation définitive de l’Orient et de l’Occident, la capitale de l’Empire byzantin; les deux premiers Concile œcuméniques, celui de Nicée en 325 et de Constantinople en 381, permettent de fixer la manière de représenter le Christ : il est l’image de Dieu le Père (“Celui qui M’a vu a vu le Père”, Jn, XIV, 9); les Pères de l’Église, comme Basile de Césarée (St Basile le Grand), Jean Chrysostome, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, développent, précisent, amplifient la doctrine christologique.
L’art byzantin chrétien a imposé pendant mille années de l’histoire de Byzance, qui se termine avec la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, mais continue de se manifester jusqu’à aujourd’hui dans tous les pays où existe encore la culture orthodoxe (Grèce, Russie, Ukraine, Serbie, Roumanie, Arménie, Syrie, Égypte, Éthiopie).
Au IVème siècle, St Basile le Grand peut affirmer que “l’honneur rendu à l’image se rapporte au prototype” [Hè tès eikonos timè épi ton portotypon diabainei][1] En effet, dans la théologie orthodoxe de l’icône il faut distinguer le Prototype qui est le Divinité dans sa Trinité et les images archétypes qui sont une émanation du Prototype unique. C’est à partir de ces images archétypiques que sont créés les modèles canoniques qui servent de référence pour toutes les représentations apographiques qui se succèdent au cours des siècles.
Ainsi le Prototype est unique. C’est la lumière des trois soleils de la Sainte Trinité. Cette lumière est indescriptible. Comme le dit, à la suite de la Tradition, un iconographe russe de la seconde moitié du XXème siècle, le Moine Grégoire (Krug) : “Dieu est totalement irreprésentable dans son être, impénétrable dans son essence et inconnaissable. Il est, pourrait-on dire, vêtu des ténèbres inexpugnables de l’impénétrabilité.”[2]
Ce qui est accessible de cette lumière incréée, ce sont les irradiations de la grâce divine dont l’énergie sophianique organise le monde et l’illumine. C’est à cette lumière du monde imaginal, lumière parousique, qu’ont accès, par l’ascèse spirituelle, les saints, ceux qui arrivent à la ressemblance angélique. C’est cette lumière qui a fulguré sur le Mont Thabor et qui, au XIXème siècle, a embrasé St Séraphin de Sarov. C’est d’elle que la Tradition tient la légitimité de la représentation, représentation accessible à l’homme sous la forme d’images archétypiques hiérosymboliques. Si l’image de la gloire prototypique, première absolue, est impénétrable pour nos yeux et notre entendement de chair, l’Incarnation du Fils de l’Homme a entrouvert le voile qui désespérément couvre la majesté insoutenable du Deus absconditus.
Les empereurs byzantins se servent des images sacrées, surtout de celle du Christ, pour exprimer et propager des idées religieuses et politiques. L’Église, elle, ne se prononça pas de façon universelle. On note, au IVème siècle, des rejets de toute représentation du divin ou du sacré sur les murs des églises (synode local d’Elvire en Espagne, entre 305 et 312; lettre d’Eusèbe à Constantia, sœur de l’empereur Constantin; les textes de St Épiphane de Chypre…). En revanche, le Concile Quinisexte (in Trullo), tenu à Constantinople en 692, affirme dans le canon 82 qu’il faut représenter le Christ, non sous la forme symbolique de l’Agneau, telle qu’elle existait surtout en Occident, mais “selon son aspect humain” “kata ton anthropinon typon“). Face à l’interdit de l’image divine et sacrée chez les juifs et les musulmans, qui ne cessaient de polémiquer contre l’idolâtrie chrétienne, les Pères du Quinisexte opposent à ce qu’ils considèrent comme des religions de la Loi, une religion de la Grâce.
Le Concile Œcuménique d’Ephese en 431, comme celui de Chalcédoine en 451, avaient confirmé, contre Nestorius, les partisans d’Arius et les monophysites que le Christ est à la fois vrai Dieu et vrai homme, et la place de Marie comme Mère de Dieu (Théotokos) dans l’économie divine. Ain si peut-on voir dans l’église Sainte-Marie-Majeure à Rome tout un cycle d’images soulignant la divinité de l’Enfant et l’importance théologique de sa Mère.
Lorsque l’empereur Léon III fait détruire en 726, sur la Grande Porte de Bronze de son palais l’icône du Christ et la remplace par une Croix avec une épigramme affirmant que “l’empereur ne peut admettre une figure (eïdos) du Christ sans voix et sans souffle” et que les Écritures s’opposent à toute image du Christ selon sa nature humaine. C’est le début de la guerre contre les icônes qui provoquèrent entre les “vénérateurs des images” (iconodoules) et les “briseurs d’image” (iconoclastes) des querelles et des luttes sanglantes qui durèrent sous le règne de Léon III le Syrien (717-741) et celui de son fils Constantin V Copronyme (741-775). Le premier concile iconoclaste de 754, tenu à Constantinople au palais de Hiéra, déclara hérétique la fabrication et la vénération des icônes en général. En 764, Constantin V Copronyme fit détruire toutes les images des six Conciles Œcuméniques et les remplaça par une représentation des jeux de l’hippodrome et de son cocher préféré!
Il y eut entre 780 et 815 une pause et un retour aux pratiques iconophiles. C’est alors que put se tenir, à Nicée, le VIIème Concile Œcuménique en 787 qui consacra dogmatiquement le culte des images : “Celui qui se prosterne devant l’icône se prosterne devant l’hypostase de celui qui est inscrit en elle.”
Mais l’empereur Léon V l’Arménien réunit en 815 un second concile iconoclaste dans la cathédrale Sainte-Sophie, présidé par le patriarche Théodote. Ce n’est qu’en 843 que fut rétabli définitivement dans l’Église “le triomphe de l’orthodoxie”, c’est-à-dire de la vénération des icônes.
Face aux positions iconoclastes qui s’appuyaient sur des interprétations théologiques très subtiles, l’Église “orthodoxe” dut, à son tour, élaborer une théologie de l’icône où la représentation du Christ y était justifiée par son Incarnation.
L’audace de vouloir refléter la gloire divine dans des productions humaines est légitime, comme le dit St Paul dans la Seconde Épître aux Corinthiens (III, 18) : “Nous tous, contemplant à visage découvert, comme à travers un miroir la gloire du Seigneur (tèn doxan Kuriou katoptrizoménoi), nous métamorphosons la même image (tèn autèn eikona) de gloire en gloire, comme par l’Esprit-Seigneur.” Et plus loin, St Paul précise : “Dieu qui a fait jaillir la lumière des ténèbres, l’a faite jaillir dans nos cœurs pour que nous reflétions (pros photismon) la connaissance (tès gnôséos) de la gloire de Dieu dans la face du Christ” (II Cor., IV, 6). La légitimité d’une gnose sacrée à travers l’iconographie est donc celée dans le mystère de l’Incarnation, dans le Dieu fait homme, principe central de la religion chrétienne.
L’image du Dieu-Homme, qui s’est perpétuée à travers des récits souvent apocryphes, fut, au cours des siècles, l’expression de l’idéal des hommes selon les époques et les cultures. Il y eut certainement une transmission orale de l’aspect physique du Christ historique dont témoigne un apocryphe des premiers siècles du christianisme, la Lettre de Lentulus : Lentulus, consul de Tibère, supérieur de Ponce-Pilate, se serait trouvé en Palestine au moment du procès de Jésus et aurait envoyé une missive à Rome dans laquelle le Christ est ainsi décrit : “Cet homme est de haute taille, d’aspect élancé; sa face est sévère et pleine de vertus […] Ses cheveux sont de la couleur du vin; ils tombent jusqu’aux oreilles en boucles sombres; des oreilles aux épaules, ils sont ondulés et brillants; des épaules à la ceinture, ils se répartissent en deux comme chez les Nazaréens. Son front est haut et pur; son visage lisse et légèrement vermeil; son allure est douce et caressante, son nez et sa bouche sont irréprochables; sa barbe est épaisse, de la même couleur que ses cheveux; ses yeux sont bleu clair.”
Cette description a été interprétée selon les critères esthétiques de chaque époque, surtout à partir de la Renaissance jusqu’aux Nazaréens, aux Préraphaélites et à Maurice Denis en passant par la production stéréotypée du style saint-sulpicien, qui a son équivalent dans l’Orient orthodoxe avec sa production d’icônes kitsch à partir du XIXème siècle.
St Jean de Damas, au VIIème siècle, fut le premier grand théologien des images sacrées, qui a consacré trois traités à la défense de l’image sacrée contre la tentation nihiliste iconoclaste, justifiait ainsi la possibilité de figurer le Dieu-Homme :
“Lorsque tu verras l’Incorporel devenir homme à travers toi, alors tu feras la figuration (ektupôma) de sa forme humaine; lorsque l’Invisible devient visible par la chair, alors tu représenteras (eikoniseis) la ressemblance de Celui qui est devenu visible […] Lorsque Celui qui existe de toute éternité dans la forme de Dieu, s’est dépouillé en assumant la forme de l’esclave, devenant ainsi limité dans la quantité et la qualité, ayant revêtu la marque (karaktèr) de la chair, alors figure-les sur une planche et expose à la vue de tous Celui Qui a voulu apparaître. Figure Sa naissance de la Vierge, Son baptême dans le Jourdain, Sa transfiguration sur le Mont Thabor […] Peins tout par la parole et par les couleurs.”[3]
Et ailleurs le Damascène affirme : “En contemplant (théôrountés) la marque charnelle, nous nous représentons (énnooumèn), autant que cela est possible, la gloire divine.”[4]
La justification théologique de la représentation du divin fut établie par le saint higoumène du monastère du Stoudion, Théodore, et surtout par le patriarche Nicéphore. Pour Théodore Stoudite, le Christ est descriptible dans son hypostase tout en restant indescriptible dans sa divinité: “L’archétype et l’image, comme la réalité et l’ombre ne sont pas identiques […] La Divinité est adorée et glorifiée conjointement avec le corps du Seigneur, en raison de la conjonction des natures, puisqu’elle s’est soumise au contour de la chair[…] Si […] quelqu’un dit que la Divinité est présente dans l’image, il ne pèche point, puisqu’elle est tout aussi présente dans la forme de la Croix et dans les autres objets consacrés. Elle n’y est pas présente per une union de nature, car ce n’est pas une chair divinisée; elle n’y est présente que par une participation relative, par une participation à la grâce et à l’honneur.”[5]
Un des arguments originaux de St Nicéphore le Patriarche est de faire de l’icône une matrice où vient reposer l’Indescriptible, de la même façon que Dieu le Fils est descendu dans le sein de la Vierge.[6]
L’audace qu’est pour l’homme la représentation symbolique dans l’image des réalités divines n’est possible pour le chrétien, nous l’avons dit, que parce que Dieu s’est fait homme. L’homme porte, depuis sa création, l’image et la ressemblance de Dieu, l’icône archétypique donnée par Dieu, icône sans cesse obscurcie par les ténèbres du péché, mais qui est la source anamnésique intarisssable qui légitime toute représentation de l’être divin figurativement ou discursivement. Je citerai encore le Moine Grégoire Krug : “L’image et la ressemblance de Dieu, qui dans la chute même de l’homme, ne peuvent se consumer et doivent se renouveler intarissablement, revivre, se purifier et par l’action de la Grâce et l’ascèse de l’homme, être, d’une certaine manière, peintes inlassablement dans les profondeurs de l’esprit. Par l’ascèse, suprême ressemblance, l’image de Dieu s’inscrit dans le tréfonds de l’homme et cet effort constructif, ininterrompu et inaliénable, est la condition fondamentale de la vie de l’homme, une sorte d’empreinte de l’image du Christ sur les fondements de l’âme.”[7]
Cette icône archétypique sur laquelle un voile d’obscurité s’était étendu a été pleinement restaurée par l’incarnation du Dieu de Gloire. Écoutons encore le Moine Grégoire : “Le Christ dans son incarnation apparaît comme le restaurateur de l’image divine dans l’homme et on peut dire qu’il est plus que le restaurateur, il est l’exécution et la réalisation totales et parfaites de l’image de Dieu, l’icône des icônes, la source de toute image sainte, l’image qui n’a pas faite de main d’homme (acheïropoiète), la Jérusalem vivante.”[8]
Pour la Tradition orthodoxe, le premier archétype iconique, la première image sacrée, source par excellence et sceau originel des représentations hiérophaniques, est l’icône du Sauveur Acheïropoiète, la Sainte Face qui n’a pas été faite de main d’homme. On connaît la belle histoire, rapportée par la Tradition selon laquelle il s’agit là de l’image imprimée miraculeusement par le Christ sur un linge (le Mandylion), pour en faire don au roi Abgar d’Édesse. L’icône de la Sainte Face Acheïropoiète qui a été imprimée miraculeusement par le Sauveur lui-même sur le Mandylion est ainsi, pour la Tradition orthodoxe, l’angle, la clef, “le sceau originel et la source de toute image”[9]. C’est la lumière du Thabor qui brûle dans l’image sacrée, lumière pré-éternelle qui ne s’éteint jamais, même si l’image sacrée n’est pas à la hauteur de son embrasement. Car, tel le miroir, l’image, production humaine, peut mal refléter ou même déformer, mais sa lumière qui se reflète n’en est pas ternie pour autant. Le Moine Grégoire dit à ce sujet : Quand les forces se tarissent dans la création des icônes, faute de piété, et que les icônes semblent perdre la gloire de leur dignité céleste, là aussi cette lumière ne se tarit pas, continue à vivre, est prête à apparaître à nouveau dans toute sa force et à emplir tout du triomphe de la Transfiguration du Thabor.
Il semble que nous aussi nous nous trouvons à présent au seuil de cette lumière et bien qu’il soit nuit, le matin approche.”[10]
L’icône de la Sainte Face Acheïropoiète fut emmurée pour la soustraire à la destruction des païens. Cet archétype est attesté dans la ville d’Édesse à partir de la fin du Vème siècle jusqu’en 944, date où elle fut apportée triomphalement à Constantinople après avoir été achetée par les empereurs Constantin Porphyrogénète et Romain Ier. Après le sac de Constantinople en 1204, on perd sa trace.
Les copies de la Sainte Face se sont multipliées. Parmi elles on pourrait peut-être compter l’image imprimée sur le Saint-Suaire de Turin. Les plus anciens exemplaires sont Le Sauveur Acheïropoiète de l’École de Novgorod (XIIème siècle) et celui de Rostov-Souzdal (XIIIème siècle) de la Galerie nationale Trétiakov à Moscou, ou encore la Sainte Face de la cathédrale de Laon (XIIème-XIIIème siècle). Au XXème siècle, le Mandylion à la Sainte Face du moine Grégoire Krug (1969, Ermitage du Saint-Esprit, Le Mesnil-Saint-Denis) témoigne de façon éclatante de la permanence du sujet.
Parallèlement, dans l’Église d’Occident, se développe le thème du Voile de Véronique, sur la base d’une tradition remontant au IVème siècle selon laquelle Véronique (déformation de “Vera Icona“) aurait essuyé avec un linge le visage du Christ marchant vers le Golgotha. La face du Christ serait restée imprimée sur ce linge. Un Suaire de Sainte Véronique (sans doute une œuvre serbe du XIIIème siècle) se trouve à Saint-Pierre de Rome. Cet archétype est à l’origine de multiples copies, depuis le panneau du Maître de la Sainte Véronique qui représente cette dernière tenant le Suaire (Munich, Alte Pinakothek) jusqu’ à la vigoureuse Sainte Face de Rouault (1933, Paris, MNAM).
Le Sauveur Acheïropoiète dans la peinture d’icônes est donc le modèle par excellence du sens qu’ a dans l’ Orthodoxie la vénération de toutes les icônes en général, comme cela fut défini au VIIème Concile Œcuménique de Nicée en 787. Il est “le témoignage visible de l’adjonction du principe humain créé à l’être divin impérissable”[11] Il ne s’agit pas de l’adoration de la matière même dont est faite l’icône, non pas de la vénération des planches, des couleurs ou des petits carrés de mosaïque, mais de l’effort spirituel “pour élever son attention en contemplant l’image vers la source même de l’image – le prototype invisible […] L’icône devient comme le symbole de ce monde invisible, son sceau tangible; le sens de l’icône est d’être comme la porte lumineuse des mystères inexprimés, la voie de l’ascension divine.”[12]
Les iconoclastes voyaient un blasphème contre la divinité dans la théologie iconographique dont ils soulignaient le danger d’une perversion idolâtre. Or la Tradition orthodoxe a bien fait la distinction entre la vénération, en grec proskunésis, en slavon potchitanié, prilojénié et l’adoration proprement dite latreia qui ne revient qu’à Dieu. Le peintre d’icônes russe Léonide Ouspiensky, dans son ouvrage essentiel La théologie de l’icône dans l’Église Orthodoxe (1960-1980) a bien montré comment la traduction de ce deux termes “proskunésis” et “latreia” en latin par un seul mot – “adoratio” a été la méconnaissance par les Latins de la place théologique de l’icône dans la spiritualité chrétienne.[13] Un autre théologien russe, J. Meyendorff, peut affirmer que “la distinction ne sera jamais bien comprise en Occident.”[14] Alors que le VIIème Concile de Nicée interdit bien l’adoration des icônes mais institue, de façon ecclésiale, leur vénération, les théologiens francs des Libri Carolini conçoivent que “les images sont le produit de la fantaisie des artistes” et qu’à ce titre elles ne sauraient avoir de statut théologique. On peut dire que cette conception “a empoisonné dans sa source l’art occidental[15]“, et est à l’origine de la dégradation, de la laïcisation de l’art sacré, quand l’on n’a pas affaire à des images sacrées, mais à des œuvres à thème religieux. On peut dire qu’il y a eu inversion du rapport de l’image au sacré. Ce n’est plus le sacré qui donne sa force à l’image, c’est l’imagination individuelle esthétique qui se sert du sacré pour faire une image.
Je voudrais encore une fois citer le Moine Grégoire pour qui “l’image acheïropoiète du Christ est non seulement la source des représentations sacrées mais aussi l’image qui répand la lumière et sanctifie également les représentations de l’art profane, en premier lieu l’art du portrait. En ce sens, l’cône dans son existence liturgique ecclésiale n’est pas séparée de l’art extérieur, mais est semblable à un sommet neigeux qui déverse ses ruisseaux dans la vallée, la remplissant et communiquant la vie à tout”[16] . Et il poursuit : “Il y a encore un autre lien intime de l’icône avec la peinture profane. L’icône fait naître dans la peinture étrangère à l’Église, parfois totalement terrestre, la soif mystérieuse de s’ecclésialiser, de changer de nature; l’icône, dans ce cas, est le levain céleste qui fait fermenter la pâte dans laquelle ce levain s’est trouvé.”[17]
Comment ne pas mentionner ici la philosophie de la Beauté et de la création que nous trouvons chez Nicolas Berdiaev. Bien que Berdiaev ne parle jamais de la peinture d’icônes, sa méditation sur l’art est bien celle d’un croyant orthodoxe ressentant profondément le sens théologique de la vénération des images. De même que l’icône, toute œuvre d’art authentique est une percée dabs le mouvement onto-théologique eschatologique. Ce qui apparaît, ce qui est signe épiphanique est là pour révéler ce qui est au-delà de la représentation. Si toute représentation artistique n’est pas sacrée, c’est-à-dire inscrite dans le mouvement théologique d’une tradition hiérohistorique – comme c’est le cas pour l’icône – toute vraie oeuvre d’art dans sa tension vers la Beauté suprême participe à la décryptation de la gloire à venir[18].
“Ce que le récit communique à travers l’ouïe, la peinture le montre silencieusement (siopôsa) à travers la représentation (mimèsis)”, dit St Basile le Grand[19]. Cette phrase nous montre, s’il en était besoin, la fonction essentielle, non seulement de toute peinture, mais en particulier de la peinture d’icônes, qui est l’expression, égale en dignité à la Tradition écrite et à la Tradition orale, de la vie intime, liturgique, de l’Église Orthodoxe.
Le peintre d’icônes n’est pas un copieur de canons iconographiques donnés une fois pour toutes, qu’il répète mécaniquement. Les canons, certes, existent. Ils définissent un certain nombre d’éléments essentiels qui permettent à chaque modèle iconographique d’avoir des traits distinctifs qui le feront reconnaître de tous les croyants et qui éviteront au peintre de tomber dans le réalisme éphémère ou le sensualisme. La réalité historique, quand il s’agit de saints, par exemple, ne sera pas ignorée, mais on n’en retiendra que ce qui est strictement indispensable à la reconnaissance du modèle vivant. La peinture d’icônes, art sacré par excellence, porte un témoignage visible non seulement de la réalité divine, mais aussi de la réalité historique qu’elle débarrasse de tout ce qui est accessoire et fortuit. Mais “la réalité historique seule, même très exacte, ne constitue pas une icône. Du moment que la personne représentée est porteuse de la grâce divine, l’icône doit nous indiquer sa sainteté. Autrement, elle n’aurait pas de sens[20]“. L’icône est une révélation de l’éternité dans le temps
[1] St Basile le Grand, De Spirito Sancto
[2] Moine Grégoire (G.I. Krug), Carnets d’un peintre d’icônes, Lausanne, L’Age d’Homme, 1994, p. 51
[3] St Jean Damascène, Pros tous diaballontas tas agias eikonas, Migne P.G. p. 1240 A
[4] Ibidem, p. 1336 A
[5] Saint Théodore du Stoudion, Trois controverses contre les adversaires des saintes images, in : L’Image incarnée. Trois controverses contre les adversaires des saintes images, précédé de Athanase Jevtitch Défense et illustration des saintes icônes, Lausanne, L’Age d’Homme, 1999, p. 61
[6] Voir : Nicéphore le patriarche, Discours contre les iconoclastes, Paris, Klincksieck, 1990 (introduction et traduction des “Antirrhétiques” par M.-J. Mondzain)
[7] Moine Grégoire (G.I. Krug), Carnets d’un peintre d’icônes, op.cit. p. 35
[8] Ibidem, p. 36
[9] Moine Grégoire, Ibidem, p. 49
[10] Ibidem, p. 34
[11] Moine Grégoire, Carnets d’un peintre d’icônes, op.cit., p. 48
[12] Ibidem, p. 49
[13] L. Ouspensky, La théologie de l’icône dans l’Église Orthodoxe, Paris, Cerf, 1982, p.123sq.
[14] J. Meyendorff, Le Christ dans la théologie byzantine, Paris, 1969
[15] M. Evdokimov, in L’Art sacré, Paris, 1953, N° 9-10, p. 20
[16] Moine Grégoire, Carnets d’un peintre d’icônes, op.cit., p. 50
[17] Ibidem
[18] Cf. Bodo Zelinsky, “Schönheit und Schöpfertum. Ein Versuch über die Kunstphilosophie Nikolaj Berdiaevs”, Zeitschrift für Aesthetik und allgemeine Kunstwissenschaft, Bonn, Band 17/1, 1972; Jean-Claude Marcadé, “La création comme oeuvre du huitième jour chez Nicolas Berdiaev”, Axes. Recherches pour un dialogue entre christianisme et religions, tome VII/4, avril-mai 1975, p. 11-20
[19] St Basile le Grand, Eis tous agious tessarakonta marturas, Migne, P.G., 31, p. 509 A; ce texte est “résumé” dans : Saint Basile, Panégyrique des quarante martyrs, Paris, Lecoffre, 1877, p. 259
[20] L. Ouspensky, La théologie de l’icône dans l’Église Orthodoxe, op.cit., p. 151-152