“Samuel Ackerman “Où est ton carré ?”
Samuel Ackerman, « Où est ton carré ? »
K. Revue trans-européenne de philosophie et arts, 9 – 2 / 2022, pp. 132-140
Samuel Ackerman
Où est ton carré ?
Au commencement était l’Excitation.
Kazimir Malévitch
En tant que sceau de l’original, du renouveau de l’art de notre temps, l’artiste se dresse en interrogeant le soleil de la vie quotidienne.
À ce jour, je garde le souvenir de lieux et d’œuvres d’art qui m’ont influencé de façon fondamentale dans mon choix de la forme esthétique, dicté par une nécessité intérieure.
Mes premières impressions me viennent de récits de mes parents, des survivants des camps de la mort nazis, de la main de ma mère arborant les numéros noirs d’Auschwitz, tels des insectes, posée sur une nappe brodée aux couleurs vives typiques de la Transcarpatie. Mes parents ont conservé toutes les coutumes de la vie religieuse juive. Le samedi, mon père lisait des passages de la Torah assortis de commentaires. Toutes les histoires bibliques m’apparaissaient comme des images vivantes se déployant dans le paysage autour de moi : la clôture en bois, au-delà de laquelle s’étendaient les bandes vertes de notre champ ponctuées des lueurs jaunes des tournesols et des maisons bien entretenues, peintes en bleu, avec des colonnes en bois à la Brancusi, de notre village de Makarovo. Dans notre maison, dans la grande pièce où toute notre vie se déroulait, les murs étaient ornés de broderies de ma mère aux motifs végétaux, représentant des cerfs avec d’énormes bois dépassant les arbres, l’aïeul Yaacov avec sa crosse et un troupeau de moutons. Il y avait également un four et un grand vaisselier où, derrière la vitre, étaient rangés les coupes de bénédiction, des épices et les ustensiles de fête.
Tout au long de ma vie, le souvenir de ces coupes sacrées, telle une prière transparente, s’est confondu avec la coupe de la conception du monde dans l’Icône de la Trinité d’Andreï Roublev.
Une coupe suprématiste, 1995, gouache sur papier, 75 x 55 cm, courtesy of Samuel Ackerman.
À l’âge de six ans, j’ai commencé à dessiner intensément au crayon puis à la peinture, des plantes, des fruits et des paysages de nos contrées. J’étais fasciné par le contraste des fleurs de cerisier avec la neige blanche et éclatante du Mont Hoverla. Les fleurs de cerisier blanches se détachaient comme des taches sombres sur le triangle blanc brillant que formait le pic de la montagne. Le paradoxe de l’obscurité du blanc me tourmentait. La « question blanche » ne s’est éclaircie pour moi que plusieurs décennies plus tard lorsque j’ai connu le suprématisme blanc de Kazimir Malevitch. Le prisme blanc de la couleur englobe tous les prismes de couleur, comme la vérité et la liberté du monde.
Mon premier musée fut le salon de nos voisins, dans lequel, sur une grande table, étaient posés des planches de bois aux formes géométriques sculptées, des auges et des seaux. Au centre de la pièce, trônait un métier à tisser en bois et dans un coin, la reproduction d’une icône de la Vierge Marie avec le Divin enfant, entourée de serviettes brodées. Des heures durant, j’observais l’élaboration d’un tapis de couloir à partir de fines bandes découpées de vieux vêtements : étape par étape, la navette volait à travers les rayons de fils tendus, dotant d’un nouvel éclat les combinaisons de bandes compressées d’une matière tombée en désuétude. En rentrant chez moi, je pliais les feuilles abîmées de mes dessins en délicats accordéons, en petits escaliers colorés. Par la suite, j’ai souvent réemployé mes œuvres en y découpant des morceaux d’harmonies non révélées, pour engendrer des escaliers cachés de funérailles picturales.
Roublev, Malevitch, Jérusalem, 1980, papier acrylic et carton, 4 x 1,5 m, courtesy of Samuel Ackerman.
La route reliant notre village au suivant était bordée de cerisiers en fleur. En revenant à la maison après avoir peint des études d’après nature, je regardais les innombrables fleurs des couronnes artificielles déposées sur les tombes du cimetière du village : transpercées par le soleil, elles formaient des vitraux aux abords de la route. Sous un ciel orange, se déployait un kaléidoscope de vie ressuscitée. Devant moi, se dressait une croix en bois avec le Christ crucifié, avec quatre lettres encerclant sa couronne d’épines tels les quatre coins d’un carré noir de Malevitch, et le nom ineffable du Créateur – preuve d’une présence éternelle. Cette croix m’effrayait, à cause de l’interdiction de l’image dans la loi hébraïque. Les fleurs de cerisiers au carrefour et la crucifixion évoquent pour moi un tableau existant de Kazimir Malevitch, Croix blanche sur fond blanc, mais aussi les rouleaux de la Torah, toujours présents dans mon imagination. Ces rouleaux calligraphiés avec une concentration dévote, en lettres noires surplombées de mystérieuses couronnes au sommet de leur partie céleste, n’étaient ouverts que lors des fêtes et des jours spéciaux du calendrier. Sur cette dentelle noire des horizons se superposaient la gamme de mes émotions et la palette des couleurs. Je me vois assis près du poêle aux bûches brûlantes à fixer les ombres dansantes des chaises sur le mur, en méditant sur les deux rouleaux du parchemin. Dans l’un d’eux se trouve le panorama infini de l’atomisation quotidienne de la vie, et dans l’autre, la totalité enroulée des chiffres de tous les temps.
En 1966, je suis entré au collège d’arts appliqués de la ville d’Oujgorod, le centre de la région de Transcarpatie en Ukraine. Cette ville fut un carrefour de cultures, d’ethnies, de religions, pétri du folklore des Houtsoules, les habitants des montagnes. Pour la première fois, je tombai sur des livres et des albums de Hongrie, de République tchèque et de Pologne, consacrés à l’avant-garde du XXe siècle. Y figuraient des publications sur les artistes de l’avant-garde russe : Kandinsky, Malevitch et Filonov. Suite à l’obtention de mon diplôme, j’ai rejoint l’armée soviétique en 1971.
Par un heureux hasard, j’ai été employé à décorer le Musée de la gloire militaire de la division de Transcarpatie. J’ai créé plusieurs grands panneaux pour le musée. La partie centrale de l’exposition était constituée d’une salle avec des photos en noir et blanc de paysages des Carpates et des ornements houtsoules très colorés, habillant des haches en bois disposées en une chorégraphie extatique. Cette vive fantaisie de couleurs attirait de nombreux soldats : ils plongeaient leurs yeux dans l’élément artistique. J’étais satisfait du résultat de mes peintures murales, qui procédaient à une synthèse du folklore et de l’avant-garde. Pendant mon temps libre, je peignais pour moi-même. En deux ans, j’ai créé une série de journaux de guerre en utilisant de vieux papiers peints déchirés et du papier photo périmé. Les motifs de mon œuvre étaient constitués d’écorces d’arbres, d’écheveaux de lignes composant des images, de lits métalliques superposés, d’un accordéon posé sur des bottes militaires, de dizaines de soldats exaltés, de détails saillants d’ustensiles de cuisine en aluminium. J’ai exploré une deuxième direction dans une série
d’œuvres poétiques nourries d’images de fleurs qui dessinaient des contours d’ailes d’oiseaux, en m’inspirant de la merveilleuse artiste ukrainienne Kateryna Bilokour.
Un supra-tournesol, 1997, gouache sur papier, 50 x 60 cm, courtesy of Samuel Ackerman.
Au cours de ma deuxième année de service, Tiberiy Silvashi, un peintre de Kyïv né à Mukatchevo, a rejoint l’atelier militaire. Nos sessions de travail se muaient souvent en discussions sur les événements artistiques passés et contemporains. Les films de Sergueï Paradjanov, d’Andreï Tarkovski et surtout Le Carré noir de Malevitch, tels étaient quelques-uns des sujets qui nous enflammaient. Pour la première fois, j’ai ressenti l’importance de l’acte artistique : Malevitch avait incarné, sous une forme universelle, l’état intérieur du monde. À partir de là, toute ma création a été travaillée par le sentiment de la présence de ce témoin noir, par cet horizon d’audace.
Après l’armée, j’ai exercé comme peintre-décorateur au Théâtre dramatique russe de Moukatchevo. Le metteur en scène de la pièce qu’on allait jouer m’a demandé de créer cinq tableaux pour le décor de la
Malevich: Unconditional Revolution / Malevič: la rivoluzione senza condizione
scène. J’ai tendu un tissu blanc neuf sur cinq châssis, dont quatre représentaient des voiles blanches. Le cinquième fut transformé en carré noir. À l’époque soviétique, toute nouvelle production était contrôlée par la censure. Lors de la répétition, le censeur a demandé pourquoi la « fenêtre noire » n’avait pas de poignée. Il recherchait un rendu illusionniste du sujet, et non un sentiment provoqué par une forme d’art pure. Le directeur du théâtre a répondu : « La poignée sera vissée le jour de la première pour qu’elle ne soit pas volée d’ici là ». J’ai consacré toute cette période de mon travail au théâtre à une recherche intense visant à créer des œuvres expérimentales, dont la vie se déroulerait dans des espaces très particuliers de la vie réelle.
Jérusalem est devenue cette nouvelle réalité. En 1973, mes parents et moi sommes partis en Israël. À Jérusalem, j’ai vu pour la première fois des œuvres « blanches » de Kazimir Malevitch, dans un espace imprégné de soleil. Les murs de pierre devenaient transparents ; délestés de leur gravité, ils se déplaçaient en nuages blancs, projetant des ombres émeraude. Sur l’une des collines de Jérusalem, dans la vallée de la Crucifixion, près du monastère où, selon la tradition, la croix du supplice de Jésus a été taillée dans l’Arbre de vie, le Musée d’Israël a été construit dans le style des « architectones » de Kazimir Malevitch. Il a abrité l’une des premières expositions de ses œuvres graphiques, son laboratoire d’idées, en 1975. J’avais le sentiment que les graines de ses prières visuelles avaient trouvé leur terreau.
En 1976, j’ai été l’un des fondateurs du groupe d’avant-garde israélien Léviathan. Les autres membres du groupe étaient Mikhaïl Grobman, un artiste underground moscovite des années 60, et Avraham Ofek, un artiste israélien déjà connu, originaire de Bulgarie. L’idée centrale du groupe était de travailler dans des espaces réels et d’opérer une synthèse entre l’archaïsme biblique et les méthodes artistiques les plus modernes.
Entourés du désert et de ses pierres, nous qui étions originaires des quatre coins du monde, nous nourrissions la volonté créatrice d’apporter notre offrande de beauté à la montagne verte de la Ville sainte. Toutes ces métamorphoses incarnées m’ont replongé dans le sentiment déjà éprouvé lors de ma première rencontre avec le monde de Kazimir Malevitch. Cette fois, j’ai trouvé la source de mon inspiration dans les écrits théoriques de Malevitch, dans le livre du philosophe russe Mikhaïl Gerchenzon, La Triple image de la perfection (1918), ainsi que dans leur correspondance. L’idée principale de Kazimir Malevitch, à savoir le rôle de l’élément additionnel dans la peinture, est devenue un moteur inépuisable de renouvellement pour l’art, dans son essence. L’introduction de ce nouvel élément dans le milieu de la créativité stagnante eut l’effet d’une inoculation et permit de surmonter la maladie grave de l’art du passé.
La Cène, 1984, gouache sur papier, 51 x 36 cm, courtesy of Samuel Ackerman
Me revient à nouveau le vaisselier, et ses coupes de bénédiction se superposant en silhouettes transparentes à la coupe sacrée de l’icône d’Andreï Roublev. La forme de la coupe avec ses éléments suprématistes en arc a donné naissance à une série d’œuvres que j’ai consacrées à la cène de Vitebsk, en présence des élèves-apôtres de Kazimir. Le suprématisme est une eucharistie visuelle de l’état du monde.
La Cène de Vitebsk, 1995, gouache sur papier, 65 x 76 cm, courtesy of Samuel Ackerman.
En 1984, j’ai créé de grands rouleaux-sermons à Jérusalem, qui déployaient une imagerie suprématiste à rebours du mimétisme de l’art post-moderne.
Paris a toujours représenté pour moi le berceau des avant-gardes du XIXe et du XXe siècle et je rêvais d’appartenir à cette ville. Dès le début de mon séjour à Paris en 1984, j’ai rencontré Jean-Claude Marcadé, un fin connaisseur et traducteur virtuose des textes de Kazimir Malevitch. Nous nous sommes découvert une même compréhension des traditions de l’avant-garde, une ferveur commune, et c’est d’ailleurs chez Marcadé que s’est tenue ma première exposition à Paris, accompagnée de la publication du catalogue Entéléchie. J’y ai notamment exposé les œuvres Paraboles de cravates et Le néant repassé, assorties d’une performance. À Paris, j’ai encore mieux saisi l’idée principale de l’art de Malevitch : c’est en s’entrecroisant que les éléments du monde encouragent la croissance du corps de la beauté nouvelle. Ces entéléchies forment l’essence du canevas suprématiste d’où se tisse la voile de l’âme du monde.
En 2022, la guerre sévit sur la terre de Malevitch. L’Ukraine est le prisme des rayons émanant des tournesols brûlés, des champs transformés en fosses communes, du ciel bleu fusillé, de l’image devenue réalité de la villageoise à la tête-cercueil noire de Malevitch. Et de nouveau, la voix du ciel biblique tonne : « Où est ton carré, où est ton frère ? »
La foi d’enfant, 2010, acrylique sur canevas et bois, 80 x 80 cm, courtesy of Samuel Ackerman.