Samuel Ackerman ou l’effloraison du monde
Samuel Ackerman ou l’effloraison du monde
Jardin parfumé, ma soeur-fiancée, onde fermée, source scellée !
Tes effluves, un paradis de grenades,
Avec les fruits des succulences, hennés avec nards
Nard, safran, canne et cinnamone avec tous les bois d’oliban ;
Myrrhe, aloès, avec toutes les têtes d’aromates !
Source des jardins, puits, eaux vives, liquides du Lebanôn !
Ct. IV, 12-15 (trad. André Chouraqui)
Béni ce temps-là : bénie l’heure
Où cette terre s’est effleurie…
Bénie chaque vallée de montagne
Et tout ondoiement des tiges jeunes.
Maksym Rylsky
Samuel Ackerman est né en Outrecarpatie, à la frontière de l’Ukraine et de la Hongrie. L’Outrecarpatie s’est historiquement trouvée au coeur d’une zone partagée entre Budapest, Kiev et Vienne. Pendant plusieurs siècles, elle fit partie, avec de courtes interruptions, de l’État hongrois. Les Hongrois ont marqué son histoire, son art, son mode de vie, ses coutumes, sa cuisine.[1] La ville de Munkacs [Moukatchévo] où Ackerman a fait son premier apprentissage d’artiste est une ville pleine, encore aujourd’hui, de la beauté mélancolique et élégante de l’ancienne Autriche-Hongrie. C’était une cité hongroise du Beregh Varmegye [district de Beregh] sur la rivière Latoritsa, qui connut aux XVIIe et XVIIIe siècles plusieurs épisodes historiques marquants dans la lutte des Magyars contre les troupes impériales russes. Hongrois, Autrichiens, Ukrainiens, Juifs formaient une population très contrastée parlant un dialecte ukraino-slave avec de fortes influences du hongrois. C’est dans cette atmosphère typique des pays-frontières, où s’opèrent des osmoses fructueuses des cultures et des formes artistiques, qu’a grandi Ackerman et qu’il a subi les premières impressions de couleurs et de contours. Ses études picturales à l’école d’art d’Oujgorod (la ville hongroise d’Unghvar) avec un maître du fauvisme ukrainien Manaïlo[2], très marqué par l’art de l’Europe centrale, ne firent que renforcer cette imprégnation d’un milieu « ougrorussien » très spécifique.
Les Carpates forment une alternance de sommets montagneux couverts de forêts, de prairies fleuries, de lacs en altitude et de plaines fertiles. Le dialecte ougrorussien a pour base la langue ukrainienne avec de fortes influences slovaques et hongroises. Parmi ces populations très diverses, se distinguent les Houtsoules que Paradjanov a magnifiés dans son film Les Chevaux de feu, d’après une nouvelle de l’écrivain ukrainien Mykhaïlo Kotsioubynsky[3]. Ces « Carpatorussiens » ont en particulier un art populaire d’un très grand raffinement. L’art d’Ackerman s’est approprié dès le début les principes stylistiques houtsoules d’une grande densité formelle.
On constate dans les premières aquarelles et les dessins d’Ackerman des convergences avec l’analytisme du Russe Filonov. Sans doute faut-il chercher l’explication à cette convergence précisément dans l’art houtsoule qui se distingue par une atomisation des éléments formels et dans leur exécution très précise et soignée, que ce soit sur le bois, le cuir ou les tissus. Le style d’Ackerman s’est affirmé presque dès ses commencements dans la finesse et le raffinement de la facture, dans la complexité des arabesques. Autant que l’art houtsoule, la leçon de cette extrême compacité et concentration des éléments figuratifs a pu être donnée par Vroubel, le grand artiste visionnaire russe qui fut aussi un maître du dessin fini (voir, par exemple en 1904, son aquarelle Les campanules, son pastel La perle – tous les deux à la Galerie Trétiakov- ou le crayon Portrait d’homme de la collection Ousoltsev). Ce souci d’un dessin fouillé à l’extrême – trait que l’on retrouve dans toute une partie de la création d’Ackerman – Vroubel l’avait hérité de son professeur Paviel Tchistiakov à l’Académie de Saint-Pétersbourg dans les années 1870, ce Tchistiakov qui donnait au dessin un rôle prépondérant par rapport à la peinture proprement dite : « Le dessin, si l’on peut poser ainsi la question, – c’est la partie virile, l’homme ; la peinture est la femme. Tout ce qui est viril, ferme, stable, noble en art s’exprime par le dessin. »[4]
Les admirables dessins au crayon de Samuel Ackerman du milieu des années 1970 sont, de toute évidence, dans la descendance vroubélienne. Ils se distinguent par un travail acharné sur le motif, créant le même effet que celui des broderies ou des dentelles paysannes : Phénix, Printemps, Fleur de Jérusalem, Paysage. La symbolique et l’hermétisme de la représentation sont traduits dans des images qui interpellent non seulement par la beauté de l’exécution, mais également par l’esprit alogique qui s’en dégage. Autel est l’épanouissement en fleur symbolique du chandelier à sept branches. Jardin du temps est l’efflorescence d’un homme : de son torse sort un arbre dans les inextricables ramures duquel se lit tout un monde énigmatique, « en mosaïque », fleuri, avec aux deux extrémités un homme debout et une femme à l’image renversée.
Ainsi, dès le début, Ackerman s’emploie à créer sur le papier tout un univers où domine un décorativisme que seuls les artistes issus de l’Empire Russe ont porté à un point d’incandescence religieuse, métaphysique, mythique, inconnue ailleurs. Que l’on songe à Vroubel, à Natalia Gontcharova, à Filonov, ou encore à Olga Rozanova. Ackerman fait partie de cette famille esthétique-spirituelle. Chacune de ses aquarelles ou gouaches sont l’apparition d’une nouvelle nature qui prend tous ses sucs, s’enracine dans la nature physique, mais qui s’épanouit en une floraison inédite. C’est le monde qui se déroule dans l’art d’Ackerman, un monde floral où se lisent en filigrane les différentes facettes de la vie humaine, un monde qui va se peupler, au fur et à mesure que l’artiste avance dans sa création, de hiéroglyphes. Ces hiéroglyphes (cravate, canne du patriarche Joseph, coupe de la Trinité de Roubliov, planètes suprématistes, landau, chapeau de Beuys etc.) subissent de multiples mutations, tels des thèmes dans des variations musicales. Ackerman a inventé et continue à inventer un système mythologique original, composé à partir de différents domaines de l’activité humaine, bibliques, religieux, herméneutiques, poétiques, voire triviaux. On est frappé par le caractère ornemental de l’oeuvre d’Ackerman qui oscille entre l’extrême implexité et le minimalisme à la Malévitch. Là aussi, cet ornementalisme est mis au service d’une vision du monde totalisante. Le Père Pavel Florenski, qui est un des auteurs privilégiés d’Ackerman, a bien distingué l’ornement vidé de toute substance ontologique et « l’ornement dans les cultures qui ont gardé leur intégrité » qui « est utilisée de façon précise comme protection des objets et, plus généralement, de toute la vie, contre les enracinements des forces mauvaises, comme moyen qui sanctifie et purifie. Pour faire court, l’ornement est alors un instrument sacramentel, théurgique ou, au contraire, magique. »[5] Et encore – et cela pourrait être appliqué à l’oeuvre d’Ackerman qui a fait naître ces concordances de rythmes à travers l’ornement par sa seule intuition créatrice : « L’ornement est plus philosophique que toutes les autres branches des arts plastiques, car il ne représente pas des objets isolés, ni leurs corrélations particulières, mais il revêt d’évidence certaines formules universelles de l’être […] L’ornement est la pénétration le plus profonde qui soit dans le rythme et la structure de la vie. »[6] Et Filonov, dont tout un pan de l’oeuvre d’Ackerman est si proche, pouvait noter dans les années 1930 : « Il y a pour moi une nécessité d’ornement (ornement, style et invention de la forme). »[7]
La création d’Ackerman possède une très grande force intellectuelle, philosophique et religieuse. L’artiste s’est nourri et se nourrit en permanence, non seulement de l’Ancien Testament, des commentaires de la littérature juive (Talmud et tradition ésotérique de la Kabbale), mais aussi de la philosophie religieuse russe (tout particulièrement Berdiaev et Chestov), de la poésie (Khlebnikov lui est proche et il a consacré récemment des dizaines de travaux à celle de Paul Celan) ou encore de la pensée européenne (Walter Benjamin est, par exemple, un de ses auteurs préférés). Bien entendu, il se sent une parenté avec Filonov ou avec Malévitch, mais également avec des peintres plus contemporains qui ont privilégié, plus que la peinture de chevalet, l’organisation de l’espace, mettant en évidence que le pictural est plus vaste que la peinture sur un support de bois ou de toile, et existait avant l’apparition du tableau.
Ackerman a d’ailleurs organisé ses propres performances sur la terre d’Israël où il est venu s’installer avec ses parents en 1973. On pourrait classer ce type d’action dans la catégorie du land art, dans la mesure où l’artiste a inscrit sa mise en forme d’éléments picturaux dans le désert de la Terre Sainte. Il a ainsi réalisé une action dans la nature en prenant pour thème la célèbre Trinité de l’Ancien Testament d’André Roubliov. Dans une autre action, il présente un rouleau, référence picturale au rouleau saint de la Tora, ce rouleau est étalé, puis l’artiste lui-même se tient au centre de ce déroulement, tel un autel de consécration : l’homme au coeur du mystère du monde, dans sa verticalité, face à l’Insondable et en son centre. Dans un poème russe au style à la fois biblique et khlebnikovien, Le rouleau de la transparence, Ackerman prophétise :
« Que le rouleau de la transparence soit sur le front du musée- du créateur-, telle la lettre d’un soleil libre. »[8]
Souvenons-nous de ce passage du texte inspiré de Malévitch sur la poésie : « La religiosité de l’esprit s’exprime dans le mouvement, dans les sons, dans les signes purs sans aucune explication – l’acte, et c’est tout, le geste du tracement en soi des formes […] Un tel célébrant, agissant, forme autour et près de lui un désert ; beaucoup, craignant le désert, courent encore plus loin dans les profondeurs de l’agitation. »[9]
La création ackermanienne est, dès ses origines, sous le signe d’une cosmogonie très personnelle, nourrie des différents mythes véhiculés par les cultures religieuses les plus antiques, de façon privilégiée, bien entendu, par la Bible. Ce sont des univers, des microcosmes, figurations, par le silence du pictural, du macrocosme, en faisant en apparaître chaque fois de nouvelles facettes, que l’artiste juif ukrainien révèle sur ses surfaces. L’ornementation la plus fine, la plus proche des broderies de l’art paysan ukrainien se transfigure en Fleuve de Jérusalem, en Un nuage, en Maisons d’arcs-en-ciel, en Temple de paillon, en Champ d’oiseaux, ou en Floraison céleste.
Dans l’art d’Ackerman se fait la jonction de la Terre et du ciel (Arbre, Tourbillon rouge, Oiseau céleste, Pluie et oiseaux, Moisson céleste, La Terre). L’univers est peuplé de papillons (Songe d’un paillon), d’oiseaux (Un nid céleste), de parterres fleuris où reposent des Ruth et des Booz (Le Jardin), des anges (comme ce qui pourrait être les trois voyageurs visitant Abraham sous le chêne de Mambré dans Montagne d’ailes). Il y a tout un « côté Klee » dans les visions fleuries d’Ackerman. Cela apparaît particulièrement dans son très bisexué Arlequin. Le caractère édénique de la plupart des oeuvres de la seconde moitié des années 1970 est souligné dans les aquarelles et les gouaches par des couleurs solaires, qui sont comme écho dans la mémoire plastique des champs ukrainiens de blé ou de tournesols (Maisons d’arcs-en-ciel, Temple de papillons , Le jardin, Oiseau céleste) ou par une polychromie d’une très grande subtilité harmonique (La Terre, Une coupe, Noce d’étoiles, Mont de la création).
Certaines plates-bandes fleuries de la seconde moitié des années 1970, comme Mystère, Oiseau céleste, Pluie et oiseaux, sont très proches par leur picturologie et leur esprit de la ligne organiciste de l’art du XXe siècle, telle qu’elle s’est, par exemple, manifestée dans l’école de Matiouchine : la peinture faisant pousser sur le support de nouvelles plantes et créant de nouvelles géographies, jouant ainsi le rôle d’une natura naturans. Encore une fois, viennent à l’esprit ces formulations éclatantes de Malévitch à propos des Cathédrales de Rouen de Claude Monet : « Tout le support de Monet était ramené à ceci, faire pousser la peinture qui pousse sur les murs de la cathédrale […] Si les plantes picturales sur les murs d’une cathédrale étaient indispensables pour Monet, le corps de la cathédrale, il le considérait, lui, comme des plates-bandes de surface sur lesquelles poussait la peinture qui lui était nécessaire, comme le champ et les plates-bandes sur lesquels poussent des herbes et des semis de seigle. »[10]
Ces efflorescences des oeuvres d’Ackerman se conjuguent, comme il a été dit plus haut, à une symbolique hiéroglyphique qui puise, tout spécialement, dans le creuset des textes sacrés et des interprétations polysémiques de la Tradition juive. Ainsi coexistent dans l’implexité de ces constructions picturales les impressions reçues de l’Ukraine outrecarpatique, l’herméneutique judaïque, puis les impulsions reçues des cultures picturales russes et européennes. Tout un ensemble des gouaches de la fin des années 1970 me paraissent être sous le signe du temple, non un temple réel, historique, mais un temple qui concentre en lui l’univers entier dans les myriades de ses manifestations : naturelles, culturelles, théologiques, théosophiques, philosophiques, ésotériques. Ici, je ne saurais mieux faire entrevoir dans quelle tradition s’inscrit cette poétique qu’en citant Gershom Scholem : « L’art du judaïsme consiste à décomposer symboliquement l’espace, du tabernacle de l’Exode à Chagall. L’arbre kabbalistique produit un effet cubiste. La ménora décompose l’espace. Les ordres de la création décomposent l’espace symbolique qu’est le judaïsme. Sion est le centre de cet espace.
Dans le judaïsme, l’interdit des images signifie précisément ceci : décomposer en unités symboliques. L’art juif est architectonique. »[11]
La série des gouaches Le Ciel ouvert, Une Coupe, Nuage rouge, Noce d’étoiles, Mont de la création, Jardin rouge, Signes de la joie, Golem vert sont des édifications bâties à l’aide d’unités multicolores qui se répètent, se transforment, envahissent un espace enserré dans des contours géométriques. La structure est celle des hiéroglyphes qu’Ackerman privilégie en les transmuant sans cesse : coupe de la Trinité de Roubliov, cravate, gerbe de blé, chasubles liturgiques, table de fête, vase, voire habit chamarré de grand prêtre.
Ainsi, Ackerman a, dès ses débuts, créé un monde onirique, hermétique, qui saisit par la beauté et l’harmonie d’une facture très soignée et fine, par le caractère énigmatique des confrontations symboliques. C’est une nouvelle terre et un nouveau ciel que nous offre l’artiste de Munkacs. Nouvelle terre et nouveau ciel qui s’unissent dans la magnifique rutilance des arts archaïques de l’Orient :
« Art de la contemporanéité –
levain égyptien de la pyramide des esclaves,
Exode de l’art du corps des morts –
affirmation de l’Interdit
à l’arbitraire pharisien des interprètes
au bord de la mer du mensonge esthétique. »[12]
Jean-Claude Marcadé
Le Pam, août 2007
Samuel Ackerman
Eléments biographiques
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Né à Mukatchévo, Ukraine, à la frontière entre la Slovaquie et la Hongrie.
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Diplômé de l’Académie de l’Art monumental d’Oujgorod, lieu où, à la différence de Moscou, s’exerçait une grande influence de la culture hongroise et plus généralement, de la culture occidentale. Parmi ses professeurs, il y avait des artistes ayant reçu leur formation à Budapest (dont un remarquable aquarelliste Sandor Petki et le grand Fédor Manaïlo) ou à Prague. Eprouve une forte influence de Pavel Bedzir, le leader de l’avant-garde à Oujgorod. Vit dans un quartier tsigane qui l’influence par sa culture et son quotidien. Autres influences : coutumes des Houtsoules ; les hassidim ; ancienne grande synagogue d’Oujgorod du style mauresque ; art populaire ukrainien.
1971-73. Service militaire dans l’armée soviétique où il est peintre de la division. Crée un journal expressionniste de ce milieu terrible. Après l’armée, travaille pendant quelques mois au théâtre dramatique de Mukatchévo comme décorateur. Travail commun avec le peintre légendaire de Kiev, Youri Joloudev.
Fin 1973. Émigre en Israël, avec ses parents, et s’installe à Jérusalem.
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Fonde, avec Mikhaïl Grobman et Avraham Ofek, le groupe Léviathan. Précurseur de la trans-avant-garde italienne de 1980, ce groupe se positionne en nouvelle avant-garde israélienne. Son principe fondamental : recherche d’une identité juive israélienne existentielle à travers le mysticisme juif et le lien avec la terre d’Israël, la quête formelle restant propre à chaque participant.
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S’installe à Paris avec sa femme et sa fille.
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Naissance de sa deuxième fille.