Les collections et les collectionneurs sont rares en Russie. Ces dernières années, sous l’influence de l’activité artistique de Pavel Mikhaïlovitch Trétiakov, ont commencé à se manifester dans la classe marchande moscovite éclairée d’authentiques amateurs d’art et, en plus, aussi étrange que cela puisse paraître au premier abord, des amateurs de l’art ultra-contemporain le plus avant-gardiste (pérédovoyé).
Mikhaïl Abramovitch Morozov qui vient de mourir était un tel amateur. Sa collection, constituée en quelque cinq années, était complétée chaque année par des oeuvres d’art emmenées de l’étranger et achetées en Russie. Mikhaïl Abramovitch est mort jeune, il n’avait pas 35 ans[2]. On peut imaginer quelle galerie serait devenue sa collection, si la mort n’avait interrompu ces débuts prometteurs.
La collection de Mikhaïl Abramovitch Morozov est extrêmement variée, elle contient beaucoup de tableaux russes de premier ordre, à commencer par l’excellent portrait de Borissov-Moussatov jusqu’aux travaux de tous nos contemporains de talent, comme Sourikov, Vasnetsov, Sérov, Korovine, Vinogradov, Ivanov et d’autres.
Mais ce qui enthousiasmait Mikhaïl Abramovitch ces derniers temps, c’était la collection des écoles étrangères contemporaines, surtout françaises. Il avait importé d’excellents Degas, Renoir, Manet, Monet et, depuis cette année [1903] il était devenu le seul propriétaire en Russie des oeuvres de tels maîtres comme Bonnard, Vuillard, Denis, Gauguin et autres, dont les tableaux, même à Paris, n’ont pas encore trouvé une appréciation digne d’eux.
Entre autres toiles, Mikhaïl Abramovitch a acquis la célèbre Féerie intime* de Besnard qui a fait tant de bruit à Paris, et il a aussi acheté une des premières oeuvres d’Anglade quand personne encore ne parlait de cet artiste, aujourd’hui à la mode.
Tout cela témoigne du fait que Mikhaïl Abramovitch Morozov manifestait un grand amour et une fine sensibilité pour sa tâche de collectionneur.
Comment ne pas regretter que de telles personnes, qui étaient si profondément plongées dans la vie, qui l’aimaient et la comprenaient, sortent de ses rangs. Ils nous manquent beaucoup. Il paraissait qu’ils étaient spécialement créés pour la vie et devaient y séjourner jusqu’à que ne s’éteigne en eux la réserve de cette énergie vitale qu’ils avaient visiblement en surabondance.
Mikhaïl Abramovitch Morozov était une figure extrêmement typique ; il y avait dans toute son apparence quelque chose de spécifique et en même temps d’inséparable de Moscou; il était une parcelle éclatante du mode de vie moscovite, un soupçon extravagante, impétueuse, mais expressive et remarquable. Il nous manque, je le répète, on se souvient de lui souvent avec tristesse et je suis sûr que la majorité des artistes moscovites et des amateurs des arts et du théâtre n’oublieront pas de sitôt sa figure joviale originale, si justement ébauchée dans le portrait qui nous est laissé de Sérov, peint presque la veille du décès précoce et inattendu de Mikhaïl Abramovitch Morozov.