Une synthèse de l’art du skaz chez Leskov : La Remise aux lièvres [Zaiatchi Rémiz] (1894)
Une synthèse de l’art du skaz chez Leskov : La Remise aux lièvres [Zaiatchi Rémiz] (1894)
Une des spécificités de la prose de Leskov est l’utilisation abondante du skaz [conte oral] qui exprime le mieux le caractère originel, « ontologique », de l’art narratif. Avant d’être écrite, la littérature a été orale. Leskov a été celui qui, au XIXe siècle, a contribué le plus à faire apparaître cette oralité dans toutes les formes narratives qu’il a exploitées, du roman aux « notes » (zamietki) ou aux « récits à propos » (rasskazy kstati), mais plus spécialement dans ses nouvelles. Ce n’est pas un hasard si Walter Benjamin lui a consacré en 1936 son article « Der Erzähler. Betrachtungen zum Werk Nicolai Lesskows », dont il fit lui-même une version française sous le titre « Le narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov » qui fut publiée avant le texte allemand, à titre posthume, par Adrienne Monnier dans Le Mercure de France de juillet 1952 (p. 458-4855)[1].
On le sait, dès 1933, le penseur allemand réfléchit sur la question de la littérature, dont l’incarnation essentielle est le roman, littérature qui s’est éloignée précisément de sa source – la parole vivante. Ainsi, dans l’article « Erfahrung und Armut » de 1933, Benjamin « décrit l’appauvrissement – irrésistible selon lui – de ce qui fut longtemps transmissible de génération en génération, et ne nous est plus narré que sur un mode ‘irréel’, tels les contes et les légendes d’un autre temps, qui ont remplacé la communication authentique que la guerre de masse [en l’occurrence la Première guerre mondiale] aurait rendue impossible »[2]. Benjamin oppose à cet appauvrissement (Armut), l’expérience (Erfahrung) qui est transmise dans les proverbes, les histoires, « parfois les récits venant des pays étrangers, au coin du feu, devant fils et petit-fils »[3].Nous sommes là en pleine problématique leskovienne, c’est-à-dire l’Auseinandersetzung, sinon la lutte que l’auteur des Soboriané [Le Clergé de la cathédrale]n’a cessé de mener contre le roman, sous la forme dominante à son époque de l’obchtchestvienny roman, du Zeitroman, du roman sur la société[4]. Dans son texte sur Leskov, Benjamin étudie le rôle de la chronique et de l’histoire anonyme, par rapport au roman, qui participe, lui, d’« un phénomène consistant de forces séculaires qui a peu à peu écarté le narrateur du domaine de la parole vivante pour le confiner dans la littérature »[5].
Il est intéressant de constater que l’essai de Benjamin sur Leskov a pu être considéré comme un dialogue avec La théorie du roman de Lukacs[6], essai qui devait « servir d’introduction à une étude sur les romans de Dostoievski »[7]. Le choix de Leskov par Benjamin prend, à cette lumière, un relief particulier, dans l’opposition entre roman et récit. Notons encore à ce propos que Benjamin avait écrit en 1920 un petit article sur « L’Idiot de Dostoievski » où il annonçait déjà ce qu’il affirmera dans les « Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov ». Voici, en effet, ce qu’il écrivait « au sujet du rôle de la mémoire chez le prince amnésique : ‘La vie immortelle est inoubliable, tel est le signe auquel nous le reconnaissons […] Et la dire ‘inoubliable’, ce n’est pas dire seulement que nous ne pouvons l’oublier ; c’est renvoyer à quelque chose dans l’essence de l’inoubliable qui la rend inoubliable’»[8]. Le commentateur du penseur allemand, Jean-Maurice Monnoyer, fait remarquer à ce propos : « Le [roman] se clôt sur le finis de l’histoire, tandis que le [récit] tire de l’Inoubliable son autorité »[9] ; cela est souligné avec force par Benjamin dans son essai sur Leskov où il parle de « souvenance éternisante du romancier par opposition au souvenir passe-temps du narrateur »[10].
Nous pourrions multiplier les citations qui feraient apparaître les intuitions fondatrices de Walter Benjamin, mais nous nous limiterons à ce long préambule qui a pour visée de mettre en avant la problématique « roman/récit » pour introduire la réflexion sur la dernière nouvelle de Leskov La remise aux lièvres qui est un modèle de l’art de conteur, de narrateur (selon Benjamin), de l’écrivain russe ; en effet, la structure de cette nouvelle est précisément celle du skaz, de ce conte oral qu’il a porté à son expression la plus brillante.
Rappelons quelques définitions du skaz. Celle de Gofman à propos du nouvelliste Dahl : « Le skaz est une narration qui vise l’imitation de la parole »[Skazom iavliaetsya poviestvovanié s oustanovkoy na imitatsiyou rietchéviédénié][11]. Ou encore Boris Eichenbaum : « Par skaz j’entends une forme de prose narrative qui dévoile, dans son lexique, sa syntaxe et le choix de l’intonation, une orientation sur la parole orale du narrateur. » [Pod skazom ya razoumiéyou takouyou formou poviestvovatel’noy prozy, kotoraya v svoyey leksikié, sintaksisié i podborié inonatsii obnaroujivaet oustanovkou na oustnouyou rietch’ rasskaztchika][12]
Certes, Leskov n’est pas le premier dans la littérature russe à utiliser le récit indirect, tenu par un personnage qui n’est pas lié à l’auteur, qui n’est pas son porte-parole, mais un type artistique indépendant. Que l’on songe aux Nouvelles de Bielkine de Pouchkine, aux Soirées à la ferme près de Dikanka de Gogol ou encore aux Carnets d’un fou de ce dernier. Chez Alexandre Weltman, qui est un ancêtre direct de Leskov, le skaz est un procédé habituel. Par exemple, dans sa nouvelle Radoy de 1843, Weltman déclare dès le début qu’il « décrit mot pour mot le récit d’une vieille niania »[13] Les écrivains russes vivant dans une société patriarcale se sont dit pour la plupart marqués dans leur enfance par les récits des gens du peuple qu’ils voyaient constamment dans la vie quotidienne. C’étaient les niania, les cochers, les domestiques de toutes sortes…
Dans La Remise aux lièvres, nous trouvons un type de conteur tout à fait inhabituel, c’est Onoprii Opanassovitch Pérégoud du village de Pérégoudy, pensionnaire d’un « hôpital pour malades des nerfs », que l’auteur dit avoir rencontré à plusieurs reprises lors de ses visites. C’est un fait de la biographie de Leskov, dont la femme, Olga Vassilievna Smirnova avait dû être hospitalisée dans un hôpital psychiatrique pour schizophrénie en 1878 et ce pour le restant de ses jours (elle mourut en 1909)[14].
La Remise aux lièvres est donc construite sur le principe du skaz. C’est le récit d’un prétendu fou sur ses « observations, expériences et aventures » ; c’est là le sous-titre de l’œuvre qui coïncide à peu près avec celui de la grande nouvelle de 1873 Otcharovanny strannik, iévo jizn’, opyty, mniéniya i priklioutchéniya [L’errant enchanté, sa vie, ses expériences, ses opinions et aventures].
Pour ses récits-itinéraires, à la manière des romans picaresques européens du XVIIIe siècle, du Sterne de A Sentimental Journey Trough France and Italy, by Mr. Yorick [1768], ou surtout de The Life and Opinions of Tristram Shandy Gentleman (1759-1767), de façon générale des écrivains anglais du XVIII-XIXe siècles, ou encore du Gogol des Ames mortes. Leskov utilise volontiers des sous-titres de ce type. Que l’on songe à Smiekh i gorié, raznokharaktiernoié pot-pourri, iz piostrykh vospominanii polinyavchévo tchélovéka , soit : Faut-il en rire ou en pleurer ? Pot-pourri de caractère divers, tiré des souvenirs bigarrés d’un homme délavé (1871). Je cite intentionnellement L’Errant enchanté et Faut-il en rire ou en pleurer ? J’y ajouterai encore Feux follets [appelés finalement par Leskov, de façon bizarre, « Années d’enfance »], l’autobiographie de Merkoul Prootsev, publiée en 1875. En effet, ces trois œuvres sont liées à La Remise aux lièvres, puisqu’elles tiennent du Bidungsroman, prenant le héros depuis son enfance, montrant son éducation et les nombreuses aventures auxquelles il est confronté au cours de son existence. D’autre part, il s’agit, dans chacun de ces cas, d’une structure de skaz.
Le titre « Zaiatchi rémiz » est énigmatique. Leskov en a donné une explication peu claire : « La Remise aux lièvres, c’est-à-dire la folie dans laquelle s’installent les lièvres, car les rochers leurs servent de retraite »[15]. La dernière partie de la phrase est le texte slavon du verset 18 du psaume 103 (104) qui est un hymne à la Création : « kamiennyié outiossy – oubiéjichtché zaytsam »[16]. Il s’agit donc d’une utilisation comique, burlesque, d’un texte biblique qui est vulgarisé par l’emploi d’un terme de chasse, puisque la remise est un lieu où s’abrite le gibier. Ce titre ne trouve aucune justification explicite tout au long de la nouvelle. Il faut comprendre que les « lièvres » sont les acteurs de la comédie humaine qui se déroule au fur et à mesure des aventures du héros. Ces « lièvres » sont aussi ces « idoles corporelles » dont parle le penseur Ukrainien Skovoroda cité dans l’épigraphe – « tiélesny bolvan » que l’on pourrait traduire mot à mot par « la bûche qu’est le corps ». L’homme n’est qu’un reflet de l’icône invisible en lui. Le dialogue philosophique d’où est tirée l’épigraphe – Dialog ili razglagol o drevniem mirié [Dialogue ou conversation sur le monde antique] (1772)- est nourri des textes bibliques pour montrer que la vie humaine n’est que l’ombre du vrai monde originel. Le style de Skovoroda devait plaire à Leskov car, bien qu’il soit d’une très grande tenue littéraire, il ne craint pas d’avoir recours aux fables, au concret et à l’humour. Skovoroda a mis en exergue de son Dialogue une maxime latine : « Sola veritas est dulcis, viva, antiquissima, cetera omnia sunt foenum et heri natus fungus » (Seule la vérité est douce, vivante, très antique, tout le reste, ce ne sont que foin et champignons nés d’hier)[17]. La citation que fait Leskov est dans la bouche de Longin qui, par ailleurs, a déclaré : « Notre vile nature, en se retrouvant ombre, se retrouve comme un singe imitant en tout sa maîtresse la nature »[18].
On le voit, il y a, dès le départ, un hiatus entre les énigmes du titre et de l’épigraphe, d’un côté, et le contenu de la nouvelle, d’un autre.
Il me semble qu’il y a là, de la part de Leskov, une volonté de camouflage et d’autoprotection, étant donné le caractère politique de sa satire. C’est pour cela aussi qu’i choisit un conteur, afin d’éviter toute identification de l’auteur avec le contenu, ce qui ne trompe personne, évidemment ! Leskov avait déjà utilisé ce procédé dans plusieurs autres « contes oraux ». Que l’on se souvienne des Arkhiyérieïskiyé obiezdy [Les tournées des archevêques] (1879) ; de Léon, dvorietski syn [ Léon, fils de majordome] (1884) sur la corruption ; des Sovmiestitiély [Les cumulards] (1884) qui touchent aux histoires scabreuses des personnes officielles ; des Improvizatory [Les Improvisateurs] (1892) au sujet des rumeurs malsaines que colportent aussi bien le peuple que la classe cultivée (rien de nouveau sous le soleil !)…
L’ignorance dans laquelle est tenue la population russe dans son ensemble est dénoncée. Encore une fois, Leskov s’en prend aux serviteurs indignes de l’Eglise orthodoxe, ces prêtres qui font de la délation un principe, trahissent ceux qui se confessent à eux ou se font des usuriers sans scrupule. Mais là aussi, l’anticléricalisme de l’auteur des Menus faits de la vie des évêques (1878-1879), qui allèrent, on le sait, jusqu’à causer l’autodafé d’un tome de ses Œuvres en 1889[19], vient de l’intérieur, il est celui d’un chrétien fidèle à son Eglise, mais qui ouvre ses plaies avec l’espoir de les guérir.
Dans La Remise aux lièvres, le personnage de l’archevêque qui aime « la soupe de lotte courroucée » (oukha iz razgniévannovo nalima[20]) est présenté avec humour mais avec sympathie. L’auteur souligne sa supériorité morale et intellectuelle par rapport au contexte général de la société. L’archevêque est un chrétien comme les aime Leskov : « Etant par sa nature à la fois théologien et réaliste, l’archevêque n’adorait pas et n’aimait pas que certaines personnes déraillent dan,s des ratiocinations, mais il aimait faire dévier une discussion philosophique vers des nécessités substantielles »[21].
Le conteur de La Remise aux lièvres est un fou ; en réalité, à la toute fin, on comprend qu’Onoprii Opanassovitch Pérégoud de Pérégoudy n’est pas fou du tout et qu’il a simplement été déclaré fou à cause de sa dernière aventure, digne de Gribouille, qui a lieu lors de sa recherche désespérée d’arrêter les « saboteurs des fondements» [potryassavateli osnov] ; pour obtenir une promotion, il engage pour cette chasse aux saboteurs le Russe Térienka, car, faut-il le dire ? – Onoprii Opanassovitch est un Ukrainien (un Petit Russien, comme on disait alors dans le cadre de l’Empire Russe). Or ce Russe s’avère être lui-même un saboteur, car il propage des papiers [papiry– mot ukrainien] séditieux, lesquels papiers se retrouvent dans les mains d’Onoprii, qui est ainsi l’arroseur arrosé ; son crime de saboteur le conduirait au bagne si le marszalek, c’est-à-dire le maréchal de la noblesse polonais, appuyé par sa femme pleine de compassion pour notre héros, ne profitait d’une crise de catalepsie d’Onoprii Opanassovitch pour l’envoyer dans une maison de santé où il restera désormais toute sa vie, échappant ainsi au bagne…
N’a-t-on pas là, mutatis mutandis, une préfiguration de l’usage soviétique de l’hôpital psychiatrique pour les dissidents ?
Onoprii Opanassovitch est un tchoudak, un original, plutôt qu’un fou, mais c’est loin d’être un juste. Il est l’exemple d’un homme russe moyen, médiocre même, qui, bien que victime de l’arbitraire et du climat délétère qui dominent dans la société, collabore à ce système, fait du zèle même, pour se faire bien voir. Là aussi – comment ne pas penser à une préfiguration de l’ homo sovieticus dont on sait qu’il fut le meilleur garant de la survie du régime totalitaire, dans le mécanisme bien connu de la victime qui devient bourreau et vice-versa.
Après le camouflage du skaz raconté par un prétendu fou, il y a encore le camouflage de la langue utilisée par Leskov. La Remise aux lièvres est une synthèse burlesque de la langue russe et de la langue ukrainienne. On le sait, Leskov a été marqué par Kiev, où il a passé sa jeunesse et par l’Ukraine de façon générale. C’est un sujet qui demanderait d’être traité à part – celui de la synthèse russo-ukrainienne opérée par l’auteur des Petcherskiyé antiki [Les antiques de Petchesrk] (1883) dans une grande partie de son œuvre. En cela, il est l’héritier de Gogol. Le skaz d’Onoprii Opanassovitch Pérégoud de Pérégoudy (un nom gogolien, s’il en est !) est le dernier d’une série de récits ou de personnages, tout droit inspirés de l’Ukraine, le plus extraordinaire étant sans doute le diacre Achille dans Le Clergé de la cathédrale. Le pope non baptisé [Niékrechtchonny pop] de 1877 était aussi un skaz ukrainien dans la lignée des Vietchéra na khoutorié bliz Dikan’ki de Gogol. Mais l’Ukrainien Gogol, qui a délibérément choisi la langue russe comme véhicule de son écriture, écrit en russe avec un substrat linguistique, mental, lexical ukrainien, parfois explicite, parfois en filigrane. Le Russe Leskov, dont la langue maternelle était le russe, a créé un dialecte hybride russo-ukrainien, que personne ne parle de la sorte, pas plus que personne ne parle dans la langue du Gaucher, des Conteurs de minuit ou de Léon, fils de majordome, mais une langue qui est un vrai dialecte poétique, qui donne la sonoritévraie d’une réalité existante. Comme, de plus, l’ukrainien et le russe sont des langues cousines germaines, le passage d’une langue à l’autre se fait sans difficulté, créant, bien entendu, des malentendus et des quiproquos, étant donné qu’un mot, apparemment le même dans les deux langues, a en fait des sens différents. Leskov a visiblement savouré toutes les possibilités qui lui étaient offertes de jouer sur les deux registres. On retrouve ici le caractère exotique de la langue macaronique qu’il avait exploité dans le maniement des réétymologisations populaires, des barbarismes, des vulgarismes ou des fautes syntaxiques dans les skazy, ce qui est le fait de conteurs issus du peuple ou de la petite bourgeoisie russe, ou encore des milieux ecclésiastiques avec les glissements sémantiques opérés à partir de mots slavons (ici aussi, on passe facilement du russe au slavon). Ces sdvigui [décalages] sont sources de burlesque. De plus, le caractère exotique est encore accentué dans La Remise aux lièvres par le fait que toute l’histoire se déroule en Ukraine, un pays que l’auteur affectionne, un pays dont il aime la langue, dont il ne se sert pas pour se moquer d’elle, comme ont l’habitude de le faire les Grands Russes qui pensent, dans leur ignorance, que la langue ukrainienne n’est qu’un patois et que l’Ukraine est une sorte de département de la Grande Russie…
Voici un petit passage qui exprime l’attitude Leskov à l’égard de l’Ukraine : « Et nous avons chez nous à Pérégoudy tout ce qui fait la beauté de la Petite Russie, ce pays que tout le monde aime : il y a des jardins, il y a des étangs, il y a des peupliers, et des khaty blanches, et de gaillards ragazzi et des ragazze aux cils noirs. Et à présent, plus de trois mille âmes en tout s’y sont multipliées là-bas, disséminées dans des khaty toutes blanches. A propos de notre Petite Russie, tout cela a été déjà décrit plusieurs fois par de tels grands signori comme Gogol, et Osnovyanenko, et Dzioubaty[22], après lesquels je n’ai plus à me mêler de vous le raconter ».[23]
Il faut noter aussi un autre caractère inédit du skaz de La Remise aux lièvres : le narrateur prétend mêler son discours à celui du conteur dont il est censé rapporter le récit : « Je vous demande de ne pas m’en vouloir de ce qu’ici mes paroles et les siennes sont mélangées ensemble. Je me suis permis cela pour ne pas tout agrandir trop grandement, comme disait dans ses loisirs Onoprii Pérégoud »[24].
Je ne donnerai qu’un exemple de ce mélange du discours russe et du discours ukrainien qui reste encore modéré, presque dans la ligne du Gogol de Taras Boulba. C’est le passage où Onoprii parle de son père Opanas qui a fondé le village de Pérégoudy. Le conteur se moque gentiment des « katsapes », c’est-à-dire des Russes portant barbe comme des boucs (le mot ukrainien « tsap » veut dire « bouc »), et forge le mot comique « katsapouziya » (mélange de « katsap » et de « konfouz ») pour désigner comment les « katsapes » « s’obstinent à faire obligatoirement tout à leur façon »[25]. Mais à certains endroits du texte, on a affaire à un véritable sabir, comme celui du pope qui mêle le slavon, l’ukrainien et des barbarismes syntaxiques et lexicaux : « A vot nynié nastacha[slavon] inii vzyskateli, moujski pol v bol’chikh volosakh i v chlyapakh onoy jé zemli gretcheskoy, gdié i madéra proizrastaet ; a jinki [ukrainien], okh, strijeni i v tiomnykh okoularyax [ukrainien], i glagolyatsya [slavon] vsié oni sitsilisty[néologisme par contamination de « sotsialisty » et de « sitsiliitsy » !!!), ili, to jé samoié, potryassovatiéli[barbarisme] osnov, ibo oni-to i iest’ tié, chtcho trony chatayout. Tak vot, iesli khochtchech’ otlitchen byti [slavon] – ty khotya odnovo iz sikh i stsapay, i togda boudiet k tebié inoié vnimaniyé ! »[26].
Il arrive que Leskov interrompe son conteur : « A cet endroit, je me suis autorisé, moi humble serviteur de mon lecteur et l’auteur qui expose cette narration, d’interrompre Onoprii Opanassovitch Pérégoud, en lui faisant remarquer respectueusement que… »[27]. Suit un dialogue mêlant discours direct et discours indirect, à la fin duquel l’auteur déclare : « Après ce cours excursus, que ce soit à nouveau Onoprii Opanassovitch qui continue à raconter son histoire avec ses propres mots »[28].Quelquefois aussi, Leskov intervient directement, comme il l’avait annoncé, et le discours est alors pleinement russe. Cela concerne, par exemple, la citation à plusieurs reprises, de l’article du poète Joukovski « Sur la peine de mort » [ O smiertnoy kazni ] (1849) dans lequel celui-ci condamne la présence de la foule des badauds lors des exécutions capitales, comme à l’étranger, mais dans le même temps il préconise une cérémonie religieuse avec chants pour accompagner le condamné au lieu de son supplice, ce qui provoque l’indignation de Leskov : « Jélal Joukovski, tchtoby kazn’ v Rossii proiskhodila nié kak ou inostrantsev, a biez vsiakovo sviriepstva i obidy, a ‘kak spasyouchtchi poryadok, oustanovlienny samim Bogom’. I, Bojé moy mily, kak èto vsio khorocho ou niévo raspissano, tchtoby diélat’ èto ‘taïnstvo’ pri osoboy tserkvi, kotorouyou on viélit vystroït’ na osoby manier, za vyssokoy stiénoyou, i tam kaznit’ pri samom oumilitel’nom piénii, i tchtoby tout pri kazni byli tol’ko odni samyié izbranniki, a narod by vies’ stoyal na koliényakh vokroug za stiénoyou i slouchal by piéniyé, a kak piéniyé outikhniet, tak tchtoby i chol by k domam, ponimaya, tchto ‘taïnstvo konchilos’ … » [ Joukovski voulait que la peine de mort ait lieu en Russie autrement qu’à l’étranger, sans aucune furie ou injure, mais « comme une ordonnance salvatrice établie par Dieu lui-même ». Et, Doux Seigneur ! Comme tout cela est largement et bellement décrit chez lui, d’accomplir ce « sacrement » dans une église à part, derrière une haute muraille et de mettre à mort avec des chants touchants, et que lors du supplice qu’il n’y ait là que les seuls parfaitement élus, tandis que tout le peuple serait agenouillé tout autour derrière le mur et écouterait les chants, et quand les chants cesseraient, il irait chez lui, en comprenant que le « sacrement » était terminé…][29].
Le conteur du skaz doit impérativement maintenir la curiosité de son interlocuteur. Tout d’abord, il annonce que sa vie est une suite de « surprises » : « Dans ma vie il y a eu beaucoup de choses, mais surtout beaucoup d’originalité et d’inattendu »[30]. Et puis il entretient l’intérêt de la façon suivante : « Oh, écoutez, car j’ai étudié toutes les sciences dans le chœur archiépicopal ! Excusez-moi, mon cher ! Mais comment je suis tombé de là tout droit dans une fonction civile, ça , c’est aussi remarquable, mais seulement il vous faut absolument connaître un peu comment notre village de Pérégoudy est situé, car autrement vous ne comprendrez pas du tout ce qui va suivre au sujet de mon père, du poisson appelé lotte et de mon bienfaiteur l’archevêque, et comment je me suis collé à lui, et comment il m’a trouvé une place »[31].
Lors de l’invitation faite par le père du conteur à son ami l’archevêque pour lui servir son plat favori – « oukha iz piétchényey[barbarisme !] razgniévannovo nalima », c’est-à-dire « la soupe de foies de lotte courroucée », Onoprii conclut : « Mais, permettez ! Quelles ne furent pas les suites qui s’ensuivirent ! [32]» Les « suites », c’est que la lotte prévue a été volée et on doit servir à l’archevêque un brochet !
Le dernier épisode qui met fin à la carrière d’Onoprii Opanassovitch, c’est-à-dire la découverte que le Russe de Riazan’, Tiérenka, qu’il avait engagé pour poursuivre ceux qui veulent saper le trône dans ses fondements, s’avère être lui-même, nous l’avons déjà dit plus haut, un distributeur de proclamations. Le conteur introduit cette histoire de la manière suivante : « Mais imaginez-vous donc que je n’étais pas encore parvenu à la ville, et je puis dire sûrement que ce pour quoi cela s’est produit de la sorte vous ne le devinerez pas. Et cela s’est produit voici comment… »[33].
Dans le skaz , il y a obligatoirement des événements inattendus, des surprises dont l’annonce maintient l’auditeur-lecteur en haleine. La Remise aux lièvres est une succession rhapsodique (encore un trait distinctif de la poétique leskovienne) de faits qui surviennent comme à l’improviste, sans que rien ne les laisse prévoir. Une des plus extraordinaires surprises, révélatrice de l’état d’ignorance d’une société soi-disant chrétienne, ce sont les phrases prononcées par une des gouvernante du parent d’Onoprii, qui lui paraît suspecte parce qu’elle porte des cheveux courts et des lunettes noires ; il la dénonce à la police pour avoir dit et écrit sur sa demande ces phrases séditieuses : « La séduction des richesses étouffent la Parole » et : « Ce sont les riches qui vous oppriment et qui vous traînent devant les tribunaux ; et ce sont eux aussi qui blasphèment votre beau nom »[34].
Il s’agit en réalité de versets de St Matthieu (XIII, 22) et de l’Epître de St Jacques (II, 6) !
Un des éléments de la prosodie du skaz, ce sont les répétitions, qui représentent les tics de langage de tout conteur. Reviennent souvent « potryassavatiéli », « miliaga », « mnogoobojaiémy », « priémnogoobojaiemy » etc. La plus amusante répétition est celle de l’expression « poza roji » (= la pose de la binette), qui désigne l’aspect physique d’un personnage, d’après lequel il est jugé, c’est-à-dire d’après l’extérieur (encore un trait distinctif de la manière d’écrire de Leskov, qu’il a hérité du Sterne de Tristram Shandy). Cette « poza roji » renvoie au « tiélesny bolvan », à la « bûche corporelle » de Skovoroda.
Ajoutons que les superlatifs hypocoristiques, à la Manilov, sont distribués généreusement à travers tout le conte oral : les voleurs sont les plus excellentissimes [prévoskhodnieychiyé], le poisson – le plus extrêmement savoureux [naïsmatchnyeychaya][35] ; le dommage est très grandissime [prévélitchaychii][36] ; il raconte des choses les plus extrêmement captivantes [prézametchatel’nyeychéyé][37] ; la pose de sa binette est la plus extrêmement terrifiante [samooujasnyéyouchtchaya][38].
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La Remise aux lièvres, dont je n’ai livré ici que quelques éléments, est une fresque variée et vaste dans le relativement petit espace qu’est cette nouvelle-skaz. C’est non seulement la société russe des années 1890 qui est passée en revue (la société civile dans toutes ses composantes, le monde ecclésiastique, la question de l’ éducation, les mœurs de façon générale), mais c’est aussi tout un aspect de la comédie humaine de façon universelle qui se déroule devant nous. Leskov qui a constaté qu’il est impossible d’écrire en Russie un roman véridique sur la société, s’est tourné vers d’autres formes littéraires qui sont bâties sur un système d’emboîtage d’anecdotes inventées, apocryphes ou semi historiques. A travers les anecdotes, les miélotchi, les « menus faits », « l’homme est mieux connu »[39].
L’emboîtage de divers registres linguistiques et stylistiques, l’utilisation du discours indirect, font ressembler la prose de Leskov aux mères-gigognes russes. La Remise aux lièvres est paradigmatique à cet égard. Comme est paradigmatique la maîtrise de la langue russe, le maniement, la modulation du lexique, créant un véritable dialecte poétique pratiquement intraduisible en langue étrangère. Cette langue fabriquée a des fonctions diverses : humoristiques, satiriques ou didactiques ; elle crée aussi l’émotion. Le critique allemand Eliasberg a écrit que le génie de Leskov consistait « à faire d’une bagatelle un drame qui coupe le souffle »[40]. C’est le cas avec La Remise aux lièvres qui a le caractère totalement libre des rhapsodies ou des capriccios.
Jean-Claude Marcadé
Mai-juin 2006