Yakov TUGENDHOLD “Le problème de la nature morte”, 1912
Yakov TUGENDHOLD
“Le problème de la nature morte*[1]“[2]
Il y a une expression consacrée, qui nous contrarie
beaucoup…c’est celle de la nature morte, comme si
la nature ne vivait pas toujours!
Théophile Gautier*
“La Fée”… On voit à l’instant même ce qu’il y a
dans les choses: l’âme du pain, du vin, du poivre,
par exemple.
Maurice Maeterlinck*
Une étrange peinture – la “nature morte” : elle
nous force à admirer la copie des choses
que nous n’admirons pas dans l’original!
Blaise Pascal[3]
Oh, étonnement des choses –
jusqu’à leur particules les plus infimes!
Whitman
Dans rien, peut-être, ne s’est manifestée de façon aussi évidente la différence entre le monde contemporain et le passé historique, comme dans la représentation de ce que l’on appelle “nature morte”, ce genre artistique parmi les plus simples. Je retiens pour la moment le terme malheureux du français nature morte* qui ne définit absolument pas la nouvelle saisie des objets qui conditionne l’efflorescence actuelle de la peinture figurative.
Et cette efflorescence ne fait aucun doute : qui, parmi les très illustres artistes contemporains, est passé à côté de la beauté des objets et des plantes? C’est vrai que les nombreux siècles passés se signalent par leur amour de l’inanimé et, depuis longtemps, se déploient les maillons des artistes amoureux de l’opulence des mets et des fleurs. Mais c’étaient des spécialistes, des connaisseurs de la cuisine et des orangeries. Souvenons-nous des maîtres des obsonia* (des sujets culinaires) dans les mosaïques antiques, des peintres “ripailleurs” de la Flandre et de la Hollande ou bien des peintres italiens comme Tisi*– le “Muguet”[4] et Mario di Fiori[5]. Mais justement, la conséquence de cette spécialisation fit que la “nature morte” a joué dans l’art du passé un rôle secondaire, qu’elle était un genre mineur. C’est à ces spécialistes que les grands maîtres confiaient la charge de peindre des fleurs dans leurs compositions, comme, par exemple, Rubens à Daniel Seghers et Jan Brueghel, Jordaens à Snyders, Raphaël à Giovanni da Udine.
Deux traits sont caractéristiques de la “nature morte” dans l’art passé : le caractère décoratif ou bien le naturalisme. Les créateurs des mosaïques et des fresques romaines peignaient les fleurs et les fruits comme des ornementations géométriques du sol ou des murs; les miniaturistes médiévaux et les brodeurs des tapisseries les représentaient sous la forme d’ornements ouvrés, les panthéistes italiens du XVe siècle les admiraient comme des tapis printaniers (Fra Filippo Lippi, Gozzoli, Botticelli). Cette tendance souvent décorative a atteint son apogée dans les guirlandes de fleurs et de fruits stylisés des Loges de Raphaël…
Les Hollandais et les Flamands ont abordé les premiers ce monde inanimé en tant que genre autonome, an tant que tableau de chevalet replié sur lui-même. Grâce à cette pléiade néerlandaise, la “nature morte” a cessé d’être un accessoire des sujets historiques et religieux, un attribut des banquets ou bien une arabesque décorative. Mais, après l’avoir libérée des tâches subalternes, certains Néerlandais et leurs successeurs français l’ont soumise en même temps à l’histoire naturelle. Si chez les Italiens la représentation de la flore était indivisible des figures allégoriques des gens, désormais, autour des fleurs, se mirent à voleter des papillons et à grouiller divers amphibiens. Dans la somptueuse accumulation et la précision pédante des natures mortes* des XVIe-XVIIe siècles il y avait beaucoup d’amour et même un grand culte sensuel des objets, mais leur proximité d’avec la Naturphilosophie de l’époque, les atlas zoologiques et botaniques, le Muséum d’histoire naturelle*, est indubitable. Tels sont, par exemple, les travaux d’Abraham Mignon, de Jan van Huysum ou de Nicolas Robert (de la Fleur*), auquel Louis XIV a offert l’orangerie du Luxembourg, et de [G. Spendonec?], peintre et en même temps administrateur du Jardin des Plantes*. C’est Chardin qui libéra la “nature morte” du Scylla de la décorativité et du Charybde de l’herbier. À partir du milieu privé d’air d’Abraham Mignon et du décor architectural d’Alexandre-François Desportes, il transporta les objets dans la douce atmosphère des intérieurs* cossus. “Il faut peindre non avec les couleurs, mais avec le sentiment”, disait Chardin et dans ces mots était incarné un nouveau rapport, enfanté, intimement amoureux, au monde matériel, aux objets les plus ordinaires du quotidien bourgeois. Diderot a écrit sur lui : “Pour Chardin, il n’y a pas d’objets ingrats dans la nature.” Genriste et portraitiste de première classe, il a montré les possibilités de la “nature morte”, non comme une branche spéciale et inférieure de l’art, mais comme un sujet coloriste, digne des talents universels. Dans ce sens, le maître Chardin a tracé la route pour Courbet, Manet et Cézanne.
Il est très significatif que l’expression même de nature morte* n’existait pas encore du temps de Chardin : son admirateur Diderot ne connaissait pas ce terme. Regardez Les Salons* de Diderot, vous verrez que la notion de nature morte* est absorbée par celle de peinture de genre*[6]. Ce mot “mort” est apparu en France seulement au XIXe siècle en même temps que le triomphe du réalisme et de l’art du “trompe l’oeil”, en même temps que l’avènement d’un public bourgeois dont les raisins de Zeuxis étaient l’idéal dans le passé et les natures mortes* de Blaise Desgoffe dans le présent. Je ne veux absolument pas diminuer la puissante beauté des fleurs et des fruits de Courbet revenant, à l’époque du Romantisme, à la magnifique matérialité des Hollandais, mais il ne fait pas de doute que l’épithète “inanimée” est, dans un certain sens, due aussi à la peinture du maître d’Ornans avec sa pesanteur matérielle et son absence de mouvement…
Cependant, dès la moitié du XIXe siècle, le célèbre critique Théophile Thoré-Burger[7] et le poète Théophile Gautier, comme s’ils pressentaient les conquêtes qui auraient lieu dans le domaine de la “nature morte”, ont protesté contre cette terminologie. “Il y a une expression consacrée qui nous répugne – c’est la nature morte; comme si la nature n’était pas toujours vivante.”, a écrit l’auteur des Émaux et camées, lui-même un poète-joailler.
Et vraiment, il est temps de rejeter ce néologisme et de revenir au terme ancien et beaucoup plus pénétrant, qui existe dans toutes les langues hormis le français et le russe : Stilleven* (en hollandais), Stilleben*(en allemand), Still-Life* (en anglais) et Riposo* (en italien), ce qui signifie “vie calme”. La vie silencieuse et passive de la vie des objets. Ce terme qui affirme seulement l’immobilité relative des objets, mais qui ne nie pas qu’il y ait derrière eux des éléments et des allusions de la vie organique, convient on ne peut plus à la nature morte* contemporaine, à la base de laquelle se trouve un panpsychisme esthétique original…
En fait, qu’est-ce donc que cette “nature morte” ? Les roses couvertes de rosée qui viennent d’être coupées d’Édouard Manet, ou bien les idoles voluptueuses de Gauguin, ou bien les soleils épanouis des hélianthes van-goghiens, ou bien les attributs sensuels des boudoirs de Degas, ou bien la saturation des toiles cirées et des indiennes dans les salles à manger vuillardiennes, ou même les assiettes sénilement recourbées de Cézanne? Et pourquoi une Cathédrale de Rouen en pierre de Claude Monet est une nature vivante, un paysage, alors que ses tulipes et ses pommes succulentes sont des natures mortes*?
II
Pour saisir la différence entre la représentation précédente et la nouvelle représentation du monde inanimé, il faut comparer les natures mortes* de Courbet et celles de Manet. Courbet, qui partage le point de vue d’un réalisme naïf, pensait que la contemplation esthétique doit être une contemplation objective, totalement adéquate à la réalité : il voyait dans les fleurs et les fruits des corps extérieurs, absolument passifs, passibles d’être copiés de la façon la plus exacte possible. Ce qui fascinait le plus les contemporains dans les natures mortes* de Chardin, c’était l’illusion de bombement, ce qui intéressait le plus Courbet lui-même, c’était l’habileté à faire sortir les objets hors de la toile. Manet, qui a commencé aussi par l’imitation des vieux maîtres (les Hollandais dans ses Poissons, Gibier, Lièvre, Vélasquez dans les bouquets, Olympia), a su aborder la “nature morte” de façon tout à fait autre. L’artiste doit rendre non la res*, non la chose en soi, mais sa propre impression reçue de cette chose, son propre équivalent psychique de celle-ci, – non pas un corps, mais une manifestation, non pas ce qui est (et qui, d’ailleurs, est inconnaissable), mais ce qui paraît. Voilà le nouveau mot d’ordre mis en avant par Manet dans son tableau La brioche* (1870). La grande découverte de ses natures mortes* n’est pas tant dans leur beauté coloriste que dans leur inachèvement extérieur et leur fraîcheur intérieure, dans la fait que tel verre avec des roses est fixé par quelques touches et coups de couleurs, – comme une impression soudaine qui réjouit, comme une soudaine fragrance. Dès lors, des déductions ultérieures découlaient de ce subjectivisme : le refus des contingences empiriques, l’omission des détails, la volonté d’une concentration esthétique, de la simplification de la gamme colorée et de l’échelle tonale, c’est-à-dire une liberté de choix qui n’existait pas chez les réalistes. Dans la beauté des valeurs* (des interrelations colorées), dans la clarté expresse d’une rose sur un fond sombre qui souligne sa naïveté immaculée gît le charme extrêmement fort de sa nature morte*, si modeste en comparaison de toutes les orangeries et tous les herbiers de maîtres précédents. Dans cette petite fleur s’est reflété, comme dans un foyer, le grand et volontaire tempérament de l’artiste; c’est une chose qui n’est plus reflétée par une seule enveloppe réticulaire, mais par quelque chose de plus complexe et, à cause de cela, elle est devenue elle-même animée. Oui, Manet aimait les natures mortes*. Courbet les a peintes principalement dans l’ombre de la prison, alors qu’il n’était pas possible d’avoir des modèles vivants – Manet les peignait, étant en liberté, à la lumière du soleil.
C’est ainsi que s’est produite la permutation des rôles dans la formulation de la “nature morte” : l’homme est une chose. Pour les réalistes, le sujet connaissant jouait , dans un certain sens, un rôle passif par rapport à l’objet représenté; chez Manet, le rôle actif est passé à l’homme qui contemple les choses. Manet a surmonté en lui-même et dans toute la peinture française l’influence des Hollandais que Schopenhauer considérait comme les porte-parole d’une “contemplation sans volonté purement objective”. Élevé dans l’esprit de Chardin, il est allé plus loin que son maître, il a émancipé la nature morte* de la peinture de genre et l’a mise en avant en tant que problème coloriste et psychologique.
À la suite de Manet sont apparus de nouveaux artistes qui se sont encore davantage approchés du mystère des choses et ont jeté un pont entre l’âme de l’homme contemporain et la nature morte*. L’évolution générale des idées a joué un certain rôle dans ce renouvellement de la “nature morte”. La crise du réalisme et du matérialisme naïfs dans le domaine de la peinture a coïncidé avec, d’un côté, le progrès des connaissances physiques et biologiques et, de l’autre, l’épanouissement du symbolisme littéraire.
En fait, les succès de la science dans la seconde moitié du XIXe siècle ne pouvaient pas ne pas contribuer de façon oblique à la vivification de la “nature morte” dans la conscience des artistes. Est-ce que les découvertes optiques de Helmholtz et de Chevreul n’ont pas ouvert devant les peintres la riche vie de la couleur, là où, auparavant, on présupposait des couleurs immuables locales? Est-ce que les conquêtes de la biologie la plus récente n’ont pas réduit l’abîme qui séparait la nature inorganique et la vie organique, les mondes animal et végétatif? Et si le biologiste refuse de tracer une limite précise entre les mondes vivants et inanimés et le botaniste vient à parler de la reconnaissance des sensations dans chaque tissu vivant, alors, plus encore pour l’artiste, il ne peut y avoir de différence essentielle entre ces deux natures et il a la droit de bâtir les hypothèses les plus larges et d’admettre ce qui n’est pas encore admis empiriquement. Car l’une des tâches de l’art est dans cette avance intuitive prise par une connaissance exacte.
Les maîtres néerlandais travaillaient dans des temps où les naturalistes voyaient dans la végétation des corps sans vie. Les impressionnistes français se sont manifestés à une époque où il était tenu compte du rôle vivifiant, grandiose du soleil et les plantes commencèrent à être étudiées comme des conservatrices mi- animées de l’énergie solaire, où l’idée de l’interaction des choses pénétra les esprits. C’est précisément cette assimilation des objets avec le milieu ambiant qui crée la palpitation de la vie dans la “nature morte” de Claude Monet et de Renoir. Leurs fruits et fleurs semblent être en commerce avec l’atmosphère, ils en aspirent l’air et l’expirent dans un aspect retravaillé, c’est-à-dire reteint. Les couleurs d’une pomme pourpre se répètent sur le fond, y réveillent des harmonies supplémentaires verdâtres et se fondent en lui en une harmonie aérienne vibrante. Ici disparaît la vieille division du tableau en objets et fond, l’une et l’autre chose forment un tout, comme s’ils échangeaient mutuellement leurs couleurs ou bien se distinguaient seulement par la quantité relative des mêmes couleurs. N’est-ce pas là la franche incarnation picturale de l’idée scientifique de l’échange des matières?[8]
Cette vie inférieure, cette intelligence des fleurs* (comme l’a appelée Maeterlinck) se manifeste de façon encore plus évidente dans la “nature morte” de Van Gogh. Le soleil, voilà la force vitale, le diamant magique que Van Gogh tente de conquérir pour éclairer par son moyen l’âme des choses. Lui-même perpétuellement impétueux, il tente de dévoiler dans chaque plante son élan caché vers le soleil ou venant du soleil, comme si ces plantes respiraient, voyaient et avaient conscience. Il s’empare de tout le monde végétatif dans un mouvement perpétuel qui ne se dessine pas à lui comme une attraction aveugle, mais comme la manifestation d’une certaine volonté rationnelle; cette volonté vers le mouvement est justement l’âme de la “nature morte” van-goghienne, “l’idée” de chacun de ses corps. Ses plantes sont des être animés qui vivent de la vie mystérieuse intense, que lui, Van Gogh s’efforce de saisir et de fixer sur la toile. D’où toutes les inégalités de sa technique, tantôt faussement tranquille, tantôt follement précipitée, furieusement nerveuse. “Avant de partir d’ici, j’espère renouveler encore une fois une attaque des cyprès”, – dans ces paroles de l’artiste s’est déversé tout son rapport aux objets. Et véritablement ses natures mortes*, ce sont je ne sais quelle lutte torturante et acharnée de l’homme avec ce qui est en dehors de l’homme, une lutte pour résoudre l’énigme du secret biologique, – je ne sais quelle extase tragique et quelle déchirure de la connaissance humaine qui ne peut s’accommoder de ses propres limites et relativismes. Descendant des Hollandais “objectifs”, Van Gogh s’élève ici jusqu’au pathétique suprême de Faust…
Telle est “la vivification de la nature morte”, provoquée par la conscience de l’unité biologique de la nature “morte” et vivante, et en particulier par l’intrusion dans la peinture des rayons magiques et vivifiants du soleil. Mais cela n’est pas encore le dernier mot des conquêtes des arts les plus récents. En fait, et l’assimilation des objets au milieu ambiant que nous observions chez Monet et Renoir, et le volontarisme vangoghien, présentent des recherches d’un caractère naturellement objectif. Ici, l’art se manifeste non pas tant dans le rôle de l’acte créateur que dans celui de la connaissance; ici, est affirmé le lien des choses avec l’air et le soleil, ainsi qu’entre eux, mais pas des choses avec l’homme. C’est précisément cette dernière chose qui intéresse l’artiste symboliste : non pas la vie des choses dans un milieu extérieur, mais la correspondance intérieure de cette vie avec l’âme de l’homme. Le problème de la communauté entre la chose et l’homme est un problème artistique par excellence, ayant à faire avec le besoin d’induction, non pas avec des faits d’analyse, mais uniquement avec le besoin intime de notre âme d’une synthèse universelle. Les objets de notre chambre resteront pour le savant des corps de quelque constitution et structure, dans lesquels, même si se produit un certain processus chimique, cela est dans tous les cas indépendant de l’homme. Mais l’artiste lui dira que les corps changent leur face et cela dépend de l’état d’âme de l’homme; il lui rétorquera par les beaux mots de Rodenbach :
Les chambres, qu’on croirait d’inanimés décors,
– Apparat de silence aux étoffes inertes –
Ont cependant une âme, une vie aussi certes,
Une voix close aux influences du dehors
Qui répand leur pensée en halos de sourdines…[9]
III
Cet amour intime pour les objets était un trait distinctif du goût français; l’esprit d’une collection éclectique est lié indissolublement à tous les styles français du XVIIIe siècle, mais il s’est particulièrement épanoui dans la seconde moitié du XIXe en même temps que l’irruption des objets japonais et exotiques, et l’apparition du symbolisme comme école d’art. Rappelons-nous les collectionneurs raffinés du bibelot*, les Goncourt, ou bien le héros de Huysmans qui échange volontairement le monde extérieur pour le monde des objets et des fleurs[10], ou bien Mallarmé qui a puisé son inspiration poétique dans l’ambiance de sa chambre, ou encore ce même Rodenbach, tendre poète des dentelles et des fleurs. Dans ce culte des choses il n’y avait et il n’y a pas notre poétisation intime russe des styles passés. Les Français n’aiment pas tant l’assortiment harmonieux des choses que chaque chose isolément pour sa couleur locale*, ses associations qui en émanent. D’où cet éclectisme, cette bigarrure ethnographique de l’intérieur* français raffiné (le cabinet du poète ou l’atelier de l’artiste), qui semble remplacer dans l’imagination du Français l’Univers et qui joue le même rôle que les vrais voyages dans la vie des Anglais. Ici chaque chose devient pour la fantaisie une sorte d’ invitation au voyage*, provoquant des “correspondances” inattendues. Dans la poésie de Baudelaire, dans les sonnets et la prose de Mallarmé on peut trouver beaucoup d’exemples d’un semblable rôle associatif des choses…
Cette “esthétique des correspondances”, cet amour des choses comme porteuses des émotions humaines, se sont reflétés dans la “nature morte” de la fin du XIXe siècle. Les impressionnistes ont noté la vie inférieure des objets “morts”; la génération suivante, comme par analogie avec sa propre vie affective, a vu dans les choses un être spirituel, dans le monde – un caractère animé universel. Les peintres de natures mortes d’autrefois, les maîtres anciens, conféraient aux choses soit une signification des attributs étroitement utilitaire, soit une détermination allégorique; aujourd’hui, à la lumière du symbolisme, une grande quantité d’images, une grande quantité de possibilités ont été découvertes dans chaque chose. Et si Chardin était appelé “peintre d’attributs“*, il conviendrait d’appeler les nouveaux peintres de natures mortes des “peintres de symboles”.
D’ailleurs, déjà chez Renoir, on peut trouver un panthéisme érotique spécifique qui pénètre toute sa peinture. Il y a quelque chose de commun entre la surabondance du sang de ses femmes, la succulence de ses pommes, la maturité de ses pêches, comme si elles étaient faites d’une seule matière. Dans ses fruits il y a quelque chose de corporel, de sensuel; dans leur pourpre veloutée il y a je ne sais quel rouge de honte… Il y a encore plus de corporéité luxuriante dans les fruits exotiques de Gauguin, cette ambroisie des sauvages pareils à des dieux, divinisant tout ce qui est dans l’homme et pour l’homme. Mais dans ses couleurs il y également une autre mystique – l’effroi de l’homme devant ses frères inférieurs, l’effroi devant le mystère du végétal, effroi souligné parfois par les yeux maléfiques d’un chat, parfois par la figure d’une idole. Tel un authentique Tahitien, il voit comme en songe des manifestations et des conjurations dans les fleurs, signes des sortilèges de toute une langue. Ainsi dans le tableau L’Esprit veille* les fleurs du tupapau* émettent une lumière phosphorescente, prévenant une jeune fille couchée que les esprits des morts veillent et sont prêts à apparaître (voir l’ajout à Noa-Noa)…
Tout autre est la psychologie des bouquets d’Odilon Redon. Ses fleurettes naïves paraissent être peintes par une lycéenne ou faites en tissu, comme les pauvres fleurs urbaines de Verlaine; Mais regardez de plus près et vous sentirez en elles l’enchantement maladif de l’artificialité, les charmes cadavéreux qui effrayaient tant et fascinaient des Esseintes*. Ce sont de telles fleurs, des demi-fleurs – des demi-plumes que représente aussi Van Dongen; Transplantées des chapeaux de dames dans des vases en verre, elles semblent être des symboles sinistres d’un exotisme d’usine, des symboles de la nature vraiment morte de la Ville…
Encore plus aiguë est la spiritualité des choses chez Van Gogh; j’ai mentionné plus haut ses plantes, mais, en dehors d’elles, tout ce qu’il peint est empli d’un état d’esprit humain. Dans quelques unes de ses pommes de terre lilas pâle jetées dans une terrine d’argile, on trouve une stupéfiante quintessence de la pauvreté humaine telle qu’il n’y en a de semblable dans toute la peinture de Millet et de Courbet; elles paraissent être d’énormes gouttes solidifiées de larmes humaines. Je voudrais appeler “Romans” un autre tableau de Van Gogh Livres, tellement l’âme ardente et sensuelle du roman latin est symbolisée par ces couvertures jaunes et rouges, voluptueuses, brûlantes. Et lorsqu’on voit tous ces objets sans intérêt, Chapeau de paille, Souliers, Pipe, Livres, spiritualisés par l’artiste, vient à l’esprit une remarque de Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux ». Nous voudrions éclaircir cette “vanité”, car n’est-elle pas la grande nervosité humaine qui transfigure ces choses pitoyables…Mais particulièrement convaincantes chez Van Gogh sont ses tables et ses chaises, les mêmes tables et chaises, si confortables et invitantes dans sa Chambre, et si anguleuses, dures, dans son Café de nuit, où des clochards sans domicile viennent chercher vainement le repos. Ici les choses sont représentées telles qu’elles apparaissent aux visiteurs fatigués, ici le billard ressemble dans son raccourci à un cercueil, ici la lampe suspendue rappelle une lune glauque sur un chemin d’automne défoncé. Ainsi changent les choses, cela dépendant d’avec quels yeux l’homme les regarde, – une observation génialement incarnée dans le récit de Villiers de L’Isle-Adam, Véra, où tout l’aspect de la chambre change en liaison avec les émotions du héros…
Nous voyons cette même harmonie intérieure entre les choses et l’homme chez Maurice Denis, Bonnard, Vuillard. Dans Nativité* de Maurice Denis (visiblement inspirée par Fouquet), la bassine, dans laquelle on baigne le bébé, et le lit sur lequel est étendue l’accouchée, et même les chandeliers, de même que les visages des femmes, sont anormalement arrondis et grossis. L’image de la grossesse, l’idée de la maternité sont répandues ici dans toutes les choses et dans tous les contours, cette idée dont l’association a dicté à Mallarmé la contemplation d’une guitare ronde (“Une dentelle s’abolit”*)… Au contraire, dans les cabinets de toilette de Bonnard, où se lavent des jeunes filles basanées, le linge et tous les accessoires deviennent également corporels, chauds, palpitants. Et dans un minuscule pastel de Degas (au Musée du Luxembourg), dans une simple peau de tigre est pourrait-on dire concentrée toute la concupiscence carnassière de la femme et de son boudoir…
Un tout autre état d’esprit règne dans les pièces de Vuillard, sur ses tables de repas et ses commodes. Mais regardez tout d’abord le comptoir garni de cristal et de bouteilles dans Bar[11] de Manet, où “l’âme du vin” dorée, se fragmentant dans les lustres, jouant dans le miroir en un essaim-carillon d’étincelles, chante le baudelairien chant plein de lumière*[12]. Ici, c’est la magie des choses, le vol de l’esprit planant au-dessus de la quotidienneté de la vie domestique. Jetez ensuite votre regard sur les tables de repas de Vuillard, couvertes de toiles cirées rouges à carreaux, où siègent de circonspects bourgeois : quelle étroitesse obtuse, quelle absence d’ailes dans ces choses, combien sont ennuyeuses et immobiles les arabesques des toiles cirées des nappes, des tapisseries de papier et des tasses vuillardiennes! Combien rarement le soleil joue dans cette pièce glauque, une pièce où on ne fait que “manger”, comme est oppressante cette “petite ambiance” d’où il est si difficile de partir dans des lointains inconnus de la Terre…
Ainsi les âmes nobles et basses des choses, invisibles aux autres, se découvrent-elles au regard de l’artiste, doué du diamant clairvoyant de la Fée…
IV
À part de cette saisie atmosphérique et psychologique des chose, se tiennent les oeuvres de Cézanne, un des plus grands maîtres dans le domaine de la nature morte* contemporaine. Je dis “à part”, parce que dans sa “nature morte” il n’y pas le caractère aérien de Monet et de Renoir, ni le psychologisme de Van Gogh. Mais, dans le même temps, one peut pas ne pas être d’accord ave Camille Mauclair qui voit dans les oeuvres de Cézanne seulement une “superficialité grossière”. “Les fruits de Cézanne – dit-il, ce sont des boules d’un quelconque matériau, coloriées dans la couleur des pommes et des poires; grattez cette couleur vive et vous trouverez sous elles du plâtre, le même plâtre dont sont faites la porcelaine de ses compotiers ou bien la toile de ses nappes.” L’honorable critique mélange ici deux choses, deux concepts.
Oui, Cézanne ne vise pas à rendre l’illusion du matériau : on n’a pas envie de manger ses pommes, comme celles de Snyders, ou bien de les caresser, comme les fruits veloutés de Chardin – on a seulement envie de les regarder. Ce sont des choses qui sont détachées de toute signification utilitaire et humaine – ce sont des valeurs purement esthétiques. Cézanne perçoit les choses, non du côté de leur constitution chimique, mais du côté de la vision de leur structure formelle. Non pas le sens du matériau, mais le sens de la forme – voilà le pathétique des natures mortes* cézanniennes; il admire le volume et la solidité des corps, leur aspect monumental. Mais comme il est peintre, il fait apparaître cette sculpturalité de la forme au moyen de la couleur. Ses pommes ressemblent à des grenades et des émeraudes bien polies, ses vases et tasses rappellent des coupoles bleuâtres renversées, ses serviettes sont posées comme de lourds reliefs de marbre blanc et ses tables jaunes, toujours prises sous un angle, s’en vont dans l’infini comme les corniches des temples. Au lieu du chaos glouton des Néerlandais ou du caractère capricieux japonais des impressionnistes, cette majestueuse harmonie architecturale règne dans toutes ses natures mortes*. La passivité des choses correspondait on ne peut mieux à la manière strictement consciente de sa peinture, à l’intellectualisme de sa création : il représentait non une pomme véritable comme les réalistes, et non l’impression d’une pomme comme les impressionnistes, mais plutôt sa propre représentation a priori, son propre schéma, sa propre idée de la pomme. Les fruits n’étaient pour lui que des motifs picturaux (comme il le disait lui-même) – que des sonorités de sa gamme colorée favorite, élaborée une fois pour toutes.[13] Il pouvait combiner ses fruits, ses vases et ses serviettes, car, conformément à sa théorie de la réduction des formes extérieures du monde à trois très simples éléments (la sphère, le cône et le cylindre), il voulait réaliser ce qu’il n’était pas toujours possible de faire dans le paysage et le portrait. Dans le paysage, on doit choisir, tandis que l’on peut assortir une “nature morte” comme on veut; et est-ce que ce n’est pas dans cette docilité des choses avec lesquelles on peut faire ce qu’on veut, que gît une des causes principales de l’importance prééminente qu’a reçue la nature morte*à notre époque, une époque de synthèse à tout prix?
Et vraiment, dans chaque nature morte* de Cézanne, sont recueillies, comme dans un microscope, toutes les formes de la nature et allumées toutes ces teintes de base : jaune, bleu, vert et rouge. Mais la synthèse cézannienne, c’est l’harmonie des contrastes, l’orchestration des dissonances. Gauguin a appelé avec esprit Cézanne le “Rembrandt des pommes” : la lutte de la lumière et de l’ombre, l’alternance des tons chauds et froids jouent le rôle principal dans sa symphonie des choses. Un côté de chaque objet se dessine dans toute sa netteté, l’autre côté semble se fondre dans l’ombre ou le fond; à côté du froid bleuâtre de la nappe brûle toujours le feu d’une orange ou l’écarlate d’une pomme…
Tels sont les traits caractéristiques des natures mortes* cézanniennes : monumentalité de la composition, sculpturalité de la forme, pleine sonorité de la couleur et rythmique des contrastes. Mais y a-t-il en elles de la vie, ce dont doutait Mauclair? Oui, il y a en elles le flux [stikhiya] de la vie, mais une vie d’un ordre supérieur, une vie métaphysique, la vie des symboles. Ses fruits sont des atomes du chaos, condensés dans des symboles éternels; sa pomme, c’est la synthèse de toutes les pommes : elle est si éclatante et ronde comme si s’étaient transmuées en elle toutes les pommes éclatantes et rondes de la Terre… Mais, par endroits, fait irruption dans cette majesté cosmique, objective, des choses cézanniennes, une personne humaine imparfaite vivante et il y a quelque chose qui nous réjouit, nous simples mortels, dans cette fameuse tortuosité cézannienne dont sont marquées beaucoup de ses lignes que lui-même explique par la maladie (voir les mémoires d’Émile Bernard), dans cette harmonie du sur-personnel avec le Moi humain. Diderot a écrit à propos de Chardin qu’une seule poire ou une seule branche de raisin étaient suffisantes pour que l’on reconnaisse son nom : ex ungue leonem. On peut dire la même chose de Cézanne ; sur chacune de ses pommes, il y a le sceau indélébile de son style. Le vieux Sérusier me disait :”À la fin du siècle dernier, les objets ont perdu leur signification : ils sont devenus de simples motifs, le point de départ de recherches harmoniques et rythmiques. La pomme a cessé d’être une chose et la contemplation de ce fruit modeste évoque en nous l’image de tout un monde, pour peu que chaque coup de pinceau de l’artiste soit pénétré d’une idée générale.” Le testament de Cézanne est dans ces mots de Sérusier. Si pour la pléiade des artistes sortis de l’école de Pont-Aven, les choses ont une certaine signification autonome, comme des symboles approfondis des émotions humaines, pour la génération d’aujourd’hui, ayant poussé sur Cézanne, elles sont devenues des motifs. Mais des motifs de quoi?
Ici se trouve la frontière entre les cubistes et les archaïstes. Les premiers, exagérant jusqu’au paradoxal le caractère architectural cézannien ; vont jusqu’à une conception géométrique des choses, jusqu’à une pleine dématérialisation de la matière, jusqu’à une abstraction [bespredmietnost’] des objets. Chez Picasso, la nature morte* se transforme en hiéroglyphes, chez Metzinger, les fruits se font transparents, des schémas presque linéaires. Au lieu d’un coloris vivant, ils ont des harmonies, parfois d’ailleurs jolies, de pierres grises, de plâtre ou de cuivre et de zinc… Les archaïstes, au nombre desquels je mets Matisse, Lhote et d’autres, partent d’un tout autre principe, mis dans la peinture de Cézanne, celui de sa proximité des primitifs. Effectivement, dans l’éclat cézannien, cet “éclat de foire”, comme l’a appelé avec mépris ce même Mauclair, et dans la manière même de son modelé, il y a quelque chose de commun avec les vieux tapis, l’émail limousin, les porcelaines bretonnes et les images d’Épinal [loubotchnyïé kartinki]. C’est précisément cet élément de “lapidarité” qui s’est épanoui dans la peinture des artistes que j’ai mentionnés. La “nature morte” de Matisse ressemble à des tapis orientaux résonants et à de la faïence perse, dont les vases, les fruits et les fleurs qu’il représente paraissent des arabesques fleuries bizarres. Les tons naïfs de Lebeau exhalent un esprit de vieux jouets et les fruits de Lhote donnent l’impression d’ornements populaires agrandis plusieurs fois…Mais encore plus loin que tous, comme nous le savons, ce sont nos artistes russes du “Valet de carreau” qui sont allés dans cette direction, créant leur propre “style” de nature morte, le style de l’enseigne de boutique…Dans toute cette déviation en direction du décorativisme archaïque, par laquelle a commencé historiquement la peinture des choses, il y a, peut-être, un trait précieux. Après les natures mortes* géniales et humanisées de Van Gogh, dans lesquelles il y a tant de Weltschmerz [mirovya skorb’] que parfois on désire la joie naïve des choses, une joie qui ne soit pas empoisonnée par la mystique maladive de Huysmans. Il semble parfois que nous manquons justement de cet instinct “glouton” et sain des Néerlandais et de Véronèse, cet épicurisme supérieur, dont l’apôtre a été Walt Whitman…