Le panfuturiste ukrainien Mykhaÿl Sémenko
Mykhaÿl Sémenko
L’autoportrait
KHAÏL SEME NKOMI
IKHAÏL KOKHAÏL ALSE KOMIKH IKHAÏ MESEN MIKSE OKHAÏ
MKH ÏL KMS MNK MIKH MIKH SEMENKO ENKO NKO MIKHAÏL SEMENKO MIKH MIKHAÏLSE MENKO O SEMENKO MIKHAÏL !
O, MIKHAÏL SEMENKO !
1914
Експресовітер
З експресовітром я товаришую.
Він вільний і зі мною бачиться завжди. Cлова безсловесні – закликy – чyю,
Вони проймають, щоб мою душу взнав ти.
А ще краще в обіймах тихої пітьми. Тоді бринять лише найдальші стрyни. За поворотом зникають відьми. Буруни.
1914
L’expressovent.
Avec l’expressovent on se voit toujours. On est devenu de bons copains. J’entends sa voix muette qui court
et me perce, et tu connaîtras mon âme.
Embrasser le silence de nuit c’est encore mieux. On n’entend que des cordes lointaines qui claquent Les sorcières se cachent dans tous les lieux.
Les ressacs.
1914
L’asphalte.
La chaleur on n’en peut plus l’asphalte vous rend muet Mon petit mal ne s’est pas tu Mon ténor léger est enroué Voilà l’échec qui se décèle
et voilà mes espoirs qui ratent
J’ai rempli mon esprit extra-exceptionnel avec un livre de dattes.
Les mémoires.
Moi chanteur azur que je suis
je regarde dans les yeux des pavés je crochète le voile de nuit
des mémoires d’une prostituée.
1914
Les demoiselles coquettes se promènent
en robes couleur nature morte de Van Gogh. Elles et moi on s’entr’aime
et j’attends les griffes d’une pieuvre…
1914
L’Atlantide.
Je rêve de terres éloignées
où règnent les glaciers et les flammes. Rebecca me regarde à travers une éternité. Les images de l’Atlantide bercent mon âme.
Je rêve de terres où demeurent les volcans, les déserts, les oasis. Un rayon doré de l’équateur refroidira mon esprit.
Un paysage.
1914
Je regarde une baie où des voiles chinoises vont doucement dans le brouillard.
et le monde apparaît
dans le velours du calme.
1915
Un automne dans les montagnes.
L’automne se vide
dans les montagnes et plane tous les soirs au-dessus d’une baie Les étoiles deviennent froides.
D’où viens-tu, d’où viens-tu, le vent froid ?
D’où viennent tes souffles tes souffles?
J’écoute tes ruisseaux
je vois tes couleurs
Mon âme chante une chanson de l’inconnu
de la tristesse du vent dans les montagnes
au-dessus de la baie azure aux ondes
Les étoiles deviennent froides
se vide dans les montagnes.
1915
Une cheminée d’usine.
Une cheminée d’usine avec un cercle rouge au-dessus du monde le fer les troncs la grue les chaînes l’eau
2 gueux chinois ils ont deux paniers de pistaches chacun
deux fillettes en jupettes rouges
deux jeunes filles qui trottent habillées à la mode
et au-dessus le ciel enfumé
et puis au-delà de la montagne
la silhouette de la cheminée d’usine comme un rébus et puis encore la mer.
Les contours des monts.
J’aime les contours soulignés des monts chinois j’admire ceux des creux et des cimes.
En été ils semblent couverts d’une peau de tigre
Et parfois l’air embaume ici.
Une baie.
La brume a caché l’eau et les monts.
Le vent s’est engouffré et a troublé la baie.
Le monde est sans limite et moi je suis un fragment un morceau de craie.
1916
Le Conducteur.
Je voudrais être
un conducteur dans un train de marchandises et toute la nuit
la nuit triste
froide et pluvieuse
rester près du frein
en touloupe
se blottir et se pencher
regarder l’abîme qui court.
évoquer les jours passés
mais restés dans le cœur
comme des claires rayons
évoquer de chers visages
endormis à jamais dans le cœur
à jamais
évoquer
évoquer
en cherchant dans le noir.
1916
Deux semaines.
Voilà déjà deux semaines que nous nous taisons Voilà déjà deux semaines qu’on est deux ennemis… Avons-nous été aussi méchants que ça ou non,
dis, dis?
L’hirondelle.
Je n’ai pas vu l’hirondelle depuis longtemps
Depuis longtemps je n’ai vu ce petit oiseau élastique. Dites-donc, ça fait des années des années
que je n’ai pas vu l’hirondelle.
Sans qu’on prévienne.
Nous on a les mêmes rêves et pensées.
Et on s’entraime sans s’engager.
Garde ces liens
sans qu’on prévienne le jour est le tien.
La nuit est la mienne.
1917
Les idoles.
Mes idoles extraordinaires, images de mes rêveries, c’était rigolo comme dîner, c’était étrange comme habit.
Vous avez parlé d’une terre
je ne l’ai pas trouvé sur le globe le rire est tellement amer
bien avant l’aube!
1918
Ceux qui sont mort.
Je suis tenté par ceux qui sont mort j’aime tous les sévères
vous êtes toujours dans mes maux vous qui avez quitté la terre
Je ranime vos corps
et je couvre de toile vos os pourris je vous aime ressuscités en chœurs et reapparus en rêveries.
Mets-toi en deuil.
Prêt d’aller un jour au concert dans la glace d’un trumeau
de la petite chambre verte
j’ai vu la mort.
J’ai demeuré abasourdi
J’ai eu tort d’entrer
et de te rendre confuse. Tu m’as dit : «Oh je ne suis pas encore prête».
Mais lorsque un jour encore
je réapparaîtrai sur ton seuil c’est qu’il faudra que tu pleures et que tu te mettes en deuil.
1918
De tes tendres genoux.
À travers mes chansons d’argent je te vois partout.
Tiens, voilà un serpent. Cache-là sur tes genoux.
Cache ton âme et ton cœur de l’hiver triste et fou.
Je te parlerai à cette heure de tes tendres genoux.
1918
De mots.
La tempête est plus forte que l’homme
la pluie efface la logique
les éphémères que nous sommes
nous n’avons pas connu des lettres magiques.
Un conte très ordinaire
a désigné ainsi le monde. Mais je continue à me taire. Je n’ai pas de mots.
Repose.
1921
Le poison enflammé pénètre dans mon sang, On n’oublie pas l’odeur du combat.
On ne peut pas empêcher son destin,
le fatal, le voilà.
Et tu n’auras jamais d’ailes,
le pays lointain ne te sauve guère. Le passé appartien au ciel,
et toi à la terre.
Tu es loin d’être génial.
On s’en moque, c’est tout. Tiens une rose. Mets-la sur ta pierre tombale.
Repose.
Par la fenêtre.
Une bise qui a passé soudain
le bruit d’une automobile par la fenêtre ouverte.
La vie instantanée de ce bruit me fait
réfléchir.
La musique primitive des claxons qui vient du parc.
1916
Le wattman.
On se quittera et je partirai pour Chicago
ou Melbourne,
Mais le destin ne voudra pas nous séparer. Je serai wattman du tramway qui tourne
à droite et à gauche dans les rues où je vous
reverrai. Vous serez parmi mes passagers. Et je remarquerai
que vos lèvres tremblent.
Vous essayerez de me parler de Vladivostok en oubliant
des passagers comme si on en était isolés.
Je fais un effort pour ne pas fermer les yeux… Mais
nous n’évoquerons pas notre passé,
nous ne parlerons pas ensemble, car le wattman n’a pas le droit de parler.
1916
La Neurasthénie.
Les nerfs sont faibles. Tous s’épuise et s’achève. La faiblesse accable
mes rêves.
L’impuissance et la torpeur
abîment les mots.
Le cafard me dévore me dévore me dévore si je la vois morte.
Chasser les souvenirs.
Ne pas aveulir pour survivre. L’air est ivre.
La neurasthénie.
Tresse mieux tes cheuveux.
Je te conduis à la torture,
à la souffrance, toi et moi, éclatons-nous pour la dernière fois. Il le faut, je t’assure.
1916
Et personne au monde ne verra guère le bolide aussi tumultueux.
Tresse mieux tes cheuveux, Boutonne ton imper.
Une spirale des analogies.
Les maladies et les inconvénients inconnus dans la voie de la lutte éternelle,
les enraves, d’où sont-ils venus?
Le temps se précipite et harcèle.
L’angoisse répète son chant funèbre
et dérive loin de l’espoir ainsi que dérivent en mourant dans les ténèbres
la spirale des analogies et l’identité naïve.
Hérédia.
C’était un soir quand la ville s’endort une semaine avant, c’était mercredi. Elle me regardait d’un air rêveur, svelte comme un sonnet d’Hérédia. Oui, c’était juste (ce jour-là).
1918
La saison.
Bientôt
les jardins s’ouvriront.
La fumée obscurcira les corps
La véranda
fera du bruit la musique
La-bas
je verrai ma folle.
1918
Les maisons.
Les maisons sont transparentes
par un soir d’automne
vibrent par le dessin des brise-bise
se réfroidissent par les boîtes éparpillées luisent par la vie cachée.
Mon incursion dans l’éternité.
Écoutez le murmure des aiguilles des pins dans les montagnes et le bruit des arbres séculaires.
Il ne faut pas oublier
les milliers de siècles
pour la vie moderne.
Soyez reconnaissants à l’éternité qui est en vous
faites tout
ressusciter.
Si vous déterrez le bassin d’un homme
à moitié pourri
vous êtes avec cet homme
tête –
à–
tête.
Ne soyez pas des archéologues morts,
ne transformez pas le passé
en nomenclature
mécanique !
Regardez :
la momie d’un pharaon gît dans le tombeau,
son cure-dent
à côté.
Des cohortes nombreuses gisent par millions
ils sont des futuristes comme
nous.
Eux aussi ils érigeaient des murs éternels et des arcs
et ils ont péri
dans leur lutte.
Vous voulez transformer l’homme en une idée de Platon, À toi mon enfant qui doit avorter demain
À toi – il n’a qu’un mois –
À toi – tu n’as été conçu il y a un mois mais
tu vis des millions des siècles dans le ventre de
la femme que j’aime –
tu as déjà un mois et demain tu ne sera plus rien,
tes restes serons jetés dans un seau à lavures et tu nageras dans un tuyau de canalisation jusqu’à
la Mer Noire elle-même où je t’ai fait à toi –
à toi –
c’est à toi cela.
On ne sait pas et personne – ni ta mère ni moi ton père – ne saura si tu était un garçon où une fille –
Tu aurais aimé ta maman et aurais dit: maman! tu aurais aimé ton papa et aurais dit: papa!
Tu aurais tété ta mère et cligné les yeux au soleil. Mais les années seraient passées
et tu serais allé au jardin d’enfant
et tu aurais grandi et lutté et fait des enfants.
Sois éternel toi qui nageras dans un seau demain :
demain je chasserai ta mère,
elle ne sera plus dans mon cœur comme toi dans son corps. Sois éternel toi, impuissant et sensé –
tu as vécu autant que tu l’as dû.
Sois éternel toi parce que moi aussi je mourrai,
et ta mère mourra et tu ne seras plus seul
à nager demain dans un seau blanc.
1926
Tandis que de tous les hommes déborde l’éternité. Des millions d’hommes présents et futurs
des millions d’hommes
de la mort.
La vie ne meurt pas ainsi.
Ainsi nous allons à l’éternité.
Atlantostroï,
Nilostroï, –
sont remplacé par notre Dnieprostroï.
Voilà pourquoi quand je mourrai moi-aussi – mettez mon cure-dent
et ma valise
à côté.
Le CC.
Le CC de mon âme
Un rêve de la Patagonie lointain
une main qui est comme une flamme s’est posé sur mon cœur en la chauffant.
Les délégués de tous les échecs
le passé troublant avec sa musique. Oublier Vladivostok avec
sa colère transasiatique.
1920
Le Père.
Ne pleure pas, ne me tourmente pas prends vite le sang de mon cœur. Une petite lueur d’attachement va
à travers l’argent de tes pleurs.
Et que son cœur-morceau vive
au fond de moi en retentissant
dans l’espace à travers les jours et les nuits là où erre le père turbulent.
L’interférence.
Qu’est-ce que c’est
que l’amour et l’accouplement? L’interférence spiritualisée,
les atomes, c’est ça le machin.
La jalousie, la jalousie,
c’est quoi, ce truc?
C’est la nuit et la cruauté d’Asie et la faiblesse qui tue.
1921
Les-voilà ensemble, heureux à l’abri
de cette élégie
Ce sont des bacchanales sous la lune pourrie. La psycopathologie!
Un petit feu.
Il attirait en mourant au loin ce petit feu. Toute la nuit il était au sommet.
…Il était loin au-delà de la rive opposée…
Il clignotait d’un rayon arrivant jusqu’à l’eau Son inaccessibilité m’a étouffé.
Il se passait des chutes des étoiles
qui superrapides perçaient les nues.
…Il était loin au-delà de la rive opposée… Il allait se disparaître dans de grosses toiles Il attirait par des sosies inconnus.
Comme un signe atavique de la joie subconsciente Le petit feu caressait doucement la nuit.
…Il était loin au-delà de la rive opposée…
Le feu attirait par une petite tache tremblante mais il a dû se fâner devant l’infini.
1921
Une carte.
J’ai mis dans l’infini et l’éternel d’une petite carte
ma vie argentine de gazelle ainsi qu’un hasard.
La faiblesse et puis l’aveuglement du temps ils réabondent
de mes péchés qui sont innocents
de mes paroles vagabondes.
1918
Les reflets.
Je rêve de saisir dans les yeux féminins
Les reflets de l’infini qui me sont cher.
Mes ces signes mystiques qui n’ont pas de fin ne sont pas mésurés par un hasard précaire.
Percé par un cordon de l’éther
et lié à l’éternité
irais-je me résigner à la terre
et aux terribles pensées ossifiées?
Une ville.
En clignotant comme
des lignes brillantes comme des corps vibrants agitent
1918
grimpent
rampent
se déplacent
la symétrie fortuite
des déplacements muets
par moyen de dépassement
reluisent en courant
par des séries silencieuses
reluisent en silhouettes
en feux mystérieux
se dessinent comme des contours
comme des ombres pliés
comme des raies aveuglantes
la géométrie différentielle
des constructions fantasques et des angles.
Jean-Claude Marcadé
Le panfuturiste ukrainien Sémenko
L’asservissement forcé de l’Ukraine par l’impératrice allemande de l’Empire Russe, Catherine II, conduisit en 1817, sous son petit-fils Alexandre Ier, à la fermeture de la glorieuse Académie Mohyla de Kiev qui avait été le phare intellectuel et spirituel de tout le monde slave européen et russe. Il suffit de penser à l’Ukrainien Skovoroda qui fut, au XVIIIe siècle, le premier grand penseur du monde slave ; malgré la politique violente de russification, l’Ukraine vit naître au XIXe siècle un poète de portée universelle, Taras Chevtchenko, et une série d’écrivains, publiés le plus souvent dans les régions ukrainiennes qui se trouvaient en Galicie, dans l’Empire austro-hongrois, avec pour capitale Lviv (Lwow, Lemberg).
Cependant, la «ville de gouvernement» qu’était devenu Kiev fut, à la fin du XIXe et au début du XXe, une des capitales de la modernité. Bien que la culture et la langue russes y aient été dominantes, ne put être totalement occultée la séculaire présence de la pensée, de l’art, de la poésie, de la musique qui venaient du tréfonds de «l’ample terroir d’Ukranie», comme l’appelle au XVIIe siècle l’ingénieur normand Beauplan1. C’est ainsi que Kiev, dans le cadre encore de l’Empire Russe, devient, dès la fin du XIXe siècle, un des lieux privilégiés de la modernité2.
C’est dans cette atmosphère fiévreuse que se fit entendre petit à petit la voie singu-lière d’une poésie en langue ukrainienne, en consonance avec la modernité du XXe siècle. C’est à Mykhaÿl’3 (prononcer « Myhaille »] Sémenko (1892-1937) que revient l’insigne rôle de pionnier d’une avant-garde ukrainienne autonome. Dans ses premiers recueils parus en 1913-1914, il est fortement marqué par la poésie russe, entre symbolisme et futurisme, en particulier par les inventions lexicales de l’ego-futuriste Igor Sévérianine et l’univers animé de la nature chez la poétesse novatrice Éléna Gouro. Mais déjà percent deux éléments qui vont nourrir son rythme poétique : la peinture et la musique. Ainsi, à la fin de 1913, il forme, avec deux peintres (son frère Vassyl’ Sémenko (qui mourra à la guerre) et Pavlo Kovjoune) le premier groupe futuriste ukrainien, appelé «Kvéro», du latin quaero – être en quête4, et publie en 1914 ses deux recueils Oser (Derzannia) et Kvérofuturisme. Poésochants (Kvérofoutourizm, Poézopisni).
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1.Cf. Sieur de Beauplan, Description d’Ukranie, qui sont plusieurs provinces du Royaume de Pologne,contenues depuis les confins de la Moscovie jusqu’aux limites de la Transsilvanie. Ensemble leurs mœurs, façons de vivre ou faire la guerre (rédigé en 1648 et publié en 1650, 1660, 1661).
2. Cf. Jean-Claude Marcadé, «Kiev, capitale de la modernité dans les arts du début du XXe siècle», in Les imaginaires de la ville entre littérature et arts (sous la direction d’Hélène et Gilles Menegaldo), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 115-132; voir, en russe et en anglais, un panorama complet de la vie kiévienne dans le premier quart du XXe siècle dans: Georgy Kovalenko, Alexandra Exter, Moscou, Musée d’art contemporain, 2010, t. I, p. 8-47; t. II, p. 8-53. (en russe et en anglais)
3. Sémenko, dont le prénom ukrainien de naissance est «Mykhaïlo», s’est donné cette forme de son prénom dès ses premiers recueils de 1913-1914.
4. Sur l’itinéraire futuriste de Mykhaÿl’ Sémenko, voir en anglais, les remarquables études: Myroslava M. Mudrak, The New Generation and Artistic Modernism in the Ukraine, Ann Arbor, Michigan ; UMI Research Press, 1986, et Oleh S. Ilnytzkyj, Ukrainian Futurism. 1914-1930. A Historical and Critical Study, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1997.
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À la différence du futurisme russe, qui s’est démarqué, au moins en déclarations, du futurisme italien, Sémenko et ses amis revendiquent leur proximité de ce dernier et projettent de refléter dans la poésie, la peinture, le théâtre, la musique, le rejet du passé, la glorification de la nouvelle ère aéronautique et industrielle. Provocatrice était, entre autres, l’agression contre le culte ukrainien du poète national Taras Chevtchenko (ce qui correspondait aux attaques de Marinetti contre la Joconde, ou des futuraslaves russes contre Pouchkine). L’éclatement de la Première guerre mondiale interrompit le travail créateur des kvéro-futuristes. Après la chute du tsarisme et la création, par une Rada (Conseil), de la République populaire ukrainienne autonome à Kiev (1917- 1918), la langue et la culture ukrainiennes vinrent au premier plan et reprirent leurs droits. Mykhaÿl’ Sémenko fut un des acteurs principaux de l’avant-garde ukrainienne qui s’épanouit pendant toutes les années 1920 et fut fauchée par la terreur stalinienne soviétique, ce qui se traduisit par la tragédie du Génocide par la Faim (Holodomor) qui fit des millions de morts en Ukraine en 1932-1933.
En 1919, Sémenko participa à la création d’une revue à vocation européenne Mystetstvo (L’Art) (5 numéros, 1919-1920) qui était encore dans l’esprit, modernisé, des revues russes du début du siècle (Le Monde de l’art, La Toison d’or, Apollon). Mais, dès 1921, il crée l’Association des Panfuturistes (Aspanfout) qui était composée de plusieurs personnalités du monde des arts ukrainiens, en particulier de poètes comme Chkouroupiï, Slissarenko, Bajane et beaucoup d’autres. En 1922, paraissent à Kiev deux recueils poétiques et théoriques Le Catafalke de l’art. Gazette des panfuturistes-destructoristes et Le Sémaphore vers l’avenir. Organe des panfuturistes. Dans Le Catafalke de l’art, qui était bilingue – ukrainien, russe (le second numéro devait être trilingue, avec l’ajout du yiddish), Sémenko publie le manifeste du mouvement, où l’on pouvait lire:
«Nous les panfuturistes conquistadors, contemporains et participants de la révolution sociale, nous avons la possibilité d’escalader le sommet de l’histoire et d’observer de là les dimensions du passé ainsi que les horizons distants de l’avenir.»1 Le terme «panfuturisme» désignait l’ambition d’«enterrer l’art tel qu’il était pratiqué traditionnellement et d’ériger sur sa tombe un nouveau système – un “meta-art du futur” »2.
Dans Le Sémaphore vers l’avenir. Organe des panfuturistes, Sémenko présente des œuvres qu’il appelle «poésopeinture» (poézomaliarstvo). Ce sont des poèmes- tableaux, constitués de quadrillages strictement géométriques de diverses dimensions, dans lesquels est instauré un jeu de lettres typographiques noires et rouges de différentes grandeurs avec, sur la couverture, un mélange des caractères cyrilliques et latins. Sémenko donnera, entre 1914 et 1922, d’autres appellations originales à ses poésies, qui témoignent de sa volonté de faire apparaître la facture-texture du matériau verbal qui commande le rythme et le sens. Dans un tapuscrit resté dans les archives de Vadim Kozovoï, visiblement pour accompagner les traductions en français des œuvres de Sémenko, il est noté que le poète ukrainien crée « des poèmes lyro-épiques
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1. Cité par Marina Dmitrieva-Einhorn dans son article «La revue Signal vers l’avenir dans le réseau des avant-gardes – l’axe Milan-Paris-Berlin-Kiev», in Russie France Allemagne Italie. Transferts quadrangulaires du néo-classicisme aux avant-gardes (sous la direction de Michel Espagne), Tusson, Du Lérot, 2005, p. 219.
2. Oleh S.Ilnytzkyj,op.cit., p.55. Notons qu’en1913, à Saint-Pétersbourg, l’Ukrainien Malévitch avait utilisé son carré noir, comme brassard du Fossoyeur, personnage de l’opéra cubo-futuriste La Victoire sur le Soleil, dont le corps formait également un carré noir, figurant les bords d’un cercueil. La visée était d’enterrer l’art ancien, du moins sa reproduction dans l’art contemporain.
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remarquables, les “poéso-films” Le Printemps, La Steppe, Camarade Soleil. Poème futuro-révolutionnaire, un poème lyrique appelé “poéso-roman” – La prairie des étoiles (Prériya zir), en 1919-1920. Les “poéso-films” ont pour source les événements révolutionnaires de l’époque et se caractérisent par la profondeur des idées; c’est un panorama fantasque à plusieurs composantes. L’intonation et la personnalité lyrique de l’auteur se manifestent avec une grande énergie psychique. Sémenko cherchait dans la révolution les perspectives de l’élimination de la stagnation de la culture nationale, les perspectives de l’européisation de son pays1.» Il appelle sa petite pièce de théâtre parodique en vers Lilith (1919) de « Scènes pathétiques » en français…
En 1924, lors d’une de ses tournées à travers l’Union soviétique, Maïakovski fit connaissance, à Kharkiv, des panfuturistes ukrainiens, tout particulièrement de Sémenko qui lui offrit les deux recueils Catafalke de l’art et Sémaphore vers l’avenir, mais la position « moscovocentriste » de Maïakovski ne fut pas du goût des Ukrainiens2.
Les panfuturistes trouvèrent des alliés dans l’avant-garde ukrainienne picturale et théâtrale. Sémenko collabora avec deux grands hommes de théâtre Marko Térechtchenko et Les Kourbas3. C’est à Kharkiv, en 1927, que la culture ukrainienne connut une acmé, grâce aux avant-gardistes qui défendaient leur langue, tout en visant à l’universalité, alors que les futuristes-communistes-constructivistes russes des revues LEF et Le Nouveau LEF voyaient dans la «Moscou de Lénine» (l’expression est de Maïakovski) le lieu central des arts novateurs face à un Occident piétinant et régressant dans son « retour à l’ordre ».
Les constructivistes marxistes ukrainiens étaient pour l’internationalisme, contre le rétrécissement national, le provincialisme, l’idéologie des chaumières (khoutorianstvo). C’est ainsi que le panfuturiste Sémenko créa une des revues les plus riches et les plus importantes du XXe siècle Nova Guénératsiya (Nouvelle Génération) qui exista de 1928 à 19304. Mykhaÿl’ Sémenko «sut réunir autour de cet organe de presse les meilleurs spécialistes du monde l’art: architectes, correspondants étrangers, chroniqueurs, écrivains, peintres, photographes et théoriciens de l’art […] Sémenko fut attentif aux événements importants dans le domaine de l’art, comme en témoigne la publication dans Nouvelle Génération de treize articles du fondateur du Suprématisme, Kazimir Malévitch (1879-1935) qui ne partageait guère la tendance générale de la revue5 ».
Si Sémenko fut dans ses déclarations intolérant à l’égard de ce qui n’était pas «l’art de gauche», dans les faits il respectait ses adversaires idéologiques et leur donnait la parole, comme le montre l’exemple de Malévitch. Nova Guénératsiya est une mine de renseignements de première main sur les arts novateurs ukrainiens et européens dans toutes leurs facettes, dans leurs visées, leurs théories, leurs polémiques. Le tapuscrit des archives Kozovoï précisait :
« La revue publiait des reproductions de tableaux, de sculptures et de nombreuses illustrations concernant l’architecture (Cézanne, Braque, Picasso, Léger, La Serna, Arp, Servranckx, Gleizes, Juan Gris, P. Gargallo,
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1. <Vadim Kozovoï>, «Michel Sémenko», tapuscrit sans date, archives Irina Émélianova-Kozovoï, p. 1.
2. Voir la poésie de Maïakovski À notre jeunesse, 1927, in Œuvres complètes, tome 8, Moscou, 1958.
3. Sur l’avant-garde picturale et théâtrale ukrainienne, voir, en français, Valentine Marcadé, Art d’Ukraine, Lausanne, Paris, L’Âge d’Homme, 1990, p. 193-251; Dmytro Gorbatchov et alii, L’Art en Ukraine, Toulouse, Musée des Augustins, 1993. En allemand et en anglais, Jo-Anne Birnie Danzker et alii, Avantgarde & Ukraine, Munich, Villa Stuck, 1993.
4. Sur la revue Nova Guénératsiya, voir, en anglais, le livre de Myroslava M. Mudrak, op. cit., qui lui est consacré, et Oleh S. Ilnytskyj, op. cit., p. 114-128, 155-178 et passim; en français, Valentine Marcadé, op. cit., p. 220-225.
5. Valentine Marcadé, op. cit., p. 221.
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Le Corbusier, Metzinger et beaucoup d’autres). Nouvelle Génération publiait régulièrement des articles traduits, tirés de la revue française Cahiers d’art. L’article de René Clair “Des Millions”, consacré aux films commerciaux médiocres, y fut traduit. Plu- sieurs autres articles consacrés à l’art du cinéma et du théâtre parurent également dans la revue. Des articles tirés de l’Almanach de l’architecture moderne de Le Corbusier furent également traduits. On y trouvait encore des publications des projets de l’archi-tecture du nouveau Paris […].
Il n’y avait pas en Russie, à cette époque-là, de revue qui élucidait d’une façon aussi détaillée la vie culturelle de l’Europe Occidentale. Cette façon complexe d’aborder les choses fut un trait important qui différenciait Nouvelle Génération des revues russes LEF et Le Nouveau LEF qui étaient apparentées1. »
Vadim Kozovoï m’a, à plusieurs reprises, parlé de l’admiration qu’il portait au poète et théoricien Sémenko, à l’importance de son œuvre. Je voudrais ici terminer cet essai, en citant encore un passage, qui synthétise l’apport du poète ukrainien, dans le tapuscrit que Vadim Kozovoï a de toute évidence suscité et accompagné:
«Sémenko est un poète multiple, utilisant plusieurs genres et ambivalent. L’intellec-tualisme de sa poésie lyrique lui donne une originalité qui le différencie des futuristes européens. Il possède un rythme intérieur, une intonation décontractée, un discours “dénudé” […] Dans ses manifestes littéraires (la préface du recueil Kvéro-futurisme, 1914, “L’art comme culte”, 1922, “La Poésie-peinture”, 1922, et beaucoup d’autres), il avance sa propre conception de la théorie futuriste de la poésie et de l’art. L’art, d’après sa nature, doit toujours se trouver en état de recherche et de mouvement, sans réalisa- tion ni achèvement. La culture, qui évolue en tant que système de l’idéologie et de la facture-texture (et non pas comme celui de la forme et du fond), met en avant différents cultes en tant que dominants. Certains de ces cultes subissent la destruction, d’autres se trouvent renforcés (la construction). La poésie comme telle est vouée à la destruction, vu le passage à la culture de masses et la transformation de la conscience individua- liste en conscience collectiviste. La construction est possible par les moyens de la synthèse des arts, notamment grâce à la création de la poésie visuelle (poéso-peinture). La preuve en furent ses propres poèmes: Le Câblepoème de l’Outre-Océan en caractères colorés (1919) et Ma Mosaïque (1922) qui anticipe la poésie concrète moderne2. »
Dans cette présentation de la pensée poétique de Sémenko, est relevée son idée d’une loi de dépérissement et de déclin, la « loi de la construction-destruction », construction et destruction qui sont les principes dynamiques inhérents à tous les systèmes. Le pan- futurisme prévoyait qu’après la destruction du Grand Art, ses éléments, restructurés en un nouveau principe «non artistique», deviendraient le fondement du culte d’une construction complètement neuve3.
Sémenko, avant la répression générale des années 1930, put faire paraître plus de trente recueils poétiques et vit même réaliser deux Œuvres complètes: Kobzar, 1924- 1925 et trois tomes en 1929-19314. En 1937, il fut victime des purges staliniennes, accusé de participer à une organisation terroriste nationaliste fasciste, condamné à être fusillé, à la confiscation de ses biens et enterré dans une fosse commune dans une forêt
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<Vadim Kozovoï>, «Michel Sémenko», op. cit., p. 3.
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« Michel Sémenko », op. cit., p. 2.
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Cf. Oleh S. Ilnytzkyj, op. cit., p. 188.