Résumé du livre de Mikhaïl Youriev [Mikhaîl Abramovitch Morozov] “Mes lettres”, 1895
Mikhaïl Youriev
Moï pis’ma (4-vo dékabriya 1893-15 mai 1894) [Mes Lettres (4 décembre 1893-15 mai 1894)], Moscou, Grossman et Knebel, 1895
Un exergue au début du livre :
“La punition la plus forte pour un livre, c’est de ne pas être lu”
Herzen
– p. III :
“La plus grande partie de mes lettres a été déjà publiée dans des éditions périodiques. Elles ont paru dans Les Nouvelles du jour [Novosti dnia] et Le Messager du Nord [Siévernyï viestnik]. Certaines sont inédites”.
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You., 30 septembre 1894
– Dans “En guise de préface”, p. V, il rappelle que ses premiers livres historiques ont fait l’objet d’une critique cuisante, en particulier de la part d’un feuilletoniste qui a mis tous ses efforts pour montrer la bêtise de Youriev. Ce dernier tente à son tour de montrer l’ignorance de ses détracteurs.
“C’est un trait frappant de la vie russe que l’absence de la moindre obligation morale à l’égard des autres” (p. IX)
Il présente se Lettres comme une oeuvre d’écrivain et demande que si on le vilipende, cela doit être fait en le jugeant comme tel et non en tant que personne. (p. IX)
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LETTRE PREMIÈRE
De Berlin 4(16) décembre 1893
– Deuxième séjour, après deux ans, dans la capitale allemande – rien de nouveau :
“Les mêmes Vauthier, Knebel, Hoffmann, le sec Gallé, Böcklin, pittoresque et vif comme une indienne bon marché, les mêmes magnifiques dessins, les mêmes coloris roux-lilas des corps nus, les mêmes Vénus avec Tannhäuser dans les mêmes poses séductrices selon l’opinion des Allemands, le même craquement froid des tableaux de triomphes avec le vieux Guillaume dans sa calèche, menée par des chevaux blancs, les mêmes fonderies avec du plomb en fusion et les visages rouges des ouvriers, et puis – la guerre, la guerre, la guerre, où les Allemands sont vainqueurs tandis que les Français prennent la fuite” (p.2-3)
– Visite de l’Arsenal qui n’offre aucun intérêt en tant que tel mais Youriev fait l’éloge de l’arrangement artistique avec des vases Louis XVI, des mosaïques en marbre, des fresques murales de l’École de Düsseldorf.
– Au théâtre il écoute la Duse, fait une longue description, plutôt critique, du jeu de l’actrice dans la pièce de Sudermann Casa Paterna.
LETTRE DEUXIÈME
Berlin, 6/18 décembre
– Visite de l’Aquarium berlinois, réflexions sur le darwinisme, la zoologie, la malacologie etc.
– Visite les musées et une galerie privée – réflexions générales :
“Dans les musées tout est toujours à la même place qu’il y a deux ans : les marbres de Pergame, que Vladimir Stassov a, je ne sais pourquoi, appelés le rococo de l’art grec, la pauvre collection du Moyen-Âge allemand et la superbe collection de tableaux de l’école italienne”.
LETTRE TROISIÈME
7 (19) décembre
Berlin est devenue une capitale européenne et a quitté son côté patriarcal (p. 7-12) :
“Du vieux Berlin provincial il ne reste rien, sauf ses Panoptikums, le Kursaal qui vit ses derniers jours”.(p. 14)
Description de la vie intellectuelle, théâtrale et mondaine.
Assiste à une séance du Reichstag
LETTRE QUATRIÈME
Paris 12 (24) décembre
“Je connais Paris mieux que Berlin, c’est pourquoi je pense en parler plus librement. À Paris je cesse d’être un touriste, je deviens tout simplement un être humain. C’est pourquoi je l’aime”. (p. 15)
Mais cette fois-ci il ne trouve rien de nouveau dans la capitale française :
” Gil Blas est devenu chaste, le ‘Théâtre Libre’ d’Antoine veut monter une pantomime avec musique. Sarah Bernhardt ne brille plus de ses yeux humides, mais prononce rapidement ses phrases d’oiseau en plusieurs cadences avec élévation de la voix à la fin, regardant mollement les jeunes gens vêtus de surtouts, de linge défraîchi et de cravates blanches : ce ne sont qu’eux qui remplissent son théâtre; les cercles à la mode ne connaissent pas aujourd’hui leur ancienne favorite. Elle monte maintenant les vieilles pièces de son répertoire – Phèdre et La Dame aux camélias. Paris sourit avec regrets”. (p. 15-16)
Youriev parle du théâtre “Odéon”, du “Chat Noir”, d’une vente d’objets ayant appartenus à Guy de Maupassant, de la mode Worth et Doucet.
Il voit au théâtre Les Rois de Lemaître (avec Guitry et Sarah Bernhardt – un échec), Madame Sans-Gêne (avec Réjane) de Sardou, La Walkyrie de Wagner au Grand-Opéra, Antigone au Théâtre Français, Napoléon à la Porte Saint Martin. Toutes ces pièces sont décrites.
LETTRE CINQUIÈME
Turin, 13 (25) décembre
Récit détaillé de la pièce Antigone donnée à Paris avec Mounet-Sully en Créon, la musique de Saint-Saëns.
Critique la façon dont les Français représentent la Grèce.
LETTRE SIXIÈME
Rome, 16 (28) décembre
Insiste sur le fait que tout se renouvelle dans les villes et que l’ancien disparaît (donne l’exemple de l’Alsace et de la Lorraine qui auparavant refusaient tout ce qui est allemand).
Cette nouvelle Rome est partagée entre le Pape et le Roi.
Assiste à l’opéra de Leoncavallo I Medici.
LETTRE SEPTIÈME
Rome, 19 (31) décembre
Description de Rome.
Tableau coloré et très critique de la société romaine sous tous ses aspects :
“Rome est une ville malsaine” (p. 37)
LETTRE HUITIÈME
Rome, 21 décembre (2 janvier)
Il ne peut rien dire sur l’ancienne Rome :
“J’ai étudié huit ans le monde artistique dans un lycée classique, j’ai écouté pendant quatre ans des cours sur ce sujet à l’université, j’ai lu beaucoup de livres intelligents et bêtes, ai parlé et discuté avec de grands savants et parfois avec des étudiants débutants. Je me souviens être resté avec un Privat-Dozent de Heidelberg dans la taverne du “Cheval d’argent” jusqu’à tard dans la nuit et nous disputions de Tacite. Lui, démontrait que Tacite était un républicain tandis que moi, je disais qu’il aimait tout simplement la liberté et me référais à un passage de l’Agricola où Tacite considère comme un État idéal celui qui réunit la monarchie et la liberté”. (p. 38)
Il finit par parler de l’ancienne Rome et discute de la réalité des ruines qui ne sont pas toutes aussi anciennes qu’il est dit:
“Tout de même le Colisée est une oeuvre d’art, précisément parce que chaque arc, chaque colonne, chaque banc se trouvent les uns par rapport aux autres dans une stricte proportion géométrique “. (p. 41)
Discute tout le temps sur les thèses admises et propose les siennes.
LETTRE NEUVIÈME,
Rome 22 décembre 1893 (3 janvier 1894)
– Description des églises catholiques de Rome depuis Saint-Pierre jusqu’à l’abbaye des Tre Fontane où l’apôtre Paul fut décapité.
– Sur les catacombes :
“Près de la tombe de sainte Cécile, se trouve des représentations byzantines du VIIe et VIIIe siècles. J’ai surtout été touché par l’image acheïropoiète du Sauveur qui est peint aux pieds de Sainte Cécile. C’est une représentation tout à fait russe, c’est tout à fait notre icône de l’école pré-Stroganov”. (p. 47)
– À propos d’une représentation de l’histoire de Jonas, Youriev-Morozov fait des remarques sur la façon de montrer le mouvement dans la peinture :
” Il est évident qu’à diverses époques divers peuples ont essayé d’utiliser la peinture pour représenter le mouvement. N’est-il pas d’ailleurs vrai qu’il n’y a pas si longtemps ont été établies les frontières de la peinture et de la poésie. Je me suis souvenu du Laocoon de Lessing, du bruit qu’a produit la parution de ce livre, les paroles de Goethe à son sujet et mes pensées se mirent à tourbillonner et m’entraînèrent loin – loin”. (p. 48-49)
LETTRE DIXIÈME
Rome, 24 décembre 1893 (5 janvier 1894)
Nouvelles réflexions sur le Laocoon de Lessing.
Voyage à Albano.
LETTRE ONZIÈME
Rome 25 décembre 1893 (6 janvier 1894)
Divers récits anecdotiques sur des faits-divers.
LETTRE DOUZIÈME
Naples, 26 décembre 1893 (7 janvier 1894)
– Description poétique, avec une volonté littéraire évidente, du voyage de Rome à Naples.
– Visite le musée napolitain avec ses fresques venues d’Herculanum, de Pompéi etc.
“Je suis étonné que l’on considère ces fresques comme romaines? Ce sont des fresques de caractère purement orientalo-grec […]
Les contes grecs, les dieux grecs, les héros grecs – voilà ce qui est représenté sur ces fresques. Elles sont gaies, assez tranchantes et même rehaussées.
Je ne sais pourquoi, leurs couleurs parurent mortes à Taine, ces fresques me paraissent plus éclatantes et ayant plus de relief que les médiévales et, surtout, les byzantines”. (p. 66-67)
– Voit Paillasse, et aussi Cavalleria rusticanaet un ballet de Mascagni, compositeur qu’il juge plus cultivé que Leoncavallo.
LETTRE TREIZIÈME
Bateau “Hydaspes”, 30 décembre 1893/11 janvier 1894)
Ne comprend pas que les Russes qu’il côtoie soient émerveillés par le Passage Umberto :
“Est-ce qu’ils ne comprennent pas que les halles (riady) de Moscou, faites d’après le projet du professeur Pomérantsev, sont meilleures que tous les passages qu’ils soient du roi Umberto ou de Victor-Emmanuel. Je ne comprends pas ces enthousiasmes devant ce qui est étranger parce qu’il est étranger; d’ailleurs je ne comprends pas les Russes à l’étranger. Pour quoi ils grasseyent en français, s’habillent tout en gris, jugeant que cela est la chose la plus élégante et pourquoi, malgré cela, les hommes portent des diamants jaunes sur les épingles et les dames mettent des broches serties d’argent? Et pourquoi ils s’efforcent de montrer qu’ils ne sont pas russes et même ne coupent pas le poisson avec le couteau en argent qui est mis exprès pour cela, mais en revanche, ils se disputent avec bruit, les dames ayant les yeux rouges et les hommes avec le front couvert de taches”. (p. 72-73)
– Sur les rues de Naples avec les enfants.
LETTRE QUATORZIÈME,
Alexandrie, 31 décembre 1893 (11 janvier 1894)
Ambitions littéraires de Youriev-Morozov comme en témoigne ce passage extrait du voyage en bateau qui le mène à Alexandrie :
“Les étoiles luisaient comme des têtes d’allumettes phosphorescentes. La lune, telle une veuve inconsolable, était fermée par un voile de brouillard. Elle ne ressemblait pas à la lune russe : elle maintenait vers le haut ses cornes, se tenait presque au-dessus de la tête et bien qu’elle soit nouvelle, elle était triste”. (p. 76)
– Description d’Alexandrie qui n’a rien d’européen.
LETTRE QUINZIÈME
Le Caire, 1 (13) janvier 1894
À nouveau, description peu flatteuse d’Alexandrie où tout lui paraît ennuyeux.
LETTRE SEIZIÈME
Le Caire, 2 (14) janvier
– Éloge des Arabes du Moyen-Âge. Émerveillement devant l’Université, la plus grande d’Orient, et par la mosquée du Sultan Hassan qu’il décrit.
– Visite des lieux où ont passé la Vierge Marie et Saint Joseph avec l’Enfant Jésus.
LETTRE DIX-SEPTIÈME
Le Caire, 3 (15) janvier
– Peu de choses lui plaisent (sauf la mosquée Amr).
– Finalement, ce jeune et riche touriste russe de la classe marchande se révèle atrabilaire. Tout est en mauvais état, ennuyeux.
– Il décrit avec fiel un Russe de Tambov et un couple d’Allemands.
LETTRE DIX-HUITIÈME
Le vapeur “Ramsès”, 6 (18) janvier
– Description du Nil, de ses berges, des bateaux à voiles.
– “Il semble que, parmi les peintres, c’est Hildebrandt qui ait le mieux rendu les couchers de soleil méridionaux. Si je peignais ce coucher, j’aurais immanquablement exécuté le ciel à l’ancienne avec Flöz* [= couche, sédiment] (parmi les peintres d’aujourd’hui seul Aïvazovski travaille ainsi), si je n’avais pas des couleurs à l’aquarelle, c’est-à-dire que j’aurais imbibé le papier, comme on le faisait dans les années 1830 et comme maintenant personne ne le fait”. (p. 97)
– Description pittoresque des touristes, visite des pyramides, des tombes. Trouve tout cela peu intéressant.
– Il finit par conseiller à son lecteur de ne pas prendre des voyages Cook qui sont chers et sans intérêt.
LETTRE DIX-NEUVIÈME
Assiout, 11h du matin, 8 (20) janvier
– Regrette d’avoir navigué sur le Nil et reste dans sa cabine.
– Visite d’une plantation de sucre – sans intérêt.
– Se complaît à décrire le caractère misérable de ce qu’il voit, surtout les gens défigurés par des maladies de peau et autres…
Le vapeur “Ramsès”, 4h du jour, le 8 (20) janvier
Est attiré par une sympathique jeune fille anglaise, la seule chose qui trouve grâce à ses yeux. Autrement, “les montagnes sont pierreuses”, l’eau est jaune, poisseuse…
Ramsès, 2h du matin, le 9 (21) janvier
Tout lui paraît “jaune”, “alentour des sables, des palmiers avec des feuilles à ramage, une pauvre pitoyable herbe salée….” (p. 107)
LETTRE VINGTIÈME,
Louxor, 12 (24) janvier
– On accueille le khédive Abbas II. Tout est peu attrayant. Se complaît dans la description, détaillée et sans intérêt, du cortège qui reçoit le potentat.
– En revanche, description sympathique du jeune Abbas II et de la cérémonie qui suit avec danses et chameaux.
LETTRE VINGT-ET-UNIÈME
Louxor 12 (24) janvier
– Suite de la description de la fête donnée en l’honneur du khédive
– Essai “poétique” :
“Le ciel se ternissait comme les yeux dans une calèche après un bal. Une étoile était allumée comme une veilleuse devant l’armoire vitrée des icônes [dans le Beau coin rouge]” (p. 115)
LETTRE VINGT-DEUXIÈME
Louxor, 14 (26) janvier
Admire les gigantesques statues de Ramsès II, mais les palmerais où sont ces statues, lui paraissent ennuyeuses.
Il s’ennuie aussi devant les colonnes du temple de Louxor.
LETTRE VINGT-TROISIÈME
Le vapeur “Ramsès”, 15 (27) janvier
Visite de plusieurs tombes des pharaons.
“Particulièrement remarquable est la tombe de Set I. Les crocodiles et les serpents y ont des têtes d’antilope. Ces fresques sont tout à fait artistiques et belles. Sont surtout intéressantes les parties que l’on n’a pas réussi de terminer. Sont restés seulement les contours, mais comme ces contours sont dessinés audacieusement et de façon inusitée, quelle main sûre devait avoir l’artiste qui les a peintes. Je suis persuadé qu’il est douteux que quelqu’un des maîtres actuels puisse s’attaquer à cela…Nous avons été enthousiasmés par l’audace de Desmoulins, mais il est à vrai dire un gamin timide en comparaison de cet Égyptien inconnu. Il n’y a vraiment rien de nouveau sous la lune!” (p. 128-129)
LETTRE VINGT-QUATRIÈME
Vapeur “Ramsès”, 16 (28) janvier
– Ne trouve pas les Colosses de Memnon impressionnants.
“Les pharaons me parurent également ridicules et bêtes, et les savants qui s’enthousiasment pour eux et les touristes qui viennent de mille verstes voir les constructions égyptiennes me parurent dans une autre lumière.” (p. 131)
– Toutes les autres visites sont pour lui un sujet d’ennui. Aucun enthousiasme.
PS de cette lettre :
“Je dois prévenir qu’il y a très peu d’originel, de semblable aux forces de la nature et de puissant dans les temples égyptiens. Peut-être, lecteur, vous êtes fâchés que je ne sois pas particulièrement admiratif des pharaons, mais souvenez-vous du Prometheus de Goethe:
Ich dich ehren! Wofür? [Dois-je te vénérer! Pourquoi?]” (p. 133)
LETTRE VINGT-CINQUIÈME
Assouan, 17 (29) janvier
Ne trouve toujours rien d’intéressant. Même les cascades -cataractes du Nil lui paraissent peu impressionnantes. Le mot “ennuyeux” est récurrent dans presque toutes les lettres.
LETTRE VINGT-SIXIÈME
Louxor, 218 (30) janvier
“À nouveau Louxor. Comme c’est ennuyeux et languide de remonter le Nil. Les mêmes sables, les mêmes pitoyables bosquets de palmiers [etc…]” (p. 141)
– Assiste à des scènes jouées par les matelots, qu’il juge indécentes : un matelot qui représente un animal mené à la laisse voit son pantalon se baisser et offrir ses fesses aux touristes. Un autre matelot habillé en femme danse la danse du ventre:
“Cela était vraiment tout à fait obscène” (p. 143)
Ensuite, un clown, un matelot saoul, une scène avec travesti – matelot-animal, matelot-fiancé, matelot-fiancée…
Les Anglais ont trouvé cela idiot. Youriev-Morozov est d’accord.
“Le récit de L’empereur Maximiliane et de son fils Arnolphe[2], que jouent nos soldats lors des fêtes, est tellement plus intéressant”. (p. 144)
“J’ai pensé qu’à Louxor il était possible de faire de superbes costumes. Si vous aviez vu combien belles sont ici certaines broderies ou les foulards tissés d’or que l’on fait à Assiout”. (p.145)
– Assiste à des tableaux vivants qu’il juge totalement idiots.
LETTRE VINGT-SEPTIÈME
Vapeur “Ramsès”, 21 janvier (2février)
Visite de Dendera. Descriptions générales.
LETTRE VINGT-HUITIÈME
Le Caire, 25 janvier (6 février)
N’est content de presque rien. Il s’ennuie, il critique les touristes européens, une “faune internationale”.
Les bals dans les hôtels ne lui plaisent pas.
LETTRE VINGT-NEUVIÈME
Le Caire, 26 janvier (7 février)
– Carnaval.
-Procession avec le khédive, cavalcade, chars.
“Mais cela était ennuyeux” (p. 158)
LETTRE TRENTIÈME
Le Caire, 27 janvier (8 février)
– Description du public d’un théâtre cairote où l’on joue en français.
– Toujours oeil critique de Youriev-Morozov sur les tenues et les conversations.
– À peu près tout lui paraît ennuyeux.
– Visite d’un harem lors d’un mariage avec fiancée et danse sensuelle d’un couple.
LETTRE TRENTE-ET-UNIÈME
Le Caire, 28 janvier (9 février)
– Assiste, dans leur mosquée, à la danse des derviches. Il les compare aux épileptiques. Il voudrait que l’on fasse cesser “ces représentations démoniaques”. (p. 167)
Le spectacle d’un derviche qui ne cesse de balancer son corps lui fait penser aux vieux-croyants russes :
“C’est ainsi que nos vieux-croyants exécutent leurs neuf cent quatre-vingt dix prosternations le jour du haut service en l’honneur de Marie l’Égyptienne. D’ailleurs, entre l’Orient d’aujourd’hui et la vieille Rous’, il y a beaucoup de similitudes”.(p. 167)
– Énumération des lieux visités – une ferme, un musée, le bestiaire de Gizeh.
Cela se termine par :
“D’ailleurs en Égypte tous s’ennuient, bien que la nourriture soit bonne […] Je suis resté peu en Égypte, mais je me suis aussi ennuyé”. (p. 169)
LETTRE TRENTE-DEUXIÈME
Trieste, 10 (22) février
À nouveau il s’ennuie (p. 170).
Se souvient d’un souper à Louxor avec la lutte de deux Soudanais avec leurs longues épées.
“Comme Trieste est ennuyeux”. (p. 170). Description de Trieste comme ville cosmopolite avec Allemands, Slaves, Italiens.
“Après l’Orient, l’Europe me parut ennuyeuse et inintéressante. Il m’est apparu parfois que pourrait arriver un moment où tout deviendra si ennuyeux en Europe que les gens cesseront totalement de priser cette culture européenne si louée etc. Alors déferlera une vague terrible, une vague sauvage de peuples, et elle déboulera de l’Orient. Vous vous souvenez de cette opposition qu’aimaient les Slavophiles et un écrivain russe écrivant à l’étranger : l’opposition d’un Occident pourri[3] à l’intérieur, mais brillant à l’extérieur ou un Orient rebutant à l’extérieur et magnifique à l’intérieur. Il me semble que cette position possède un certain fondement, mais pas celui que sous-entendaient ceux qui le disaient. L’Orient véritable peut être opposé à l’Occident, mais absolument pas le monde slave avec la Russie à sa tête. À Trieste, ce sont aussi des Slaves, mais Trieste n’en va pas mieux pour autant. L’Orient – l’Orient musulman -voilà qui l’Occident doit craindre. Je ne comprends pas du tout ce que peuvent espérer les anarchistes. Bon, très bien, ils détruiront l’ordre qui s’est installé en Europe, mais est-ce que vraiment ils pensent que les gens vivent seulement en Europe. Viendront des peuples de l’Asie, ils vaincront les Européens affaiblis par les troubles intérieurs, et alors – que se passera-t-il? Selon les anarchistes, les choses iront mieux alors? Il se peut que la Russie devra un jour jouer ici un grand et éminent rôle. Nous sommes en retard par rapport à l’Europe dans beaucoup de choses et en cela est notre force; dans beaucoup de choses nous ressemblons à l’Orient et en cela est notre avantage…Et notre malheur, c’est que nous ne voulons pas reconnaître ces ressemblances et cette différence. Mais peut-être que nous nous raviserons et que lorsque viendra le jour où tombera avec fracas et grondement l’humanité occidentale, nous resterons intacts. C’est seulement alors qu’il faudra avoir son bien propre, ce bien propre qui ne sera pas semblable à l’occidentalo-européen. Nous possédons cela, mais il faut qu’il se développe, se renforce et ne périsse pas”. (p. 172-174)
LETTRE TRENTE-TROISIÈME
Moscou, 2 février (4 mars)
– Revenu à Moscou, Youriev-Morozov constate que le critique réactionnaire Bourénine a publié trois feuilletons pour dire que le peintre Karl Brioullov est un grand artiste et que le célèbre critique d’art de 70 ans Vladimir Stassov est “un vieux perroquet” (p. 176).
“À Pétersbourg […] on pense et sent de façon plus vivante qu’à Moscou”. (p. 176)
– Parle des acteurs du théâtre et critique le Maly (le Petit Théâtre).
– Il ne traitera pas dans ses Lettres des phénomènes importants de la vie moscovite, car il lui faudrait pour cela écrire un roman et cela demanderait beaucoup trop de temps. “Je vais vous parler seulement des seules expositions moscovites”. (p. 179)
LETTRE TRENTE-QUATRIÈME
Moscou, 2 (14) mars
Il y a à Moscou 2 expositions, une des Pétersbourgeois, une autre des Moscovites.
“Il est difficile d’imaginer des expositions plus différentes”. (p. 179)
“Chez les ‘Pétersbourgeois’ tout est propre et décent : les salles spacieuses du Musée Historique, un catalogue – petit livre sur papier fin, des tiroirs pour conserver les cadres, des panneaux décoratifs, des couleurs tranquilles, des figures dans des poses figées, des sujets clairs, connus de tous.
Chez les ‘Moscovites’ tout est fougueux et…assez inepte : pour aller d’une première salle dans la deuxième, il faut passer par un escalier glacial, le catalogue, bien qu’il soit édité en carton avec une vignette du peintre Simov, se distingue par des négligences étonnantes [Suit une énumération de noms d’artistes dont l’orthographe n’est pas respectée]. Les cadres de quelques tableaux sont en bois, les couleurs sont si barbares que je refuse carrément de les comprendre (par exemple, une étude des boulevards parisiens de K.A. Korovine); les sujets sont tout simplement incompréhensibles (Veuillez deviner le sujet du tableau de Mr Malioutine Curiosité)…
D’ailleurs ces expositions ont un caractère commun : l’inculture des oeuvres qui y sont montrées. En effet, la majorité des tableaux exposés pèchent contre les règles les plus élémentaires de la perspective aérienne et linéaire, de l’anatomie etc.”. (p. 179-180)
Tous ses défauts notés, que Youriev-Morozov prend un malin plaisir à détailler, se trouvent chez des peintres dont les noms sont aujourd’hui oubliés.
Malgré tout, il trouve à dire du bien, par exemple du coloris à dominante orange de Malioutine, des tableaux de Poliénov, de l’Idylle septentrionale, une étude de Korovine, du pastel d’Alexandre Golovine L’Humanité et de quelques autres (p. 185)
LETTRE TRENT-CINQUIÈME
Moscou 5 (17) mars
– Long éloge de Vassili Poliénov :
“Chaque tableau de Poliénov est un nouveau pas de la peinture russe”. (p. 187)
Mais, à l’exposition des Moscovites, dont il était question dans la lettre précédente, il trouve ses tableaux “ennuyeux” et répétitifs, ne donnant rien de nouveau. Malgré tout, les oeuvres de Poliénov sont ce qu’il y a de meilleur dans cette exposition.
“En outre, j’aime deux tableaux de K.A. Korovine, Étude et Idylle septentrionale (Je refuse catégoriquement de comprendre Les boulevards parisiens de cet artiste). Je me souviens depuis déjà longtemps des tableaux de Korovine et il est toujours resté pour moi une énigme. Il possède la sensibilité des tons et du coloris, mais il est totalement privé de toute compréhension du dessin : il ne le ‘sent’ pas. Et alors, au lieu d’apprendre à bien dessiner, il néglige totalement le dessin et peint largement, en coups de pinceaux, sans du tout comprendre que l’on ne peut seulement peindre ainsi que si l’on connaît le dessin jusqu’à la virtuosité.
Un chef d’orchestre expérimenté peut retarder le tempo, mais l’élève ne peut pas le faire s’il ne sent pas du tout la mesure. Et, comme élève, M. Korovine, est tantôt terriblement timide (par exemple, dans les coups de pinceau, tantôt incroyablement audacieux (par exemple, dans la robe et les cheveux de la figure féminine de cette même Étude). Quand il est audacieux, ses coups de pinceau sautent en faisant des zigzags et des virgules. M. Korovine, à ce qu’il me semble, ne comprend pas du tout que les coups de pinceau doivent avoir un caractère précis, selon qu’ils représentent : une robe, un visage, de la soie ou de la laine. Par exemple, si l’artiste veut peindre une robe, ses coups de pinceau doivent rendre le caractère des plis que prend le tissu. Mais où donc peut comprendre cela un homme qui ne sent pas du tout le dessin! Mais, malgré tout, les tableaux de Konstantine Korovine me plaisent. Son Étude est peinte dans un ton chaud plaisant, légèrement marron. L’Idylle septentrionaleéclate du rapport extrêmement joli d’un vert mat avec les robes rouges des paysannes. Mais le sujet de l’Idylle est totalement absurde (un berger est couché sur l’herbe et devant lui se tiennent des figures féminines mal dessinées) et il y a là vraiment trop d’imitation des Français contemporains”. (p. 188-189)
L’auteur conclut que ce sont finalement Korovine et Poliénov les meilleurs artistes de l’exposition.
Il trouve quelques qualités dans des oeuvres se Stépanov, Troïanovski, Klodt, Guermachène, Kiplik, Bakal, Simon, Komarova, Golovine.
“Mais si vous aviez vu combien est affreux tout le reste!”. (p. 190)
LETTRE TRENTE-SIXIÈME, Moscou, 7 (19) mars
Avant de parler des artistes de Saint-Pétersbourg, dont aucun ne trouve grâce à ses yeux, Mikhaïl écrit ce préambule :
“Nous vivons une époque très intéressante. La foule grise, ordinaire, a relevé la tête et s’est mise à déclarer ses exigences et désirs. Cela s’est manifesté en tout : dans la littérature, le théâtre, la science et la peinture. En particulier dans la peinture. Il n’y a là, bien entendu, rien de mal. Mais c’est que la foule russe est extrêmement non cultivée et peu développée précisément du côté artistique. Nous n’avons pas, par exemple, chez nous à Moscou de tableaux de maîtres anciens, beaucoup de galeries d’art sont peu accessibles, il n’y a pas à la vente d’éditions d’art bon marché. En outre, la foule a commencé à vivre depuis peu : maintenant personne ne reçoit l’éducation artistique qui était donnée dans les vieilles familles nobles. D’où alors, en vérité, peut-on acquérir une éducation artistique? Et en même temps, je le répète, la foule est devenue aujourd’hui une dirigeante sur le marché de l’art : on peint beaucoup de tableaux, mais les véritables connaisseurs achètent si peu que chacun qui a cent roubles de trop est déjà un acheteur, pose ses exigences, critique, choisit. Et d’ailleurs ces petits acheteurs à cent roubles sont des milliers, des dizaines de milliers et on comprend que MM. les artistes penchent de leur côté et se mettent à faire la marchandise pour laquelle il y a de la demande”. (p. 191-192)
Il déplore cette situation et ne voit pas quand elle prendra fin.
LETTRE TRENTE-SEPTIÈME
Moscou, 10 (22) mars
Poursuite de la critique du salon des “Pétersbourgeois” avec description détaillée de tous les tableaux de peintres aujourd’hui oubliés. Les artistes ne sont pas préoccupés de dire quelque chose de nouveau, mais veulent que leurs tableaux plaisent. Analysant le tableau du peintre Liev Lagorio La bonace, il écrit :
“Y sont représentés deux dauphins suspendus en l’air. L’artiste voulait visiblement représenter le saut. La question est : est-ce que la peinture peut ou non représenter le mouvement? C’est une question ancienne. Maintenant, comme je l’ai déjà mentionné, la mode est à la mode prétendue tendance individualiste en art, l’aspiration à rendre son impression individuelle a commencé à prévaloir. C’est pourquoi on représente, par exemple, une roue en rotation, non avec ses rayons, mais sans eux, parce que l’oeil de l’homme, lors de la rotation d’une roue, ne distingue jamais ses rayons. Du point de vue de l’impressionnalisme [sic!] un dauphin, suspendu en l’air est une absurdité parce que l’on ne peut le voir dans cette pose. Du point de vue de la théorie de l’art, c’est aussi une sottise parce que déjà le vieux Lessing disait que représenter le mouvement (en l’occurrence – un saut) n’est pas dans les forces de la peinture. Ce dauphin suspendu dans l’air, c’est simplement le résultat de la volonté de complaire aux goûts du public”. (p. 194-195)
Critique des éléments érotiques dans la représentation de femmes nues qui sont là pour plaire au public.
Malgré tout, ce salon est sympathique: les tableaux sont achevés, le dessin en est de façon générale juste, les salles sont claires et l’ordonnateur de l’exposition est l’homme le plus aimable du monde… (P. 196)
LETTRE TRENTE-HUITIÈME
Moscou, 20 avril (2 mai)
Il note que la vie russe subit une époque trouble : ce dont vivaient auparavant les gens est devenu terne et on ne voir pas de nouvelles pousses. Cela est particulièrement évident dans le domaine de l’art, en particulier dans les expositions ambulantes.
“Le temps est passé à présent pour la tendance petite-bourgeoise engagée. On en a assez des vieux thèmes, mais rien ne surnage de nouveau à la surface de la vie et comme résultat – une terrible pauvreté de contenu dans les tableaux présentés à la XXIIe exposition ambulante. Et grâce à cette absence de thèmes les défauts techniques deviennent encore plus évidents – un coloris terne, un dessin incorrect, une ignorance de l’anatomie et même du mauvais goût quasi involontaire de beaucoup des oeuvres exposées.
À dire vrai, la peinture russe, ces dernières années, a baissé du point de vue technique. L’Académie, Rome, la copie des classiques, le mécénat éclairé de la noblesse, en un mot tout ce que, selon Vassili Stassov, on était habitué de considérer comme un ‘frein’ de l’art russe, maintenait à une hauteur européenne la peinture russe. Le Serpent d’airain de Bruni, Le Dernier jour de Pompéi de Brioullov, tout cela, c’étaient de leur temps des oeuvres européennes. Et maintenant. quand dans son histoire des art, parue il y a deux ans, Richard Muther dit que l’art russe ne participe pas encore au courant artistique européen et appelle la peinture russe ‘une âme morte’, – que peut-on vraiment dire, que peut-on répliquer?”. (p. 197-198)
Il décrit les conditions misérables des artistes russes et pense que si les artistes se soumettent à l’influence étrangère, en particulier de la peinture française, cela ne donne pas de bons résultats.
LETTRE TRENTE-NEUVIÈME
Moscou, 21 avril (3 mai)
Sur l’influence de l’art français :
“L’influence française est visible sur le tableau de Korovine Carmencita. Il est peint dans des tons marron très agréables et peints pas mal du tout. Une Espagnole est représentée, maigre, avec des traits aigus, sans buste – tout cela est très juste et caractéristique d’une Espagnole. Le vin d’une couleur dense jaune a aussi beaucoup de style. Pour tout dire, c’est une chose fort aimable. L’influence de Paris qui se fait sentir dans les derniers travaux de Korovine a donné en l’occurrence des résultats bénéfiques”. (p. 202)
Il termine son compte-rendu par ces mots :
“Il faut imiter les Français avec beaucoup de précaution : la vie artistique est si vigoureuse et abrupte là-bas que, on le comprend, elle rejette à la surface beaucoup de choses laides et maladives”. (p. 204)
LETTRE QUARANTIÈME
Moscou, 24 avril (6 mai)
Mikhaïl poursuit son compte-rendu détaillé de l’exposition ambulante.
“Outre l’influence française on sent celle des peintres allemands” (p. 204)
“Il ne faut pas oublier que Munich est aujourd’hui un centre international de l’art comme Paris et dans les expositions annuelles de Munich participent non seulement les Allemands mais aussi les artistes d’autres pays (surtout les Français et les artistes qui vivent à Rome”. (p. 205)
Il est question de peintres aujourd’hui oubliés, parmi eux de trois femmes-peintres qui n’on pas laissé de souvenir.
LETTRE QUARANTE-ET-UNIÈME
Moscou, 26 avril (8 mai)
L’auteur revient sur les peintres dont il analysé les oeuvres (le seul connu aujourd’hui est Korovine). Ces peintres sont sous l’influence de l’art européen.
“Cela est compréhensible : l’art européen est un art beaucoup plus fort et vigoureux; il faut être très individualiste ou très froid, pour ne pas succomber à son influence, pour choisir et suivre ce qu’il a de bon et d’important en lui. En outre, pour comprendre ce qui est vraiment digne d’imitation, il faut être très intelligent. Vassili Poliénov l’est en tout cas. Il est très familier de l’art européen; lui sont très proches Pradilla, De Nittis, Fortuny : il leur emprunte beaucoup. Ses tableaux sont presque toujours d’excellente exécution, mais toujours…ennuyeux”. (p. 208)
Une longue critique est faite du tableau de Poliénov Rêve.
Il continue de critiquer d’autres peintres qui, selon lui, n’appartiennent ni à l’école russe ni à l’école étrangère, mais sont mauvais.
LETTRE QUARANTE-DEUXIÈME
Moscou, 30 avril (12 mai)
L’auteur passe à l’examen de l’école russe qui se distingue dans l’art du paysage. Il passe en revue de jeunes artistes (il n’y a presque pas d’anciens).
“La vieille école se divisait en deux courants : celui de Savrassov et de Vassiliev (états d’âmes et poésie), et celui de Chichkine (vérité et exactitude du rendu de la nature, je voudrais dire ‘géographique’). Maintenant la peinture paysagiste russe a pris une autre direction. C’est celle de l’impressionnalisme [sic!], dans un sens beaucoup plus large que ce mot est compris habituellement : l’artiste vis à rendre son impression, sans se soucier le moins du monde de savoir si les autres partagent ou non cette impression. Si une chose quelconque produit une impression sur l’artiste, il représente seulement cette chose sans se préoccuper d’autre chose. Je le répète, les années 1890 de notre siècle sont marquées partout par la manifestation éclatante et tranchée des goûts personnels, des besoins personnels. Cette nouvelle tendance dans la peinture est encore très jeune et se signale encore par beaucoup de défauts techniques même si, malgré tout, quelque chose de frais et de talentueux perce par moments. Il faut reconnaître que presque tous les tableaux sont analphabètes du point de vue européen : le caractère du feuillage n’est pas rendu dans les arbres, le premier plan n’est pas lié au fond etc. Mais je ne vais pas parler de cela : je vais noter ce qui est bien et indiquer seulement les défauts vraiment impardonnables”. (p. 212-213)
Examen détaillé des tableaux non seulement de plusieurs artistes aujourd’hui oublié ou peu connus, mais aussi de peintres russes qui sont des protagonistes jusqu’à aujourd’hui de l’École russe de la seconde moitié du XIXe siècle.
Il trouve les oeuvres de Viktor Vasnetsov bonnes, “surtout son Lointain est intéressant : il y a une foule de défauts, le tableau n’est presque pas terminé, mais malgré tout, quelle oeuvre jolie et charmante, comme on sent en elle l’amour de la nature. La Colline de Péroune à Kiev est aussi bonne, quel ciel intéressant et comme le lointain est peint pitoyablement et négligemment! D’ailleurs la négligence est le propre de presque tous les paysages des artistes russe. Mr Sérov, dans son paysage En Crimée a présenté dans le lointain un boeuf si noir qu’il ne saurait l’être à proximité. Dans Sur le lac de Lévitane, les arbres sont tout à fait enfantins, la laiche est faite avec un seul ton et d’égale grandeur devant et plus loin, c’est pourquoi la surface de l’eau ne s’éloigne pas du tout; dans Les ombres du soir, le premier plan est plus faible que le plus lointain. D’ailleurs je n’insiste pas particulièrement sur les défauts : ces deux tableaux sont totalement insignifiants quant à leur contenu. En revanche, dans le tableau Au-dessus du repos éternel il y a des contenus pour deux tableaux; à cause de cela le tableau ne produit pas d’impression harmonieuse et stricte. Il est exécuté très malencontreusement : la terre paraît être découpée et collée sur l’eau, la nuée n’a pas son reflet dans la rivière. L’étude de Lévitane Venise n’est pas mal du tout : dans l’eau il y a de l’humidité et du mouvement”. (p. 214-215)
Les autres artistes ne trouvent pas non plus grâce auprès de Mikhaïl.
LETTRE QUARANTE-TROISIÈME
Moscou, 3 (15) mai
Mikhaïl Youriev-Morozov passe maintenant à l’analyse de la peinture de genre dans cette exposition ambulante.
Rien de nouveau chez les anciens peintres (Vladimir Makovski, Miassoïédov, Névriov, Yarochenko, Savitski) :
“Si vous saviez comme tout cela est ennuyeux et froid. On ne sent pas la pulsion de la vie. Les vieux artistes sont visiblement fatigués”. (p. 217)
Quant aux nouveaux artistes, ils n’apportent rien de neuf :
“Quand rien n’est ni proche, ni cher à une personne, quand rien ne le touche et n’accroche son coeur – ou bien il avoue cela ouvertement et peint tout ce qui se présente, juste pour avoir quelque chose à exposer, ou bien il imagine n’importe quoi de particulièrement touchant et tombe dans un sentimentalisme froid, cérébral”. (p. 218)
“Chez nous, l’artiste est hébété à force de coups et harassé : l’absence de sécurité matérielle des artistes, le bas niveau de l’éducation se font sentir en tout. Maintenant à Moscou, par exemple, se tient un Congrès d’artistes et presque personne parmi les artistes n’y intervient.
Oui, parmi les artistes russes il y a peu de personnes cultivées! Et donc où pourraient-ils peindre, par exemple, des tableaux historiques?”. (p. 220)
LETTRE QUARANTE-QUATRIÈME
Moscou, 10 (22 mai)
Toute cette lettre est une oeuvre littéraire, une nouvelle, qui nous fait souvenir qu’à la même époque Mikhaïl Youriev-Morozov publie son roman scandaleux Dans les ténèbres…
Le récit décrit un jeune homme de 17 ans voyageant en voiture avec son frère, un précepteur allemand et Sonia, une élève de sa tante. Son coeur bat devant cette jeune fille de 15 ans qui n’est pas belle, mais qui agit sur ses sens. Il se moque d’elle, elle pleure, il la console, la presse contre lui. Mais le précepteur dit :
“Lassen Sie ruhig dieses Kind [Laissez tranquille cette enfant] […]
Ein Mädchen ist kein Ding zum Scherz [Une fillette n’est pas un objet de plaisanterie]. Ou bien vous allez l’épouser”. (p. 228, 229)
Et là l’adolescent réfléchit à un tel mariage, qu’il finit par écarter totalement.
Le récit se termine par la nouvelle que la jeune Sonia a pleuré toute la nuit.
Les ambitions littéraires de Youriev-Morozov sont indiquées ici :
“Je rêvais à Sonia, je rêvais que j’allais écrire une nouvelle Et la lui dédierai; que dans cette nouvelle je la représenterai et obligerai le monde entier à s’incliner devant elle, à lui faire des excuses et à lui demander pardon; et ma tante changera son comportement à son égard et tous, tous…Et mon livre sera dans les vitrines des magasins et on écrira à ces sujet dans les grosses revues…” (p. 228)
LETTRE QUARANTE-CINQUIÈME
Moscou, 15 (27 mai)
L’auteur fait un bilan du Congrès des artistes qui était le premier du genre. Il en fait un compte-rendu très peu flatteur – selon lui, ceux qui présidaient n’avaient aucun rapport avec les questions de l’art et les “spécialistes” n’apportaient pas d’idées nouvelles.
“Les questions de l’art étaient noyées dans une mer de phrases banales”. (p. 235-236)
La presse n’est pas meilleure. C’est un ancien temps révolu alors que “la vie va de l’avant dans un flot impétueux”. (p. 237)
“Quelqu’un a dit qu’au bout de trente trois ans une génération remplace une autre: à présent est arrivé le moment de cette rupture. On voit cela particulièrement en Europe occidentale : vous savez certainement combien ont changé Berlin, Paris, Rome pendant ces trois-quatre dernières années. Ce changement se produit aussi chez nous, – bien entendu avec des inflexions originales. Nous restons encore en retard dans beaucoup de choses et beaucoup de choses ont disparu chez nous, sans avoir réussi à s’épanouir comme il l’aurait fallu et, entre parenthèses, de profondes racines ont pris pied comme en Occident. Je pense toujours, par exemple, à l’avenir de notre bourgeoisie.
Qu’on le veuille ou non, il faut reconnaître que la bourgeoisie est une force chez nous à Moscou. Et elle applaudit aux premières des pièces de théâtre et elle achète des tableaux et elle parle de politique. Auparavant, elle avait peur du commissaire de police, elle appelait une bouteille ‘un flaconnet’, au lieu de ‘sers-moi’ elle disait – ‘verse’ et elle mettait la lettre ‘iat’[4] là où elle ne devait pas être. Maintenant on parle grosso modo correctement, même si on utilise des expressions du genre ‘j’étais dans la fatigue’ et on a un diplôme universitaire. Maintenant la bourgeoisie ne craint personne, seulement que la princesse Sourded’oreille ne l’invite à un bal et que ne vienne lors d’un dîner d’invitation un aide de camp connu [p. 238] Avant, la bourgeoisie considérait le champagne comme la boisson suprême, maintenant c’est le Mouton Rothschild 1868. Avant, les femmes étaient soumises, maintenant elles flirtent éperdument. Avant, dans les magasins d’un bazar se faisaient des transactions sur la seule parole que personne ne se serait aventuré de violer, ne serait-ce que parce que cela menaçait de ruine, et maintenant, la parole des marchands a perdu sa valeur. Tout doit être écrit et obligatoirement à l’encre, comme cela est exigé par la loi.
Lors du dîner des membres du premier Congrès artistique, les Rousskiyé viédomosti [Les Nouvelles russes], N° 115 de 1894, N.V. Bassine a déclaré que ‘Nikolaï Serguéïévitch Trétiakov[5] a mérité d’être remercié, ne serait-ce que parce qu’il a reconnu valides les plus-values portées au crayon, des sommes qui lui ont été léguées par son père. Et qu’est-ce qu’il en serait si la volonté du défunt avait été exprimée oralement? Nikolaï Serguéïévitch Trétiakov l’aurait bien entendu exécutée, mais n’est-il pas vrai qu’alors on l’aurait considéré comme un héros. Comme sont brouillées maintenant les conceptions morales fondamentales! Je vous assure, c’était mieux dans l’ancien temps! Mais les pères ont terminé leur carrière et maintenant la place appartient aux fils. Parfois les fils disent beaucoup de choses, mais chez nous, à Moscou, dans la classe des marchands, les fils [p. 239]sont pires que leurs pères. ‘Les pères’ qu’a représentés Ostrovski portaient de longues barbes, mais ils comprenaient malgré tout qu’il y avait des professions plus hautes que le courtage ‘du coton et du thé’, que le bonheur consistait non seulement en ce que la fabrique apportât des dividendes de trois millions et que Khristofor du ‘Strielna’[6] s’incline jusqu’à la ceinture, tandis que les tsiganes chantent, cela va de soi, à leur santé.
Dans une revue des années 1870 était énoncée une idée, à première vue très juste: quelqu’un s’était plein de la décadence de la littérature- ‘Attendez’, disait la revue, ‘nous aurons encore des Pouchkine et des Lermontov et apparaîtront de jeunes Tolstoï et Tourguéniev. Maintenant ce sont les roturiers qui écrivent : ils ne pouvaient recevoir une éducation dans les endroits où elle était pour les écrivains-nobles. Mais notre bourgeoisie croît, donne de l’éducation à ses enfants et si apparaissent parmi ces enfants des personnes de talent, alors ils déploieront leurs aptitudes naturelles, l’accalmie passagère dans la littérature disparaîtra et sa période d’or (plus exactement, d’argent) arrivera.
Cette pensée a été dite souvent et maintenant elle est exprimée également. Dans le numéro d’avril de Artist [L’Artiste], M. Baltanov dit, à propos des oeuvres d’Ostrovski écrites après la réforme[7] [p. 240] : dans le milieu des marchands qui se tiennent proches de la masse populaire sont nés des aspirations à l’éducation, le sens de l’égalité et de la dignité personnelle et avec elle est stimulée l’énergie dans la défense de ses droits. Le tableau donne l’impression des premiers journées printanières qui suivent un long hiver rigoureux : la pression des eaux printanières a fait déjà se casser la glace de la rivière, de dessous la neige perce par ci par là une tendre herbette verte. Ostrovski aimait ces choses là il y a environ quinze ans – mais maintenant, semble-t-il, il est temps que ce soit l’été, alors que, entre parenthèses, nous avons un automne jaune pleureur. Il est vrai que l’éducation a pénétré dans la bourgeoisie, les jeunes gens de la classe marchande ont beaucoup de connaissances (à l’exclusion de la familiarité avec les littératures et les langues étrangères : M. Boborykine, en représentant son Koumatchov[8] parlant bien l’anglais et le français, a fait une grande erreur sur les moeurs et les usages).
Mais que donne donc notre bourgeoisie sur n’importe quel domaine intellectuel? Je puis m’accommoder du fait que Pouchkine ait grandi sur les redevances de la taille dans le gouvernement de Pskov, mais qu’est-ce qui m’accommodera avec les divers aspects sombres, admis par tous, admis par tous, de l’ordre capitaliste? [p. 241] Je ne parle pas de la seule littérature, bien qu’en elle se reflètent la vie et l’état d’esprit de la société. Le noble, bien qu’il prît la taille et profitât de la corvée, était reconnu malgré tout comme une part de ce tout énorme qui a nom Russie. Absorbant l’argent qu’il en tirait, il était malgré tout utile à l’État, ne serait-ce que parce que, en servant, il était toujours prêt à perdre sa vie pour elle. Mais cela paraissait insuffisant à beaucoup et ces nobles en souffraient et se repentaient : la ligne des nobles repentants commence chez nous avec Radichtchev.
Parmi les partisans de la bourgeoisie contemporaine, il semble que l’on ne voit pas de repentants. Au contraire, ils trouvent qu’il leur est encore peu donné : quand ils ont la possibilité de parler, ils ne parlent que de leur propre profit, de leur propre intérêt. À l’automne de l’année passée a résonné le discours du président du comité de la foire, Savva Timofiéïévitch Morozov. Il parlait devant le ministre, devant la Russie et que demandait-il? Que l’on fasse attention et favorise – sans doute pensez-vous – l’industrie? Non, seulement sa branche cotonnière. Comme cela est mesquin et étriqué. Il n’y aura jamais d’homme d’État issu du milieu de la bourgeoisie moscovite, il n’y aura jamais de ministre! [p. 242] Et, je le répète, ce sont tous des ‘fils’ qui ont été dans les universités et ont voyagé à l’étranger”.
Youriev-Morozov passe à l’examen de deux oeuvres qui représentent la génération contemporaine de la classe marchande : une pièce de Fédotov[9] et un roman de Boborykine.
La pièce est mauvaise et d’ailleurs le Théâtre Maly n’a que de piètres acteurs. La pièce décrit les moeurs de la Moscou marchande. Youriev-Morozov termine son compte-rendu par ces maximes cyniques, qu’il avait déjà développées à la fin de son roman scandaleux Dans les ténèbres :
“Se procurer de l’argent d’où qu’il vienne – voilà la seule chose bonne et respectable et cela ne vaut pas la peine de dire quel était cet argent : l’argent n’a aucune odeur. Et en ayant de l’argent on peut tout faire : construire des maisons avec trois mille ampoules électriques, offrir aux femmes entretenue des diamants de la taille d’une noix, avoir comme connaissances cinq descendants de Riourik[10], dépasser tout le monde sur sa paire de chevaux moreaux dans le Parc Pétrovski et remplir sa salle à manger de l’odeur épicée, spécifique des mets de prix, de cette odeur qui irrite M. Boborykine à un point tel qu’il nous en parle à plusieurs reprises dans son nouveau roman”. (p. 244-245
Ce roman, Le passage (Péréval), décrit les moeurs des marchands moscovites :
“Les nerfs vibrent, ce que l’on appelle le système sympathique, mais le cerveau est absent”. (p. 247)
L’auteur fait une très longue attaque contre la langue de Boborykine qui emploie trop de termes étrangers, anglais et français, qu’il russifie, ce qui rend son discours macaronique. Il conteste la justesse de sa description superficielle des marchands moscovites. Son héros, le marchand Koumatchov cite la philosophie, en particulier Nietzsche qui est à la mode en Russie. Visiblement, Boborykine tire ses connaissances philosophiques de la revue Questions de philosophie et de psychologie et de quelques pages du livre de Max Nordau La dégénérescence. Mais on peut parier qu’il n’a pas lu ni Morgenröthe [Aurore] ni Fröhliche Wissenschaft [Le gai savoir] ni La généalogie de la morale. [p. 248]
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