Xénia Muratova sur l’art russe à l’étranger dans la première moitié du XXe siècle
Ksenja Muratova, Neizvestnaja Rossija. Russkoe iskusstvo pervoj poloviny XX veka. Pariž. Monako. Riv’era. Šedevry kollekcii Tatjany i Georgija Xacenkovyx [Une Russie inconnue. L’art russe de la première moitié du XXe siècle. Paris. Monaco. La Riviera. Chefs-d’oeuvre de la collection de Tatjana et Georgij Xacenkovy], Milan, Silvana Editoriale, 2015
Ce livre est en fait l’imposant catalogue de 500 pages d’une exposition organisée à Monte Carlo en juillet-août 2015, dont l’auteure, Ksenja Muratova, était la commissaire. Cette exposition a eu lieu dans le cadre de l’année de la Russie dans la Principauté monégasque.[1] Ksenja Muratova a été formée à l’Université de Moscou auprès de V.N. Lazarev et de D.V. Sarabjanov et a enseigné l’histoire de l’art à Paris X et Rennes II. Auteure de plus de 400 publications scientifiques sur l’art russe et européen (voir sa brève biographie, p. 497), elle est la présidente du Centrointernazionale di studi “Pavel Muratov” à Rome (le grand historien de l’art était son grand-oncle).
L’exposition monégasque montrait les oeuvres de la collection des galeristes Tatjana et Georgij Xacenkovy qui ont rassemblé les travaux des artistes émigrés issus de l’Empire Russe et de l’Union soviétique ayant vécu et travaillé en France, à Monaco, sur la Côte d’azur et la Riviera dans la première moitié du XXe siècle. Le fait qu’il s’agisse d’une collection privée nous fait comprendre son caractère éclectique. Ici on ne trouve pas de critère esthétique précis, même si la figuration y domine (en cela elle fait penser, mutatis mutandis, à la Collection Walter-Guillaume, aujourd’hui à l’Orangerie parisienne). Ici, c’est le souci de recueillir la création de tous les artistes qui ont apporté leur note russe, judéo-slave, ukrainienne, à la fameuse « École de Paris », selon la dénomination inventée par le critique d’art André Warnod au début des années 1920.[2] C’est ce que rappelle dans un « Avant-propos » la fille de ce dernier, Jeanine Warnod, qui souligne l’importance des peintres et sculpteurs venus de l’Europe Centrale et de l’Empire Russe, dont beaucoup ont trouvé refuge à la Ruche, cette « Villa Médicis des pauvres » (p. 13), se sont retrouvés dans les cafés de Montparnasse, également dans la cantine de Marie Vassilief, voire au Bal Bullier. Jeanine Warnod résume ici ses nombreuses publications sur le « Paris Russe »[3].
Malgré les lacunes inévitables, mais peu nombreuses (pas de Nicolas de Staël, par exemple), ce livre fait découvrir tout un pan méconnu ou peu connu de l’intense et polymorphe vie artistique dans l’aire géographique hexagonale. C’est l’occasion pour Ksenja Muratova de donner, à travers cette collection, une histoire des arts de la première moitié du XXe siècle. Cela commence par la très belle toile de Marija Jakunčikova (1870-1902), Bouquet (1895) (p. 23), d’un impressionnisme subtil avec des cadrages de la surface picturale dénotant une grande artiste dont malheureusement on connaît peu d’oeuvres. Le dernier tableau est une abstraction lyrique d’un des plus grands Russes novateurs de l’École de Paris, Andrej Lanskoj [Lanskoy] (1902-1976) (p. 469).
Dans les débuts impressionnistes, on trouve de beaux spécimens d’un très bon peintre, injustement méconnu Nikolaj Tarxov (1871-1930) : sa toile Place du Maine (p. 26) est un vrai chef-d’oeuvre. Le Mir iskusstvapétersbourgeois est représenté par les travaux d’une très forte facture du Russo-Lituanien Mstislav Dobužinskij (p.44, 203), par deux toiles d’une grande intensité formelle d’un artiste insuffisamment connu, Boris Anisfel’d (1879-1973) (p. 54-55). La « naissance d’une nouvelle sculpture » est illustrée par des oeuvres de Naum Aronson (1872-1943) et de Pavel Trubeckoj [Paolo Troubetzkoy] (1866-1938) qui ont subi l’influence de Rodin (p. 47, 48-49).
Ksenja Muratova poursuit sa revue de la peinture liée à la France avec le fauvisme, le cézannisme, le primitivisme qui ont marqué ce que l’on appelle « l’avant-garde russe » avec des peintres qui n’ont pas vécu longtemps mais on travaillé ou ont été exposés à Paris : les cézannistes primitivistes fauves Ilja Maškov (1881-1944) (p. 40, 70), Pëtr Končalovskij (1876-1956) (p. 67), le cubo-futuriste « orphiste » Aristarx Lentulov (1882-1943) (p. 41, 43, 68, 69), la grande néo-primitiviste Natalja Gončarova (1881-1962), la Russe de Munich Marjanna Verëvkina [Marianne Werefkin] (1860-1938) est représentée par une gouache qui est une plongée dans le mystère de la condition humaine (p. 64). On trouve même dans la collection une toile suprématiste, celle de la grande Ljubov’ Popova (1889-1924) (p. 72).
Ksenja Muratova appelle cette présence russe au début du siècle « le dépassement du provincialisme et la sortie de la culture russe artistique sur la scène mondiale (p. 50-63). Elle s’intéresse ensuite aux artistes de l’Empire Russe et de l’URSS qui se sont installés définitivement à Paris ou dans le Sud de la France, y ont créé une nouvelle facette de leur esthétique ou bien sont nés vraiment comme peintres et sculpteurs dans ce pays. Il y a des ensembles d’oeuvres peu connues de très bons peintres comme Marija Vasil’eva [Marie Vassilief] (1884-1957), Leopol’d Štjurcvage [Survage] (1879-1968), Serž Fera [Férat, alias Jastrebcov] et sa cousine la baronne d’Oettingen [Elena Francevna Èttingen] qui signait « François Angibout » (1887-1950), Aleksandr Jakovlev (1887-1938), le sculpteur Lev Indenbaum, Piotr Grimm (1898-1979), Mark Sterling (1895-1976), les frères Evgenij et Leonid Berman (1899-1972 et 1896-1976), Jurij Annenkov (1889-1974), le peintre et sculpteur Georgij Artëmov (1892-1965).
On note la présence massive des nus féminins (entre autre voir Sergej Ivanov/1893-1983), les nus masculins étant privilégiés surtout par Pavel Čeliščev (1898-1957).
L’A. décrit « Montparnasse et l’École de Paris » et définit les traits distinctifs des artistes « venus de la périphérie de l’Empire Russe, particulièrement des villes biélorusses, polonaises et des shtetels juifs. » : « Leur peinture est en très grande partie pénétrée d’une atmosphère d’expression dramatique, de résignation nostalgique et d’une tristesse ‘éternelle’, caractéristique de la sensation du monde des bourgades juives de la périphérie de l’Empire, tristesse qui a acquis à Paris, l’éclatante capitale artistique du monde, des formes variées et inattendues. » (p. 90). La collection Xacenkov a de beaux spécimens de toiles de Mikhaïl Kikoin (1892-1965), d’Adol’f Feder (1886-1943), de Lazar’ Volovik (1902-1977), de Jakov Šapiro (1887-1972), de Pinkus Kremen’ (1890-1981), une belle nature morte du célèbre Xaim Sutin (1893-1943).
Ksenja Muratova n’a pas tenu, selon l’historiographie dominante russe, à distinguer l’apport unique de l’école ukrainienne à l’intérieur de ce vaste ensemble international.[4] Beaucoup de noms cités comme faisant partie de « l’art russe » sont des Ukrainiens.[5] Pour certains, leur « ukraïnité » n’est pas prononcée, mais il est impossible de mettre tout de go dans « l’art russe » des peintres comme l’Ukraino-Polonaise Sofija Levickaja (1882-1937) (le livre montre de superbes toiles de cette artiste rare), l’immense Arxipenko (1887-1964), Mikhaïl Andreenko (1894-1982), Aleksej Griščenko (1883-1982), Ivan Babij (1896-après 1949), Filipp Goziason [Hosiasson] (1898-1978), Vasilj Xmeljuk (1903-1986) et quelques autres natifs d’Ukraine.[6]
C’est tout le XXe siècle qui est présenté dans le livre de Ksenja Muratova à travers la présence des artistes venus de l’Est européen. L’A. donne non seulement un panorama des différents courants qui traverse celle-ci, mais elle s’arrête sur plusieurs personnalités dont elle sait faire ressortir la spécificité et l’importance..
Cet ouvrage restera comme une référence pour approfondir la connaissance de cette esthétique aux nombreuses facettes, à dominante slave et judéo-slave, qui a enrichi la vie artistique de la France et de ses environs jusqu’au seuil des années 1970 qui ont vu l’apparition massive d’une autre émigration issue de l’Union Soviétique.
Jean-Claude Marcadé