Jean-Claude Marcadé Conférence donnée à la National Gallery of Art de Washington, DC, le 5 octobre 1990
Jean-Claude Marcadé
Conférence donnée à la National Gallery of Art de Washington, DC, le 5 octobre 1990
L’image de l’homme et l’image du monde : le visage dans l’œuvre de Malévitch
(tapuscrit réalisé par Pierre Brullé à partir de mon manuscrit)
Un des traits de ce que l’on appelle, dans l’idéologie dominante du XXe siècle, la “modernité”, notion en réalité très floue et contradictoire, c’est la perte de l’image du monde au profit de l’image de l’homme. L’homme devient la mesure du monde. Le monde n’existe que comme représentation, que comme construction de la raison humaine. La chose en soi est rejetée dans les ténèbres par Kant. Cela aboutira au radicalisme de l’identification du réel et du rationnel chez Hegel. Or toute la philosophie russe dans ses balbutiements vers le milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire la philosophie religieuse d’un Ivan Kiréïevski et d’un Khomiakov, tend à restaurer une image du monde totale, non tronquée, non privée de noumène (inconnaissable pour Kant), de l’ineffable (honni par Hegel), une image du monde avec laquelle l’image de l’homme serait en parfaite harmonie. La théologie de l’icône maintenait la tradition d’un équilibre entre l’apparent et l’inapparent, entre le visible et l’invisible, le sensible et l’immatériel, – même si, dans sa réalisation picturale, elle avait suivi le mouvement européen de la sécularisation humaniste, celui de l’imagination individuelle des artistes. Cela avait conduit à une dégénérescence de la peinture d’icônes au XVIIIe siècle, surtout au XIXe et au début du XXe. Cependant, dès la seconde moitié du XIXe siècle, l’icône redevient objet d’étude, sort de la sphère uniquement cultuelle où elle avait été reléguée. Des historiens des idées comme Bouslaïev, des spécialistes de l’art comme Rovinski, des écrivains comme Nikolaï Leskov (dont la nouvelle L’Ange scellé (1873) est un petit traité d’iconologie) ont contribué à une connaissance plus approfondie des icônes dans leur fonction à la fois formelle et spirituelle. C’est un fait connu, l’icône sous toutes ses formes, du loubok (1) à la peinture la plus raffinée, a été une des sources d’inspiration privilégiée de toute l’avant-garde russe. Pour Malévitch, dès le début, elle a été une impulsion conceptuelle qui lui a permis de créer des images qui ne soient pas contingentes, qui ne soient pas contingentes, qui ne soient pas seulement le reflet d’un moment passager, provisoire, mais qui soient des paradigmes, des figures exemplaires, voire des emblèmes. L’artiste nous dit avoir perçu, dès ses débuts conscients, un “certain lien entre l’art paysan et l’art des icônes :
“L’art de l’icône est la forme supérieure de l’art paysan. Je découvris en cet art tout le côté spirituel de l’“époque paysanne”. Je compris les paysans à travers l’icône ; je perçus leurs faces, non comme celles de saints, mais comme celles de simples hommes.” (2) Ce lien de l’icône et du monde paysan n’est pas fortuit. C’est que, comme dans l’icône, dans le monde paysan l’image du monde et l’image de l’homme ont conservé leur harmonie, ont conservé leur intégrité. Le monde paysan restera, tout au long de l’œuvre de Malévitch, le lieu de l’authenticité du monde, cette authenticité qui est le leitmotiv de la pensée suprématiste (3). L’élément essentiel de l’icône est la Face. A travers le visage du Christ, la relation iconique nous transporte vers le mystère du Prototype. Dans les récits, le langage courant russe, on parle des “faces” des icônes qui “regardent”. Le “regard” des icônes est rarement dirigé sur le spectateur, il le traverse. Lorsque les icônes sont revêtues de chapes de métal (rizy), n’apparaissent que le visage et les mains. Laissons de côté le problème de la main (porteuse du geste sacré), pour ne nous attacher qu’à celui qui nous intéresse dans notre perspective, celui du visage. La première des icônes – non pas chronologiquement mais théologiquement – est celle de la Sainte Face, du Christ Acheïropoiète (Nerukotvornyj Spas), c’est-à-dire le visage que le Christ a imprimé sur un linge, selon la Tradition Orthodoxe. L’audace de représenter l’Irreprésentable est justifiée par l’Incarnation, par le fait que “Dieu s’est fait homme”, que le Christ est à la fois vrai Dieu et vrai homme. Quand nous employons le mot “icône” ici, ce n’est évidemment pas dans son acception ecclésiale orthodoxe, celle que le Septième Concile Œcuménique tenu à Nicée en 787 a formulée, celle que les grands théologiens-philosophes comme Saint Jean Damascène ou Saint Nicéphore le Patriarche ont explicitée face à l’hérésie iconoclaste des VIIIe et IXe siècles (4). L’icône orthodoxe a sa place dans la vie de l’Église, dans son mouvement eschatologique vers le Huitième Jour. Ce contexte religieux, culturel et cultuel pourrait-on dire, est de toute évidence étranger à Malévitch. Cependant, le peintre n’a pas été seulement influencé par le côté formel de l’icône – comme l’ont été presque tous les protagonistes de l’avant-garde russe -, il a saisi par une intuition géniale la question philosophique-picturale de l’icône en tant qu’antipode de l’idole, de l’Image – antipode de l’image-effigie. Même s’il n’est pas dans la Tradition de l’Église,Malévitch a voulu faire une icône. Il n’est pas un iconoclaste qui nie toute image. Le paradoxe du Quadrangle noir sera qu’il est un rejet des images et, dans le même temps, fondateur de la possibilité d’une nouvelle icône.
* * *
Pourquoi ce préambule de rappel, qui pourrait paraître bien loin de l’œuvre du futuriste qu’a toujours été Malévitch ? Parce que le visage est une constante si essentielle de l’œuvre du peintre polono-ukraino-russe et est si lié à la “problématique” de l’icône que cet aspect mérite réflexion. Vus sous cet angle, plusieurs travaux de l’artiste apparaîtront sous un éclairage nouveau. Le narcissisme cognitif de l’autoportrait est chose courante certes. Et Malévitch n’y a pas failli. Le portrait, au temps où la photographie n’existait pas, est chose habituelle. Mais l’insistance se concentrer sur le seul visage, du début à la fin de son œuvre, vient sans doute à Malévitch de sa réflexion sur la peinture d’icônes. Dans ses origines égyptiennes chrétiennes du Fayoum, l’icône a été en premier lieu la représentation sur le cercueil, à l’endroit où se trouvait la tête, du visage du défunt, tel qu’il était de son vivant et tel qu’il devait être transmis à la postérité. Ce fut un des points de départ de la peinture d’icônes qui, par la suite, se diversifiera, aura une fonction liturgique et se fera théologique. Mais il y eut une résurgence aux XVIe et XVIIe siècles du type archaïque des effigies funéraires, et ce dans le monde polono-ukrainien. Ce sont les portraits appelés “conclusia” que l’on faisait des défunts, portraits que l’on mettait sur leur cercueil, à l’endroit de la tête, puis que l’on accrochait dans les églises. Cette pratique dans ses deux pays d’origine a pu donner à Malévitch une impulsion inconsciente. Dans le traitement des visages, Malévitch oscillera en 1910-1911 entre le maintien de la personnalisation de ses modèles (le Portrait de la coll. Costakis, les deux Autoportraits de 1910-1911) et la création de faces emblématique, archétypiques, iconiques (les trois études de Paysan [MNAM, Paris, ancienne coll. Kandinsky ; coll. Roald Dahl ; coll. Gmurzynska], tous les visages des paysans ou des ouvriers au travail, des gens de la rue (dans Province [Stedelijk Museum, Amsterdam], l’ombrelle de la promeneuse remplace même sa tête), voire à l’église. Sur les autoportraits, les violents contrastes de couleur, avec cette prédilection pour l’opposition rouge et vert que nous constatons dans toute l’œuvre, font sortir le portrait de sa problématique photographique. Certes Van Gogh, et avant lui Cézanne, avait habitué l’œil de la fin du XIXe siècle à supporter ces agressions colorées qui sourdent de ces visages. On note une étonnante affinité avec la manière dont Jawlensky, à partir de 1905, traite les visages de ses modèles (par exemple : Der Bucklige, 1905, Städtische Galerie im Lenbachhaus, München ; Violetter Turban, 1911, coll. part.). L’Autoportrait (1909) de Robert Delaunay (MNAM, Paris) présente également un visage couvert de plages multicolores. L’Autoportrait de Malévitch à la Galerie Trétiakov de Moscou est encore tout plein du monde nabi qui hantait il y a encore peu le peintre. Toute sa sensualité (élément plutôt rare chez l’auteur du Quadrangle noir) est exprimée par un essaim de femmes nues rouges en diverses positions qui entourent sa tête. Le regard, comme ce sera le cas dans pratiquement tous les visages de Malévitch, ne porte sur aucun lieu précis. Dans l’Autoportrait du Musée Russe de Saint-Pétersbourg, ce regard est comme tourné vers l’intérieur donnant à cette œuvre peinte dans une riche technique mixte (gouache aquarellée, encre de Chine et laque) une dimension iconique. Les touches colorées qui comme des flaques irrégulières couvrent cet autoportrait en font autant la représentation de l’artiste lui-même que celle du peintre en soi, porteur de toutes les couleurs de la palette. Souvenons-nous de ce beau passage de l’article de Malévitch sur la “Poésie” en 1919 : “Dans l’artiste s’embrasent les couleurs de toutes les teintes, son cerveau brûle, en lui se sont enflammés les rayons des couleurs qui s’avancent revêtues des teintes de la nature, elles se sont embrasées au contact de l’appareil intérieur. Et ce qui en lui est créateur s’est levé de toute sa stature avec toute une avalanche de teintes afin de sortir à nouveau dans le monde réel et de créer une forme nouvelle.” (6)
* * *
Dans la période cubo-futuriste, celle de Matin au village après la tempête de neige(Guggenheim, New York) ou de Femme aux seaux (MoMA, New York), nous ne voyons plus les visages. Les têtes sont réduites dans un cas à des triangles, dans l’autre à un cône renversé. Emmanuel Martineau a fait un beau commentaire philosophique de cette toile :
“La nature, pendant la nuit a été transfigurée et blanchie par la neige, qui en a fait un monde. La neige, en transfigurant la nature, ne lui impose aucune configuration nouvelle, mais lui restitue son innocence originelle ; en la blanchissant, elle ne lui impose aucune lumière nouvelle, mais elle lui restitue sa joie claire. La nature, la première, est devenue l’image. L’homme, en elle, avance. Il tourne le dos au “spectateur”, mais non point à qui veut bien regarder la toile, au contraire. Ne se détourne de nous que l’effigie usuelle de l’homme, sa “figure”. Car celle-ci, désormais, n’est plus autre que celle des amas de neige où l’homme s’est frayé un chemin, que celle des collines qui s’élèvent à son horizon. L’homme, en sortant dans le monde, y devient lui aussi l’image, et c’est elle qui se retourne, résolument vers nous.” (7) Emmanuel Martineau, l’auteur de Malévitch et la Philosophie (8), souligne avec raison dans cette œuvre la question de l’image de l’homme et de l’image du monde : l’homme est face à la nature, il fait un avec elle et c’est de la nature-monde que nous revient comme un miroir la nouvelle face de l’homme.
* * *
Arrêtons-nous maintenant sur trois chefs-d’œuvre absolus dont l’esprit dominant est celui du “réalisme transmental” : Visage de jeune paysanne, Portrait perfectionné d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov (montré à la fin de 1913 à Saint-Pétersbourg) et Portrait du compositeur Matiouchine (montré au début 1914 à Moscou). Ce sont trois étapes qui combinent à nouveau géométrisme et primitivisme mais, cette fois, avec l’addition d’un élément nouveau : la présence appuyée de parties de la réalité mises dans des positions bizarres et hors de toute conformité au réel. Cela aboutira quelques semaines plus tard à l’alogisme de 1914-1915. Dans le “réalisme transmental”, la structure est entièrement cubo-futuriste. Dans ces trois œuvres, on observe un mouvement allant d’une lisibilité des contours vers l’effacement de toute figuration reconnaissable, trait que l’on peut noter dans les phases précédentes de l’œuvre malévitchienne. Dans Visage de jeune paysanne (Stedelijk Museum, Amsterdam), on identifie nettement le fichu typique des femmes russes de la campagne, noué sous le menton. Cet objet devient l’équivalent métonymique de toute la tête (on se souvient que dans la gouache fauve Province une ombrelle remplaçait déjà la tête d’une femme déambulant dans la rue). Ce procédé de désignation d’un individu par un élément de son habillement est très fréquent dans la prose de Gogol que Malévitch, en tant qu’Ukrainien, devait bien connaître. Du point de vue de la structure iconographique, il s’agit du remaniement du motif de la tête primitiviste, par exemple dans Paysanne aux seaux et enfant (Stedelijk Museum, Amsterdam), dans une architectonique de volumes géométriques. Les couleurs métallisées frappent par leur gamme restreinte, presque un monochrome bleu de Prusse-vert parsemé de zones d’éclairage rougeâtres. La “transmentalité” se manifeste ici dans une totale dislocation de l’ovale du visage inséré dans son fichu de métal. Jusqu’ici tous les visages avaient été laissés intacts, même s’ils avaient été réduits à un schématisme maximal. Pour la première fois, Malévitch procède à une mise en morceaux, à une “mise en tranches” (rasplastovanie), comme écrira le philosophe religieux Nikolaï Berdiaev dans son fameux article sur “Picasso” en 1914 à propos du cubisme (9), de la partie la plus spirituelle, la plus sacrée, du corps. Et les yeux perdent leur forme byzantine en amande pour n’être plus que deux cercles ronds. Ils ne sont plus tracés sur une ligne horizontale mais en oblique, ce qui ajoute à l’étrangeté, au caractère totalement insolite. La beauté de cette toile vient de la rigueur harmonieuse de la distribution des plans géométriques. Nous sommes vraiment et définitivement dans une nouvelle dimension de la beauté, devant une nouvelle “icône” (Image).
* * *
L’ami et disciple de Malévitch, le peintre Ivan Vassiliévitch Kliounkov, qui signait ses œuvres comme Ivan Klioune, lui servit de modèle privilégié pour toute une série de visages. Klioune était, comme Malévitch, originaire d’Ukraine. Il était aussi passé par l’atelier de l’Ukrainien Fiodor Roehrberg. D’après les photographies ou son Autoportrait (Galerie Trétiakov, Moscou), Klioune offre un visage d’une grande harmonie de traits, une clarté de regard, des proportions quasi-parfaites (10). Depuis le dessin réaliste-symboliste de 1909-1910 (anciennement coll. N.I. Khardjiev) (11) jusqu’à la Tête de paysan de la fin des années 1920 (Musée National Russe, Saint-Pétersbourg), le visage de Klioune subit toutes les métamorphoses iconographiques et picturologiques au gré des évolutions stylistiques malévitchiennes. Les yeux du portrait au crayon de 1909-1910 sont encore réalistes mais leur expression est celle d’un regard qui s’ouvre sur des réalités spirituelles ; dans le crayon de l’ancienne collection Léporskaïa et la peinture à l’huile aujourd’hui disparue portant titre de Tête de paysan (12), ils deviennent plus hiératiques, plus neutres, se dépersonnalisent pour se faire paradigmatiques du type d’homme (en l’occurence, le paysan) ; dans le Portrait d’Ivan Kliounkov, comme dans le dessin avec le même sujet intitulé L’Orthodoxe (13), les yeux sont ceux des faces du Christ dans la peinture d’icônes, largement ouverts, regardant de l’intérieur, à travers le visible, la vraie réalité. Dans la lithographie intitulée Portrait perfectionné de constructeur (14) parue dans le recueil de Kroutchonykh Les Gorets (août 1913), comme dans l’huile à l’iconographie identique Portrait perfectionné d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov (Musée National Russe, Saint-Pétersbourg) exposée à la dernière exposition de l’“Union de la Jeunesse” en novembre 1913, comme dans le magnifique dessin au crayon, visiblement refait dans les années 1920 dans un but pédagogique, intitulé Cubisme – esquisse du portrait d’un constructeur (15), l’œil iconique (celui de l’archétype iconographique appelé “L’œil qui voit tout”, c’est-à-dire Dieu) subit un “déplacement” (un “sdvig”), dans une perspective désormais “transmentale”. Dans le dessin de l’ancienne collection Léporskaïa où cet œil avec ses deux parties décalées se heurte perpendiculairement à l’axe du nez, figuré par un parallélépipède allongé,apparaît le sens parabolique de la double vision : œil extérieur et œil intérieur, voir et savoir, perception et connaissance… La barbe passe de sa figuration conforme au réel de 1909-1910, à la métonymie du dessin et de l’huile Tête de paysan où, à elle seule, elle présente la barbe ; dans le Portrait d’Ivan Kliounkov, dans l’esprit du cézannisme géométrique cylindrisé, elle se fait cône tronqué, d’un seul tenant ; dans le Portrait perfectionné d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov la tubulure est scindée en deux, dans la ligne du bosselage que l’artiste pratique à cette époque. La structure d’ensemble du visage change au même rythme. Dans son traité sur “l’élément additionnel en peinture”, dont une version a été publiée en allemand au Bauhaus en 1927 dans le livre Die gegenstandslose Welt, Malévitch met face à face un Autoportrait de Cézanne et un dessin primitiviste-géométrique de la série des portraits de Klioune, en présentant les deux œuvres comme des “exemples d’altération des normes représentatives naturalistes” (17). Répondant à l’incompréhension de la “société cultivée” qui voit dans les déformations que les arts novateurs font subir à la réalité des symptômes de déséquilibre mental chez les artistes (depuis Lumbroso, circulent de nombreux écrits sur le thème “art et folie”, génie et folie” (18)), Malévitch écrit :
“Dans la conscience de la société cultivée se produit une confusion dans les notions concernant deux normes : celle de la structure picturale et celle de la structure de l’homme, dont les formes proviennent d’autres causes. L’oreille, le nez, les yeux, les mâchoires sont nés non sur la base de la loi picturale des rapports mais sur la base de circonstances qui créent tel ou tel organisme technique, lequel sera normal pour la circonstance donnée mais anormal dans la circonstance picturale […] L’art n’est pas l’art de la doublure mais la création de nouveaux phénomènes. Il n’y a là ni maladie ni anormalité. Au contraire, si toute l’affaire se réduisait à la répétition, c’est là que serait l’anormal.” À travers les métamorphoses du portrait de Klioune, nous pouvons lire tous les stades de l’évolution stylistique malévitchienne dans sa construction de la surface picturale entre 1909-1910 et 1913 : symbolisme, primitivisme géométrisé, cubo-futurisme, pour aboutir à ce chef-d’œuvre du “réalisme transmental” qu’est le Portrait perfectionné d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov. La conciliation de la civilisation du bois et de la civilisation du métal est signifiée par les rondins de bois coupés en deux pour former une izba. Le visage tout entier devient une “izba picturale”. L’œil de droite est construit lui-même comme une porte ou une fenêtre d’izba à travers laquelle nous entrevoyons des parties de la maison typique de la Grande-Russie : les éléments biseautés qui répondent à ceux de “l’œil qui voit tout” sont peut-être ceux d’un poële en faïence, leur facture est mise en contraste avec les tubulures ligneuses, tandis que d’une cheminée à la texture de pierre s’échappent les volutes géométrisées d’une fumée. Bois, pierre et métal sont synthétisés dans une image qui est celle du Constructeur, c’est-à-dire de l’artiste nouveau. Chez le Malévitch de 1913, nous trouvons donc les germes évidents du futur constructivisme des années 1920. Si les reliefs de Tatline qui vont naître l’année suivante sont les ancêtres directs reconnus des constructivistes de 1921-1922, on ne saurait oublier que Malévitch, par sa pratique picturale, a donné les principes plastiques qui permettront de transformer la surface plane du tableau en construction dans l’espace. L’élément transmental, au-delà de la “raison pratique”, donne tout son caractère à cette toile : non seulement le traitement des deux yeux, comme nous venons de l’examiner, mais également la désignation d’un inconscient qui est la mémoire du vécu : la scène avec l’izba dans l’œil est comme l’actualisation d’une réminiscence. Cette perspective se déploiera dans l’alogisme. D’autre part la scie qui, dans un même mouvement, a les dents vers le haut d’un côté, vers le bas de l’autre. Le haut et le bas sont interchangeables dans le royaume du pictural, comme la droite et la gauche, comme la longueur et la largeur. Une main, dont les quatre doigts sont représentés par quatre rectangles mis l’un au-dessus de l’autre, tient un des manches de la scie. Elle appartient à quelqu’un qui est en dehors du tableau. La scie du constructeur coupe le visage longitudinalement, séparant plastiquement l’apparente et l’inapparent, le conscient et l’inconscient, dont les différentes expressions sont réparties sur toute la surface en unités géométriques selon des rapports et des contrastes uniquement picturaux. La gamme tend à la bipolarité vert-rougeâtre mais des petites parcelles de bleu et de jaune viennent rendre plus subtil le contraste de la lumière et de l’ombre. Ce sont là les premières couleurs que Malévitch adolescent a connues lorsque sa mère lui a acheté pour la première fois un assortiment de 54 couleurs :
“Tout au long du chemin j’admirais ces couleurs. Elles remuaient agréablement mon système nerveux, de même que toute la nature : le vert émeraude, le cobalt, le vermillon, l’ocre, tout cela provoquait en moi l’enlumination que je voyais dans la nature.” (19)
* * *
Un pas de plus dans le “transmental” est franchi quelques mois seulement après avec l’extraordinaire Portrait du compositeur Matiouchine [auteur de l’opéra “La Victoire sur le Soleil” comme dit l’intitulé du catalogue de “Tramway V. Première exposition futuriste” au début 1915 à Saint-Pétersbourg] qui se trouve à la Galerie Trétiakov à Moscou. La lisibilité du tableau est ici obscurcie au maximum. Certes, des éléments figuratifs apparaissent ça et là (une portion du crâne, un col et une cravate, un clavier, les parties dispersées d’un piano), mais la distribution de ces éléments ne correspond plus à aucune figuration, même réduite à ses contours. Nous sommes devant un équivalent sémiotique, un système de signes ordonnés uniquement en fonction des loi internes du tableau. Tout le visage du compositeur est devenu instrument de musique, – ce piano qui a été “pulvérisé” (raspylenie – expression de Berdiaev pour parler de la manière cubiste) (20) et dont les seules touches blanches du clavier s’égrènent en une ligne qui barre horizontalement l’image en son milieu, telle une rangée hyperbolique de dents, ce qui ajoute à l’étrangeté de ce chaos ordonné de plans hétéroclites. Le crâne du compositeur a explosé ou bien a fait exploser son instrument, voire l’instrument lui-même est venu le meubler de toutes ses potentialités. Dans ce pêle-mêle, il y a toute la joyeuseté (au sens rabelaisien) de l’atmosphère créatrice qui préside à la préparation du spectacle cubo-futuriste transmental qu’est l’opéra de Matiouchine La Victoire sur le Soleil, dans la deuxième moitié de 1913. Dans des œuvres comme Le Poète (Kunstmuseum, Bâle) de Picasso (1912), Malévitch a pu trouver des impulsions pour faire du visage humain un échafaudage de morceaux épars qui rendent compte de tout ce qui bouillonne sous un crâne d’homme mais les contours sont maintenus. Avec le Portrait du compositeur Matiouchine, la réalité n’a plus les limites de l’apparence. Elle devient non-euclidienne. Elle parachève l’ordre plastique inauguré par Cézanne pour lequel “il s’agit de la création de la sensation de la peinture en tant que telle, c’est-à-dire d’un ordre plus important et plus grand que la création de la nature en tant que telle.” (21)
* * *
Ce n’est plus le réel apparent qui est nommé mais le tableau devient ce réel même à partir duquel on peut faire des analogies avec les objets du monde physique (de la même façon que dans les caprices des nuages ou les taches d’un mur on croit distinguer des formes précises). Dans Réserviste de 1er rang du MoMA, œuvre “cubiste synthétique”, les quadrilatères se font phagocytes des fragments disparates du réel. Le militaire ici “représenté” ne nous donne aucune possibilité de le situer dans un quelconque contexte historique ou sociologique. Il a perdu encore plus que le soldat de la garde les contours de sa figure. Il a droit cependant un fragment de tête et une oreille et à la moitié d’une opulente moustache, dessinés de façon réaliste. La croix montre qu’il a une haute distinction, une telle croix était donnée pour actes de bravoure et d’héroïsme ; elle est placée là où se trouve habituellement la tête dans un portrait. Celle-ci est figurée par un carré bleuté, ce qui indique bien que l’effacement des apparences est définitivement consommé. L’appellation que Malévitch a donnée à ce tableau est très pompeuse en russe. Il y a quelque chose de gogolien, encore une fois, dans cet hyperbolisme à la fois satirique et humoristique. Comme chez Gogol, on ne sait jamais où commence la féroce ironie à l’égard de la réalité banale-vulgaire (la fameuse “pochlost”) et le plaisir éprouvé pour la truculence, le comique, la bigarrure. Cette ambiguïté est d’autant plus forte que cette œuvre est peinte au moment de la guerre de 1914, particulièrement atroce.
* * *
Dans les travaux auxquels Malévitch a donné le nom d’“alogisme”, le grand pas dans le sans-objet absolu n’est pas encore fait. Il y a encore bipolarité entre le pêle-mêle des apparences et du subconscient qui les conditionne, et la nudité des “mouvements spirituels”. Sur Un Anglais à Moscou s’étale, en décalages rythmiques, la phrase peinte en caractères cyrilliques majuscules de grandeur différente E-CLIPSE-PAR-TIEL-LE. C’est le même texte qui figure sur Composition avec Mona Lisa(ancienne coll. A. Léporskaïa) où l’image de Mona Lisa est déchirée, tout ce qui est chair (le visage, la poitrine) est rayé de deux croix et une légende burlesque (deux coupures collées) commente ce portrait : “Appartement à céder à Moscou”. L’allusion est claire : le vieil art, symbolisé par La Joconde, est réduit à un objet de troc vidé, de tout contenu ; ici encore le “soleil de la civilisation occidentale” doit être vaincu et laisser la place à la vraie réalité, au-delà des apparences. Cette irrévérence à l’égard des modèles de la Beauté a été fortement marquée chez Malévitch par le futurisme italien. On retrouve chez le peintre russe la même haine que chez Marinetti pour “les jambons des Apollons” ou les “Vénus impudiques”. L’attentat contre la Joconde vient aussi de Marinetti qui la définissait en 1913 comme “Gioconda Acqua Purgativa Italiana” (22). Malévitch déclarait en 1915 :
“Si les maîtres de la Renaissance avaient découvert la surface picturale, elle aurait été supérieure et aurait eu plus de prix que n’importe quelle Madone ou Joconde.” (23)
Le geste “iconoclaste” qui biffe, tels des graffiti, la tête et la gorge de Mona Lisa trouve sa justification dans l’aphorisme du peintre :
“Un visage peint sur un tableau donne une parodie pitoyable de la vie et cette allusion n’est qu’un rappel du vivant.” (24)
Poursuivant sa confrontation du figuratif et de l’abstrait, l’auteur de Composition avec Mona Lisa règle définitivement ses comptes (et ceux de toute l’avant-garde russe) avec la Renaissance. L’œuvre donne la version sans-objet de Mona Lisa. A la place de la tête et de la gorge – des quadrilatères; à la place du buste – un triangle; à la place de l’arrondi de la poitrine – un cylindre (comme dans Le Garde et Guerrier de 1er rang) et des courbes, dont celle d’un grand S latin qui est une ferrure de liaison (de même que dans l’Esquisse pour “Guerrier de 1er rang” (25)). On mesure toute la différence qui sépare l’image paradigmatique de Malévitch et le “ready-made rectifié” du LHOOQ de Marcel Duchamp en 1919, qui est fait de la reproduction retouchée au crayon de La Joconde, la retouche principale étant la moustache (qu’a si bien adoptée Dali !) dont est affublé(e) l’énigmatique Florentin(e). Un abîme sépare cette gaminerie conceptuelle et la gravité de la provocation malévitchienne. Malévitch, s’il détruit la peinture (au sens d’une “histoire de la peinture”), fait triompher le pictural en tant que tel. Il s’agit donc d’une éclipse, encore partielle, du “soleil de la civilisation occidentale”, de la Joconde, eidôlon par excellence de l’expression figurative. Le grand quadrilatère noir n’éclipse pas encore totalement les éléments disparates qui sont répartis dans une perspective cubiste à travers toute la surface plane. Mais c’est là le dernier degré vers l’éclipse totale que représente la forme nue du quadrangle noir qui surgira, sans qu’on s’y attende, à la fin de 1915.
* * *
L’image de l’homme et l’image du monde, qui s’étaient interpénétrées à partir du “réalisme transmental”, se sont définitivement réunies dans le Quadrangle noir, Visage sans visage absolu, Face impénétrable. On pense à ce passage de Denys l’Aréopagite :
“Figure qui fait toute figure dans ce qui n’a pas de figure, parce qu’elle commande à toute figure, mais infigurable dans ce qui a une figure parce qu’elle surpasse toute figure.” (26)
Dans le Quadrangle noir, l’image du monde a englouti l’image de l’homme,poussant ainsi à l’extrême la visée des cubistes qui, selon Apollinaire, était “l’expression de l’Univers” à travers la fameuse “quatrième dimension”, laquelle “figure l’immensité de l’espace s’éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé”, “est l’espace même, la dimension de l’infini.” (27) Des 49 tableaux totalement sans-objet que Malévitch présente à l’exposition “Zéro-Dix”, c’est le Quadrangle, aujourd’hui à la Galerie Trétiakov, qui fit l’effet d’une sensation. Alexandre Benois, le chef de fille des passéistes du “Monde de l’Art” s’écrie :
“Il est incontestable que le carré noir est l’icône de messieurs les futuristes posent à la place des madones et de Vénus “impudiques” ; c’est cela la “domination des forces de la nature” à laquelle mènent en toute logique non seulement le trucage futuriste avec ses hachements et sa cassure des “choses”, avec ses expériences malignes sans sensibilité, mais aussi toute notre “nouvelle” culture avec ses moyens de destruction et avec son machinisme, son “américanisme”, son règne non plus du mufle qui vient [allusion à deux pamphlets de l’écrivain symboliste Dmitri Mérejkovski (28)], mais du mufle qui est arrivé [c’était ce qu’avait revendiqué Larionov en 1912-1913 (29)] […] Cela va de soi, on s’ennuie à l’exposition des futuristes parce que toute leur œuvre, toute leur activité n’est que la négation totale du culte du vide, des ténèbres, du “rien”, du carré noir dans un cadre blanc. Les uns venaient s’occuper à casser et à hacher, voici que d’autres en ont fini avec cela, en ont fini plus généralement avec le monde, en sont venus à je ne sais quelle “autofinalité”, autrement dit au nirvana total, au froid total, au zéro total. Comment ne pas ressentir de l’ennui, surtout lorsqu’est perdu le secret des incantations après lesquelles cette hallucination et cette agitation démoniaque pourraient se dissiper, aller s’installer dans un troupeau de porcs et disparaître dans l’abîme marin.” (30)
On n’a souvent vu dans le Quadrangle noir de 1915 que le stade iconoclaste, “nihiliste”, alors que de toute évidence, ce stade est mis sans cesse en balance avec l’iconicité qu’il manifeste. Comme l’écrit Emmanuel Martineau :
“La fureur iconoclaste de Malévitch […] ne s’’exerce que sur l’imago, et laisse intact […] le champ de l’icône comme similitude rigoureusement non imitative.” (31)
Le Quadrangle trônait à l’angle de deux murs, en hauteur, telle l’icône du “beau coin” des maisons orthodoxes russes et ukrainiennes, source et génération de ce “suprématisme de la peinture” dont étaient couvertes les deux cimaises. En mai 1916, Malévitch répond à l’article d’Alexandre Benois :
“Je n’ai qu’une seule icône toute nue et sans cadre (comme ma poche), l’icône de mon temps. Mais le bonheur de ne pas vous ressembler me donne des forces pour aller de plus en plus loin dans le vide des déserts, car ce n’est qu’à cet endroit qu’est la transfiguration.” Et le finale de cette lettre : “Sur mon carré, vous ne verrez jamais le sourire d’une mignonne Psyché ! Il ne sera jamais le matelas de l’amour !” (32)
Répétons-le, du point de vue de la théologie chrétienne de l’icône, il ne peut s’agir que d’une icône hérétique, de type monophysiste, quand le divin engloutit l’humain. Mais Malévitch est un peintre de tableaux (zôgraphe) et non un peintre d’icônes (iconographe). S’il a voulu que le tableau se fasse icône, c’est évidemment par une opération purement picturale, opération qui est toute transpercée par l’action conceptuelle-philosophique-noétique.
* * *
Le réalisme que Malévitch proclame dans ses écrits, s’il n’a, de toute évidence, rien à voir avec le style réaliste, que celui-ci soit idéaliste (comme chez les Grecs ou à la Renaissance), descriptif (comme chez les Hollandais) ou socio-politique (comme au XIXe siècle), n’est pas symbolique non plus au sens d’une relation établie entre deux réalités. La nouveauté absolue du Suprématisme, c’est qu’il invente, si l’on peut risquer cette alliance de mots, une “symbolique réaliste”, et cela est non seulement possible mais réel, du fait même que ce réel sensible qui vient de disparaître dans l’abîme du mouvement coloré est traversé par les rythmes du sans-objet. C’est ainsi que Malévitch a pu donner des appellations figuratives à certaines toiles totalement non-figuratives de “Zéro-Dix” : par exemple, Réalisme pictural d’une paysanne en deux dimensions (le carré rouge) (Musée National Russe, Saint-Pétersbourg), ou Autoportrait en deux dimensions (Stedelijk Museum, Amsterdam). L’auteur nous prévient cependant dans le catalogue :
“En nommant quelques tableaux, je ne veux pas montrer que l’on doit y chercher leurs formes mais je veux montrer que les formes réelles ont été surtout considérées par moi comme des tas de masses picturales sans forme, à partir desquelles a été créé un tableau pictural qui n’a rien à voir avec la nature.”
De la sorte, s’il subsiste dans le Suprématisme une charge symbolique, elle passe à travers la sensation, mot-clef de Malévitch. “L’artiste, pour exprimer toute sa sensation du monde, n’élabore pas la couleur en forme, mais forme la sensation détermine la couleur et la forme, de sorte qu’il faut parler de la correspondance de la couleur à la sensation plutôt qu’à la forme, ou bien de la correspondance de l’une et de l’autre à la sensation.” (33) On peut ainsi interpréter le noir du Quadrangle ou de la Croix (MNAM, Paris) de 1915 comme celui des ténèbres inexpugnables de la mystique apophatique, du Deus absconditusimpénétrable à toute connaissance des sens ou de l’intellect, même à la vision angélique. De la même façon, le rouge intense de Réalisme pictural d’une paysanne en deux dimensions est comme la sensation suprême du monde paysan russe. Ce “carré rouge” est comme le visage, la face du monde paysan russe. Notons un premier trait lexical, en russe on parle du “visage de la Terre” (lico zemli). Notons encore que le rouge est identifié au Beau dans l’inconscient collectif russe : le même adjectif désignait l’un et l’autre, ce qui a laissé des traces lexicales dans la langue russe, par exemple dans le nom de la “Place Rouge” (Krasnaja ploščad’) à Moscou qui s’appelait ainsi, bien avant la Révolution de 1917, parce qu’elle était la “Belle Place”. Le “Beau Coin” (krasnyj ugol), l’endroit des icônes au haut de l’encoignure orientale de la pièce principale de toutes les maisons paysannes orthodoxes russes, est le “Coin Rouge”. Le “Beau” au sens de l’esthétique est, étymologiquement, le “Très-Rouge” (pre-krasnoe). Il est probable que dans la pensée picturale de Malévitch cette sensation rouge ait trouvé toute sa justification dans les couleurs si chantantes et si brûlantes de la peinture d’icônes. Le même rouge soutenu se retrouve dans plusieurs tableaux du suprématisme statique, soit seul, comme dans Suprématisme aux huit rectangles (Stedelijk Museum, Amsterdam), ou associé au noir, comme dans Carré noir et carré rouge du MoMA ou dans la série des trois croix peintes entre 1921 et 1927 (Stedelijk Museum, Amsterdam). Le jeu du noir, du rouge et du blanc dans les tableaux suprématistes est comme la quintessence picturale de ces mêmes rapports colorés dans la peinture d’icônes, en particulier dans l’École de Novgorod. Que l’on songe à tel Saint Georges le Victorieux où le poitrail blanc du cheval chante vigoureusement à l’unisson de l’habit rouge vif, ou bien encore à tel Saint Nicolas dont l’étole épiscopale blanche est scandée par une théorie de croix noires.
* * *
Après le carré et le cercle, c’est la croix qui est le troisième signe fondamental du Suprématisme. À l’exposition “Zéro-Dix”, seul le Quadrangle et la Croix étaient présents comme formes nues sur des toiles. Il n’y avait pas alors de cercle, Malévitch ayant pris conscience de son importance au fur et à mesure que sa réflexion picturale se développait. Dans le développement purement formel du Suprématisme, la croix peut être considérée comme l’aplatissement, la mise à plat de l’hypercube que nous trouvons dans la toile cubo-futuriste Instrument musical / Lampe (Stedelijk Museum, Amsterdam) ou sur une esquisse pour le décor de La Victoire sur le Soleil (6e tableau). Elle est le croisement en leur milieu de deux rectangles, un rectangle horizontal et un rectangle vertical, comme dans la toile Sensation de vol[Andersen 1970, planche n°68] ou dans cette toile où le bandeau rectangulaire horizontal passe, en l’éclipsant partiellement, par dessus le rectangle vertical rouge formant l’axe [Andersen 1970, planche n°69]. La croix est aussi, d’une autre perspective, un assemblage de cinq quadrilatères presque carrés, comme dans la monumentale Croix noire du MNAM de Paris. Si l’on pouvait dire que le Quadrangle était une Face, “le visage de l’art nouveau”, “l’enfant royal plein de vie” (34), la Croix était comme une Figure, la nouvelle figure de l’homme et du monde, désormais unis en une seule unité “consubstantielle et indivisible”. On remarquera qu’ici non plus il ne s’agit pas de géométrie exacte. Il y a une légère courbure des axes qui dynamise la stabilité de cette architecture cruciforme sur l’espace blanc de la toile. Comme dans le Quadrangle, il y a dans la Croix un équilibre tensionnel entre statique et dynamique. Rien ne paraît bouger et en même temps tout est prêt à s’élancer ou à s’abîmer. Comme chez Zénon d’Élée pour qui la flèche lancée ne bouge pas. Bien entendu, Malévitch n’a pu ignorer la place de la croix non seulement dans les civilisations extra-européennes, en Inde en particulier, et dans notre civilisation à dominante chrétienne. Lui, le catholique sans religion, imprégné de culture orthodoxe, à la recherche d’une nouvelle Église et d’une nouvelle figure de Dieu, ne pouvait qu’intégrer ce symbole religieux suprême, signifiant à la fois, comme le Suprématisme lui-même, la Mort et la Vie, à sa spatialisation suprématiste. La croix, c’est la croisée de la fenêtre et du visage humain. Dans les années 1920, Malévitch finira par marquer l’ovale de certains de ces visages des seuls traits cruciformes noirs. C’est ce que l’on voit également sur la série des brûlantes Méditations de Jawlensky à la fin de sa vie. Et puis la croix est aussi l’homme quand il est vertical (à la face de Dieu ou du monde), les bras à l’horizontale. On verra qu’à la fin de la vie de Malévitch cette iconographie se rencontrera fréquemment avec le dramatisme supplémentaire du crucifiement par le “Monde Figuratif” de l’homme et de l’artiste.
* * *
Malévitch revient à son cycle de la campagne des années 1910. Il reprend les motifs cubo-futuristes anciens pour les insérer dans une structure qui tient compte des acquis du Suprématisme. Ainsi, la structure est bâtie à partir de bandes colorées pour le fond et de surfaces simplifiées pour le corps des personnages (35). On note comme invariant la station verticale de ceux-ci qui occupent l’espace principal du tableau. Avec le suprématisme, l’image de l’homme et l’image du monde s’étaient rejointes dans un même rythme. Dans le post-suprématisme, l’homme se tient face à l’Univers dont les rythmes colorés le traversent. La ligne d’horizon est basse. Il n’y a pas de modelage réel de la couleur. Le retour de Malévitch à la figure d’après 1927 est en fait une synthèse où le sans-objet vient traverser des hommes représentés dans des postures d’éternité. On remarquera la place du monde paysan qui semble à nouveau envahir tout l’univers malévitchien. Comme si Malévitch, lui l’anti-constructiviste de toujours, avait prévu les conséquences perverses de l’idéologie constructiviste, à savoir l’optimisme utopique selon lequel l’homme parviendrait à maîtriser la nature grâce au progrès technique. Pour Malévitch, l’homme est la nature. Il ne peut pas la vaincre (36). Cette nouvelle nature que Malévitch annonce dans ses toiles post-suprématistes prend à nouveau la forme incarnée du monde paysan que la pensée constructiviste avait tendance à trouver réactionnaire. Malévitch semble ici rejoindre le penseur laïque chrétien Nikolaï Fiodorov pour qui, en effet, il faut inverser le mouvement qui s’est accentué avec la sauvagerie du capitalisme, qui fait que la campagne est engloutie de plus en plus par la ville, alors que c’est la campagne qui doit vaincre la ville. Bien entendu, cette défense de la campagne n’est pas une défense d’une situation socio-politique ou d’une classe sociale en tant que telle. La campagne est le lieu où la nature, en tant que physis, en tant que site de l’éclosion du monde, du sans-objet, du repos éternel, peut venir le mieux au jour. On voit ce qui sépare ce retour malévitchien à la figure et au monde de la nature (retour qui semble avoir eu lieu après le ressourcement de l’artiste dans son Ukraine natale) des kolkhoziens travestis en personnages de peinture d’icône chez les partisans de Mykhaïlo Boïtchouk, les boïtchoukistes (37). C’est eux que Malévitch vise en 1930 dans l’almanach ukrainien Avant-garde :
“Les artistes qui sont passés […] sur la voie de la peinture monumentale […] se transportent dans le monde des antiques catacombes […] [et l’artiste] revêt notre modernité des formes de la peinture monumentale de monastère […] Ignorant les voies de la peinture moderne du XXe siècle, les artistes vont vers le XVe siècle.” (38)
Nous avons vu que le visage du peintre Klioune avait fourni entre 1909 et 1913 le sujet de différentes métamorphoses stylistiques (symboliste, primitivistes géométriques, cubo-futuristes, réalistes transmentales). Après 1927, il devient le visage paradigmatique du paysan, prenant à nouveau comme structure de base les archétypes de la peinture d’icônes que sont le Pantocrator ou la Sainte Face orthodoxe (“Christ Acheïropoiète”). Cet emprunt d’une structure de base empruntée à certaines icônes n’est pas, comme les boïtchoukistes, une “tricherie avec les siècles”, selon l’expression d’Apollinaire à leur propos en 1911 (39), mais l’utilisation moderne de “cette forme supérieure de l’art paysan” :
“À travers l’art de l’icône, je compris le caractère émotionnel de l’art paysan, que j’aimais auparavant, mais dont je n’avais pas élucidé la portée et que j’avais découvert d’après l’étude des icônes.” (40)
La Tête de paysan s’inscrit sur les bandes multicolores des champs et de l’espace. Les paysannes peuplent la bande verte dans des postures rappelant le cubo-futurisme. L’espace est peuplé par des avions et une volée d’oiseaux à l’horizon au-dessus d’églises orthodoxes. Les rayures polychromiques abstraites se réfèrent à une vision aérienne des champs, comme c’est le cas dans Paysanne au visage noir (Musée National Russe, Saint-Pétersbourg). C’est l’ultime affirmation malévitchienne de la présence cosmique qui émerge à travers tous les contours de l’homme et de la nature. Le suprématisme avait fait sauter toute circonscription réaliste. Le post-suprématisme restaure la configuration visible tout en maintenant les exigences du “monde en tant que sans-objet”. L’artiste continuait ainsi une nouvelle figure de l’homme au cœur du “repos éternel du monde”.
* * *
Un regard superficiel pourrait voir dans les dernières œuvres de Malévitch une “peinture métaphysique”, voire symboliste. Si cela est vrai dans une perspective iconologique, il faut admettre que, picturologiquement, on a affaire ici à un espace iconique où tout est transpercé par la couleur, élément révélateur de la craie dimension, de la véritable mesure des choses. La couleur est pure, rigoureuse, laconique. À côté de titres indiquant brièvement le sujet (Femme au râteau, Sportifs ou Jeunes filles aux champs, tous au Musée National Russe, Saint-Pétersbourg), on trouve des dénominations comme “Compositions colorées”, qui suggèrent les intentions avant tout picturales de l’artiste. Sue ces toiles, les paysans se tiennent droit devant un horizon de champs colorés en larges bandes. La position verticale qui est, selon N. Fiodorov, la position distinguant l’homme de l’animal, est celle des croyants orthodoxes russes et ukrainiens se tenant droit, les bras le long du corps, face à Dieu et à l’éternité. Les personnages de Malévitch sont toujours représentés frontalement ; aucune allusion à un geste de travail comme dans la période “primitiviste” ou cubo-futuriste.
“Chaque tableau de ce cycle donne une impression de solennité, de monumentalité et de gravité devant ce qui se déroule, bien qu’il n’y ait aucune activité. Il semble que la Paysanne au visage noir et les autres personnages du cycle paysan sont devenus des parties constitutives organiques de l’univers suprématiste de Malévitch, qui jusqu’ici était inhabité. Créés après le suprématisme, certains travaux de ce cycle (Jeunes filles aux champs, Sportifs) gardent l’impression cosmique que produisent avec tant de netteté les tableaux non-figuratifs de l’artiste.” (41)
Le philosophe Nikolaï Berdiaev a écrit :
“L’homme russe peut faire une dévastation nihiliste aussi bien qu’une dévastation apocalyptique ; il peut se dépouiller, arracher tous les voiles et apparaître nu, aussi bien parce qu’il est nihiliste et nie tout que parce qu’il est plein de pressentiments apocalyptiques et attend la fin du monde. Chez les spectateurs russes, l’apocalyptisme s’enchevêtre et se mélange au nihilisme.” (42)
Bien que Malévitch soit polonais d’origine, toute sa complexion intellectuelle et philosophique est imprégnée de la sensibilité métaphysique russe. S’il nie Dieu, ce n’est pas au nom de l’athéisme, mais du Dieu “sans-objet” (bien proche du Deus absconditus de la théologie apophatique) :
“Ainsi cet acteur a un but, ce sont les rayons d’engloutissement, le rayon noir. Son authenticité s’y éteint, sur le prisme il n’y a qu’une petite bande noire, comme une petite fente, par laquelle nous ne voyons que les ténèbres inaccessibles à quelque lumière que ce soit, ni au soleil ni à la lumière du savoir. Dans ce noir se termine notre spectacle, c’est là qu’est entré l’acteur du monde après avoir caché ses nombreuses faces parce qu’il n’a pas de face authentique.” (43)
Pour Malévitch, la culture aussi bien capitaliste que socialiste est radicalement mal orientée. Toute sa pensée est tournée vers l’idée qu’il faut travailler à de nouveaux fondements pour la culture, dont la visée ne doit pas être le bien-être matériel à tout prix mais le monde sans-objet ou le repos éternel (44). Il en appelle ainsi à un dénudement et non à l’accumulation sauvage. C’est ainsi qu’il crée cette série de “Visages sans visages”, comme si cette annonce d’une nouvelle ère était encore bien obscure. La grande figure vêtue de blanc, au visage, aux mains et aux jambes noirs sur un ciel aux bandes obliques hachurées de bleu et de blanc a été baptisée “Paysanne”. En fait elle dépasse toute caractérisation sociologique. Elle est l’humanité, une figuration de l’Homme, de tout homme, Malévitch en particulier. La barbe est un attribut essentiel des hommes sans visage. Dans une perspective iconologique, il faut souligner que pour la tradition orthodoxe russe et ukrainienne la barbe est la marque de la dignité de l’homme.
“Ce n’est pas en vain que sur les icônes orthodoxes Dieu Sabbaoth, Jésus-Christ, les prophètes, les apôtres et tous les Pères de l’Église sont représentés avec la barbe. Pour la conscience religieuse des orthodoxes, un Christ sans barbe provoquerait un effet semblable à celui que provoquerait chez les gens de culture occidentale la représentation de l’Apollon du Belvédère avec une barbe épaisse en éventail…” (45) Le tableau Pressentiment complexe. Torse vêtu d’une chemise jaune (Musée National Russe, Saint-Pétersbourg) accentue le caractère de déréliction de l’homme “jeté dans le monde”. Le thème de la maison sans fenêtres apparaît. Malévitch a pu dire qu’il ne faisait pas de visage parce qu’il ne voyait pas l’homme de l’avenir, ou plutôt que l’avenir de l’homme était une énigme insondable. Mais bientôt cet homme sans visage va perdre ses bras, comme si le “pressentiment” se faisait tragique. On a l’impression que toutes ces figures sans bras sont dans une camisole de force, ligotées, sans possibilité d’action. Les trois Paysans (Musée National Russe, Saint-Pétersbourg) sont livrés à un pouvoir extérieur à eux. Malévitch a été sans doute le seul peintre qui ait montré la situation dramatique de la paysannerie russe au moment de la collectivisation criminelle forcée. les hommes ne sont plus que des mannequins mutilés.
* * *
La compassion de Malévitch pour la paysannerie opprimée et, à travers elle, pour l’homme russe et ukrainien bafoué est exprimée dans le dessin du Stedelijk Museum, où l’on voit un personnage en posture d’orant, sans barbe (ayant donc perdu tout signe de dignité humaine), portant la croix orthodoxe sur son visage, ses mains et ses pieds, gravée comme le sceau du martyre à l’image des Stigmates catholiques. Le visage de l’homme est désormais marqué, soit par la faucille et le marteau socialistes (la vie civile), soit par la croix (la vie spirituelle), soit par le cercueil noir (le monde sans-objet). De multiples griffonnages montrent obsessionnellement l’homme réduit à des signes, devant sa tombe, ou à côté de maisons d’où toute une vie est partie, jusqu’à cet Homme qui court (MNAM, Paris), situé entre l’épée du monde social et la croix de la souffrance. Les personnages crucifiés se font de plus en plus insistants. Dès 1918, d’après le témoignage d’Antoine Pevsner, la croix hantait le fondateur du Suprématisme. Lors de l’enterrement de son élève préférée Olga Rozanova :
“Malévitch, qui marchait à l’avant-garde avec un drapeau noir sur lequel était cousu un carré blanc, était impressionnant. Près du cimetière, je m’approchai de lui. Il portait de longues bottes de feutre beaucoup trop grandes pour lui. Son corps semblait s’y noyer jusqu’au ventre. Avec les grosses larmes qui s’accumulaient sur son visage amaigri, cela lui donnait une allure tragique et pitoyable. Quand il me vit, il me dit tout bas : “Nous serons tous crucifiés. Ma croix, je l’ai déjà préparée. Tu l’as sûrement remarquée dans mes tableaux.”” (46)
* * *
Les nombreux portraits que Malévitch fit à la fin de sa vie se partagent entre des représentations de personnes réelles et celles de figures emblématiques. Les yeux sont, comme dans la peinture d’icônes, largement ouverts, ils regardent de l’intérieur, à travers le visible, la vraie réalité. Pour cette période, Malévitch a utilisé l’appellation de “supranaturalisme”. Son aspiration était donc de faire intervenir le suprématisme dans une structure de base “naturaliste”. On note d’ailleurs que le naturalisme prend de plus en plus le pas sur le suprématisme à partir de 1933. Il s’agit ici d’un essai d’adaptation du suprématisme à la culture picturale “réaliste”, exigée de façon de plus en plus insistante par le régime, ou plutôt d’une tentative pour transfigurer le naturalisme par le suprématisme. Cela donne des œuvres tout à fait singulières, dans le concert de l’art néo-réaliste européen de la fin des années 20 et du début des années 30. À part le hiératisme des poses et la fixité du regard, on est frappé par l’exotisme de l’habillement dont l’artiste vêt ses personnages réels ou imaginaires. Ce sont des vêtements totalement inédits, même s’ils évoquent la Renaissance, ils sont inventés pour l’homme d’une société à venir. Le critique Pounine, comme la femme de l’artiste, ont l’habit des suprématistes. L’œuvre baptisée par les gens de musée “Jeune fille au peigne” (Galerie Trétiakov, Moscou) ne comporte aucun “peigne” mais des formes suprématistes pures qui s’insèrent dans le crâne de la jeune fille, comme le faisait jadis la scie du constructeur dans le Portrait perfectionné d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov, dans l’Aviateur ou Un Anglais à Moscou. Malévitch réinterprète la polychromie suprématiste dans des couleurs franches où se combinent des associations rouge-noir, rouge-vert, bleu-vert, bleu-jaune, vert-jaune. Les visages imaginaires sont “hyper-réalistes” à la limite du kitsch, comme dans Jeune fille à la barre rouge (Galerie Trétiakov, Moscou) ou Travailleuse (Musée National Russe, Saint-Pétersbourg). Les portraits de personnes réelles, malgré leur réalisme, ne cherchent pas à donner une image psychologique mais une vision intemporelle. Le Portrait d’Anna Alexandrovna Léporskaïa, en revanche, est marqué sinon par le psychologisme, du moins par la sensualité de la description de la gorge du modèle, lequel ne porte pas d’habit suprématiste. C’est dans cette manière naturaliste sans immixtion suprématiste que seront peints en 1934 les derniers portraits de sa fille Ouna, de sa femme ou de son ami Pavlov. Mais l’œuvre peut-être la plus étonnante, la plus émouvante aussi, marquée au sceau du tragique, c’est l’Autoportrait de 1933 (Musée National Russe, Saint-Pétersbourg). La structure de base de ce tableau est l’archétype iconographique de la Mère de Dieu Hodighitria, c’est-à-dire de la Théotokos faisant un geste de la main vers son Fils, vers la Voie; elle est “Hodighitria”, celle qui montre le Chemin, la Voie. Eh bien, Malévitch a pris ce moule pour se représenter. Il n’y a là aucune ironie futuriste, dont l’artiste était par ailleurs friand. Juste cet humour grave qui le caractérise tout au long de son œuvre. Il s’est naturellement identifié à Celui qui montre la Voie, il s’est, pour mieux dire, approprié ce modèle métaphorique : et la Voie, le Chemin vers lequel Malévitch montre et qui n’est évidemment pas figuré, comment ne pas penser que c’est le monde sans-objet auquel il a œuvré et qui est symbolisé par un carré noir dans un carré, signature de plusieurs œuvres de cette époque. L’écartement du pouce par rapport aux autres doigts donne le contour d’un carré. La structure est géométrique (les triangles blancs du col, noirs du vêtement supérieur, contrastent avec le rythme des raies vertes). L’alternance du vert et du rouge est une constante de la gamme malévitchienne. Le tragique et la grandeur de cet autoportrait vient de ce geste qui désigne l’Absence. De plus l’habit de la Renaissance dont s’est revêtu l’artiste est celui du Réformateur, d’un Jan Hus par exemple. Cette image que Malévitch nous a laissée à la fin de sa vie résume tout ce que Malévitch avait conscience d’avoir apporté à l’histoire du pictural, avec un sentiment plus aigu de l’incompréhension, de la solitude, de la déréliction, le sentiment aussi que l’homme est réduit à un geste. Cela est évident dans la Travailleuse qui est en réalité une “maternité” d’où l’enfant est absent. Cette pensée de l’Absence est celle du Suprématisme qui reconnaissait le monde vidé d’objets comme manifestation de la vraie réalité. Dans le post-suprématisme, c’est l’absence de la vraie réalité qui émerge dans une expression désespérément tragique. La vraie réalité est désignée mais, désormais, elle échappe à l’homme.
Jean-Claude Marcadé
Conférence donnée à la National Gallery of Art de Washington, DC, le 5 octobre 1990
Notes :
(1) Le “loubok” est une image populaire russe, le plus souvent xylographie coloriée qui, du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, a eu une esthétique primitiviste, anti-perspectiviste, satirique, humoristique ou didactique.
(2) K. Malévitch, “Enfance et adolescence. Chapitres de l’autobiographie de l’artiste”, in Actes du Colloque International Kazimir Malévitch tenu au Centre Pompidou, Musée National d’Art Moderne (ed. J.-Cl. Marcadé), (Lausanne : 1979), 163
(3) Voir : K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur (Lausanne : 1981), 63-65, 67-70, 72-74, 76-80, 91, 98-100
(4) Voir à ce sujet : Leonid Ouspensky, Vladimir Lossky, The Meaning of Icons (Bern/Olton : 1952 – Revised Edition, New York : 1982, 1983, 1989); L. Ouspensky, La Théologie de l’icône dans l’Église Orthodoxe (Paris : 1982); L. Ouspensky, La Théologie de l’icône dans l’Église Orthodoxe (Paris : 1982); F. Boespflug, N. Lossky, Nicée II. 787-1987. Douze siècles d’images religieuses (Paris : 1987); Nicéphore, Discours contre les iconoclastes (Paris : 1989); L. A. Uspenskij, Bogoslovie ikony Pravoslavnoj Cerkvi (Moskva : 1989); Ephrem Yon, Philippe Sers, Les Saintes Icônes. Une nouvelle interprétation (Paris : 1990)
(5) Sur le portrait funéraire ukrainien, voir : Valentine Marcadé, Art d’Ukraine (Lausanne : 1990), 79-84
(6) K. Malévitch, Écrits II. Le miroir suprématiste(Lausanne : 1977), 74
(7) Emmanuel Martineau, “Malévitch et l’énigme cubiste. 36 propositions en marge Des nouveaux systèmes en art”, in Actes du Colloque International Kazimir Malévitch (Lausanne : 1979), 70
(8) Emmanuel Martineau, Malévitch et la philosophie (Lausanne : 1977)
(9) Nikolaï Berdiaev, “Picasso”, Sophia, 1914, n°3 [repris dans le livre de Berdiaev, Krizis iskusstva(Moskva : 1918)]
(10) Voir le “montage” photographique dans : Jean-Claude Marcadé, Malévitch (Paris : 1990), 90-91
(11) Marcadé, 1990, 90 (n°120)
(12) Marcadé, 1990, 91
(13) Marcadé, 1990, 91 (n°127)
(14) Marcadé, 1990, 91 (n°129)
(15) Malevich (catalogue Los Angeles : 1990), 130 (n°109)
(16) T. Andersen, Malevich (Amsterdam : 1970), 22
(17) K. Malewitsch, Die gegendstanslose Welt(München : 1927), 15
(18) G. I. Rossolino, Iskusstvo, Bol’nye nervy i Vospitanie (L’Art, les Nerfs malades et l’Éducation), (Moskva : 1901)
(19) Malévitch, 1981, 56
(20) Voir note 9
(21) K. Maljevyc, “Sproba vyznačennja zaležnosti miž koljorom to formoju v maljarstvi” (Essai pour déterminer l’interdépendance de la couleur et de la forme en peinture), Nova Generacija (Xarkiv), 1930, n°6-7
(22) F. T. Marinetti, “Le Music-Hall” (1913), in : Giovanni Lista, Futurisme. Manifestes. Documents. Proclamations (Lausanne : 1973), 254
(23) K. Malévitch, “Du Cubisme et du Futurisme au Suprématisme. Le nouveau réalisme pictural”, in Écrits I. De Cézanne au Suprématisme (Lausanne : 1974), 56
(24) Malévitch, 1974, 58
(25) Marcadé, 1990, 118 (n°175)
(26) Denys l’Aréopagite, Peri tôn theôn onomatôn, Migne, P.G. II, 10, 648 c
(27) Apollinaire, Les Peintres cubistes, Méditations esthétiques (1913)
(28) D. Merejkovskij, Grjaduščij xam (Le Mufle qui vient), (Sankt-Petersburg : 1906) et “Ešče novyj šag grjaduščero xama” (Un nouveau pas du mufle qui vient), Russkoe slovo, 29 juin (12 juillet) 1914
(29) Larionov avait affirmé : “Le mufle longtemps attendu est arrivé et il s’est étonné…” (Voir l’article de S. Makovskij «L’art ‘moderne’ et la ‘quatrième dimension’», Apollon, 1913, n°7)
(30) A. Benois, “Poslednjaja futurističeskaja vystavka” (La dernière exposition futuriste), Reč’(Petrograd), 9 (21) janvier 1916 [traduction française dans : Malévitch, 1977, 156-157]
(31) Malévitch, 1977, 33
(32) Malévitch, 1977, 46, 48
(33) Malévitch, 1977, 118
(34) Malévitch, 1974, 67
(35) Dimitrij Gorbačev voit dans les bandes colorées, sur les tableaux de Malévitch de la fin des années 1920, une influence des rayures sur les tapis ou les tissus ukrainiens de Podolie (“Vspominali Ukrainu : On i ja byli ukraincy (Iz biografii Kazimira Maleviča)” [“Nous parlions de l’Ukraine. Lui et moi étions ukrainiens” (Pages de la biographie de Kazimir Malévitch)], Russkaja mysl’ (Paris), n°3856, 30 novembre 1990, p.14
(36) Malévitch, 1974, 83 ; sur ce sujet, voir : Ingold Felix Philipp, “Kunst und Œkonomie. Zur Begründung der suprematistischen Æstethik bei Kazimir Malevic”, Wiener Slawistischer Almanach, vol.4, 1979 et vol.12, 1983 ; Marcadé Jean-Claude, “Le Suprématisme de K. S. Malévič ou l’art comme réalisation de la vie”, Revue des Études Slaves, t.56, fasc.1, 1984
(37) Mudrak Myroslava M., The New Generation and Artistic Modernism in the Ukraine (Ann Harbor, Michigan : 1986) ; Valentine Marcadé, 1990, 205-207
(38) K. Maljevyč, “Arxitectura, stankove maljarstvo ta skul’ptura” (L’architecture, la peinture de chevalet et la sculpture), Avangard – al’manax proletarskyx mysciv novoï generaciï, n°b, kviten’ 1930 (Kyïv)
(39) G. Apollinaire, Chroniques d’art (1902-1918), (Paris : 1960), 167
(40) Malévitch, 1979, 164
(41) Jewgeni F. Kowtun, “Kasimir Malewitsch und seine künstlerische Entwicklung”, in Kasimir Malewitsch (1878-1935). Werke aus sowjetischen Sammlungen (catalogue Kunsthalle Düsseldorf : 1980), 35
(42) N. Berdjaev, “Duxi russkoj revoljucii” (Les esprits de la révolution russe), in Iz glubiny (De Profundis) (Moskva : 1918)
(43) Malévitch, 1981, 100
(44) Voir : Ingold, 1979 et Marcadé, 1984
(45) Valentine Marcadé, “The Peasant Theme in the Work of Kazimir Severinovich Malevich”, in Malewitsch (catalogue Galerie Gmurzynska Köln : 1978) [en français dans Cahier Malévitch I (Lausanne : 1983), 10]
(46) Malévitch, 1977, 193