Des origines ukrainiennes
A propos de l’exposition “Sainte Russie” au Louvre, j’ai tenu cette conférence en décembre 2010 à l’Université Jules Verne à Amiens
jean-claude marcadéDes confusions lexicales idéologiques, débouchant sur une traduction « cavalière », au nom d’une problématique « identité nationale » : Svjataja Rus’, devenue au Louvre Svjataja Rossija
Il sera question ici, non de mettre en question la qualité de l’exposition qui s’est tenue au Louvre, dans la cadre de l’Année franco-russe, sous le titre « Sainte Russie », mais de contester avec force cette appellation qui a plus à voir avec la conjoncture politique qu’avec la vérité historique.
Du point de vue purement esthétique, cette exposition était remarquable par la beauté des objets et des documents exposés. Pour ce qui est de la peinture d’icônes, il n’est pas commun de voir réunis non seulement les icônes très connues par les nombreuses publications des insignes fonds du Musée national russe et de la Galerie nationale Trétiakov, mais également des œuvres des musées de province de la Fédération russe qui contiennent des trésors, comme ceux de Novgorod, de Iaroslavl, de Souzdal-Vladimir, de Vologda, de Solvytchégodsk, du musée national près le monastère Saint-Cyrille du Lac Blanc et des prêts de beaucoup d’autres musées et bibliothèques des deux capitales de la Russie ainsi que de plusieurs villes européennes. Cette énumération des lieux d’où provenaient les œuvres exposées est impressionnante et dit à elle seule l’ampleur de l’investigation.
On s’attendait dans ces conditions à visiter dans un musée de l’importance universelle du Louvre une exposition de peinture qui aurait permis d’avancer dans la connaissance des différentes écoles artistiques depuis la Rous’ kiévienne à la Rus’ moscovite et à l’Empire Russe, du Xème siècle au début du XVIIIème. Est-il besoin de le dire, les écoles artistiques de Kiev, de Galicie-Volynie, de Sub-Carpatie, de Novgorod, de Pskov, de Moscou, de Iaroslavl, de Rostov-Souzdal, de Carélie et autres, ont chacune des traits distinctifs qu’il aurait été du plus haut intérêt de faire connaître à un public français qui a de la peine à s’y retrouver dans l’immense mosaïque de la peinture d’icônes, créée dans les pays orthodoxes et plus spécialement dans le monde slave russien. On connaît relativement bien dans l’art sacré de l’Italie les écoles siennoises, ombriennes, vénitiennes, florentines romaines, liguriennes, lombardes et autres, et on aurait besoin pour l’art né sur les territoires russiens – l’Ukraine, la Russie, la Biélorous’ – c’est-à-dire ceux de la Svjataja Rus’, d’avoir quelques éléments de connaissance et de réflexion, autrement le public reçoit cette peinture comme un magma d’où ne ressortent que les sujets de la hiérohistoire orthodoxe.
Ce ne sont pas les études qui manquent – tout une bibliothèque en russe, depuis leurs débuts dans la seconde moitié du XIXème siècle ; notons que la nouvelle de Leskov Zapečatlennyj Angel de 1873 comporte de façon embryonnaire certes, une indication sur les diverses écoles russes :
«[Иконопись] это дело, художество божественное, и у нас есть таковые любители из самых мужичков, что не только все школы, в чём, например, одна от другой отличаются в письмах : устюжские или новгородские, московские или вологодские, сибирские либо строгановские, и даже в одной и той же школе известных старых мастеров русских рукомесло одно от другого без ошибки отличают.»[1]
D’ailleurs, la bibliographie à la fin du catalogue Sainte Russie permet de se rendre compte de la foison de la littérature sur le sujet. Et la recherche française a été parmi les pionnières au début du XXème siècle avec, en 1921, le livre classique de Louis Réau L’art russe des origines à Pierre le Grand : cette somme est, certes, sur beaucoup de points datée et lacunaire par rapport à ce que l’histoire de l’art connaît aujourd’hui sur le sujet. D’autre part, fidèle à l’histoire de l’art dans l’Empire Russe, il ne fait aucune distinction lexicale entre l’adjectif issu de Rus’ et celui issu de Rossija, tout est «russe» depuis 862 juqu’à 1650. De plus, nous ne saurions être d’accord aujourd’hui sur quelques jugements esthétiques globaux de l’auteur qui parle de «l’infériorité relative de l’art russe» par rapport aux arts occidentaux, voire japonais ou islamiques, et cela à cause «de son manque de rayonnement»[2], le tout accompagné de généralités sur les influences du sol, du climat, tout à fait dans la ligne de la philosophie de l’art de Taine. Il eût fallu un Paul Valéry pour sortir de ses mises en rapport de l’art avec autre chose que lui-même, dans son être, dans sa présence, dans son aura propre. L’art de gauche russe, des années 1910-1920, a fait faire, de ce point de vue, une avancée capitale dans la perception de la peinture d’icônes comme un des sites essentiels de l’art universel.
Malgré tout, L’art russe des origines à Pierre le Grand comporte beaucoup d’analyses remarquables des écoles et des oeuvres avec un accent mis sur l’architecture russienne qui lui paraît être la production la plus originale de la période d’avant Pierre Ier.
Il ne fait aucun doute que l’imposant catalogue du Louvre restera un ouvrage de référence par la qualité de la plupart des articles et l’amplitude des domaines explorés et ce, malgré les reproductions systématiquement assombries de la majorité des icônes – ce qui est une triste spécialité de beaucoup de catalogues du Louvre, de façon générale! Les articles sur l’art accompagnent le schéma historique principal, depuis «la peinture prémongole» jusqu’à l’école de Stroganov au XVIIème-XVIIIème siècles, en passant par Roubliov et Dionissii (curieusement Théophane le Grec n’est présent qu’épisodiquement). Les reproductions illustrant les articles ne comportent systématiquement aucune date de création, ce qui ne facilite pas la lecture, d’autant plus que seules sont datées les oeuvres du catalogue, lequel n’est pas dans une section continue à part, mais inséré, selon les exigences typographiques, dans des cahiers entre les articles et force à des manipulations fastidieuses pour le trouver…Cela rend encore plus obscure une lecture un minimum cohérente de l’histoire de la peinture d’icônes.
Mais d’ailleurs il ne s’agit pas essentiellement dans l’exposition du Louvre de l’histoire de l’art sacré russien, pourtant l’élément central de la sainteté russe, et ce, malgré le sous titre du catalogue L’art russe des origines à Pierre le Grand qui reprend exactement le titre du livre de Louis Réau. En fait, il s’agit explicitement d’utiliser des oeuvres d’art pour illustrer une histoire, au sens heidegerrien de Historie, celle de la Russie de ses origines à Pierre, dit le Grand. Les huit sections qui scandent cette histoire, depuis «La Conversion» (le fameux Kreščenie Rusi) jusqu’au chapitre intitulé „De Michel Ier Romanov à Pierre le Grand“ qui déroule de façon linéaire, on pourrait dire téléologique a posteriori, l’avènement de Moscou et le triomphe de la Moskovskaja Rus‘ sur toutes les principautés russiennes. Cela était particulièrement flagrant dans l’exposition. Le paradoxe de cette présentation, c’est que Moscou doit céder la place dès 1703 à Saint-Pétersbourg.
Ainsi, „Sainte Russie“ se voulait avant tout historique, les documents et les oeuvres d’art servant à enluminer ce canevas historique. Chacun des huit chapitres est introduit par un article de l’éminent historien de la Rus‘, notre collègue Pierre Goneau dont on ne saurait mettre en doute l’érudition, la compétence et l’autorité en ce domaine. Pour élargir cette question, je soulignerai que c’est maintenant une habitude quasi universelle, depuis une vingtaine d’années (le modèle étant venu des Etats-Unis) d’organiser des expositions selon des thèmes et malheureusement, souvent, l’anecdote thématique, certes plus populaire et propice à attirer des visiteurs, prime sur l’aspect purement artistique. Dans le cas de l’art sacré de la Rus‘, il aurait été sage de suivre les conseils de Louis Réau qui regrette que les „divisions traditionnelles de l’histoire de l’art russe [soient] uniquement basées sur l’évolution politique. Mais l’art et la politique ne concordent pas toujours. L’histoire des styles ne se laisse pas enfermer dans les cadres rigides d’un règne ou d’une dynastie.“[3]
La responsabilité du choix de l’intitulé „Sainte Russie“ est sans doute collective. Ce choix est de nature commerciale pour attirer le chaland et l’on sait que les musées sont friands de ces titres aguicheurs qui ternissent souvent des contenus de grande valeur. Il n’en reste pas moins que cette appellation, précisément du point de vue historique où se plaçait délibérément l’exposition du Louvre, est tout simplement inadmissible, car subrepticement falsificatrice, puisqu’elle était présentée dans le cadre de l’année franco-russe, et donc était censée présenter la seule Russie dans son histoire et son art religieux orthodoxe.
De quoi s’agit-il?
„Sainte Russie“ est évidemment la traduction de Svjataja Rus‘. Habituellement, le titre d’une exposition est justifié, argumenté. Nulle part dans le catalogue il n’y a le commencement d’une explication de cette dénomination. Et pour cause… Pierre Gonneau, un des commissaires de l’exposition, qui s’est à juste titre enthousiasmé pour la richesse des objets exposés et le caractère exceptionnel de plusieurs, a pu écrire, non dans le catalogue, mais dans la Lettre du Centre d’Etudes Slaves de juin 2010, ceci : „Les organisateurs de cette manifestation [L’exposition „Sainte Russie“] ne pouvaient se contenter de lancer la fameuse expression ‚Sainte Russie‘ comme une évidence, surtout sous la forme française qui confond cavalièrement Русь et Россия, sans s’interroger sur son histoire et ses usages. Tel était le but du colloque ‘L’invention de la Sainte Russie/Идея Святой Рyси‘ qui s’est tenu les 26 et 27 mars à l’Auditorium du Louvre.»[4]
La formulation est très sophistiquée pour ne pas dire «byzantine». Ainsi, Pierre Gonneau assume pleinement le fait d’avoir lancé «la fameuse expression ‘Sainte Russie’ comme une évidence». Demandons-nous pour qui cette expression «Sainte Russie» est fameuse? Est-ce pour les milliers et les milliers de visiteurs du Louvre? Je suis sûr que non! Elle n’est fameuse, sous sa forme «Svjataja Rus’» que pour les Russiens (petits, grands et blancs) et pour les russophones étrangers, spécialistes ou au fait de l’histoire des idées et de la littérature russes. Pour les commissaires et donc pour Pierre Gonneau aussi, l’expression «Sainte Russie» était une évidence. Pour qui encore une évidence? Nous y reviendrons.
La mauvaise conscience de Pierre Gonneau est, elle, évidente, car, à la différence de l’administration du Louvre impliquée dans l’affaire, il connaît sur le bout du doigt l’histoire russienne et russe et il ne suffit pas de dire dans un bulletin interne destiné aux slavisants que la traduction de Rus’ par Rossiya est «cavalière», puis d’organiser un colloque de deux jours dont on attend les actes pour enfin connaître ce qu’il en est de cette «invention de la ‘Sainte Russie’», pour s’exonérer d’une faute très grave à l’égard des autres orthodoxes que les Russes, pour en rester sur le plan religieux, puisque l’expression «Svjataja Rus’» est du domaine de l’Orthodoxie, donc là encore on constate un décalage, un sdvig, comme aurait dit le spécialiste en sdvigologija Kroutchonykh, puisque le déroulement de l’exposition était en premier lieu historique (et non religieux). Mais c’est une faute aussi, pour ne pas dire une mauvaise action, sur le plan politique. Nous y reviendrons.
D’ailleurs la totale ambiguïté, la половинчатость des propos de Pierre Gonneau se retrouve même dans les titres français et russe du colloque «L’invention de la Sainte Russie/Идея Святой Рyси». Passe pour «invention» qui peut vouloir dire que le terme «Sainte Russie» a été créé de toutes pièces par l’imagination du peuple russe, fait partie de sa mythologie nationale, ou encore que c’est quelque chose qui a été trouvé au tréfonds de l’histoire spirituelle et politique. Il n’y a pas évidemment de traduction littérale de ce titre français du Colloque, il est donc proposé un équivalent: «Идея Святой Рyси». Décidément l’ambiguïté qui a présidé à toute cette entreprise se manifeste ici encore plus fort. Ce titre est de toute évidence formé à partir de la fameuse «russkaja ideja», titre d’un livre célèbre de Berdiaev qui a été lu et relu en Occident depuis sa parution en 1946.[5] Berdiaev parle de la Russie comme d’un tout qui englobe toutes les composantes de l’Empire Russe. Il ne prend même pas la peine de distinguer la Rus’ de la Rossija car, pour lui comme pour ses contemporains, Kiev est une ville de province russe et la Russie est un bloc depuis la Kievskaja Rus’ jusqu’à l’Union Soviétique. Il peut ainsi déclarer, précisément dans Russkaja ideja :
«В русской истории есть уже пять периодов, которые дают разные образы. Есть Россия киевсвая, Россия времён татарского ига, Россия московская, Россия петровская, Россия советская.»[6]
Sous sa plume, dans ce livre, comme dans d’autres textes, par exemple dans sa petite brochure de 1915 Duša Rossii, la notion de Svjataja Rus’ s’applique de façon quasi ontologique à la Russie:
«’Ce qui est russe’, voilà le juste, le bon, le vrai, le divin. La Russie, c’est ‘la Sainte Russie’. La Russie est pécheresse mais elle reste, dans son péché, un pays saint – un pays de saints, vivant de ses idéaux de sainteté.» [7]
Ce n’est pas un historien qui parle, mais un penseur qui n’a cure des précisions lexicales. L’ Union Soviétique a entretenu la même globalisation Rus’-Rossija, même si déjà l’Ukraine et la Biélorussie étaient de jure des Républiques à part entière. Peut-on aujourd’hui, alors que l’Europe a salué l’indépendance de ces Républiques par rapport à la Fédération de Russie, continuer à identifier cette seule Russie à la Rus’. Car dans le titre du Colloque de Pierre Gonneau il y a un soupçon de confusion subreptice entre «Идея Святой Руси» et «Русская идея».
Alors d’où vient cette appellation «Svjataja Rus’»? A la page 421 du catalogue, qui en comporte 745, nous apprenons de Pierre Gonneau qu’André Kourbski apostrophe le tsar Ivan le Terrible au nom de la «Sainte Russie», et p. 422 nous apprenons que le terme utilisé par Kourbski vers 1578 est, orthographié par Pierre Gonneau à la russe, c’est-à-dire «svjatorousskaïa» avec deux «s» alors que l’adjectif rouskij, ruskaja zemlja, depuis la Povest’ vremennyx let jusqu’à la naissance de l’Empire Russe est orthographié avec un seul «s» ou bien avec «s» suivi du signe mou (rus’kij). Plus étonnante pour quelqu’un qui trouve «cavalière» la confusion entre Rus’ et Rossija, la traduction de la formule de Kourbski «Svjatorousskaïa zemlia» par… «Sainte Russie». On sait que l’homophonie entre rus’kij (avec un seul «s») pour ce qui vient de la Rus’ et russkij(avec deux «s») pour ce qui vient de la Rossija a permis l’identification de la Russie impériale avec toute la Rus’ (les métropolites, les patriarches orthodoxes et les tsars se sont dits «vseja Rusi»).[8]
Notons, de notre côté, qu’à la même époque où Kourbski utilisait l’expression святоруская земля, l’auteur anonyme de la duma cosaque ukrainienne Плач невольника [Complainte d’un captif] emploie, lui aussi, l’adjectif «Cвято-Руській» :
Визволь, Боже, бідного невольніка,
На Свято-Руський берег,
На край веселий, між народ хрищений
[Délivre, Seigneur, les pauvres captifs,
Ramène-les sur le rivage sacré, sur le rivage russien,
Dans le monde de la joie, parmi le peuple baptisé][9]
Il s’agit évidemment dans ces deux exemples de deux Rus’, mais certainement pas de la Rossija qui n’existait pas, et ces «dvi Rusi»[10] ce sont la Moskovskaja Rus’ et la Južnaja Rus‘ comme l’appelaient et l’historien ukrainien Kostomarov et le Russe Sergej Solov‘ev[11], Južnaja Rus‘ qui était, à ces époques, sous la domination lituanienne et polonaise. Marie Scherrer-Dolgorouky, la traductrice en 1947 de la duma citée, rend l’adjectif rus’kij par „russien“, ce qui me semble tout à fait approprié et prouve qu’il est possible, du moins au niveau des adjectifs, de distinguer celui qui est dérivé de Rus‘ et celui qui l’est de Rossija. Dans le catalogue de l’exposition du Louvre, il y a un progrès certain par rapport à la majorité des publications en français en la matière : Rous‘ est généralement transcrit tel quel (mais les sdvigi, les glissements, sont nombreux dans un même article où la Rous‘ devient facilement Russie). En revanche, l’adjectif est traduit de façon systématique par „russe“ alors que le mot „russien“ est entré dans l’usage, sinon courant du moins suffisamment probant. On appelait dans l’Empire Russe les Ukrainiens des Malorossy, ce qui était traduit par Petit-Russien[12]. Il est donc possible, en français, d’indiquer, au niveau de l’adjectif, ce qui est russien et ce qui est russe. Notons qu’aujourd’hui, dans la Fédération de Russie, on distingue les adjectifs rossijskij et russkij, les substantifs rossijanin et russkij, pour désigner dans le premier cas les citoyens non russes de la Fédération et ceux qui sont de nationalité russe. Et, officiellement, on distingue dans la littérature historique ce qui est de la Rus‘ et ce qui est de la Rossija. A l’époque soviétique, était développée la théorie mythologisée des trois branches issues de la Rus‘ : Russie, Ukraine, Biélorussie. Dans le même temps, on entretenait dans tous les prospectus touristiques la formule „Kiev mat‘ gorodov russkix“ comme „Kiev mère des villes russes“, alors que l’on sait que c’est le prince kiévien Oleg qui, selon la Chronique, aurait ainsi appelé, au Xème siècle, la capitale de sa principauté, et qu’il faut donc traduire ce texte par : „Kiev mère des villes russiennes“…
Au fond, les organisateurs du Louvre ont repris un titre qui avait fait l’objet, en 1994, d’un livre, magnifique par la qualité de ses reproductions, paru à l’Imprimerie Nationale, La Sainte Russie, avec des textes des éminents spécialistes Dimitri Likhatchev, Guéorgui Wagner, Rouslan Skrynnikov et Ghérold Vzdornov, ce dernier ayant également participé au catalogue du Louvre. Pour eux – tout est russe d’un bout à l’autre. Guérold Vzdornov peut ainsi affirmer dans le catalogue du Louvre des choses comme : „L’histoire de la peinture en Russie commence avec l’église de la Dîme à Kiev“!…[13]
Cela pouvait passer dans le livre La Sainte Russie dont le titre, paradoxalement, est moins choquant que celui du catalogue du Louvre Sainte Russie. L’article défini La Sainte Russie indique qu’il s’agit d’un ensemble et n’en exclut pas toutes les composantes. Dans le cas de Sainte Russie, l’absence de l’article défini, le fait que cette manifestation est exclusivement consacrée à la Russie dans le cadre de l’année croisée franco-russe, montrent à l’évidence que le titre original russe Svjataja rus‘ est bien approprié par la seule Russie et devient, en traduction littérale à partir du français, Svjataja Rossija.
La Svjataja Rus‘, c’est la Russie dans son essence chrétienne orthodoxe. Les slavophiles et les nationalistes de tout crin s’en sont emparé au XIXème siècle, au XXème et aujourd’hui encore. A l’origine, c’était une appellation de combat contre les envahisseurs et les ennemis non baptisés, en particulier les Ottomans, les hérétiques catholiques, voire les juifs. Il est significatif que Berdiaev, qui n’est pas un slavophile, proclame que la Sainte Russie est au coeur de l’âme russe pendant les Première et seconde guerre mondiale, face à l’envahisseur germanique. Il a été également un slogan au XIXème siècle pour définir l’identité nationale russe, laquelle s’est construite sur une russification à outrance de tous les allogènes de l’Empire, tout particulièrement de l’Ukraine dont le territoire a été le berceau de l’Orthodoxie de tous les Russiens avec sa Laure des Grottes à Kiev.[14]
Ajourd’hui, la Russie fédérale a de la peine à se défaire de ses vieux démons impériaux et pourtant, il faut qu’elle s’y fasse, maintenant que l’Ukraine et la Biélarous‘ sont devenus indépendantes et ne font plus partie administrativement de la Fédération de Russie. Le mot „ukrainien“ ne passe pas dans la bouche de trop nombreux Russes de l’intelligentsia. Je pourrais citer plusieurs exemples que j’ai pu constater au cours de ses vingt dernières années. Le mot „ukrainien“ est aussi difficile à avaler pour beaucoup de Russes que le mot „grec“ pour les Turcs lorsqu’ils parlent de leur histoire.
Dans le catalogue Sainte Russie, seul Pierre Gonneau consacre quelques lignes minimales à l’Ukraine en prononçant son nom. Nulle part n’est indiqué, entre mille exemples, que „ la connaissance des langues latine et grecque a été importée dans la Moscovie par les savants ukrainiens de l’Académie spirituelle de Kiev“[15] Il est assez violent de constater qu’au chapitre sur l’architecture moscovite de la fin du XVIIème siècle et du tout début du XVIIIème, à propos du „baroque moscovite“, aucune mention n’est faite d’une quelconque influence de l’Ukraine[16], influence qui a paru évidente à une majorité de spécialistes avant la naissance de la Fédération de Russie en 1990. Ainsi, Louis Réau :
„Le style baroque, qui pénètre par l’intermédiaire de l’Ukraine et de la Pologne, prend à Moscou un caractère particulier. Le ‚baroque moscovite‘ […] créa, sous l’influence de l’architecture en bois de l’Ukraine, un type populaire d’église à étages, dont on ne trouverait l’équivalent dans aucun autre pays d’Europe […] Moscou emprunte à l’Ukraine la disposition des trois coupoles d’est en ouest ou des cinq coupoles en forme de croix en même temps qu’une tendance au verticalisme qui s’affirme dans des constructions à étages (iarousnost) […] L‘ église à étages de Fili […] 1693 […] dérive visiblement des églises en bois de l’Ukraine […] Ce style baroque ‚ukraino-moscovite‘ marque le terme de l’évolution de l’architecture dans la vieille Russie.“[17]
A l’époque soviétique, dans la monumentale Istorija russkogo iskusstva dirigée par Igor Grabar‘ pour l’Académie des Sciences de l’URSS, l’article consacré par Mikhaïl Il’ine au „Kamennoe zodčestvo kontsa XVII veka“ discute la question des liens étroits entre les arts russe, ukrainien et biélorusse, et étudie les nombreux emprunts ukrainiens transformés en terrain moscovite. Il voit dans l’événement que représente ce que les Russes appellent „la Réunion de l’Ukraine à la Russie“ [Vossoedinie Ukraïny c Rossiej][18] sous l’hetman Bogdan Khmelnytsky en 1654, un des facteurs de cette influence.[19] Dans la bibliographie du catalogue du Louvre sont mentionnés plusieurs articles de Mikhaïl Il’in, mais pas ceux consacrés à cette influence, en particulier celui intitulé „Связи русского, украинского и белорусского искусства во второй половине 17 в.„ publié par l’Université de Moscou en 1954[20]. Cela suffit-il à montrer que les chercheurs russes se sont donnés le mot depuis la «Révolution orange» pour bannir toute référence à une possible influence ukrainienne sur les arts russes?
Remarquons encore que l’Ukraine, berceau de la Svjataja Rus’ n’a prêté aucun objet d’art ni aucun document exposés au Louvre. N’est-ce pas paradoxal[21] et, partant, significatif, alors que l’Allemagne, le Danemark, la France, l’italie, le Royaume Uni et la Suède ont été mis à contribution?
En conclusion, je me contenterai de souhaiter qu’un musée, peut-être le Louvre, consacre une exposition dont le titre ne saurait être «Sainte Ukraine», mais, par exemple : «L’art sacré en Ukraine : de Byzance au baroque», ce qui serait certainement un apport majeur et fécond à l’histoire des arts européens.
Jean-Claude Marcadé
Le Pam
Novembre 2010
[1] Лесков, Собрание сочинений в 11 томах, т. 4, с. 349
[2] Louis Réau, L’art russe des origines à Pierre le Grand, Paris, 1921, p. 14
[3] Louis Réau, L’art russe des origines à Pierre le Grand, op.cit., p. 27
[4] Pierre Gonneau, « La ‘Sainte Russie’ à Paris », Lettre du Centre d’Etudes Slaves, Paris, 2010/2(juin), p. 5
Николай Бердяев, Русская идея (основные проблемы русской мысли 19 века и начала 20 века, Paris, YMCA-PRESS, 1946
[6] Там же, с. 7
[7] Николай Бердяев, Душа России, М., И.Д. Сытин, 1915, repris dans le recueil Николай Бердяев, Судьба России. Опыты по психологии войны и национальности, М., Г.А. Леман и С.И. Сахаров, 1918, réédité dans Николай Бердяев, Падение священного русского царства, М., Астрель, 2007, с.21-42; traduction française de presque toute la première partie de cet essai dans : La question russe. Essais sur le nationalisme russe (sous la direction de Michel Niqueux), Paris, Editions Universitaire, 1992, p. 59-72 (trad. Jean-Claude Marcadé), la citation est p. 66
¦[8] Rappelons que Rossija, dont le nom en cyrillique n’apparaît qu’en 1517, est le calque exact du grec des chancelleries du Patriarcat de Constantinople pour traduire Rus’– Ρωσια . Dans les textes russiens du XVIème siècle Rus’est toujours employé en priorité, mais déjà on trouve épisodiquement Rosija (avec un seul « s ») et même Rusija qui est le calque du latin Russia, d’où la forme française Russie attestée dans les textes médiévaux (on trouve aussi Rossie)
[9] Marie Scherrer, Les dumy ukrainiennes-épopée cosaque, Paris, Klincksieck, 1947, p. 61-62
[10] C’est le titre d’un recueil d’articles, sous la direction de Larissa Ivachyna, consacrés aux rapports ukraino-russes sous l’angle historique, politique, culturel, sociopsychologique : Украïна Incognita. Дві Русі, Киïв, 2003
[11] С.М. Соловьев, Сочинения в восемнадцати томах, М., «Мысль», т. 16, с. 273
[12] Voltaire notait dans son Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre le Grand : « Les gazettes et d’autres mémoires depuis quelque temps emploient le mot de Russien, mais comme ce mot approche trop de Prussien, je m’en tiens à celui de Russe. » [cité par le Littré à l’entrée « Russien »]
[13] Sainte Russie. L’art des origines à Pierre le Grand, P. , Musée du Louvre/Somogy, 2010, p. 99
[14] Si l’on consulte le Brockhaus et Ephron de la fin du XIXème siècle et du début du Xxème, on constate que toutes les composantes de l’antique Rus’ sont englobées dans les deux volumes consacrés à l’entrée Rossija, l’entrée Rus’ y renvoyant. Sous l’Union Soviétique, l’adjectif sovetskij a remplacé l’adjectif russkij, mais petit à petit, le naturel impérial revenant au galop, sovetskij a eu tendance à sous-entendre russe.
[15] J. Meyendorff, Rome, Constantinople, Moscow : Historical Theological Studies, Crestwood, NY, SVS Press, 1996, cité ici d’après la traduction russe : Protopresviter Ioann Meyendorff, Rim, Konstantipol’, Moskva, Moscou, Pravoslavnyj Sviato-Tikhonovskij Gumanitarnyj Universitet, 2005, p. 177
[16] Dans le livre de l’Imprimerie Nationale La Sainte Russie, l’article de Rouslan Skrynnikov occulte également toute provenance «étrangère» pour le «baroque moscovite», appelé parfois «baroque Narychkine»
[17] Louis Réau, L’art russe des origines à Pierre le Grand, op.cit., p. 316, 317, 318
[18] Voir un bref résumé de la question en français dans : Valentine Marcadé, Art d’Ukraine, Lausanne, L’Age d’Homme, 1990, p. 266-273
[19] М. А. Ильин, «Каменное зодчество конца 20 века», в кн. История русского искусства, М., т. 4, 1959, c. 217 sqq
[20] М. А. Ильин, «Связи русского, украинского и белорусского искусства во второй половине 17 в.», Вестник московского университета, 1954, N° 7, c. 75-89
[21] Voir : Ю.С. Асєєв, Мистецтво Киïвскоі Русі. Архітектура. Мозаïки. Фрески. Іконостас. Декоратівно-ужиткове мистецтвo, Киів, 1989, et :
Lioudmila Miliaeva, L’icône ukrainienne. XIe-XVIIIe s.. Des sources byzantines au baroque, Bournemouth/Saint-Pétersbourg, Parkstone/Aurora, 1996 (les reprocuctions sont d’excellente qualité)