AVANT-PROPOS de ma monographie “Malévitch”, parue chez Hazan en 2016
AVA NT-PROPOS
Ma monographie sur Malévitch parue en 1990 a été le premier livre qui embrassait toute l’évolution de la création du peintre, architecte, théoricien, pédagogue et penseur polono- ukraino-russe. La nouveauté de cette monographie tenait dans le fait que, pour la première fois, étaient mises dans leur ordre réel les différentes périodes stylistiques de l’œuvre malévitchienne, ce qui, jusque-là, n’était pas pris en compte ni dans les études ni dans les expositions qui lui étaient consacrées. Cette monographie a été publiée en français et traduite en japonais. Le livre a reçu le prix des beaux livres d’art en mai 1990. Il a été rapidement épuisé .
[Jean-Claude Marcadé, Malévitch, Paris, Casterman/Nouvelles Éditions françaises, 1990.
(Une variante augmentée a paru en langue ukrainienne à Kiev en 2013 aux éditions Rodovid.)]
Plus de vingt ans se sont écoulés depuis cette parution et des événements importants ont eu lieu, surtout après la chute de l’URSS et l’accès libre aux archives, qui, jusqu’alors, étaient fermées aux chercheurs. Sont apparues de nouvelles études, des biographies, des monographies, des essais d’historiens de l’art (Charlotte Douglas, Alexandra Chatskikh, Andzej Turowski, Matthew Drutt, Irina Karassik, Tatiana Goriatchéva, Eléna Basner, Evguénia Pétrova, Dmitri Sarabianov, Dmytro Horbatchov, Rainer Crone, Serge Fauchereau, Andreï Nakov, Hans-Peter Riese, entre autres).
Selon moi, trois événements de première importance ont apporté de nouveaux matériaux pour l’étude de Malévitch :
1.Les Œuvres en cinq volumes [Sobraniyé sotchiniénii v piati tomakh] de Malévitch, Moscou, « Guiléya », 1995-2004 (sous la direction d’Alexandra Chatskikh).
2. Andréi Nakov, Kazimir Malewicz. Catalogue raisonné, Paris, Adam Biro, 2002.
3. Les deux volumes : Malévitch sur lui- même. Les contemporains sur Malévitch. Lettres. Documents. Souvenirs. Critique [Malévitch o sébié. Sovrémienniki o Malévitché. Pis’ma. Dokoumienty. Vospominaniya. Kritika], sous la direction d’Irina Vakar et de Tatiana Mikhiyenko, Moscou, RA, 2004.
Le catalogue raisonné de Nakov ne correspond guère aux règles scientifiques habituellement admises pour ce genre d’ouvrage : il mélange la trame chronologique et la trame interprétative des œuvres malévitchiennes, ce qui ne contribue pas à donner une vue claire de l’itinéraire créateur de l’artiste ; à cette exposition chaotique des faits s’ajoutent des appellations totalement arbitraires et subjectives de nombre d’œuvres particulières ou d’ensembles (sont inadéquates certaines dénominations de sections, comme, par exemple, « le suprématisme narratif », « le suprématisme éclectique », « les préoccupations cézannistes » ou « l’idylle champêtre » du Malévitch post-suprématiste, etc.). Malgré cela, ce catalogue raisonné représente un énorme travail de rassemblement de matériaux, c’est pourquoi il est un jalon important dans l’étude de la création malévitchienne ; il permettra, dans le futur, de créer une mise en ordre scientifique de toute la production du fondateur du suprématisme, après élimination de nombreuses œuvres qui y figurent indûment.
[Dans ce futur catalogue raisonné, il conviendra de réviser l’attribution à Malévitch de beaucoup d’œuvres ; on s’aidera pour cela du catalogue raisonné de l’ancienne collection d’Anna Léporskaya, assistante de Malévitch à la fin des années 1920 jusqu’à la mort de l’artiste en 1935, catalogue réalisé par un éminent pionnier des études malévitchiennes, Troels Andersen,K.S.Malevich. The Leporskaya Archive, Aarhus, Aarhus University Press, 2011 (voir en particulier le chapitre « Attributions », p. 210-214, où plus de deux cents œuvres de Malévitch introduites dans le catalogue raisonné de Nakov sont considérées par Andersen comme n’étant pas de la main du peintre ukrainien]
Il est un élément qui distingue mon travail de la majorité des autres études sur Malévitch, c’est la prise en considération des racines ukrainiennes de la poétique picturale du peintre, ce qui est passé sous silence ou est vaguement traité dans la plupart des travaux le concernant . Dans tous mes articles et livres traitant de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler « l’avant-garde russe » et dont la dénomination ne s’est établie de façon durable qu’à partir des années 1960, je distingue dans ce puissant courant novateur trois tendances ou « écoles » : les écoles de Saint-Pétersbourg, de Moscou, et l’école ukrainienne, dont font partie Alexandra Exter, David et Vladimir Bourliouk, Archipenko, Malévitch, Baranov-Rossiné et, pour une grande partie, Larionov et Tatline
La veine ukrainienne – la nature, le mode de vie quotidien et la gamme colorée – a pénétré pour toujours dans toute la complexion humaine et artistique de Malévitch. Je me souviens que, lorsque, au tout début des années 1970, nous avons, ma femme Valentine et moi, rendu visite à Moscou au constructiviste Vladimir Stenberg, celui-ci nous a parlé de Malévitch comme d’un « patriote ukrainien » ; cela m’a étonné, car je n’avais pas alors pris conscience de ce que cela pouvait vraiment signifier ! Vladimir Stenberg a ajouté que Malévitch aimait porter des habits ukrainiens et chanter des chansons ukrainiennes. Et cela se passait avant la parution, à la fin des années 1970, de l’Autobiographie de Malévitch, de 1933, dans la rédaction de Nikolaï Khardjiev, où l’artiste se définit sans détours comme ukrainien .
Un autre trait, qui pourrait paraître annexe, unit Malévitch à l’Ukraine, et plus précisément à Gogol. Je ne parle pas ici seulement de l’hyperbolisme de la poétique artistique ni de l’humour dont on trouve les traces dans les œuvres picturales et dans les textes de Malévitch. Mais je suis très frappé par le fait que pour beaucoup de spécialistes, aussi bien russes qu’étrangers, la langue de Malévitch paraît barbare, extravagante, incohérente. Nombre de personnalités dignes de foi, comme, par exemple, les célèbres penseurs et historiens de la littérature Mikhaïl Guerchenzon et Mikhaïl Bakhtine, n’étaient pas de cet avis. En effet, le style malévitchien est très « complexifié », il a quelque chose de non normatif, et, dans le même temps, il est extraordinairement expressif et efficace
[L’exposition rétrospective « Malevich » à la Tate Modern londonienne (commissariat Achim Borchardt-Hume), en 2014, a éliminé totalement et de façon voyante l’élément ukrainien dans l’œuvre de Malévitch : la deuxième salle était intitulée « A Russian Artist », quant aux dernières salles 11 et 12, elles ignoraient la « réukrainisation » de Malévitch à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Les mots « Ukraine » et « ukrainien » ont été systématiquement ignorés]
[Cf. Jean-Claude Marcadé, L’Avant-garde russe. 1907-1927, Paris, Flammarion, 1995, rééd. 2007, p. 20-22 (« École de Saint-Pétersbourg, école de Moscou, école ukrainienne »)]