Alexeï Grichtchenko sur Picasso contre Berdiaev (1917)
Toujours à l’occasion de la parution de la monographie de Vita Susak sur le peintre et essayiste ukraino-russe Alexeï/Oleksa Grichtchenko, voici la traduction d’un texte de l’artiste, que j’ai faite pour le catalogue “La Collection Chtchoukine” et dont seule une petite partie y a paru.
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Alexeï Grichtchenko
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La crise de l’art et la peinture contemporaine. À propos de la conférence de N. Berdiaev[1],
Voprossy Jivopissi [Questions de peinture], fascicule 4, Moscou, Gorodskaya tipografiya, 1917
Vive la forme – vive la peinture-vie!
La conférence-exposé de Nikolaï Berdiaev, où le philosophe russe, en présence d’une foule d’un millier de personnes, a exploité la peinture contemporaine sans qu’il y ait eu de réponse, est un phénomène très caractéristique, de façon générale, et pour le moment actuel en particulier. Je ne veux pas que la peinture reste, pendant ces jours, sans voix. Malheureusement, les circonstances m’obligent pour l’instant à un silence public. Que ces pensées imprimées, exprimées de façon fragmentaire, ne soient pas seulement “une incursion-attaque”, mais une réponse digne à un “adversaire sérieux” et à ceux qui partagent ses idées.
I
Je suis un artiste-peintre et donner mes preuves et opérer avec des faits obtenus par l’expérience. Mes observations et argumentations ont une large signification générale pour les réflexions et les motifs qui suivent.
Ce n’est pas la première année que je produis la peinture de chevalet ou, tout simplement, la peinture en tant que porteuse des premières idées et découvertes dans la sphère du mouvement de l’art en avant.
Le terme conventionnel “de chevalet” définit seulement la base première des phénomènes picturaux, la base première des processus créateurs du peintre, la base première de la perception du spectateur. Il faut chercher dans ce sens la signification la plus profonde de la peinture en tant que telle : son caractère universel, sa vitalité et la logique de son existence dans toute une série de conquêtes culturelles de l’humanité.
Sous le signe de la peinture se profilent pour la première fois les premières révolutions de la conscience et de l’esprit humains. La peinture ne peut pas périr, car, avec elle, périra non seulement l’art mais toute idée de l’homo sapiens. La peinture ne peut pas non plus périr esthétiquement : elle est trop vivace et vitale…
En développant cette idée, je réponds par là-même à beaucoup de questions sur “ce qu’est donc la peinture de chevalet ou un tableau” et, dans le même temps, je donne une définition d’une des idées, importantes de façon plus générale, sans quoi il est impossible d’arriver à aucunes déductions et conclusions précises.
Étant, par sa nature, “une forme de l’art indépendante et se suffisant à elle-même”, comme je le dis dans une de mes brochures[2], la peinture de chevalet a avant tout comme vocation de forger de nouvelles formes, de créer de nouvelles conceptions de la vie qui est en train de s’accomplir.
La sphère de la création du peintre et la sphère d’action de la peinture de chevalet ou du tableau est de nature originelle et autonome. Suivant ces sillons profonds, elle se dissocie, autant de la peinture appliquée que de tout autre art, particulièrement de la poésie pour laquelle la peinture “joue le rôle de premier messager sur la voie du renouvellement des formes”, comme je le dis dans cette brochure.
La peinture de chevalet donne à la peinture appliquée (celle des décors, des plafonds, du théâtre etc.) non seulement une idée et un esprit généraux, mais, souvent, lui dicte aussi, vraiment et directement, les moyens techniques qu’elle a acquis.
Ouvrant la conscience, incarnant celle-ci réellement dans les formes picturales concrètes sous l’aspect des tableaux, se soumettant à on ne sait quelle voix et appel impérieux parlant de l’intérieur, l’artiste-peintre a la connaissance dans son travail, instinctivement et réellement, de l’évolution du monde et de l’homme, de l’évolution de sa discipline. Par les couleurs et la construction (les formes), il imprime sur la toile, réellement-plastiquement, ses propres images – le fruit des réalisations les plus hautes de la conscience.
Plus les formes du peintre sont pures, plus les moyens employés sont parfaits (ils peuvent être simples et “grossiers”), plus sa conscience est profonde et élevée, plus sont coordonnés ces moyens et les formes de la conception, – plus forte, plus juste et de longue durée est leur action, que ce soit du côté du renouvellement du spectateur, ou sur le plan du renouvellement et de la fécondation de tout le reste de l’art.
Dans ce travail du peintre tout est important, tout croît organiquement d’une chose à une autres. La conscience, les formes, la tension de la volonté, tout est aiguisé et dirigé vers un acte des plus hauts : créer un tableau. On ne sait quelle force élémentaire dirige le peintre dans les moments finaux de la mise en forme des images au moyen de la peinture.
Souvent, contrairement à ses propres goûts, aux goûts du milieu environnant, contrairement à toutes les conditions de lieu et de temps, il tronçonne les formes picturales qui ont fait leur temps, les formes dans lesquelles ne peuvent contenir, n’entrent pas, les formes de sa nouvelle conscience.
Ici s’accomplit le travail créateur le plus intéressant, le plus actuel, autant celui du peintre lui-même que celui du spectateur, s’il est capable de ce travail important auquel l’appelle son nouveau tableau. Ici se produit la lutte terrible de l’une des parties avec l’autre. Ce faisant, c’est comme si était condensée, rendue compacte, ramassée, l’énergie humaine, – de la volonté, de l’émotion, de la conscience, de l’impulsion.
D’un côté, la force élémentaire mondiale pousse l’artiste dans le tourbillon de la vie, de la réalité, lui dicte un dilemme sévère : être vivant ou mort; d’un autre côté, la force élémentaire picturale, la force des lois de l’art pictural lui ordonne impérieusement de créer de nouvelles formes, de trouver de nouveaux procédés et moyens, pour l’incarnation d’une nouvelle conception.
De là on a deux sorties : ou bien vae victis, ou bien laetitia victoribus. Dans un cas, l’artiste vaincu intérieurement accepte les compromis, s’adapte bassement, fait des choses esthètes, non vivantes, non nécessaires, en reconstruisant les vielles formes périmées; dans l’autre, il reçoit une satisfaction suprême, la joie suprême du vainqueur, et crée de nouvelles oeuvres d’art vivantes et authentiques.
II
Ainsi, selon moi, s’affirme la personnalité de l’artiste-peintre. Le tableau exige de lui un service, une tension des forces, une conviction, une fermeté élevés. Le tableau est pour lui un Golgotha. Il l’appelle à subir des sacrifices, des privations à peine supportables, il le condamne à une solitude et des ascèses sévères.
Mais dès qu’un tableau est créé et apparaît, il exige aussi du spectateur cette même ascèse. Pour que se manifeste un effet authentique de son action, sont indispensables, la sensibilité, l’attention et la compréhension, pas seulement d’un spectateur particulier, mais de tout un groupe de personnes et de toute la société, sans parler du fait que c’est seulement dans une telle atmosphère qu’un vrai tableau est conçu et naît.
L’attention, la sensibilité et la compréhension sont exigées encore plus d’un homme qui veut questionner la peinture du point de vue de sa crise, de son développement ou de son déclin, quand il veut énoncer sa louange, sa désapprobation ou sa condamnation, argumenter ou édifier sur elle certaines solutions et déductions. À la moindre courbure, il peut dégringoler dans le précipice de l’incompréhension, de la dénaturation fatales, il peut prendre une phénomène pour un autre, peut bâtir sur du sable toutes ses connaissances chancelantes, lesquelles, au contact du vrai (istina) et de la vérité (pravda, s’écrouleront jusqu’à leurs fondements.
C’est cela qui s’est produit avec l’exposé de Berdiaev.
III
Passant à la réalité concrète, je dois en premier lieu poser la thèse suivante : il n’y a pas de crise de la peinture, il y a seulement une crise de l’approche du tableau contemporain. Berdiaev et sa conférence ont exprimé de façon caractérisée cette crise.
En effet : pendant des siècles entiers, la peinture a été la servante de l’État, de l’Église, de la philosophie. La peinture était exploitée par autant de personnes possibles, autant que celles-ci le pouvaient. Elle servait de conducteur pour renforcer les fondements-contraintes étatiques; à partir d’elle, on préparait une prédicatrice des réformes et de la morale sociales; par elle, on argumentait “les problèmes théosophiques”, illustrait l’histoire et la géographie.
On abordait et on aborde le tableau de mille divers côtés. Un seul côté est resté dans l’ombre, le côté d’où seulement se dévoilent toute la profondeur, l’essence, la richesse, la vérité du tableau, d’où le tableau est seulement un tableau et non un fouet, un verbe prédicateur, un livre, un traité philosophique et “de la poésie”.
Pendant des siècles, la peinture devait s’adapter à l’épaisseur des pensées, des tâches, des idées, des balivernes, des bouffonneries qui lui étaient imposées, porter secrètement la petite flamme de la pure forme. la petite flamme, devenue forte sous le vent de la personnalité libérée de l’artiste-peintre, s’est mise à flamber et a brûlé le bois mort et les branches sèches qui s’étaient amoncelés de tous les côtés, préparant un lieu meilleur pour une meilleure peinture future.
Ce feu qui purifie tout a, de nos jours, amené enfin le peintre au triomphe de la forme pure. Il y trouve la justification de son véritable service. Ayant refondu et soumis à l’art la nature, l’homme et les objets, ayant rejeté les objectifs, les injonctions accessoires, il donne, enfin, un espace profond aux moments dans le tableau dont la nature l’ont constamment et irrésistiblement entraîné.
Si l’on pouvait lire de toutes les façons possibles les tableaux du passé et en tirer des impressions illusoires, si l’on pouvait, auparavant, sans comprendre et sentir, créer des aspects fantomatiques de compréhension, maintenant, alors que tout s’est renversé, que tout s’est déplacé, une vraie approche, une vraie évaluation sont nécessaires pour ne pas tomber dans le désespoir et ne pas conclure avec la profonde crise de la peinture. Il était naturel que devait survenir la crise de l’approche du tableau. Et elle est survenue. Est survenue une fracture. Il n’est plus possible de traiter plus longtemps la peinture ainsi : elle restera une énigme “sinistre”, une sphinge; sa langue – expressive et pure, se transformera en hiéroglyphes. Et pareillement à la façon dont la forme pure part germer dans le terrain d’un lointain passé, de même la crise de l’approche du tableau n’a commencé ni hier, ni aujourd’hui. Cette approche s’est reflétée de façon massive et multiforme dans la conférence de Nikolaï Berdiaev.
IV
L’approche de Nikolaï Berdiaev est un procédé tellement habituel d’examiner la peinture : abstraitement, de façon programmatique, à partir de ses indices extérieurs contingents : Ce n’est pas la peinture qui est objet de connaissance, ce n’est pas un organisme vivant, autonome, avec tout l’univers de ses propres lois, émotions, sensations, avec la profonde vérité de la maîtrise des couleurs, de leur traitement, de leurs formes, de leurs lignes et de leurs combinaisons. On soutire du tableau des absolus nus, des squelettes sans chair et sang, des schémas et des formules, et dans quel but? – pour édifier sur eux un nouveau schéma, une nouvelle abstraction de la vie – pour la justification d’une théorie morte.
On ne peut pas porter un diagnostic sur la peinture avec des opuscules, des tracts. Il faut entrer dans le tableau à travers la peinture, et non à travers la littérature sur elle, quelles que soient ses propriétés et origines. “Le contenu”, le programme, la littérature (peu importe laquelle?), sans justification par la peinture – par les formes, les couleurs, la facture [texture] et la construction, sont mensonge, sont ce qui, avant tout, intrigue, horripile le spectateur ou le philosophe qui ne comprennent pas, ce qui, avant tout, ils retirent de leur lecture du tableau.
Et combien est insupportable l’atmosphère de cette lecture des oeuvres d’art, de cette soif de lire le tableau, de deviner son contenu (quelle que soit sa nature), et non pas d’avoir connaissance du tableau, grâce à un processus intuitif, dans la totalité de ses manifestations picturales! Il n’y a rien d’étonnant que beaucoup de nouveaux, habituellement mauvais, tableaux soient peints chez nous spécialement pour la curiosité des profanes. Et que, souvent, ils se transforment en “clou” qui enfièvre et intrigue. Est-ce que cela est normal? N’est-ce pas là un indicateur de toujours la même crise du rapport au tableau contemporain?
En quoi donc consiste l’attitude concrète de Nikolaï Berdiaev à l’égard de la peinture? Avant de répondre à cette question, je citerai les paroles d’André Biély, son contradicteur officiel, dans lequel le conférencier a reconnu publiquement quelqu’un qui partageait les mêmes idées que lui. À la fin de la conférence, dans une conversation privée entre le conférencier, Biély et moi-même, Biély a fait cette remarque à propos d’une des mes questions : “Et si je n’ai que faire de l’art, si je suis un barbare, un sauvage”…
Ces “sauvages” raffinés, à la scolastique morte, n’ont rien à faire de l’art, de la peinture, le tableau ne les intéresse pas du tout! Ils leur faut par la peinture justifier leur propre crise, la crise de la morale, des théories “théosophiques” éphémères et des révolutions “cosmiques”.
Est-ce qu’il n’y a pas là une exploitation de la peinture? Est-ce qu’elle n’est pas utilisée, comme une arme, comme un argument supplémentaire, au demeurant compris de façon spécifique? Si le conférencier voulait vraiment porter un diagnostic sur la peinture, la comprendre depuis son côté logique intérieur, il devait construire autrement toute la marche de ses preuves et donner de réelles preuves. Cela n’a pas été le cas. Et donc, toutes ses presciences ne sont pas convaincantes et ne sont indispensables que pour les gens ayant la même attitude que lui et le même point de vue à l’égard de la peinture, c’est-à-dire des gens incompétents qui sont sans compréhension des choses.
Est-ce que Berdiaev avait le droit de parler de crise de la peinture, est-ce qu’il a des éléments de connaissance pour cela, bref – comprend-t-il la peinture? Ni l’un, ni l’autre, ni un troisième.
V
Ce n’est pas un hasard si Nikolaï Berdiaev a commencé son exposé par la “peinture synthétique” de Čiurlionis qui, pour moi, est une billevesée individualisto-synthétique. Ce n’est pas pour rien que le conférencier et les nouveaux philosophes russes trompètent si emphatiquement “la tentative géniale de Čiurlionis (souvenons-nous de la conférence de Viatcheslav Ivanov en 1913[3]) pour synthétiser l’art”… En réalité, ses “tableaux synthétiques” sont pleins de dilettantisme et d’absence de tout principe, de mysticisme “musical” et d’astrologisme; les tableaux de Čiurlionis permettent aux philosophes de délayer sur eux leurs “jolies” allégories sentimentales et leur équilibrisme rhétorique.
Il me paraît d’ailleurs étrange de parler de “la peinture” de Čiurlionis… Mais permettez, n’est-il pas vrai que Berdiaev reconnaît Picasso, il répète son nom sur tous les modes possibles et l’a même appelé génial. La mention du nom de Picasso à la suite de celle de Čiurlionis, leur reconnaissance concomitante comme génies est, une fois de plus, un argument de poids montrant que Berdiaev ne comprend absolument rien. Čiurlionis – Picasso, ce sont des pôles, des phénomènes aux antipodes l’un de l’autre et qui s’excluent l’un l’autre. S’il a appelé Picasso génial, c’est seulement une sorte bien connue de modus dicendi, un procédé particulier d’argumentation. Derrière cette phrase catégorique se cache sa totale absence de compréhension. Les paroles du philosophe russe ne rappellent-elles pas, par leur sens, un homme qui ne comprend pas un phénomène, qui frémit devant lui et l’appelle surnaturel.
Picasso n’est pas un phénomène surnaturel. C’est un bon peintre qui a peint une série de vrais tableaux, répondant en profondeur à notre idée de la peinture, en premier lieu, et, en second lieu, sa peinture est le fruit naturel de la croissance organique de la forme et de l’évolution de la conscience de l’artiste. Ses meilleurs tableaux deviennent classiques, comme les oeuvres de Cézanne, qui faisait écumer de rage, il y a encore dix ans, les profanes.
Tel est dans la Collection Chtchoukine Le Violon où, avec une maestria admirable, est résolue la nouvelle conception du tableau, où les formes de l’objet, retravaillées en profondeur par l’artiste, sont construites en une composition claire, stylistiquement achevée et provoquant une vivante émotion; où, au moyen de la peinture, les éléments obtenus analytiquement sont introduits et soudés de façon construite dans un tout synthétique groupé; où la perspective est donnée réellement par les sections en profondeur de l’objet, où chaque petit morceau de toile est sorti de la main d’un vrai artiste.
Le caractère intégral et le caractère achevé, franchement intérieurs, sont enclos dans un cercle resserré de l’extérieur. Cette forme du tableau donne de riches possibilités à l’artiste pour dérouler sa composition.
Lorsque, en plus de ses moyens, le moment de la construction l’emporte sur les autres moments de la peinture, le cercle et l’ovale sont les formes favorites des toiles de l’artiste.
Le réalisme du Violon de Picasso est déployé dans ses nouvelles possibilités, il a reçu ses nouveaux points d’appui, non moins profonds et vrais analogiquement que les points d’appui de Cézanne, du Gréco ou bien d’un ancien maître romain [sic!] (Giotto). Ici, est seulement forgé un nouveau maillon du réalisme qui s’ajoute à la chaîne à la croissance invincible de ses formes.
Fort malheureusement, dans la galerie de S.I. Chtchoukine ce qui est sans doute la meilleure période de Picasso n’est presque pas présenté.
J’ai en vue les tableaux monochromes de l’artiste ayant une extrême compréhension contemporaine de la forme, de la facture et de la construction qui se sont épanouies sur le terrain du génie pictural français.
Tel est L’Homme à la clarinette[4] dans la collection Uhde à Paris.
Ici, la “stratification”, la “pulvérisation” des formes de l’homme ne sont pas “la stratification du cosmos”, ni “l’horreur de la décomposition de la beauté incarnée”, pour parler comme le conférencier Berdiaev. Ici, devant nous, ce ne sont pas des “monstres pliables”, – non, tout cela est plus simple et beaucoup plus important.
Il faut comprendre tout cela seulement dans l’optique de la nouvelle compréhension de la forme, d’un style particulier, lequel est appelé cubiste de manière fortuite, comme, quelques décennies plus tôt, les tableaux de Cézanne, de Monet, de Pissarro étaient baptisées du sobriquet de l’impressionnisme, qui n’embrassait pas pleinement tout le mouvement de ces remarquables artistes-peintres.
Dans le tableau L’Homme à la clarinette (voir infra) l’image de l’artiste est rendue de façon admirablement réelle au moyen de l’oscillation des formes qui s’accrochent l’une à l’autre, qui s’accroissent l’une à partir de l’autre.
L’image entre en nous non pas comme un schéma ad hoc inventé, mais comme une oeuvre créatrice où le pinceau expérimenté et vivant de l’artiste, en approfondissant (au moyen de la perspective comprise à sa façon) l’espace du tableau, en condensant et éclaircissant les masses picturales (la facture), en coordonnant les grandes formes magistrales avec les petites et les élémentaires (la composition), en aiguisant et entrelaçant les facettes et les plans (construction), – a travaillé sous la pression de la volonté et la prise de conscience de l’artiste. Voilà comment s’est créé le tableau-portrait de Picasso.
La personnalité de l’homme représenté nous intéresse peu dans ce tableau : son quotidien, son costume, sa toilette, nous sommes saisis par la combinaison des formes auxquelles il a donné son impulsion, nous sommes séduits par la structure et le mode pictural dans lesquels se font sentir la personnalité de l’artiste, sa maîtrise et l’art de notre temps.
Il y a presque trois cents ans, c’est ainsi qu’un peintre hollandais concevait sa maîtrise et ses images. Les formes de Rembrandt sont aussi peu semblables aux formes de Picasso, comme son esprit et sa prise de conscience à la prise de conscience d’un artiste de notre temps. Mais au tréfonds de l’interaction des formes, quels fils analogues lient de si différents artistes par la nature et le degré de leurs capacités!
L’ascétisme et la parcimonie colorés de Picasso sont en rapport par certains aspects avec la création du maître hollandais. L’Homme à la clarinette est peint, comme les autres oeuvres de ce type, dans une gamme monochrome. Avec presqu’une seule couleur aux nuances grisâtres-jaunâtres, tracées à travers toute la toile avec un grand sens des valeurs, de leur tendance et fuite rythmiques dans des directions et des lignes de force, sont rendues, avec des moyens apparemment pauvres, la richesse des tons, la vibration de la lumière, la richesse des possibilités de la texture.
VI
Mais, chez Picasso, il n’ y a pas mal d’oeuvres qui, tout en s’éloignant de l’esprit de la peinture française, ont donné aux profanes le prétexte de voir en lui, d’un côté – un génie, et de conclure à une crise de l’art, d’un autre côté.
Je sais pourquoi Nikolaï Berdiaev a appelé Picasso un génie. Pour la même raison que lui ont paru géniales la peinture “astrologo-synthétique” de Čiurlionis et la peinture de Vroubel avec sa “sinistre pulvérisation du monde matériel”, si l’on peut appeler leur création “de la peinture”.
Le mysticisme et “le démonisme”, voilà les principaux aspects sur lesquels Berdiaev, et il n’est pas le seul, a mis en scène toute sa compréhension de l’art de Picasso. L’élément négatif littéraire, “démoniaque” de ses tableaux mentionnés plus haut a servi de thème à Berdiaev et à ses partisans pour juger la totalité de l’art de l’artiste. Pour ne pas parler sans preuves, qu’il me soit permis de citer l’article du conférencier, “Picasso” (Sofia, 1913 [sic!][5], N°3) que l’auteur a cité dans sa conférence.
L’article commence par la description du “sinistre effroi” que produit sur l’auteur la pièce de Picasso. Le philosophe russe écrit :
“Tout se décompose et se démembre d’une manière analytique. Par ce démembrement analytique, l’artiste veut atteindre le squelette des choses, les formes dures cachées derrière des couches supérieures rendues molles. [..] Dans sa recherche de la forme géométrique des objets, du squelette des choses, Picasso en arrive à l’âge de pierre. Mais il s’agit d’un âge de pierre transparent [?][6]. La pesanteur, la raideur et la dureté des figures géométriques de Picasso n’est qu’apparence [!]. En réalité, les corps géométriques de Picasso, les squelettes du monde corporel bien constitués de petits cubes s’effondreront au moindre contact. La dernière couche du monde matériel qui s’est révélée à Picasso-artiste après que toutes les couches supérieures ont été arrachées est transparente[7] et non pas réelle. La vision pénétrante de l’artiste ne permet pas de découvrir la substantialité du monde matériel, ce monde se révèle privé de substance. Picasso démasque sans pitié l’illusion d’une beauté incarnée, objet d’une synthèse matérielle. Derrière la beauté féminine qui subjugue et qui séduit [du genre des “beautés de Bodarevski?[8]], il voit l’horreur de la décomposition et de la réduction en poussière. Parce qu’il est clairvoyant [!], son regard traverse toutes les apparences, tous les vêtements, toutes les couches superposées, et là, dans la profondeur du monde matériel, il voit ses monstres constitués de figures géométriques. Ce sont là grimaces démoniaques d’esprits figés de la nature. Si l’on va encore plus loin dans la profondeur, il n’y aura plus aucune matérialité ; là-bas, c’est déjà la constitution intérieure de la nature, une hiérarchie d’esprits.”[9]
Et le philosophe conclut ses phrases jetées de façon ampoulée :
“La crise de la peinture conduira à sortir de la chair physique, matérielle, pour atteindre un autre plan, un plan supérieur“[10] (op.cit., p. 58)
Dans ces paroles qui n’exigent pas de commentaire, “se stratifient” tout sens, la compréhension abstruse prétentieuse de la peinture passe à un “plan suprême” de son incompréhension. Berdiaev continue:
” Si l’on fait appel à la terminologie théosophique, on peut dire que la peinture passe des corps physiques aux corps éthérés et astraux. Vroubel déjà avait commencé à faire tomber en poussière de manière angoissante le corps matériel. Chez Čiurlionis, on sent le passage à un autre plan.[11] Chez Picasso, la frontière des corps physiques vacille. [Cette triade ne doit pas spécialement plaire à Picasso…] On trouve les mêmes lignes[12] chez les futuristes, dans leur mouvement au rythme accéléré. La réclame et le charlatanisme qui dénaturent l’art d’aujourd’hui ont pour causes profondes le fait que toute cristallisation de la vie tombe en poussière. Chez les impressionnistes déjà, on avait pu observer les prémices d’un certain processus de décomposition. Et cela ne provient pas du fait qu’ils s’enfonçaient dans la spiritualité, mais dans la matérialité.”[13] (p. 59)
Si Berdiaev comprenait, ne serait-ce qu’un peu, la peinture des impressionnistes, il saurait que cette “pulvérisation” a déjà commencé chez le célèbre peintre-coloriste français Delacroix, dont “la pulvérisation”, comme celle de impressionnistes, n’avait rien à voir avec les motivations et les aspirations à “l’astralité”…
“La pulvérisation” a poussé sur le sol des recherches picturales, principalement celles des possibilités coloristes, – de la force et de l’éclat de la couleur, de la richesse et de l’éclat de la langue picturale avec ses lois profondes, dont la force et la signification ont été atteintes pour la première fois par le coloriste français qui “peignait, comme un lion, déchirant de la viande”[14]…
“La pulvérisation”, l’analyse colorée – comme résultat – la généralisation, la synthèse, le rassemblement de la couleur, la saisie et l’approfondissement de la forme colorée, comme résultat de tout mouvement, – c’est un énorme pas en avant du peintre.
Est-ce qu’il ne faut pas chercher dans la surface plane, seulement dans une autre direction, l’essence de la voie et des réalisations des cubistes et des artistes qui prennent leur relève? Peut-on découvrir la présence de la crise là où justement se produisent la croissance, l’accumulation des valeurs qui jettent un vif rayon de lumière en arrière et en avant?
À celui qui monte avec cette croissance s’ouvrent des vérités simples, mais profondes, est mise en lumière la loi de la croissance invincible de la vraie énergie picturale, de l’expérience, de leur échange et d’une nouvelle construction, de leur éternité dans le sens de l’absence de perte d’une forme et d’une expérience trouvée.
Quel malentendu d’expliquer de simples phénomènes par une “profondeur” qui les déforme et les humilie, une “profondeur”, à la base de laquelle gisent une scolastique et des billevesées théosophiques.
VII
Dans sa réponse en conclusion à ses contradicteurs, Nikolaï Berdiaev faisait cet appel :”Eh bien, si quelqu’un expliquait, ce que c’est, le cubisme et le futurisme”…Comme caractéristiques sont ces paroles dans la bouche du philosophe russe, dans la bouche du visiteur des expositions des tableaux nouveaux!
On peut expliquer la doctrine philosophique, le mécanisme, le schéma, le progrès de la loi physiologique de la vie des plantes. On peut éclaircir la structure et le contenu de l’eau, mais comment expliquer un vigoureux arbre vert, un nuage flottant, une vague de la mer qui court et ondule? Comment expliquer un tableau où, derrière de simples manipulations visibles, parfois des assortiments peu complexes de couleurs, de leurs rapports, derrière la combinaison des formes, leur équilibre et balancement, sont dissimulés et entrelacés des moments créateurs centraux très importants qui ne sauraient être rendus par aucunes explications.
On peut seulement noter le plan commun des intentions de l’artiste, faire connaître ses sympathies, ses motivations et aspirations, entrouvrir par une analyse objective des couleurs et des formes ce qui est dissimulé derrière son tableau. N’est-il pas vrai que la vraie compréhension d’un vrai tableau commence là où finit toute explication et, en particulier, l’explication des profanes, qui épiloguent sur leurs “émotions” et non sur les intentions les plus essentielles de l’artiste. L’explication n’est qu’un lit, une voie, une direction justes, le long desquels s’avance le torrent vivifiant de la réception du projet de l’artiste, – à travers ses formes picturales.
Mais est-ce que l’explication du sens de ces formes intéresse quelqu’un? Est-ce que l’interprétation simple, mais uniquement juste, des motivations de l’artiste satisfait quelqu’un? Est-ce que cela intéresse quelqu’un de savoir que le cubisme a posé et résolu de manière nouvelle:
1) Problème des valeurs. Au lieu de la révélation plane décorative et aux couleurs fragmentées de leurs prédécesseurs, les cubistes ont posé leur propre révélation des formes : les valeurs, le clair-obscur, où l’arête aigüe, née du croisement des facettes diversement colorées, disaient la solidité de la forme et sa plénitude.
2) Problème de la perspective. À partir de la perspective conventionnellement absolue, qui dessine de manière mathématiquement descriptive l’espace, il a introduit dans le tableau une perspective qui rend l’espace réellement. Par des profondeurs-plans, obtenus par la section des objets, le cubisme a changé la conception géométrique de la perspective de la Grande Renaissance, la perspective du plein-air des impressionnistes.
3) Problème de la construction stable, – de la composition du tableau. l’équilibre des masses picturales (les profondeurs-sections, déroulées sur la surface de la toile, sont utilisées comme matériau pour la composition), l’effet général et la soudure construite des formes, – tout cela s’est manifesté dans le cubisme : d’un côté, en tant que réaction à l’impressionnisme avec son pleinairisme, sa légère imbrication et sa construction simple et spontanée des formes; d’un autre côté, en tant que prolongation du travail d’autres générations d’artiste, ce qui a eu comme résultat – un nouvel esprit et une nouvelle expression de la composition.
4) Problème de la facture. Le traitement de la surface plane de la toile, le rapport conscient à la façon de peindre, à l’application des couleurs en diverses couches de structure diverse, – tantôt en couches compactes et lisses, tantôt avec un relief granuleux, tantôt en couches légères et transparentes, ce traitement partait aussi bien de motivations spatiales que de l’aspiration à enrichir l’expression de la surface plane du tableau de chevalet et de lui donner une bonne qualité et valeur.
En partie, sur ce terrain, en partie, sur le terrain de l’aspiration à renforcer l’effet de manifestation de la couleur, des éléments colorés, a grandi le désir d’introduire des matériaux hétérogènes qui ont fait apparaître de façon complémentaire l’action de la peinture. (C’est ainsi que dans les anciennes icônes russes, ce qui jouait un rôle analogue, ce sont les estampages [basma] en argent, la lumière or mat, l’assiste (l’or en rayons des chasubles, des autels, des sièges), le levkas (fond d’os)[15] etc.)
5) Problème du coloris : chez les cubistes, il est construit sur de nouveaux rapports de couleurs : les tons bleu clair, lilas, roses, jaune citron, bleus, vert émeraude – la langue pleinairiste (aérienne) des impressionnistes – ont été changés chez les cubistes par des tons gris neutre, verdâtre-gris, jaunes, roux robustes, rouges, acier-sombre et noirs.
Qui est intéressé par ces objectifs très essentiels des cubistes, leurs variations individuelles et l’emploi conscient de l’expressivité d’une voie et d’une direction communes, qui est intéressé par leurs tableaux dans leur vraie et simple conception concrète?
Qui est intéressé de savoir qu’avec le futurisme a fait irruption dans la peinture tout un ordre de motivations, d’aspirations et de conceptions nouvelles (chez les Italiens, avec une nuance de littérarité), liées à l’ultra-réalité contemporaine?
Que le futurisme aspirait à mettre dans le tableau la représentation réaliste du mouvement dans une forme déployée dynamiquement?
Qu’il aspirait par l’embrouillamini extérieur des formes, – par leur accumulation, leur grotesque, leurs enchaînements et solutions inattendus, – à faire apparaître l’image de quelques traits de la contemporanéité : son tempo accéléré du mouvement, sa complexité mécanique et l’entrelacement des formes et des mouvements de la vie qui vous captivent par leur torrent tourbillonnant et la rapidité inattendue de leurs changements?
Que le futurisme a mis en avant ses propres motivations réalistes en contrepoids aux conceptions réelles-idéalistes des cubistes (principalement en direction des moyens plastiques)?
Qui est intéressé de savoir que la pensée du peintre contemporain lutte, en quête de nouvelles voies aussi bien en direction de la conception du tableau, de l’affirmation de la source vivante des formes, qu’en direction des possibilités des couleurs et de la texture : car la création, à partir d’elle-même, des formes et des éléments de la texture mène toujours au canon mort académique des constitutions de formes, semblablement au canon classique des académies pétrifiées, où ne se créent pas des valeurs artistiques, mais sont profanées les anciennes, et où sont fermées toutes les voies vers une création authentique et efficace? Le courant décadent de la peinture, avec lequel l’impressionnisme n’avait absolument rien à voir, était analogiquement une telle “création” de formes, à partir d’elles-mêmes, “jolies”, “intéressantes”, “intuitives”, de formes qui rapidement s’adaptent à la rue et provoquent chez les vrais artistes une profonde condamnation…
VIII
On nous a appris à recevoir, dans de mauvais résumés [= Nacherzählung] “divertissants”, “intéressants”, un récit, son élément verbal, littéraire (l’élément le moins important dans toute la structure du tableau), à percevoir “la poésie captivante” d’un nouveau mouvement…
Est-ce quelqu’un a réfléchi profondément au fait que la peinture doit, finalement, avoir ses propres moyens et buts, sa propre sphère d’action, que, sans tout cela, le tableau n’est pas un tableau mais seulement un autre genre de la littérature.
Est-ce que quelqu’un a pensé que, dans les moments de réception de la peinture, se créent ses propres processus cognitifs, absolument dissemblables de ceux de la réception de la poésie, de la musique etc., processus dans lesquels ce n’est pas la pensée, ce n’est pas l’activité de l’entendement qui jouent le rôle décisif, mais quelque chose d’autre et de plus important, à quoi appelle la nature du véritable art pictural.
Ici est posé le ressort principal de tout nouveau mouvement pictural, de ce “précipice” à travers lequel il faut “voler”, selon la formule de G.A. Ratchinski[16] qui présidait la conférence de Berdiaev.
Le défunt Vassili Ivanovitch Sourikov[17], qui avait de la sympathie pour les nouveaux courant picturaux, a fait remarquer un jour, en montrant des études de son dernier voyage à l’étranger, en Espagne : ” Vous parlez-là maintenant de la peinture et écrivez sur elle; à notre époque, Stassov[18] a pu louer et glorifier mes tableaux, mais je sens qu’il ne voit pas et ne comprend pas le plus essentiel”…
Est-ce que beaucoup de personnes comprennent, même maintenant, dans les tableaux de Sourikov, cet “essentiel” qu’il a réussi à faire passer derrière l’épaisseur de l’historicisme, à notre époque d’une réelle et profonde crise de l’art, dont nous comprenons, seulement à présent, dans toute leur ampleur la violence et les dimensions, à notre époque de libération de la personnalité de l’artiste et du développement de son grand art?
Nous n’avons plus maintenant aucunes “idoles”, hormis la peinture. Nous savons maintenant le prix des conseils et des semons des littérateurs, des poètes, des moralistes, des philosophes, à quelque cercle ils appartiennent, quelle que soit leur prédication.
Dans notre foi, que nous puisons dans les profondeurs de notre art, de la nature, de la réalité, personne ne nous ébranlera avec aucuns jugements “d’autorité” et des pronostics “profonds”. Parmi nous, on sera en peine de trouver un nouveau Gay[19] qui enterrerait sa vocation, réduirait en cendres son âme vivante sous le vent mortifère de la morale et de la philosophie de nouveaux Tolstoï.
Nous répondons par le mépris à toute fausse interprétation des buts de tout artiste véritable et, de plus, d’un artiste contemporain, du véritable esprit de ses nouveaux tableaux.
Nous ne “secouons pas la poussière de nos pieds” et “ne nous éloignons pas de l’Occident”, nous ne considérons pas “sa signification niveleuse, très modeste et insignifiante”. Nous considérons cela comme la bouffonnade nationalo-démagogique d’une femme peintre (Natalia Gontcharova)[20] qui, pendant toutes ces années, a peint des décors pour le ballet à Nice[21], où se rassemble l’internationale…….[22]
Nous ne sommes pas du tout convaincus que l’art contemporain russe progresse selon un tel tempo et se soit élevé à une telle hauteur…, qu’il jouera dans un prochain avenir “un rôle éminent dans la vie mondiale”, que “le temps n’est pas si éloigné quand l’Occident s’instruira ostensiblement chez nous”… Cette fanfaronnade ostensible, qui est une mauvaise survivance du slavophilisme et des Ambulants, est pour nous détestable et humiliante.
Notre route n’est pas en direction de l’Orient, dont nous ne pensons pas adapter et reconstruire les loubki [images xylographiées populaires russes][23] pour faire des tableaux de ballet, et non plus en direction de l’Occident, bien que son coeur artistique, Paris, ait pour nous du prix et nous soit cher, en tant qu’impulsion de la vie vivante, sans quoi l’art se transforme en tableautins esthétiques éphémères; Paris a du prix pour nous en tant que source de la liberté de l’esprit et de la création.
Notre voie va en direction du nouvel art vivant, où il n’y a pas de place au chauvinisme et au nationalisme ethnographique, où un vaste idéal panhumain est placé en tête.
Nous savons qu’un courant pictural est le résultat des conquêtes de toute une génération, comme, par exemple, celui de l’impressionnisme qui, dans sa patrie, a donné tout au long de ses trente années d’existence, des oeuvres d’art modestes, mais authentiques et pour cela impérissables. Chez nous, l’impressionnisme est passé en tourbillon, laissant des tableaux programmatiques-illustratifs, mal peints et pour cela éphémères. Encore plus éphémères, selon nous, sont “les théories” et “les courants” individuels, inventés ad hoc, qui comptent sur la faiblesse qu’ont les profanes pour les affiches. Tels sont le rayonnisme, le suprématisme, dans lesquels, ce qui est bien est le résultat du travail général, ce qui est déplorable et mauvais – le résultat d’une création provinciale d’ismes.
Nous méprisons la voie du mensonge et de la brigue pour faire du “bruit” et pour “la gloire”. Nous la considérons comme une pêche dans les eaux troubles des gobe-mouches, d’un public qui flâne et des esthètes-profanes, “se promenant” dans les salles d’exposition de la peinture contemporaine…
Un courant pictural est le fruit d’un travail responsable et des conquêtes de toute une génération d’artistes. Et pareillement au fait que l’organisme robuste et fort d’une plante ne peut se passer du travail des cellules secondaires (l’absence visible d’éléments peu importants se fait sentir de manière pernicieuse dans toute sa vie), de même, selon nous, dans l’organisme de la peinture, toute entreprise véritable a du prix, même si elle est modeste, et ce, lorsqu’elle est une réalisation picturale véritable. À partir de “la peinture” de Répine, de Sérov, à partir des oeuvres graphiques de Vroubel et des dessins de Somov, de Benois, de Doboujinski et de Lanceray, nous ne saurions sauter d’un seul bond dans le royaume de la forme picturale pure, malgré tout le souhait énergique et intense que nous pourrions en avoir,
Nous savons que nous sommes peu nombreux en Russie, dans le pays du provincialisme et de la décomposition, que, peut-être, nous ne réussirons pas à réaliser tout ce dont nous avons pris conscience en nous. Mais nous sommes convaincus que la voie de la peinture nous appartient, que nos idées simples seront comprises par les générations prochaines et créeront des tableaux dans l’esprit de nos conceptions et projets et peut-être que nous les créerons, ce que montrera un avenir prochain.
Nous étouffons dans l’atmosphère du débridé et séculaire commerce des tableaux et de “la création”, dans l’atmosphère de la pauvreté des vrais artistes et de la richesse des faiseurs de tableaux “solides” et “montés en épingle”…
Nous savons le prix des “réclames et du charlatanisme”. Mais nous les voyons souvent là où on veut habituellement qu’ils soient vus. Nous sommes profondément convaincus que “la réclame et le charlatanisme” sont le résultat de la vie la plus anormale qui puisse être pour l’artiste, les résultats de l’absence de vrais critère et compréhension des phénomène picturaux et des marques du mouvement nouveau. Nous voyons “la réclame et le charlatanisme” dans beaucoup d’articles sur l’art contemporain avec lesquels des auteurs, qui ne comprennent rien à la peinture, se créent une “gloire” et embrouillent les esprits par des solutions “profondément pensées” des problèmes picturaux…
J’ai déjà eu l’occasion de parler incidemment[24] de l’article honteux de Guéorgui Tchoulkov, “Les démons et la contemporanéité” qui a paru presque concomitamment avec l’article de Nikolaï Berdiaev dans la revue Sofia, dans le numéro d’Apollon consacré à la Collection Chtchoukine. (N’est-il pas étrange que les revues d’art publient des articles programmatiques sur la peinture d’auteurs qui n’ont aucun rapport avec elle? Regardez quel brouillamini introduit le rédacteur d’Apollon lui-même, à propos de la peinture, quelle confusion il y a dans sa tête, une confusion de plâtre, de loubok, de “maestria” académique et de tableaux du “Valet de carreau”)[25].
IX
Dans un des “concerts” lors de l’exposition du “Valet de carreau” (j’ai l’impression que c’est seulement pour des motifs de bienfaisance que celui-ci a admis chez lui des concerts originaux), aussitôt après la conférence de Berdiaev, j’ai rappelé à Andreï Biély ses lettres de Munich (de la fin des années 1900), où il est parlé pathétiquement des “lointains”, qui se sont ouverts à l’auteur dans l’art allemand, et ai exprimé mon point de vue sur l’influence multiforme et profonde de cet art aussi bien sur notre peinture que sur le caractère de son évaluation et compréhension surtout par nos nouveaux philosophes. L’effet fut inattendu.
À mes remarques, Andréï Biély prononça à nouveau des paroles pathétiques d’importance : “Oui, nous avons tous été élevés et avons abondamment bouilli dans le jus allemand, nous nous sommes tous imprégnés du poison de la culture allemande…”
Ce n’est qu’à présent que je me suis mis à parler de l’influence germanique dans notre art parce que le conférencier lui-même m’en a offert l’occasion. Dans la partie finale de sa conférence, il a appelé les Germains des “futuristes” et a souligné qu’ils nous battent parce que nous ne sommes pas assez futuristes…et ultérieurement il a lancé l’idée que les barbares futuristes assainissent l’art…Qui? Les Germains? Visiblement, oui…[26]
Cette étrange affirmation, qui a été comprise de cette façon par beaucoup, ne fut pas pour moi une surprise. Depuis longtemps déjà ne doute pas de ce lien profondément négatif qui est tendu par mille fils entre les artistes russes et allemands, entre les philosophes allemands et russes, surtout dans la sphère de la compréhension et de l’interprétation par eux de l’art. La figure de Nikolaï Berdiaev est un phénomène concret dans cet ordre des choses. Mes paroles ne sont pas une attaque personnelle à l’égard du philosophe russe. Elles ne font que constater un fait historique d’une signification étendue et d’une importance profonde.
Aussi bien son exposé que son article “Picasso” que Berdiaev a cité dans sa conférence, est un reflet original de la philosophie germanique où ce n’est pas un hasard si (avant la guerre) a paru un travail sur Kant-Picasso.[27]
Comme pour Berdiaev, la peinture est représentée par le philosophe allemand comme une section de la philosophie spéculative, une certaine catégorie réfléchie de la raison. La peinture, ce n’est que la forme dans laquelle se manifeste la puissance de l’absolutisme étatique, la puissance abstraite de la personne, la manifestation de la force réfléchie de moments rationnels-psychologiques. De la bouche du philosophe allemand il est tout à fait naturel d’entendre les paroles prononcées par Andreï Biély : “Et si je n’ai que faire de l’art, si je suis un barbare, un sauvage”…
Le philosophe allemand perçoit la peinture non pas à travers la peinture, mais au moyen de l’entendement, par la voie de certaines spéculations et déductions théoriques. L’organisme vivant du tableau ne lui est pas du tout utile, à lui comme à Berdiaev, et devient même une barrière sur la voie d’une façon de penser originale à partir de l’art. Il “stratifie” le tableau, rejette la chair vivante et en tire une pensée abstraite, une idée, un squelette, construit sur eux une idée absolue, morte, de “la beauté”.
Il se contente soit d’un schéma philosophico-psychologique, soit d’un protocolisme conventionnel. C’est l’activité de l’entendement qui se manifeste avant tout lors de sa perception du tableau. Dans un portrait, il a avant tout besoin d’un schéma de ressemblance psychologique et extérieure; dans un paysage – des signes conventionnels qui semblent répondre à une localité géographique; dans une nature morte – de l’idée d’une reproduction exacte des objets.
Ce n’est pas pour rien que l’Allemagne est le pays de tout ce que l’on veut, seulement pas de la peinture. Le protocolisme littéral ou le schématisme philosophico-psychologique abstrait sont les soubassements de l’absence de peinture en Allemagne.
Je terminerai mon examen de “la crise de l’art” par une citation de l’article du conférencier sur “Picasso”, où Berdiaev, opposant à la culture allemande la culture française, dit : “Dans la culture germanique on sent moins cette crise, car la culture germanique a toujours été trop exclusivement spirituelle et n’a pas connu une telle beauté incarnée, une telle cristallisation dans la matière…”
Moscou, 24 novembre-décembre 1916
[1] La conférence de Berdiaev, “La crise de l’art” avait fait l’objet d’une lecture publique à Moscou le 20 novembre 1916, comme l’a démontré Vita Susak dans son article “O dvoukh vzgliadakh na odin ‘krizis iskousstva’ “[De deux points de vue sur une “crise de l’art”], in Ievropieïskoyé iskousstvo XIX-XX viekov : istoritcheskiyé vzaïmosviazi [L’art européen des XIXe et XXe siècles : interactions historiques], Moscou, 1998, p. 67-75), se référant aux carnets de Nadiejda Oudaltsova. Cette conférence sera publiée en 1918 dans un livre intitulé également La Crise de l’art [Krizis iskousstva] et comprenant deux autres articles, le “Picasso” de 1914, et l’essai “Un roman astral (Réflexion à propos du roman d’Andreï Biély Pétersbourg“; ce livre est illustré par 5 oeuvres de Picasso de la Collection Chtchoukine. Berdiaev se réfère aussi à une lecture publique de sa conférence le 1er novembre 1917, c’est à dire une semaine après la “Révolution d’octobre”! La brochure ici traduite de Grichtchenko est une réponse “à chaud” à la conférence de Berdiaev en 1916, mais aussi à son article de 1914 sur “Picasso”.
[2] Avant la brochure présente, Alexeï Grichtchenko avait fait paraître en russe les essais suivants : Des liens de la peinture russe avec Byzance et l’Occident (1913), Réponse à Glagol, Anatole Lounatcharski et Yakov Tugendhold (1915), Comment enseigne-t-on chez nous la peinture et que faut-il comprendre sous ce nom? (1915), voir, en russe, le résumé (Référat) de la thèse de Vita Susak, Alexeï Grichtchenko dans la vie artistique de Moscou dans les années 1910, Moscou, 1997 (la thèse de Vita Susak peut être consultée dans http://new.search.rsl.ru/ru/record/01000175254)
[3] La conférence du poète et théoricien du symbolisme Viatcheslav Ivanov, “Čiurlionis et la synthèse des arts”, parut dans la revue Apollon en 1914 (N°3) [NdT]
[4] Aujourd’hui au Museo de arte Thyssen–Bornemisza à Madrid
[5] L’article a paru dans le N° 3 de la revue Sofia en 1914 [NdT]
[6] Était ce une coquille dans l’article de 1914, mais cet adjectif “prozratchny” [transparent] a été remplacé dans la réédition dans le livre de 1918 par “prizratchny” [fantomatique] [NdR]
[7] Même lecture que précédemment, corrigée en 1918 : on a, ici, aussi, “fantomatique” et non “transparent” [NdR]
[8] Grichtchenko cite ici ironiquement le peintre ambulant russo-ukrainien Nikolaï Bodarevski (1850-1921), auteur, entre autres, de nus féminins érotisés. [NdR]
[9] Traduction d’Igor Sokologorsky
[10] Idem
[11] Cette phrase est omise dans la version de 1918. Visiblement, la critique de Grichtchenko a joué quelque rôle… [NdR]
[12] Dans la réédition de 1918, ce mot est remplacé par “symptômes”
[13] Traduction d’Igor Sokologorsky
[14] Van Gogh cite, dans sa lettre à Émile Bernard du 5 août 1888, une telle phrase, tirée d’un livre sur Delacroix : “quand Delacroix peint c’est comme le lion qui dévore le morceau.” [NdT]
[15] L’assiste est l’application de filets d’or sur différents éléments de l’icône, pour indiquer le rayonnement des énergies divines; le levkas est la première texture blanche de l’icône qui consiste en un mélange de craie et d’un liant, obtenu le plus souvent à partir d’os animaux [NdT]
[16] Grigori Alexéïévitch Ratchinski (1859-1939) est un philosophe orthodoxe russe et un traducteur de l’allemand (Kleist, Goethe, Nietzsche) et du français (Balzac, Maupassant), Président de la Société de philosophie religieuse à la mémoire de Vladimir Soloviev à Moscou. [NdT]
[17] Vassili Ivanovitch Sourikov (1848-1916), peintre russe réaliste, auteur de célèbres tableaux historiques de grand format, de portraits et de paysages urbains. Sa fille Olga a épousé le peintre fauviste-cézanniste Piotr Kontchalovski.
[18] Vladimir Vassiliévitch Stassov (1824-1909), historien de l’art, critique d’art et critique musical; soutien du mouvement réaliste engagé des “Ambulants”, de la musique russe (Glinka et le Groupe des Cinq), contempteur des novations picturales européennes, en particulier de l’impressionnisme. Il a fait un vibrant éloge de Sourikov dans son article sur la 15ème Exposition des Ambulants de 1887, soulignant surtout son idéologie nationale (patriotique) russe et faisant des commentaires d’ordre littéraire et historique. Cf. V.V. Stassov, Oeuvres choisies en trois volumes, Moscou, “Iskousstvo”, 1952, t. 3, p. 59-62 [NdT]
[19] Nikolaï Nikolaîévitch Gay (1831-1894), célèbre peintre “ambulant” russe, dont l’oeuvre religieuse est en grande partie peinte sous l’influence des idées tolstoïennes. [NdT]
[20] Allusion aux déclarations de Natalia Gontcharova, en particulier dans la préface pour le catalogue de son “Exposition rétrospective” à Moscou en 1913, qui comportait 773 oeuvres. Dans cette préface, Natalia Gontcharova proclame la prééminence de l’Orient sur l’Occident, lesquels ont tiré l’essentiel de leur inspiration précisément de cet Orient, cf. Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe (1922-1914), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971, p. 205-206, 237-238. Les citations entre guillemets qui sont dans le paragraphe suivant viennent de la “Préface” de Natalia Gontcharova. [NdT]
[21] Curieuse erreur: Natalia Gontcharova, ainsi que Larionov, ont travaillé, à partir de 1914, pour les Ballets Russes de Diaghilev, qui avaient leur base à Monte-Carlo. [NdT]
[22] Quel substantif à l’adjectif est suggéré par les pointillés, il est difficile de le dire précisément, sans doute une obscénité… [NdT]
[23] Larionov avait organisé en 1913 à Moscou une mémorable “Exposition des modèles d’icônes et des images populaires russes (loubki)” avec une préface de Larionov et de Natalia Gontcharova sur “L’image populaire perse et hindoue”. [NdT]
[24] Alexeï Grichtchenko avait fait paraître un autre fascicule concernant sa conception de la peinture, fondée sur la forme et la texture, l’opposant aux approches historiques : Fascicule I. Réponse à S. Glagol, A. Lounatcharski, Ya. Tugendhold (à “Apollon”), Moscou, 1915
[25] Le rédacteur d’Apollon est Sergueï Makovski qui écrivit un article en 1913 (N° 7 de la revue), très critique à l’égard des mouvements novateurs russes, tout en présentant un panorama étonnamment complet de toutes les recherches de l’avant-garde, ce qui visiblement n’était pas pour plaire à Grichtchenko, lui-même, auteur, dans le numéro précédent d’Apollon, d’un article incendiaire contre les protagonistes cézannistes du “Valet de carreau”. Voir le résumé des positions, en 1913, de la revue moderniste Apollon, et des articles de Makovski et de Grichtchenko, dans Jean-Claude Marcadé, “La revue Apollon” en 1913″, in L’Année 1913. Les formes esthétiques de l’oeuvre d’art à la veille de la première guerre mondiale (sous la direction de L. Brion-Guerry), Paris, Klincksieck, 1971, t. II, p. 1141-1150
[26] Dans son texte, Berdiaev a écrit : “La race germanique, en comparaison avec la race latine, était barbare, il n’y avait pas en elle ce lien ancien avec l’Antiquité, il n’y avait pas ces vieilles traditions. Dans la culture, créée par les Germains, il y avait une nouvelle profondeur, mais il n’y avait pas le raffinement, il n’y avait pas le dédoublement qui ont donné la sagesse tardive du couchant. Les Germains étaient aussi ces barbares qui un jour ont foncé sur Rome, sur le monde antique et ont renouvelé le sang des vieilles races cultivées […] Le futurisme est justement cette nouvelle barbarie au sommet de la culture. En lui, il y a une grossièreté barbare, une intégralité barbare et une ignorance barbare”, Nikolaï Berdiaev, Krizis iskousstva [La crise de l’art], Moscou, P.A. Léman et S.I. Sakharov, 1918, p. 25-26. Dans son célèbre ouvrage Le Sens de la création. Essai de justification de l’homme (Moscou, 1916) Berdiaev affirmait que “Luther et Kant étaient d’illustres barbares. Le criticisme de la pensée germanique est un produit de la barbarie qui ne désire pas connaître l’héritage consanguin, organique, sur-personnel de toute culture et de toute pensée.” (Chapitre XIV) [NdT]
[27] Il a été impossible de trouver à quel texte Grichtchenko fait allusion.